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Chroniques

Dans les coulisses de la scienceEntretien avec Brian McDougall, fondateur de Peoples’ History Walking Tours à Ottawa

Alexandra Arellano

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1Il y a neuf ans, Brian McDougall fondait Peoples’ History Walking Tours, une entreprise basée à Ottawa proposant des circuits axés sur la vie et les expériences de groupes marginalisés, opprimés et souvent ignorés dans l’histoire officielle et les circuits touristiques classiques. À travers ces tours guidés, les participants sont amenés à examiner les luttes pour la justice sociale, l’égalité et la liberté menées par divers groupes : « Les peuples autochtones et le colonialisme dans la capitale du Canada », « Du site sacré autochtone au terrain vague industriel : colonialisme et lutte des classes dans le district de Chaudière », « Une histoire non autorisée de la Colline du Parlement : du territoire autochtone au siège de l’élite canadienne », « La construction du canal Rideau et la formation de la classe ouvrière d’Ottawa », « Manifestation, grève et rébellion dans la capitale du Canada », « Bien plus que des tavernes et des bordels : les luttes des Franco-Canadiens, des Irlandais et des Juifs contre l’oppression à Lowertown ».

2Au fil de ces tours guidés, les visiteurs parcourent divers sites dans l’environnement construit et naturel de la ville, notamment la colline du Parlement, le district de Chaudière, la rivière des Outaouais, le projet de condos Zibi, le marché Byward, le canal Rideau et les monuments commémoratifs du centre-ville d’Ottawa. Tout en mettant en lumière le déplacement des Autochtones de leurs terres sacrées, l’exploitation de la main-d’œuvre et les histoires de résistance, McDougall explique comment diverses zones sont devenues des sites d’extraction industrielle, d’activité commerciale, de corridors de transport, de propriété gouvernementale et de zones résidentielles.

3Après avoir complété un doctorat en sociologie à l’Université Carleton, Brian McDougall a travaillé comme consultant, enseigné dans trois universités au Canada (Université Concordia, Université d’Ottawa et Université Carleton), puis a œuvré à l’élaboration de politiques sociales dans la fonction publique fédérale. Il a lancé son entreprise de visites guidées en 2014 après sa retraite de la fonction publique.

4Dans quel contexte avez-vous créé cette organisation de visites guidées sur une histoire plutôt alternative ?

5Au cours des 45 dernières années, je me suis beaucoup impliqué dans les syndicats, les campagnes contre le racisme, le colonialisme et la défense des droits des femmes et de la communauté LGBTQ2S. J’ai fondé cette entreprise initialement afin de promouvoir la discussion au sujet des luttes sociales à Ottawa-Gatineau et les leçons qu’on pouvait en tirer. Je crois que si les gens en apprennent davantage sur cette version de l’histoire, ils seront des activistes plus engagés et efficaces. Certes, l’histoire ne donne à personne une clé magique pour résoudre les problèmes politiques pratiques que nous rencontrons aujourd’hui, mais la connaissance des succès et des échecs des mouvements sociaux précédents peut nous encourager à être plus autocritiques lorsque nous réfléchissons aux défis politiques et aux problèmes dans cette région. C’était donc la raison d’être des visites en 2014. Depuis, j’ai guidé plus de 300 visites.

6Quels sont les touristes intéressés par vos visites ?

7Il s’agit d’un mélange de personnes, y compris des résidents et des visiteurs d’autres villes canadiennes et d’autres pays. J’ai donc des publics très différents. D’un côté, je m’adresse à un public local composé de syndicalistes, d’étudiants, de délégués de conférences et, de l’autre côté, ce sont des touristes généraux intéressés par l’histoire et la politique. Le contenu de mes visites est bien expliqué, notamment sur le site web, donc j’ai un public autosélectionné qui souhaite entendre parler de l’histoire locale et nationale d’un point de vue généralement omis des versions officielles et du tourisme traditionnel.

8Parfois, je collabore avec de grands voyagistes d’autres villes. Par exemple, cet été, j’ai organisé une série de promenades pour une grande compagnie de tourisme basée à Toronto. Les participants à la visite étaient des lycéens du sud de l’Ontario qui visitaient Ottawa dans le cadre d’un cours d’été sur l’éducation civique. Cette organisation cherchait quelqu’un pour parler d’histoire et de politique à ces lycéens qui visitaient la colline du Parlement. La visite personnalisée que j’ai proposée traitait du rôle pivot des mouvements sociaux (créés par les féministes, le mouvement ouvrier, les activistes autochtones et la communauté LGBTQ2S) dans l’obtention de nouveaux droits sociaux et politiques pour les citoyens. Cela remplaçait les aspects plus traditionnels de visites étudiantes à Ottawa qui mettaient normalement l’accent sur l’importance des politiciens et des tribunaux.

9Comment sont vos promenades, à quoi pouvons-nous nous attendre ?

10La plupart du temps, mes groupes sont de petite taille, de cinq à huit personnes, pour une durée de trois heures. Cependant, cela varie beaucoup, j’ai guidé des visites pour une seule personne, et mon plus grand groupe en comptait 150 (ce qui n’a probablement pas été très agréable pour ces visiteurs). Les petits nombres me donnent l’occasion d’interagir avec chaque personne. J’aime commencer en posant quelques questions de manière informelle aux participants, sur eux-mêmes, afin de mieux préparer la marche. Par exemple, lors d’une visite sur les peuples autochtones, je pourrais demander aux gens s’ils ont déjà passé une nuit dans une réserve ou dans une communauté autochtone, ou s’ils ont déjà participé à une protestation ou à une manifestation liée aux questions autochtones. Leurs réponses me disent quelle version de l’histoire je dois présenter.

11Parfois, de telles questions ne sont pas nécessaires. Le weekend dernier, j’ai organisé une visite pour l’un des syndicats locaux de la fonction publique sur l’histoire des grèves dans la fonction publique de la ville. Comme la visite était organisée par un syndicat qui venait de mener une grève de trois semaines, je savais à l’avance que la discussion se concentrerait sur la manière de diriger des grèves plus efficaces.

12Pensez-vous que votre travail contribue à la décolonisation ?

13Pour répondre à cette question, nous devons d’abord définir ce que nous entendons par « colonialisme ». Pour moi, le colonialisme est un aspect d’ordre socioéconomique particulier, et non l’attitude ou le comportement d’un individu. Dans ce sens, l’histoire du colonialisme ne peut être séparée de l’histoire du capitalisme. Je les vois comme des jumeaux siamois ; ils ont grandi ensemble et ils doivent mourir ensemble. Vous ne pouvez pas décoloniser le Canada en laissant le capitalisme canadien intact.

14Lorsque je guide une visite sur le colonialisme, je suis particulièrement intéressé à mettre de l’avant ces moments de résistance autochtone qui soulèvent des questions sur le lien entre le colonialisme et le capitalisme. Par exemple, ma visite fait la distinction entre les organisations et les mouvements autochtones qui ont cherché à améliorer les conditions de l’ordre social prévalent, comme le mouvement du Pouvoir rouge.

15Parler des luttes autochtones et du colonialisme lors d’une visite ne remet pas vraiment directement en question le colonialisme. Les Canadiens d’origine européenne qui participent à ma visite autochtone ont généralement une compréhension très fragmentaire du colonialisme. Ma visite les aide à organiser leurs connaissances historiques de manière à ce qu’ils puissent être plus critiques à l’égard de l’oppression nationale face aux autochtones. Ce que je fais réellement, c’est de l’éducation populaire pour aider les participants à comprendre que le traitement des peuples autochtones par l’État est un problème, pour clarifier leurs idées et peut-être développer la confiance nécessaire pour qu’ils s’engagent dans une activité anticoloniale.

16Proposer une visite sur les peuples autochtones et le colonialisme n’est pas suffisant pour convaincre les résidents canadiens de s’engager activement sur cette question. Dans une société capitaliste, pendant les périodes de faible lutte sociale, la plupart des gens ne connaissent pas leur pouvoir individuel de changement et ont peu d’expérience sur leur capacité collective de changer leurs conditions immédiates. Ce sentiment d’impuissance, combiné à un manque de connaissances sur les luttes autochtones et le colonialisme, ainsi qu’au peu de compréhension sur la manière dont leur implication pourrait avoir un impact, suffit à rendre la plupart des gens réticents à l’activité anticoloniale.

17Le colonialisme canadien connaît par ailleurs des moments de crise. Depuis les manchettes de 2021 couvrant les nouvelles concernant les centaines de tombes anonymes trouvées sur les anciens sites des pensionnats autochtones, de nombreux Canadiens ont senti qu’ils ont été trompés par le gouvernement et par la société concernant les questions autochtones. Dans de telles circonstances, lorsque de nombreuses personnes se sentent appelées à mieux comprendre pourquoi le récit officiel sur les peuples autochtones est si erroné, mes visites peuvent devenir un moyen pour inciter des citoyens autrefois inactifs à joindre un camp beaucoup plus engagé.

18Comment les révélations de 2021 sur les milliers de tombes anonymes dans les anciens pensionnats ont-elles affecté votre entreprise de visites ?

19J’ai développé la visite sur les peuples autochtones et le colonialisme dans l’histoire d’Ottawa il y a environ six ou sept ans. Avant mai 2021, ce n’était pas ma visite la plus en demande. Depuis les révélations sur les tombes anonymes, environ 75 % de toute mon activité concerne maintenant la visite autochtone. Cela m’a donné l’occasion de suivre les changements dans la compréhension du colonialisme par les Canadiens non autochtones. C’est comme si j’avais mes propres groupes de discussion. Nous savons, grâce aux sondages d’opinion, qu’il y avait déjà un changement marqué dans la conscience de nombreux Canadiens après le rapport de 2015 de la Commission de vérité et réconciliation du Canada. Cela s’est accéléré en 2021 avec la couverture médiatique, grâce à des preuves plus explicites sur les milliers d’enfants décédés dans les pensionnats. Les sondages suggèrent maintenant que 40 % à 50 % des Canadiens non autochtones estiment qu’on leur a menti sur l’histoire du traitement des peuples autochtones du Canada. Lors de mes visites, certaines personnes expriment un sentiment de responsabilité personnelle pour changer les choses, tandis que d’autres éclatent en larmes. Je leur suggère que bien qu’il soit approprié de ressentir de la colère, les sentiments de culpabilité personnelle peuvent nous distraire et voiler la compréhension des actions nécessaires pour encourager un changement systémique.

20Aujourd’hui, il y a plus de potentiel pour que les Canadiens non autochtones deviennent des alliés. Pour l’instant, cela n’est peut-être pas entièrement évident car ils ne savent pas comment s’engager et contribuer au changement social. Un petit effort en éducation populaire, comme mes visites, peut, espérons-le, aider et encourager quelques personnes à s’engager davantage sur la question.

21Ottawa étant la capitale, il y a tellement de choses à discuter. Comment choisissez-vous les thèmes de vos visites ?

22Puisque je fais des visites à pied, je dois travailler avec l’environnement bâti à ma disposition dans le centre-ville. Ma visite autochtone couvre environ 250 ans d’histoire coloniale, commençant et se terminant par l’expérience de la Première Nation algonquine locale. Je parle de l’histoire des différentes itérations du colonialisme britannique et canadien, mettant en évidence sa résilience et son adaptabilité dans la poursuite des objectifs de dépossession et d’assimilation. En plus de parler des aspects du colonialisme (traités, revendications territoriales, Loi sur les Indiens), je discute des différents types de résistance autochtone, tant des organisations cherchant de meilleures conditions au sein du colonialisme que des mouvements plus radicaux s’opposant à la racine même du colonialisme.

23La visite autochtone passe par divers sites et monuments pour construire un récit historique. Certains monuments encouragent des discussions sur des figures autochtones clés comme Joseph Brant (Thayendanegea), allié du colonialisme britannique, ou Louis Riel, opposant au colonialisme canadien. Et bien sûr, sur la colline parlementaire, il y a la structure construite réelle de l’État, y compris les endroits où des politiques coloniales clés ont été adoptées, notamment la Loi sur les Indiens et la création du système des pensionnats. La colline a également été le théâtre de confrontations importantes entre les dirigeants autochtones et le gouvernement canadien, comme la célèbre réunion de 1970 sur le Livre blanc du gouvernement sur la politique indienne, et la manifestation de 1974 par les militants du mouvement du Pouvoir rouge. Ainsi, la ville offre de nombreuses possibilités de situer les événements historiques et de rendre l’histoire plus tangible.

24Diriez-vous que les visites sur les peuples autochtones et le colonialisme s’adressent principalement aux résidents et aux touristes non autochtones ?

25Je dirais que 80 à 85 % des personnes qui participent à cette visite ne sont pas des Autochtones. Je ne pense pas que cela soit parce que ces derniers sont opposés à ce que je fais, je pense qu’ils supposent qu’ils n’apprendront pas grand-chose d’une personne non autochtone menant une visite sur leur histoire. Le colonialisme n’est pas un problème seulement pour les Autochtones ; il concerne tout le monde. Au XIXe siècle, l’oppression des Irlandais n’était pas un problème pour les Irlandais uniquement, mais aussi pour la classe ouvrière anglaise. L’oppression nationale des Irlandais, avec toutes les idées racistes déployées pour la justifier, était un pilier idéologique clé pour la domination anglaise. Il en va de même ici. Comprendre le colonialisme en tant que système d’oppression nationale expose un capitalisme prédateur qui détruit également la planète, tout en refusant aux peuples autochtones un logement adéquat, des soins de santé et d’autres moyens de subsistance.

26Les Autochtones vivent le colonialisme chaque jour. Ils n’ont pas besoin de moi pour le leur expliquer. Nos conversations portent souvent sur les subtilités d’une stratégie anticoloniale. Les Canadiens d’origine européenne ne comprennent pas qu’ils vivent également le problème du colonialisme chaque jour ; ils ne perçoivent tout simplement pas ou n’interprètent pas le monde de cette manière. Je leur donne un aperçu de la façon dont un système d’oppression coloniale fonctionne réellement et comment il se connecte à leur vie quotidienne privilégiée.

27On dirait que c’est beaucoup d’information pour une visite de loisirs de deux à trois heures.

28Vous avez raison. L’un des problèmes avec une visite est que l’on peut submerger les gens d’une avalanche d’information qu’ils ne peuvent pas retenir. J’ai appris au fil du temps que les visiteurs retiennent une idée générale de ce qu’ils ont entendu, se souvenant seulement de quelques concepts de base et de certaines parties plus graphiques. Pendant mes visites sur les peuples autochtones, je parle du fait que la capitale nationale du Canada est construite sur des terres algonquines non cédées (il n’y a pas de traité valide ici). Mais j’explique aussi qu’à l’époque où les bâtiments du Parlement du Canada étaient en construction dans les années 1850-1860, l’un des entrepreneurs a utilisé le matériau provenant d’une barre de sable voisine sur la rivière des Outaouais pour le mortier et le ciment de deux des bâtiments. Nous savons que cette barre de sable était un site d’inhumation traditionnel autochtone. Ainsi, il est très probable que des ossements autochtones soient encastrés dans les bâtiments du Parlement national du Canada. Cette histoire, amplement connue parmi la population autochtone locale mais à peu près inconnue en dehors de leur communauté, souligne un point sur le colonialisme qui n’est pas facilement oublié.

29Les visites utilisent une stratégie pédagogique différente de celle utilisée dans les salles de classe. Le simple fait de déplacer les gens, de visiter différents sites et de participer à des discussions en petits groupes garantit que ce qu’ils apprennent est enregistré de manière différente. Lorsqu’ils peuvent voir les choses de leurs propres yeux ou même les toucher, cela concerne une partie différente du cerveau ; un peu plus proche de l’apprentissage expérientiel qui, espérons-le, pourrait se traduire par un certain niveau d’action.

30Merci à Brian McDougall, fondateur de Peoples’ History Walking Tours à Ottawa d’avoir accepté de répondre à ces questions.

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Electronic reference

Alexandra Arellano, Dans les coulisses de la scienceEntretien avec Brian McDougall, fondateur de Peoples’ History Walking Tours à OttawaTéoros [Online], 42-2 | 2023, Online since 10 December 2024, connection on 25 March 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/teoros/12842

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Université d’Ottawa, aarellan@uottawa.ca

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