- 1 Cet article repose sur une revue critique de littérature, une enquête ethnographique de six mois au (...)
1La mise en scène des groupes ethniques à des fins touristiques soulève de nombreuses questions sur la représentation de l’altérité, la construction des identités nationales et la perpétuation de stéréotypes culturels. Dans le contexte postcolonial de la Malaisie, où les relations interethniques demeurent un enjeu politique majeur, l’étude d’un village culturel comme le Sabah Village offre un éclairage intéressant sur la façon dont le tourisme peut participer à la (re)définition des rapports entre groupes. Cet article s’intéresse plus particulièrement à la division sexuelle du travail mise en scène dans ce parc à thème ethnique, et à la manière dont elle uniformise les différences culturelles entre les groupes représentés. En effet, la répartition genrée des tâches dans l’industrie touristique tend souvent à reproduire et renforcer des stéréotypes de genre (Kinnaird et Hall, 1994 ; Sinclair, 1997). Dans le cas des parcs à thème ethniques, cette division du travail s’articule de façon complexe avec la mise en scène de traditions supposées « authentiques ». À partir d’une enquête ethnographique menée au Sabah Village1, nous analyserons comment la distribution des rôles entre hommes et femmes dans ce village reconstitué participe à une forme d’essentialisation et d’homogénéisation des cultures représentées. Nous montrerons que cette mise en scène tend à gommer les spécificités de chaque groupe ethnique au profit d’une vision uniformisée et dépolitisée des relations interethniques. Ce faisant, nous examinerons les effets politiques de telles représentations dans le contexte malaisien. Comment la mise en tourisme de l’ethnicité au Sabah Village s’inscrit-elle dans les enjeux plus larges de construction nationale et de gestion de la diversité culturelle en Malaisie ? Dans quelle mesure la division genrée du travail observée dans ce parc reflète-t-elle et renforce-t-elle des rapports de pouvoir existants ? En nous concentrant sur ces questions, notre article vise à éclairer les mécanismes par lesquels le tourisme ethnique peut participer à la (re)production de certaines visions des identités culturelles et des relations de genre, avec des conséquences potentielles sur les rapports sociaux au-delà de la sphère touristique.
2Les villages culturels comme Sabah Village sélectionnent, organisent et diffusent des aspects divertissants de représentations du passé, de populations et de territoires. Les origines de ces structures sont de deux ordres. Tout d’abord, les musées folkloriques de la fin du XIXe siècle, comme Skansen en Suède, qui visaient initialement, avec une intention de préservation, à recueillir des éléments matériels de la culture populaire de différents groupes régionaux face à l’industrialisation. Pendant le XIXe siècle en Europe, les mouvements régionalistes ont alimenté l’expansion du tourisme. La division du pays en régions convient parfaitement à la mise en forme touristique du territoire national. Les guides sélectionnent les éléments les plus remarquables et/ou agréables de la connaissance émergente sur le folklore et le tourisme les met en scène. Ainsi, en 1891, Arthur Hazelius crée un musée du folklore (Skansen au cœur de Stockholm) qui se concentre sur l’ethnographie domestique, ce qui signifie que les éléments matériels de la culture ont été recueillis et exposés. Ce n’est qu’en 1926 que les mannequins sont remplacés par des acteurs vivants en provenance de différentes régions. C’est l’époque où de nombreux migrants ruraux viennent à la capitale. Il s’agit non seulement de conserver les éléments architecturaux et les matériaux, mais aussi les cultures associées à ces objets. Les personnes qui ont travaillé dans le musée y vivaient également, ce qui en fait un musée vivant. La connexion avec les zoos est explicite pour ses créateurs : il s’agit d’une question de protection des espèces menacées. La différence est que les humains sont adaptables, mais leur capacité d’adaptation dépend précisément de leur capacité à conserver une richesse culturelle (Stanley, 1998 : 29‑30).
- 2 Pour diverses exhibitions populaires des races, voir Bancel et al. (2014).
3Par ailleurs, l’expansion coloniale offre de nouvelles perspectives pour ce développement folkloriste du tourisme. Les groupes ethniques ont été exhibés en France métropolitaine au cours des expositions coloniales, qui ont servi en partie à justifier l’entreprise coloniale (L’Estoile, 2007). Les expositions coloniales recréaient des « villages exotiques traditionnels » en suivant l’exemple du « village de folklore européen » des expositions universelles2.
4Les deux origines historiques des villages culturels ont coïncidé avec le développement du tourisme. Chaque racine semble correspondre à un parc à thème spécifique. Le musée folklorique représente un affichage de « Soi » pour « Soi », alors que les expositions coloniales représentent un affichage des « Autres ». Si l’on se réfère aux typologies qu’Edward M. Bruner (2001) propose dans son étude sur la mise en scène des Maasaï, on peut voir que ces origines historiques ont évolué. Ces typologies semblent donc correspondre à des publics et des objectifs spécifiques, en fonction de chaque parc à thème ethnique. L’affichage de « Soi » pour « Soi » réside dans la mise en œuvre depuis les années 1970, par les gouvernements des nombreuses sociétés pluriethniques postcoloniales, de villages culturels visant à protéger les traditions culturelles d’une nation en construction. Le discours est nationaliste. Il vise à montrer l’unité dans la diversité et le public ciblé est principalement les touristes locaux. Par exemple pensons au musée de Bomas ouvert en 1973 au Kenya ou, pour ce qui nous concerne dans cet article, Taman Mini Malaisie ouvert en 1986 à Malacca. L’affichage des « Autres » correspond, quant à lui, à la forme « postcoloniale » étudiée par Bruner. Le Ranch Mayer, détenu par une famille britannique, offre une attraction mettant en scène les tribus Maasaï, « comme si elles étaient ce que les touristes étrangers considéraient comme des membres de la tribu du XIXe siècle, le primitif africain. Le rituel effectué au village Massaï a été conçu pour sembler naturel, comme si les Maasaï dansaient pour eux-mêmes et que les touristes venaient là par hasard (Bruner, 2001 : 855). Le discours se réfère à une forme de nostalgie impériale, une cristallisation des cultures dans le passé. Il vise principalement les touristes étrangers à la recherche de l’authentique « primitif ».
5Cette forme de parc à thème ethnique correspond au Sabah Village, ouvert en 2009 à proximité de Kota Kinabalu, en Malaisie. L’aspect commercial du Sabah Village suggère que cette offre touristique tente de s’adapter aux différents goûts des clients au lieu d’être un outil culturel pour l’élite politique d’un groupe ethnique précis, comme c’est le cas pour d’autres villages culturels de la région (voir par exemple le Kadazan Village).
6La croissance exponentielle en Asie du nombre de touristes et la multiplication des sites touristiques depuis les années 1960 a été accompagnée par une diversification des attractions touristiques. Parallèlement au développement de grands parcs à thème, sur le modèle de Disneyland, des « villages » préexistants ou construits pour le tourisme mettent en scène des coutumes, des danses et des savoir-faire liés à des « groupes ethniques locaux ». L’industrialisation en Asie et l’indifférence des habitants de la ville pour « la vie quotidienne » et les coutumes rurales ont pu engendrer l’émergence de ces parcs au Japon (Little World Museum), en Chine (Shenzhen Folk Village), à Singapour (Malay Village), à Sarawak (Sarawak Cultural Village) ou en Indonésie (Taman Mini Indonesia Indah de Jakarta).
7Au tournant du millénaire, avec la croissance du nombre de touristes en provenance des classes moyennes urbaines en Asie, les chercheurs en sciences sociales se demandaient si ces « nouveaux touristes » adoptaient les mêmes pratiques que les touristes « occidentaux » (Cousin et Réau, 2011). La mise en scène touristique de « groupes ethniques » est souvent intégrée dans les politiques touristiques (Picard et Wood, 1997 ; Richter 2009), qui tentent d’augmenter la valeur du patrimoine culturel « immatériel ». Mais qu’en est-il lorsque ce tourisme ethnique se développe dans un contexte politique national de discrimination raciale ? C’est le cas en Malaisie qui, depuis les années 1970, a adopté un style de gouvernance basé sur une interprétation ethnique du monde.
Rappel sur le contexte historique de la Malaisie après l’indépendance
Ancienne colonie britannique, les frontières actuelles de la Malaisie datent de 1963, au moment de l’indépendance des régions de l’est situées sur l’île de Bornéo et de Singapour. En plus de la péninsule malaise, les États de Sarawak et de Sabah (p. ex. British North Borneo, gouverné par une compagnie privée sous autorité britannique), Singapour a rejoint la Fédération de Malaisie en 1963. En 1965, Singapour a quitté la Fédération et est devenue une ville-État indépendante. Cette division est liée aux conflits ethniques qui ont opposé les Malais et les Chinois (parfois soutenus par les Indiens), détenteurs du pouvoir économique.
Dès lors, les définitions des groupes ethniques revêtent une importance particulière, étant donné que les politiques formulées par l’État à la suite de ces conflits sont construites selon les appartenances ethniques et religieuses. En fonction de leur groupe ethnique, des populations peuvent donc profiter de certains avantages (Shamsul, 2001 ; Kahn 2006). Après les émeutes raciales du 13 mai 1969, le gouvernement a mis en place une politique de discrimination positive en faveur des Bumiputeras qui favorise l’accès à des postes dans la fonction publique et les universités ainsi que l’achat de biens immobiliers et le développement des entreprises par le biais de prêts à taux avantageux. Elle s’inscrit dans le plan économique orchestré par l’État, qui s’est accompagné d’un taux de croissance élevé depuis les années 1980 (Lafaye de Micheaux, 2012). Cette logique de l’État est largement diffusée parmi la population (Zawawi, 2004). Elle est également présente dans la création de parcs à thème « ethniques » sur la péninsule pendant la même période.
- 3 Voir aussi Thiesse (1997) dans un autre contexte géographique.
8À la fin du XXe siècle, les musées ethnographiques de plein air ont connu un succès à grande échelle parmi les touristes, mais aussi pour les gouvernements d’Asie du Sud-Est (Hitchcock et Stanley, 2010). Afin d’analyser le développement des villages culturels en Thaïlande, en Indonésie et en Malaisie, Nick Stanley propose une analogie avec la situation européenne à la fin du XIXe siècle où il y avait un sentiment général de perte des traditions face à l’industrialisation. La création de musées de folklore dans les pays d’Asie du Sud-Est apparaît dans les années 1970, période marquée par une industrialisation accélérée (Stanley, 1998). Néanmoins, en Asie, la volonté de collecter, conserver et mettre en scène des éléments culturels « populaires » est accompagnée par la construction des identités nationales de « jeunes » pays postcoloniaux. Suivant l’idée de Benedict Anderson (1991) sur les liens entre les musées et le nationalisme, Michel Picard et Robert E. Wood (1997) soulignent l’affinité entre le processus de renforcement de l’État et le tourisme ethnique3. Plusieurs auteurs soulignent le rôle des villages culturels comme outils de propagande nationaliste en pays multi-ethnique. En effet, les agences gouvernementales sont à l’origine de la majorité de ces villages en Asie du Sud-Est et jouent un rôle essentiel dans l’identification des éléments culturels visant à promouvoir la fierté nationale (Hitchcock et Stanley, 2010).
9Dans ce contexte, le tourisme comme une activité gérée par l’État tend à montrer l’unité et l’harmonie des divers groupes ethniques et valorise leur intégration dans une nation unie. Les villages culturels offrent souvent une représentation de la nation et de la conscience nationale. Par conséquent, si tout est potentiellement « muséifiable », la réalité ne peut pas être représentée : la muséification déforme et subvertit les significations (Dellios, 2002). Mais le tourisme moderne renforce également la séparation intellectuelle entre les anthropologues et leurs sujets depuis que des touristes, tout comme eux, objectivent ce qu’ils observent (Stanley, 1998). Le statut de l’anthropologue comme « garant » de ce qui est écrit sur l’Autre est ainsi remis en question.
10Le Taman Mini Malaysia (TMM), sur le modèle du Taman Mini Indonesia (près de Jakarta), a été ouvert à Malacca en 1986, année où le tourisme a été identifié par le gouvernement comme un vecteur de développement économique. En 1987, le tourisme et la culture ont été associés au sein du ministère de la Culture, des Arts et du Tourisme et le premier ministre de la Malaisie a officiellement inauguré le TMM. Dans ce dernier, les Malais représentent le plus grand groupe ethnique exposé. Il y a donc, pour chaque État représenté, une abondance de styles de maisons malaises. Les Kadazan-Dusun de Sabah et les Iban de Sarawak sont représentés, mais pas les maisons rurales chinoises. Il y a une sélection des éléments de ces cultures qui sont mis en scène qui dépend d’un accord tacite sur ce qui fait ou ne fait pas partie de la nation, considérée comme un village.
- 4 Rappelons ici la période de l’Emergency entre 1948 et 1960 durant laquelle les villages ont été ras (...)
11D’une part, le gouvernement dévalue le village car il est considéré comme allant à l’encontre de la modernité en emprisonnant les gens dans le passé ; d’autre part, il encourage la création de villages artificiels. La préservation du patrimoine est un acte élitiste ici. L’hypothèse sous-jacente est que les villageois ne seraient pas en mesure de préserver la culture des kampung (village en malais) avec leur propre culture. L’utilisation de plus en plus répandue des catégories « conservation », « culture matérielle », ou « patrimoine traditionnel » par rapport au kampung signifie également que la muséification est une mentalité, une façon de considérer sa relation à la culture (Dellios, 2002). Le processus de sélection des éléments culturels mis en scène représente ainsi un enjeu de pouvoir4.
12Gerhard Hoffstaedter (2008 : 143) soutient l’idée que le « discours dominant pour la représentation de la culture dans la société malaisienne est toujours dominé par les Malais et leur accès aux politiques pro-Malais/Bumiputera ». Par conséquent, il n’est pas surprenant que le TMM soit dirigé par des Malais. Dans le TMM, le passé est mythique. Les représentations de la ruralité des rizières correspondent plus à une image idéalisée et recherchée par les visiteurs qu’à des réalités historiques. Les images de l’identité malaise rurale perpétuent une forme que l’on trouve dans la littérature coloniale et postcoloniale dans laquelle les Malais sont décrits comme des « hommes de la nature ». Les images des paysans et des villages sont donc utilisées par les écrivains et les intellectuels malais pour distinguer leur propre identité nationale de celle des colonialistes, un contraste produit par la création de racines mythiques avec la Mère-Nature comme dans les temps anciens (Hoffstaedter, 2008). Ainsi, la proximité avec la nature et l’image des paysans en tant que marqueurs de l’identité nationale sont visibles dans les représentations offertes au TMM où les maisons sont faites de bois et où les scènes rurales d’un kampung sont décrites. Taman Mini Malaysia semble connecter les classes moyennes urbaines de la banlieue avec leurs racines et leurs modes de vie ancestraux. Cela représente un moyen facile et confortable de vivre son patrimoine et ses traditions. Il ne s’agit pas d’éliminer le passé colonial de l’histoire (en tout cas, la période de l’Emergency est passée sous silence), mais de faire le lien direct entre la modernisation et les Malais indigènes sortis de leur contexte historique. Cela signifie faire en sorte que la culture malaisienne devienne la culture des Malais. Pour la plupart, les touristes étudiés par Hoffstaedter au TMM proviennent de la classe moyenne urbaine. Quand ils prennent des photos, ils ne se sentent pas gênés de photographier un simulacre. Pour eux, cela représente leur patrie en relation avec leur identité nationale ; ils sont fiers et joyeux (ibid. : 147). En ce sens, les villages culturels ont certainement un impact plus profond sur les touristes nationaux ; ils portent un message du gouvernement disant que tous les Malaisiens appartiennent à un village. Incidemment, les touristes nationaux représentent la majorité des visiteurs.
- 5 Rappelons que les Dayaks ne sont pas nommés comme tels au Sarawak, c’est un ethnonyme colonial qui (...)
13Sallie Yea défend une thèse similaire dans son étude sur le village culturel du Sarawak ; l’État sélectionne non seulement des éléments culturels, mais choisit également les représentations ethniques mobilisées. Cette vision (en particulier au cours de la performance à la fin de la visite offerte aux visiteurs) suggère aux visiteurs qu’il y a une structure cohérente et économiquement durable au sein de l’ethnie Dayak (présentée comme majoritaire localement)5. Cela met en scène une harmonie multiethnique qui, pourtant, ne correspond pas à la réalité, puisqu’une partie des Dayaks sont en fait exclus des politiques gouvernementales et sont très divisés (Yea, 2002a). Plus généralement, on peut donc se demander si les villages culturels font toujours partie des priorités des gouvernements de Malaisie. La création du Sabah Village en 2009 près de Kota Kinabalu à Sabah et ayant une origine purement commerciale, construit par un entrepreneur à la tête d’une compagnie privée, contrairement au Taman Mini Malaysia de Melaka ou au Sarawak Cultural Village à Kuching qui ont été parrainés par le gouvernement, remet en cause le renouvellement des significations sociales et des fonctions politiques des villages culturels. L’ethnographie du village de Sabah apporte ici des éléments de réponse.
14Dans l’est de la Malaisie (les États de Sabah et de Sarawak), le contexte politique est complexifié par une histoire locale et une diversité de groupes ethniques (Lasimbang et Miller, 1993). Les Malais de la péninsule sont encouragés à migrer à Sabah par le gouvernement.
Carte de Sabah
Réalisation : Clotilde Luquiau, Magrit CNRS.
15Le slogan choisi par le ministère du Tourisme, « Malaysia Truly Asia », fait référence à la diversité ethnique du pays. La Malaisie offre ainsi une vue d’ensemble des principales cultures (indienne, chinoise, malaise, peuples autochtones ou Orang Asli) et des paysages de l’Asie. Parallèlement au tourisme international, le tourisme local s’y développe, comme dans le reste de l’Asie du Sud-Est. Dans ce contexte, Bornéo et la figure de l’orang-outan symbolisent la nature intacte que l’on retrouve dans presque tous les films promotionnels, contribuant à faire de Bornéo une destination d’aventure pour les « Occidentaux » (Backhaus, 2003).
- 6 Il y a de nombreux travaux sur la présentation des groupes ethniques de Sabah. Pour davantage d’inf (...)
16L’État du Sarawak met en avant dans sa promotion touristique ses 28 groupes ethniques, populations autochtones. À l’inverse, alors qu’il est officiellement habité par 32 groupes ethniques6, la promotion touristique de Sabah se concentre avant tout sur la nature (le mont Kinabalu, les forêts avec des animaux en liberté, les parcs marins), la plage et les resorts cinq étoiles. Le tourisme ethnique se rapproche de la mise en scène de la nature et de la rhétorique associée à la nature : il est également question de protéger, de maintenir en vie et de préserver les éléments culturels des groupes ethniques, un discours proche de celui du zoo et qui était déjà présent dans les premiers musées folkloriques en Europe. Nature et culture sont des éléments clés du tourisme et convergent dans les représentations ethniques des groupes minoritaires de Sabah (la relation des « peuples autochtones » à la nature, les maisons écologiquement responsables en bois de teck, la climatisation traditionnelle, les ressources de la forêt, etc.).
17Dans ce contexte, l’émergence d’un village culturel, le Sabah Village près de Kota Kinabalu, représente un attrait supplémentaire pour la zone de concentration touristique à Sabah (Luquiau, 2015). Sabah Village a été créé par un entrepreneur local, le propriétaire d’une agence de tourisme spécialisée dans le rafting, qui, avec sa collègue, a recueilli un certain nombre de coutumes et d’objets locaux et a fait construire des maisons « typiques » de chaque ethnie pour former un « village » situé à dix kilomètres de Kota Kinabalu, le centre administratif de Sabah. Seules cinq ethnies sont représentées : les Kadazan-Dusun, les Rungus, les Lundayeh, les Bajau et les Murut. Les concepteurs n’ont pas cherché à créer un village représentatif de la diversité des ethnies de Sabah. Ils ne se sont pas appuyés sur des recherches anthropologiques pour restituer les pratiques des ethnies présentées. Leur objectif était de réunir des activités qui pourraient séduire des touristes. La sélection des ethnies et surtout des activités mises en scène repose principalement sur ce critère. Bien que le village ait été construit dans la forêt, il est situé dans la zone touristique la plus visitée.
18Le Sabah Village représente une mise en scène de différents groupes ethniques de cet État de la fédération spécifiquement, et non de l’ensemble du pays (à l’instar du TMM) ou de tout le peuple d’Asie. Le village offre une « histoire locale » où les différents groupes ethniques sont joués par des acteurs qui proviennent presque tous du groupe majoritaire, les Kadasan-Dusun. Par conséquent, le village peut être représenté de façon ambiguë aux Occidentaux comme un village « authentique », puisque les acteurs appartiennent à des groupes ethniques locaux et donc censés pratiquer leur « culture », même si celle-ci n’est pas au bon endroit : très souvent, ce que les jeunes acteurs (hormis 2 ou 3) connaissent à propos des cultures ethniques de Sabah a été appris sur leur lieu de travail dans le Sabah Village (pour le point de vue des employés, voir : Li, 2011 ; Becker, 2015).
19Chaque maison accueille une « tribu » (Kadazan-Dusun, Rungus, Lundayeh, Bajau, Murut) avec un stand consacré à une activité ou un métier réputé spécifique au groupe. Un des points mis en avant dans le marketing du village est précisément qu’il permet de se familiariser avec cinq groupes ethniques différents dans un village, à un moment dans le temps. Il est très clair que ces groupes vivent dans des régions éloignées les unes des autres à Sabah. Ici, la réunion physique est aussi métaphorique : l’unité dans la diversité. Dans le Sabah Village, la culture n’est pas mise en scène comme dans un musée (avec des explications écrites sous des objets), mais « animée » de façon ludique et participative. Le guide agit comme un médiateur et conduit le parcours des touristes dans le village. Chacun doit rester avec le groupe car c’est le guide qui explique la signification des objets : si les objets commentés peuvent susciter la curiosité, la surprise et des questions, la plupart du temps, les touristes écoutent plus ou moins attentivement les explications.
20Tout se passe comme si le lieu avait été construit pour laisser les Autochtones exprimer leurs savoir-faire eux-mêmes, et permettre aux touristes de profiter de cette connaissance. Tout est fait pour que le village ressemble à un véritable village, où tout le monde vaque à ses activités quotidiennes. Les acteurs ne vivent pas dans le village, mais arrivent le matin par autobus, avant les touristes. La plupart d’entre eux vivent dans un immeuble à la périphérie de Kota Kinabalu. La visite dure deux heures, suivies d’une pause d’une heure pour le déjeuner, avec un buffet. Il y a trois sessions par jour (10 heures, 14 heures et 18 heures). Le voyage de Kota Kinabalu, la ville principale, jusqu’au village dure environ 25 minutes. Le village est situé sur le bord d’une rivière ; il se dresse sur une pente et n’est donc pas propice à l’agriculture. Il s’agit d’une parcelle de terrain au milieu de la forêt que le propriétaire loue. La taille du groupe de touristes varie considérablement, de deux à plus de 35 personnes. Alors que les guides, tous des hommes, ont reçu un texte, un scénario à suivre pour chaque étape de la visite, les variations peuvent être très importantes d’un guide à l’autre. Vêtu d’une veste traditionnelle Kadazan (le principal groupe ethnique Sabah), le guide explique les règles de la visite aux touristes (il est interdit de fumer, de prendre des objets, de jeter des ordures, etc.).
Photographies 1 et 2
Explications par le guide touristique et maison longue Murut
Photos : Bertrand Réau (2013).
21À l’instar du Mayer Ranch étudié par Bruner (2001), les acteurs sont des figures muettes, ils ne parlent pas, ils représentent, ils sont costumés : « Les Mayer ont appris aux Maasaï à agir comme s’ils étaient ce que les touristes étrangers considéraient comme membres de la tribu du XIXe siècle : le primitif africain. Le rituel effectué au village Massaï a été fait pour sembler naturel, comme si les Maasaï dansaient pour eux-mêmes et que les touristes venaient là par hasard. La ‘mise en scène’ du site a été masquée (McCannell, 1976). Certains des danseurs Massaï sont allés à l’école et parlent anglais, mais pendant le temps de la performance ils restent muets » (Bruner, 2001 : 885). Une fois les règles expliquées, le guide choisit un chef de groupe parmi les touristes, un homme la plupart du temps. Son rôle est de participer aux activités du village et de représenter le groupe dans les interactions avec les acteurs. Le chef de groupe doit être une sorte d’exemple et encourager les autres à participer aux activités du village. Enfin, le guide explique l’itinéraire de la visite en le montrant sur une carte. Celui-ci est organisé comme une succession de scènes différentes qui reposent sur une division sexuelle du travail.
22Au Sabah Village, les hommes et les femmes occupent des positions clairement définies. La répartition des tâches et l’occupation de l’espace renvoient à des oppositions déjà identifiées dans d’autres contextes (Bourdieu, 1972) entre intérieur/extérieur ; passif/actif ; servile/dominant. On peut dégager trois catégories de travailleuses. Deux employées s’occupent de la caisse à l’accueil du village et à la boutique de souvenirs (qui se trouvent à la fin de la visite à côté du restaurant). Elles sont plus âgées (environ 30/35 ans) que les actrices (environ 18 ans) qui travaillent dans le village ou les employées (environ 16/18 ans) qui s’occupent de préparer et de servir le repas aux touristes à la fin de la visite. Ce sont d’anciennes actrices ou employées du restaurant qui ont été promues à ces fonctions de responsabilités. En effet, elles gèrent les revenus des achats des touristes et des entrées libres. Néanmoins, la plupart des touristes ont acheté en amont la visite. L’employée à l’accueil doit, le plus souvent, uniquement vérifier le nombre de touristes présents avec l’accompagnateur. Il est rare que des touristes viennent seuls et achètent directement auprès d’elle leur billet d’entrée. Ainsi, la plupart du temps, il n’y a pas d’argent à l’accueil et l’employée est en relation avec l’accompagnateur et pas avec les touristes. En ce qui concerne la boutique de souvenirs, la vendeuse s’occupe de conseiller les touristes qui le souhaitent. Elle vend aussi des boissons et des glaces et de nombreux touristes en achètent. Son travail se déroule uniquement durant les périodes du repas, trois fois par jour, 45 minutes. C’est certainement la femme qui a le plus de contacts directs avec les touristes, même si la plupart du temps il s’agit seulement de rendre la monnaie. Le deuxième groupe d’employées est le plus important (environ une dizaine de femmes) ; il s’agit des cuisinières. Elles préparent le buffet pour les touristes, qui se servent eux-mêmes. Les employées n’ont qu’à s’assurer que les plats soient garnis. Une fois que les touristes ont fini de déjeuner, elles s’occupent de la vaisselle. Elles n’ont guère d’interaction verbale avec les touristes et doivent surtout être souriantes et serviables si un touriste leur demande quelque chose. Servilité et représentation sont aussi les traits caractéristiques du dernier groupe de travailleuses : les actrices (6 ou 7). À la différence des cuisinières, elles portent le costume « traditionnel » et font partie intégrante du spectacle offert aux touristes. Néanmoins, elles sont uniquement affectées aux stands de cuisine. Dans la première maison, celle des Kadazan-Dusun, une jeune fille est assise sur le sol. Elle pétrit de la pâte de riz pour la faire fermenter afin d’obtenir de l’alcool. Elle ne parle pas aux touristes. Le guide, toujours un jeune homme, explique aux touristes ce qu’elle fait. Il manipule lui-même de la pâte de riz et fait sentir l’alcool obtenu aux touristes. La jeune fille se contente de continuer son travail et de poser avec un sourire pour les photographies. Cet alcool est présenté ici comme une boisson réservée aux hommes, préparée par les femmes. À la sortie de la maison des Kadazan-Dusun, deux jeunes filles s’occupent de préparer les ingrédients (poulets, légumes, épices) que les touristes vont pouvoir mettre dans un bambou pour les faire cuire. Là encore, elles ne parlent pas avec les touristes. Le guide explique ce qu’elles font et distribue les bambous pour que les visiteurs puissent les remplir. Il en est de même au stand de dégustation d’alcool et de « cookies ». À chaque fois, une jeune fille prépare la boisson ou la nourriture, mais seul le guide explique et distribue les mets aux touristes. Enfin, ces actrices sont aussi des danseuses. À la fin de la visite, avec les acteurs, elles font une démonstration de danses traditionnelles. La dernière danse, celle des bambous, est sans doute la seule occasion où elles échangent directement avec les touristes en les invitant à monter sur scène. Il s’agit d’une invitation gestuelle et non verbale. Enfin, elles se prêtent aux séances de photos avec les touristes. Par rapport aux touristes, les employées se trouvent surtout à l’intérieur (elles sont toujours derrière le stand), en représentation, passives dans leurs interactions avec les visiteurs, et en position servile. Elles doivent en tout temps maintenir une apparence « agréable » en effectuant leurs tâches avec le sourire. Il y a donc aussi un travail sur le corps, qui, en dépit des tâches à effectuer, doit rester « présentable », de « bonne tenue » (à la manière des hôtesses étudiées par Schütz, 2006).
23À l’inverse, les deux groupes de travailleurs, même s’ils sont aussi en représentation, se trouvent dans une position plus active vis-à-vis des touristes. Tout d’abord, le guide interagit directement avec les touristes. C’est lui qui parle à la place des acteurs. Il répond aux questions, organise la visite, désigne les objets à regarder. Il est, en quelque sorte, comme un chef qui ferait visiter son village à des étrangers. Tout comme les actrices, les acteurs (environ 10 personnes) n’ont pas d’interactions verbales avec les touristes. Cependant, ils ont beaucoup plus d’interactions gestuelles et de contacts directs avec eux. Ainsi, lorsqu’ils démontrent comment allumer un feu avec une branche ou faire un tissu avec des lianes, ils peuvent aider les touristes à reproduire ce qu’ils viennent de montrer. De même, à l’entrée du village des Muruts, « tribu des coupeurs de tête », ils jouent les indigènes méchants et suspicieux. Ils viennent dévisager les touristes, ils n’hésitent pas à leur emprunter leur casquette et leur téléphone pour jouer aux naïfs qui découvrent de nouveaux objets. À la différence des travailleuses, ils sont à l’extérieur des maisons. Ils entrent en contact direct avec les touristes, ils les touchent, ils interagissent gestuellement. C’est encore le cas lorsqu’ils aident les visiteurs à tirer à la sarbacane, sautent avec eux sur le trampoline ou encore tiennent le bras d’un(e) touriste pour lui faire un tatouage au henné. S’ils sont également en représentation, ils jouent un rôle beaucoup plus actif que les employées féminines dans la relation directe avec les touristes. Ils occupent même une position dominante vis-à-vis des touristes lorsqu’ils jouent les féroces Muruts qui ont un droit de vie et de mort sur les étrangers à leur village. Lors du spectacle final, ils miment des scènes de combat avec des armes dans leur danse, alors que les actrices présentent des danses « douces ». Ce sont eux également qui font les démonstrations d’agilité et de rapidité lors de la danse des bambous. Les actrices les assistent. Enfin, les musiciens sont des hommes.
24Pour conclure, la division sexuelle du travail au sein du Sabah Village ne renvoie pas uniquement à une mise en scène de rôles qui auraient été « naturalisés » (les femmes s’occupent de la cuisine, de l’intérieur ; les hommes des tâches extérieures de construction, de défense, etc.) pour les besoins du spectacle touristique dans le cadre de métiers de service (Angeloff, 2008) et de représentation (Schütz, 2006). Les tâches dévolues à chacun(e) dans cette mise en scène des modes de vie « primitifs » se retrouvent dans la répartition « réelle » des rôles. Lorsqu’il n’y a pas de touristes, les acteurs et les guides s’occupent de l’entretien des maisons ; les actrices se chargent de l’entretien des costumes et de la préparation de la nourriture. Les hommes fument dans la maison des Muruts. Les femmes discutent dans les coulisses de la scène de spectacle. Les deux groupes ne se mélangent guère. Tout se passe comme si la division sexuelle du travail au présent était transposée dans la distribution des rôles du passé, rigidifiant ainsi une répartition des rôles « identiques » entre passé et présent. Les femmes sont affectées aux tâches domestiques, les hommes aux activités tournées vers l’extérieur. Or, cette division n’est pas forcément identique au présent comme historiquement, ainsi qu’en atteste la consommation de l’alcool de riz chez les femmes Kadasan-Dusun, au même titre que les hommes, au XIXe siècle. La mise en scène d’une division sexuelle du travail unique pour l’ensemble des groupes ethniques du village participe ainsi à une uniformisation des différences culturelles entre chaque groupe et à leur indifférenciation.
25Quels sont les effets politiques de la mise en scène des groupes ethniques ? Alors que le Taman Mini Malaysia met en scène la Nation en faveur des Malais, le Sabah Village dépolitise les relations entre les groupes ethniques d’une région et offre une vision d’harmonie qui prend une signification particulière pour les Malais par rapport aux autres touristes. L’étude de villages culturels dans les sociétés postcoloniales invite dès lors à la réflexion sur l’utilisation des musées de l’immigration (Green, 2011), des musées des « civilisations » (L’Estoile, 2007), d’histoire locale (Martin et Suaud, 1998) et/ou des minorités (Kirshenblatt-Gimblett, 1998 ; Loukaitou-Sideris et Grodach 2004) dans les pays occidentaux. Comment sont traités politiquement le passé colonial et/ou l’oppression des groupes ethniques ou religieux ? Comment la mise en scène de ces groupes participe-t-elle à développer un sentiment national dans les pays occidentaux ? À qui s’adresse-t-elle ?