Illustration 1 : Place du village français, Ba Na Hills
Source : Peyvel, 2016
- 1 Tenue traditionnelle féminine au Vietnam, composée d’un pantalon fluide et d’une tunique aux manche (...)
1Cette photographie intrigue tant elle est difficilement localisable au premier abord. L’église et le château au dernier plan semblent suggérer l’Europe ; tandis que le public paraît asiatique. Nous sommes en fait au Vietnam, comme le prouvent l’áo dài1 porté par la femme du premier plan et surtout le panneau en vietnamien au second plan à droite. La photographie a été prise le 30 mars 2016 à Ba Na Hills, parc de loisirs le plus important du pays en termes de fréquentation et de superficie. Il se situe dans la région Centre, à une vingtaine de kilomètres de Đà Nẵng, ville-province de 1 134 310 habitants (GSO, 2020, p. 26) soit la quatrième plus peuplée du pays. Il appartient à Sun Group, un des groupes vietnamiens parmi les plus puissants dans le secteur du tourisme et des loisirs, avec Vingroup et FLC.
- 2 Ruello, Alain, 14/06/2016, « Disney inaugure son parc à Shanghai face à la concurrence de Wanda », (...)
- 3 Bureau Business France de Hanoi, 2022, Fiche Pays Vietnam en ligne https://www.businessfrance.fr/ (...)
- 4 Décidée lors du VIe congrès du parti communiste vietnamien en 1986, « la politique du Renouveau » a (...)
2Ba Na Hills s’apparente à un modèle de lieu bien identifié : le parc de loisirs. En effet, il répond aux critères généraux de définition d’un « comptoir touristique » (MIT, 2002) : il s’agit d’un lieu clos, maîtrisé par un acteur, d’accès payant, dénué d’une population résidente et entièrement dédié aux fonctions touristiques et de loisirs. Plus précisément, il est désigné en vietnamien comme Công viên chuyên đề, soit parc d’attractions, avec Fantasy Land, rassemblant manèges, cinémas et théâtres 3D, stands de fête foraine et exposition sur les dinosaures. Cependant, il dépasse cette seule caractéristique, en étant aussi un parc à thème avec le village français (Illustration 1). En outre, Ba Na Hills n’est pas un parc de loisirs faisant complètement fi de son environnement. Situé à 1 487 mètres d’altitude, il exploite aussi les caractéristiques du site, en jouant de deux dimensions liées : l’altitude et la fraîcheur. Ce faisant, il s’adapte aux besoins de sa clientèle essentiellement domestique. L’hybridité du lieu réside donc à la fois dans sa conception et sa fréquentation, que nous détaillerons dans la première partie. Ba Na Hills constitue ainsi une excellente occasion d’interroger, dans une perspective critique, la diffusion ubiquiste qu’a connue l’objet « parc de loisirs » depuis son invention, et cela à double titre. Premièrement, il se situe en Asie, là où actuellement la production et la fréquentation de ce type de lieux sont les plus fortes du globe (Gravari-Barbas et Jacquot, 2018), Chine en tête2. En cela, étudier son fonctionnement spatial participe à décentrer le regard vers l’Est, là où la mondialisation du tourisme bat aujourd’hui son plein. Loin de se résumer à une diffusion à l’identique de modèles de lieux, de pratiques et d’imaginaires, celle-ci procède bien plus de réappropriations variées par des acteurs multiples (Sacareau, Taunay et Peyvel, 2015) et même particulièrement dynamiques dans un pays comme le Vietnam, devenu la quatrième puissance économique d’Asie du Sud-Est avec une progression annuelle moyenne de son PIB de 6,8% depuis 19903. Conséquemment, les classes moyennes, cœur de cible de ces parcs de loisirs, ne cessent de s’étoffer depuis le Đổi Mới4 (De Koninck, 2019 ; Earl, 2014), politique de renouveau économique et social amorcée officiellement en 1986.
- 5 Au cours de cet article, nous distinguerons volontairement trois orthographes : Bana correspond à l (...)
3Deuxièmement, l’histoire de ce lieu est originale : Ba Na Hills était autrefois Bana, une station d’altitude fondée par les Français à l’époque coloniale. En cela, Ba Na5 fournit une excellente opportunité pour comprendre comment certains lieux parviennent à conserver leur fonction touristique alors que leur contexte social a profondément changé. Nous montrerons que le passage de Bana à Ba Na Hills est représentatif du tournant entre tourisme du grand nombre et tourisme des masses (MIT, 2011). Tandis que le premier temps a vu l’apparition de la station (balnéaire et d’altitude), et constitue une première étape de standarisation des procédés touristiques à partir des années 1850-1870 en Europe, le deuxième voit l’éclosion de lieux hors-sol, comme le parc à thème, dont les fréquentations importantes sont permises par la généralisation des congés payés et la démocratisation des moyens de transports. De ce fait, ce sont davantage les continuités que les ruptures en contexte postcolonial qui nous intéresseront dans la deuxième partie. Nous resterons prudents quant au discours nostalgique regrettant la station détruite, le but de l’article n’étant pas de dénoncer l’artificialité (du reste assumée) du parc pour valoriser une station qui aurait plus d’authenticité, notion qui n’est pas stabilisée scientifiquement (Cravatte, 2009), et peut connaître de profondes variations d’un contexte social à un autre (Moore et al., 2021 ; Masatsugu et al., 2007). Dans la dernière partie, nous nous efforcerons plutôt d’approcher de manière dépassionnée les temporalités passées, non seulement dans leurs traces matérielles, mais aussi dans la manière dont les acteurs aujourd’hui en présence dans le parc, soit les touristes et Sun Group, les réactivent, les exploitent et leur donnent sens.
- 6 Ce travail a été permis par une coopération internationale prolongée entre les auteurs de ce texte, (...)
4Nous alimenterons cette réflexion grâce aux différents matériaux récoltés depuis une première visite en 2007, lorsque le parc n’existait pas encore et que la station d’altitude était en ruines, ce qui nécessita la présence d’un guide expérimenté pour effectuer des relevés photographiques. Depuis, deux missions de terrain ont été effectuées : l’une en semi-autonomie avec un architecte responsable du suivi de production du parc en 2016, et l’autre en 2021 lors d’un week-end férié de grande affluence (30 avril, commémorant la réunification du pays et 1er mai, fête du Travail) au cours duquel nous avons mené une enquête par questionnaires auprès de 237 répondants. Le format de cet article ne permettant pas de mobiliser toutes ces données, nous en exploiterons ici seulement une partie, en mettant l’accent sur la tension spatiale inhérente au lieu, où tout et à la fois rien n’a changé : Ba Na est touristique depuis plus d’un siècle maintenant, mais selon un fonctionnement spatial, une fréquentation et des pratiques différentes. En couvrant une quinzaine d’années d’observation, ce travail permet de renseigner l’évolution considérable du lieu6.
5Le modèle de la station d’altitude est une invention coloniale importée par les Français en Indochine (Demay, 2018 ; Jennings, 2013), et plus globalement par les Européens en Asie (Crossette, 1999 ; Kennedy, 1996 ; Withington, 1961 ; Spencer et Thomas, 1948 ; Sambon, 1898). En Indochine française, quinze stations sont construites, dont onze au Vietnam (Gaide, 1930). Parmi elles, on compte quatre stations d’altitude principales, soit du Nord au Sud : Chapa (aujourd’hui Sa Pa), Tam Dao, Bana et Dalat, cette dernière étant la plus grande et la plus huppée de la colonie.
6Leur création est d’abord commandée pour des raisons médicales et sanitaires : gagner des terres fraîches rappelant celles de la France, où sévissent moins de moustiques et de maladies, pense-t-on à l’époque. Le Dr Gaide écrit ainsi à propos de Bana : « Le climat sain, modéré, analogue à celui de la Méditerranée moyenne, convient admirablement à tous les organismes fatigués ou déprimés par les fortes chaleurs de l’été et en particulier aux femmes et aux enfants » (1930, p. 32). La construction des stations d’altitude en contexte colonial répond ainsi à une logique du même : recréer la France pour se recréer, au sens physique et mental (Peyvel, 2016). Conséquemment, la morphologie de ces stations, leur architecture, leurs infrastructures ainsi que l’esthétique paysagère y prévalant avaient pour but premier de construire des stations de montagne ressemblant à celles créées à la même époque en Europe : des chalets, sanatoriums, églises et sentiers de randonnées sont aménagés, et jusque dans l’assiette, tout est fait pour rappeler la métropole, grâce à l’acclimatation de fruits et de légumes européens. C’est fondamentalement un fonctionnement exclusif, au bénéfice d’abord des colons, et mimétique, reproduisant la France, qui prévaut, comme le montre cette photographie (illustration 2a) prise sur la terrasse des Pélissier (maison n° 23 sur le plan de la station datant de 1921, illustration 2b) au moment du thé de l’après-midi.
7Bana est la première station de l’Annam central. Elle est de fréquentation modeste, s’adressant aux troupes de Tourane (actuelle Đà Nẵng) et Quy Nhơn et à un public civil de la région (Nguyễn, 2019). Elle est le résultat des premières missions de reconnaissance engagées en 1894-1895 par le capitaine Debay de l’infanterie de marine, et surtout de la mission commandée en 1900 par Paul Doumer, alors gouverneur général de l’Indochine, afin d’établir un sanatorium dans un rayon de 150 kilomètres autour de Tourane et Hué. Le 31 janvier 1912 est promulgué un arrêté constituant la montagne de Bana en réserve forestière, mais l’emplacement n’étant pas assez étendu pour l’installation d’un grand sanatorium, le projet est temporairement mis en sommeil (Gaide, 1930). Il est relancé à partir de 1916, et le 27 mai 1919, un arrêté du gouverneur général de l’Indochine autorise le prélèvement d’une partie de la réserve pour établir la station. En juillet 1919, la construction d’un premier chalet est achevée, pour le compte d’un avocat français de Tourane, M. Beisson, et le 23 juillet 1921, un plan du centre urbain de Bana est finalement approuvé par le résident supérieur de l’Annam (illustration 2b). La construction du grand hôtel Morin débutera la même année, et la station s’étoffera progressivement : poste, télégraphe et téléphone, église, etc.
Illustration 2 : La station d’altitude de Bana à l’époque coloniale
Illustration 2a : Le thé sur la terrasse des Pélissier (1928)
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Source : Fond iconographique des amis du Vieux Huế, https://www.aavh.org/index.php/page/3/?s=bana, consulté le 06/03/2023
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Illustration 2b : Plan du centre urbain de Bana (1921)
Source : Norès, G., 1930, Itinéraires automobiles, collection du Touring Club, consulté le 24/08/23 sur. http://belleindochine.free.fr/images/Plan/3734CentreUrbainBana1921.JPG.
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8Aujourd’hui, Ba Na n’est plus une station : plus aucune population résidente ne s’y trouve, et un certain nombre de services urbains font défaut, ce que peuvent d’ailleurs déplorer certains visiteurs enquêtés (il n’y a pas de pharmacie par exemple). Désormais, il est le théâtre d’un autre modèle mondialisé : le parc de loisirs, inventé à Coney Island et popularisé par Disney (Picon-Lefebvre, 2019). En cela, il répond à ses principes récurrents de définition. Le premier est l’insularité permettant son idéalisation (Cf. 2.1) en vivant à heures fixes, au rythme des téléphériques. Le parc a même complètement fermé à cause du covid, avec l’imposition de trois confinements successifs, sa réouverture datant du 1er avril 2022.
9Le deuxième principe est la recréation artificielle de décors hétéroclites, mêlant contre-façons, faux-semblants et simulacres (Graburn, Gravari-Barbas et Staszak, 2019). Les contrefaçons désignent les bâtiments qui reproduisent des originaux existants, comme la basilique Saint-Denis (Illustration 3a) ou le moulin rouge (illustration 9) tandis que les faux-semblants correspondent à des reproductions d’originaux qui n’existent plus, comme les caves Debay. Ils sont peu nombreux par rapport aux simulacres, pures créations censées suggérer une ambiance, à l’instar de l’hôtel de Paris et des rues adjacentes, le long desquelles se trouvent des hôtels plus modestes, des cafés, restaurants et boutiques de souvenirs, recréant une atmosphère française sans pour autant copier fidèlement une ville française en particulier (illustration 3c), et encore moins la station d’altitude d’autrefois. Leur style architectural s’inspire à la fois du Moyen-Âge (style gothique avec des arcs brisés et des gargouilles) et de la Renaissance (fenêtres à meneaux). L’ensemble forme un « simulacrascape » (Bosker, 2013) ou « fakelore » (Feifer, 1985), caractéristique des parcs de loisirs, véhiculant une altérité en sens inverse : au lieu d’aller en Europe, il s’agit de la faire venir à soi. S’y ajoutent des statues, d’une part de divinités celtes et d’Europe du Nord vers la gare d’Indochine, d’autre part d’inspiration gréco-romaines sur l’esplanade, où ont lieu des spectacles de gladiateurs.
10Si Ba Na Hills est la propriété du groupe vietnamien Sun Group, sa conception et sa gestion ont nécessité une certaine internationalisation. Le groupe collabore régulièrement avec l’architecte californien Bill Bensley, reconnu pour ses resorts en Thaïlande, au Cambodge, à Bali et en Malaisie. Les six lignes de télécabines débrayables et celle du funiculaire ont été construites par la société suisse-autrichienne Doppelmayr-Garaventa7, connue pour construire des téléphériques dans les stations de sports d’hiver et en milieu urbain (La Paz), mais aussi des navettes comme celle Mandalay Bay Tram à Las Vegas. Plus spécifiquement, le village français résulte d’un investissement à hauteur de 70 millions de dollars en collaboration avec Falcon’s Treehouse, basé à Orlando et spécialisé dans les parcs de loisirs8, mais aussi le cabinet français Interscene9 et Accor pour les hôtels10. En outre, le parc participe à des concours et l’affichage des récompenses renforce son inscription à l’international : l’hôtel de Paris a remporté deux Luxury Hotel Awards (2018 et 2020), l’inauguration du pont d’or en juin 2018 a été classée parmi les dix destinations mondiales de l’année par le Time Magazine11, et The Guardian12 l’a qualifié de pont piétonnier le plus impressionnant du monde. Le parc a battu plusieurs records mondiaux et nationaux (Cf. 2.2.), servant sa reconnaissance et justifiant son exceptionnalité.
Illustration 3 : Contrefaçons et simulacres à Ba Na Hills
3a :Église Saint-Denis
Source : Trần, 2022
3b : Pont d’or
Source : Trần, 2022
3c : Boutique de souvenirs dans la rue du village français
Source : Peyvel, 2022
11Les observations, relevés photographiques et entretiens effectués à Ba Na Hills montrent toutefois que le caractère mondialisé du lieu relève davantage d’hybridations que d’une imposition standardisée d’un modèle, ce dont les touristes peuvent avoir parfaitement conscience (« C’est Disney à la vietnamienne » nous dit un visiteur britannique dans le téléphérique le dimanche 1er mai 2022). Cette hybridité est garante de leur succès (Choi, 2012 ; Fung et Lee, 2009), car facteur d’adaptations aux habitudes et pratiques des visiteurs, essentiellement domestiques.
- 13 « Nằm ờ độ cao 1487m so với mực nước biển, Sun World Ba Na Hills được mênh danh là chốn bồng lai ti (...)
12Cette hybridation tient d’abord au fait que Ba Na Hills ne constitue pas une enclave totalement fermée. Au contraire, elle valorise de plusieurs manières son environnement montagnard, s’inscrivant en cela dans la continuité de l’ancienne station qui en exploitait déjà la fraîcheur et l’altitude. En effet, celles-ci sont source d’altérité pour la clientèle domestique, et constituent un argument promotionnel : « Perché à une altitude de 1487 mètres au-dessus du niveau de la mer, Sun World Ba Na Hills est un monde merveilleux dans les nuages, avec une vue spectaculaire sur les paysages naturels et un climat doux et confortable. Expérimenter les quatre saisons en une journée »13. Au village français a été accolé un décor de montagne d’inspiration alpine, à cheval entre la Savoie, la Bavière, le Tyrol et la Suisse, avec le Beer Plaza, 4 000 m² dédiés à la restauration et aux spectacles, où sont vendues bières et saucisses.
- 14 « Ngắm nhìn vẻ đẹp của mây trời, rừng nguyên sinh bạt ngàn và vẻ tráng lệ của làng Pháp », traducti (...)
- 15 « Ở nơi trời đất giao hòa, khu tâm linh là quần thể các công trình mang đặc trưng kiến trúc uy nghi (...)
13Surtout, le parc s’est adapté à l’imaginaire de la montagne des Kinh, définie officiellement comme ethnie majoritaire du pays, et à la pratique spirituelle qu’ils en ont. À la pagode Linh Ứng construite en 2003, soit avant que Ba Na Hills n’existe mais qu’il a intégrée, s’ajoute un complexe spirituel neuf construit au sommet, composé du temple Lĩnh Chúa Linh Từ et de son campanile (illustration 4), de la pagode dédiée à Bouddha Linh Phong Thiền Tự et de sa tour ainsi que d’une maison de thé, d’où l’« on profite de la vue merveilleuse sur les nuages ondulants, les forêts primordiales sans limite et le village français »14. En cela, ce complexe spirituel participe de l’attractivité du lieu et fait l’objet d’une promotion en tant que tel : « A la croisée du ciel et de la terre, se trouve un complexe de constructions composés d’éléments architecturaux majestueux et anciens, créant une atmosphère sacrée et de culte pour les touristes »15. Il est intéressant de constater combien Sun Group se sert de ce lieu pour réinscrire Ba Na Hills dans une certaine profondeur historique, afin de lui donner plus de légitimité. Pourtant, ces pagodes ne sont pas anciennes, car elles datent bien de la construction du parc, et elles ne sont pas entourées de forêts vierges : bien au contraire, l’anthropisation ne fait que s’accélérer (illustration 6a). Pour autant, même si elles sont fatigantes à atteindre (seulement à pied par des escaliers, illustration 4a), on y rencontre des visiteurs venus nombreux prier et faire des offrandes (fleurs, fruits et argent de l’illustration 4b). Ils en profitent également pour faire des photographies de ce point le plus haut du parc. Au-delà de l’opposition binaire entre tourisme et pèlerinage ancrée en Europe (Chevrier, 2021), c’est bien l’hybridité entre lieux cultuels et récréatifs qui prévaut ici, comme dans beaucoup d’autres pays d’Asie.
Illustration 4 : Complexe spirituel de Ba Na Hills
Illustration 4a : Montée des marches jusqu’au complexe, le village français à l’arrière-plan
Source : Peyvel, 2022
Illustration 4b : Offrandes à la pagode Lĩnh Chúa Linh Từ
Source : Peyvel, 2022
14Ba Na est né de la mondialisation touristique, selon des modèles inventés ailleurs : la station d’altitude européenne, le parc d’attraction étasunien. Relever cette continuité permet de relativiser la rupture que constitue le passage d’une station à un parc, au détriment de ses fonctions urbaines. Ba Na reste un comptoir touristique, où le ressort spatial de l’isolement sert un fonctionnement similaire à certains égards. En effet, dans les deux cas, il s’agit de lieux idéalisés, à la modernité triomphante.
15La station comme le parc sont historiquement des lieux de rêves/rêvés (Bajac et Ottinger, 2010), ce qui implique de ménager une fermeture ou du moins un filtrage, vis-à-vis de l’espace environnant et des personnes jugées indésirables. En cela, ils incarnent des hétérotopies (Foucault, 1984), soit des utopies localisées, nécessitant des discontinuités fortes avec l’environnement proche et des normes rigides de fonctionnement, à la fois spatiales, sociales et temporelles. En effet, l’hétérotopie s’articule à une hétérochronie, le temps s’y écoulant différemment par rapport à celui conventionnel (Cf. illustration 9). L’ensemble concoure à créer un espace d’illusion, à l’opposé de la vie quotidienne.
16À l’époque coloniale, la création de Bana accompagne la colonisation, dans le sens où elle participe à la dépossession territoriale, particulièrement des Ba Na ou Bahnar, groupe aujourd’hui absent de la zone. Elle a nécessité d’abord un classement en réserve forestière, puis une dérogation à ce régime d’exception afin d’édifier la station, processus d’appropriation complètement nouveau pour les populations colonisées et source d’une asymétrie fondamentale au profit des colons, qui repèrent, classent et bornent pour s’emparer et exploiter, usant de technologies spatiales jusque-là inconnues (Blais, Deprest et Singaravélou, 2011 ; Zytnicki et Kazdaghli, 2009). Aujourd’hui, la fréquentation du site relève essentiellement de Kinh, continuant de fait d’inscrire ce site touristique dans un rapport de pouvoir inter-ethnique (Peyvel, 2021). En effet, ces derniers habitent historiquement les plaines et deltas rizicoles. Leur implantation en altitude est récente, relevant d’abord de fronts pionniers agricoles (Papin, 1999). À ce titre, il est saisissant de lire au cours de l’exposition consacrée au lieu à l’hôtel de Paris qu’une des hypothèses explicatives du toponyme Ba Na viendrait des bananes...
17Les discontinuités spatiales et la rigidité fonctionnelle inhérentes à l’hétérotopie s’inscrivent également dans une continuité postcoloniale concernant la nature : elle est mise en valeur (la fraîcheur et les panoramas sur la montagne sont appréciés aujourd’hui comme hier) autant que détruite. Ainsi, le classement en réserve forestière autorisait la chasse à l’époque coloniale. Sun Group a aussi réussi à obtenir le déclassement d’une partie de la réserve naturelle pour édifier son parc d’attractions. Chronologiquement, il est intéressant de relever que cet arrangement a pu être obtenu une fois Đà Nẵng devenue ville-province. Davantage dégagé du giron central hanoïen, son comité populaire a eu plus de liberté dans ses prises de décisions, facilitant investissement et développement (Taillard et Nguyen, 2012). Capitale économique et seul aéroport international de la région Centre, Đà Nẵng a souhaité renforcer son rayonnement touristique, alors essentiellement littoral. De ce fait, son comité populaire a soutenu les projets de Sun Group, qui avaient précisément commencé là (le siège social se situe dans la ville16), conduisant à la création du premier parc à thème du pays, Asia Park17, dans la ville même de Đà Nẵng en 2014. Au-delà des destructions environnementales causées par sa construction (déforestation, déguerpissement de la faune, création de jardins nécessitant eau et entretien pour des espèces ornementales choisies en fonction de leurs qualités esthétiques, au détriment d’espèces endémiques - illustration 6b)18, le parc génère des nuisances (bruit, lumières nocturnes, augmentation des températures), et cela d’autant plus que les travaux ne semblent jamais finir (illustration 6a), la nouveauté étant un ressort fondamental pour alimenter le renouvellement de la fréquentation. Sur ce point, les critiques formulées dépassent largement le cas de Ba Na Hills et concernent l’ensemble des sites gérés par Sun Group, en particulier à Sa Pa (Michaud et Turner, 2017), dans le Nord du pays, où la destruction de l’environnement va de pair avec la privatisation du Phan Xi Păng, plus haut sommet du pays.
18Il existe également une forme de continuité dans le principe spatial de l’insularité entre la station et le parc, le but étant dans les deux cas de mettre à distance l’environnement immédiat pour créer un lieu idéal. À l’époque coloniale, la station faisait déjà figure d’enclave, en tranchant nettement avec son environnement forestier, en recréant artificiellement une France des montagnes et en étant presque exclusivement réservé aux colons : si les élites autochtones pouvaient en effet être tolérées, essentiellement pour des questions de rentabilité, elles restaient minoritaires et surtout le sens du lieu ne changeait fondamentalement pas pour elles. La station ne fut reliée à la côte par une route continue qu’en 1928 : avant elle stoppait à 28 kilomètres de la station et il fallait faire le reste en chaises à porteurs ou à cheval.
- 19 Les locaux paient ainsi 450 000 VND soit 18 euros environ (sauf lors des jours de grande affluence (...)
19Ba Na Hills accentue encore cette insularité, caractéristique des parcs de loisirs (Didier, 2002). Cela implique de passer un certain nombre de sas dès l’entrée : l’accès aux parkings, puis le passage de la porte monumentale, réplique de celle Sud de la citadelle impériale de Huế, et surtout les téléphériques obligatoires, la route créée à l’époque coloniale n’étant plus ouverte au public. Il en résulte une privatisation totale du site : les visiteurs sont contraints de payer pour monter, et cela représente un certain budget rapporté au coût moyen de la vie dans le pays, même avec une politique tarifaire variée19 : 750 000VND pour un adulte, 950 000VND avec le déjeuner (soit 30 et 38 euros environ). Ces différents sas renforcent l’impression de passer dans un autre monde, en particulier dans les cabines du téléphérique lorsqu’elles quittent la terre ferme et se retrouvent enveloppées dans le brouillard. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les toponymes vietnamiens sont utilisés au départ des téléphériques (porte de Bana et gare de Hội An), tandis que ceux français se trouvent uniquement en hauteur, comme si le visiteur avait quitté son pays pour gagner la France. Une fois sur place, les plans à disposition des visiteurs (illustration 5) usent d’une iconographie caractéristique, gommant tout élément extérieur au parc (Đà Nẵng n’y figure pas, ni même aucun point cardinal ou échelle), renforçant un peu plus cette impression d’isolement. Le parc semble exister par et pour lui-même, flottant dans les airs, figeant son caractère irréel et merveilleux ; les châteaux et princesses occupant d’ailleurs une part importante du décor paysager et architectural (illustration 6).
- 20 « Sun World Ba Na Hills được mênh danh là “chốn bồng lai tiên cảnh”, sở hữu khí hậu tuyệt vời cùng (...)
Illustration 5 : Plan de Ba Na Hills, « Le paradis sur terre en raison de son climat spectaculaire et de ses paysages naturels d’un autre monde »20
Source : https://banahills.sunworld.vn/ban-do, consulté le 24/08/23
Illustration 6 : Le monde merveilleusement isolé de Ba Na Hills
Illustration 6a : Château et travaux incessants
Source : Peyvel, 2022
Illustration 6b : Princesse du jardin de l’amour
Source : Peyvel, 2022
20A Ba Na Hills, l’espace dévolu aux visiteurs vise une forme de perfection, en termes de propreté et d’accueil. Un enquêté nous a dit apprécier qu’il n’y ait pas de mendiant (ăn xin), et beaucoup se disent satisfaits de tout, sans aucune critique. Une répondante nous a précisé avoir aimé que tout le monde soit bien accueilli, riches comme pauvres. L’idée que le parc plaît à tous, des enfants aux personnes âgées, que cela concerne les activités, son accessibilité ou la nourriture, revient également fréquemment dans les enquêtes. En cela, il s’agit d’un lieu de consommation consensuelle. Cette impression est atteinte au prix d’une séparation très rigide entre espaces publics dévolus aux visiteurs, et espaces réservés au personnel, sorte de coulisses strictement séparées de la scène touristique (MacCannell, 1976). Elle résulte d’une gestion autoritaire de l’espace (Aronstein et Finke, 2013) caractéristique des enclaves touristiques (Minca, 2010 ; Edensor, 2001), qui fonctionnent sur des régimes d’exceptionnalité : strict encadrement des relations entre employés et visiteurs, caméras surveillant partout et tout le temps, et autorisations spéciales (nécessaires par exemple à la conduite de notre enquête en 2022, et qui n’a pas empêché que nous nous fassions contrôler par un agent de sécurité en civil). Les cheminements sont également très pensés, afin de canaliser et orienter les flux de visiteurs au sein des différents sous-espaces composant le parc, les faire consommer davantage et leur donner l’illusion d’un grand parc alors qui ne l’est pas tellement : le village français couvre une superficie de 4,5 hectares seulement, le pont d’or fait à peine 150 mètres de long en reposant sur huit arches.
21La station comme le parc sont également l’expression d’une certaine modernité, mise en scène volontairement pour renforcer l’attractivité du lieu. En 1922, lorsque l’hôtel Morin est construit, il offre des services dits de confort moderne, tranchant avec l’environnement proche : électricité, eau courante, salles de bain avec chauffage, et même un cinéma parlant à partir de 1928. « Cet hôtel, au centre de la vie de la station d’altitude, est le lieu privilégié de toutes les activités et de tous les loisirs : fêtes, soirées déguisées, parcs de jeux pour tous les enfants, activités culturelles et sportives avec un court de tennis » (Nguyễn, 2019, p. 213). La station compte une boulangerie, une station de télégraphe et une autre de police. Du 15 juin au 15 septembre, un service médical y est assuré. Ces nouvelles installations participent à distinguer le lieu dans un environnement fondamentalement rural et forestier, afin que s’y épanouissent des pratiques citadines de loisirs à l’européenne, signe à l’époque de progrès et de modernité.
22Aujourd’hui, c’est par les records et les prix que le parc s’affirme comme moderne. En effet, la construction de Ba Na Hills est jalonnée d’exploits, dont il n’est pas toujours aisé de vérifier l’exactitude. De ce fait, nous les analysons ici davantage comme un discours du promoteur servant la mise en scène du parc sous le signe de l’exceptionnalité. À Fantasy Park, thématisé selon les romans de Jules Verne, des panneaux signalent six records nationaux pour ce seul lieu : le plus grand parc intérieur d’amusement du Vietnam, sur 21 000 m² à 1 400 mètres d’altitude ; le premier parc d’attractions avec trois méga-théâtres 3D ; la plus grande tour de manège du pays (29 mètres) ; le plus grand mur d’escalade du Vietnam (21 mètres), le plus grand manège d’auto-tamponneuses (600 m²) et le premier parc avec une exposition sur les dinosaures grandeur nature. Au deuxième étage de l’hôtel de Paris, une exposition fait état de six records mondiaux : en 2009, à l’ouverture du premier téléphérique, deux records Guinness sont enregistrés avec le plus long téléphérique du monde (5 042 mètres) et le plus haut (1 291,81 mètres) ; en 2013, la troisième ligne de téléphérique enregistre quatre records du monde pour sa hauteur (5 771.61 mètres), son dénivelé entre le départ et l’arrivée (1 368.93 mètres), sa longueur (11 585 mètres) et le poids des cabines (14 124 tonnes). L’ensemble de ces records concourt à une logique d’excellence remarquable.
23Cette modernité mise en scène fait parler du lieu, popularité renforcée par d’autres dispositifs : le musée de cire représentant des célébrités (la reine d’Angleterre, Nicole Kidman et Kylian Mbappé font ainsi partie de la narration) ; les photographies de vedettes ayant séjourné à l’hôtel de Paris comme l’animateur Thanh Bạch ou l’acteur Thành Lộc ; les séries et films qui y ont été tournés comme Mermaid’s love story (2020 – 42 épisodes) et enfin, les photos que prennent les visiteurs et qu’ils postent sur les réseaux sociaux. En cela, Ba Na Hills est populaire, « instagrammable », et certains lieux le sont encore plus que d’autres comme le pont d’or. Certains points précis sont signalés pour faciliter les prises de vue (Địa điểm check-in). C’est une sorte de mise en abîme : le lieu est célèbre, rend célèbre, ce qui le rend célèbre à nouveau, à la faveur de performances photographiques (Urry, 2011 ; Edensor, 2001) largement partagées à l’heure du numérique (Gunthert, 2015). Cette boucle nourrit un procédé de vérification : on vient voir ce qui est connu, pour de vrai, ressort fondamental du déplacement touristique.
24En étant liée au spectaculaire permis par de nombreuses nouveautés et innovations, cette modernité fait de Ba Na Hills un lieu de l’émerveillement et de l’étonnement. Dans les entretiens, revient souvent l’idée que c’est la première fois qu’on voit une chose pareille : c’est unique. Plus qu’un moyen de transport, le téléphérique fait particulièrement figure d’attraction (il apparaît dans les questionnaires comme un motif de visite en soi). Les cabines sont confortables : on y trouve des plans papiers de la station, des QR code, des petits sacs en papier pour les personnes malades, et la musique y est relaxante, probablement pour limiter l’anxiété et le vertige de certains. Lorsque la cabine quitte la gare et se retrouve suspendue dans les airs, il est fréquent que les visiteurs poussent un « Oh !Ah ! » face au sol qui se dérobe et au paysage qui se dégage rapidement, comme dans un manège. Les différentes lignes de téléphériques constituent un sujet de discussion, revenant souvent dans notre enquête. Par exemple, le samedi 30 avril 2022 au matin, nous partageons la montée avec un groupe venu de Thanh Hóa (Nord du pays, à plus de 600 kilomètres) : ils comparent avec le téléphérique du Phan Xi Păng qu’ils ont déjà pris, également propriété de Sun Group à Sapa. Ils se demandent ce qui se passerait en cas de panne (« On est bloqué ? Est-ce que le câble peut être tiré manuellement ? ») et se prennent déjà beaucoup en photos, en relation ou non avec le paysage environnant, mais assurément dans le téléphérique.
25La modernité qu’incarne Ba Na Hills rejoint précisément celle qui définit aujourd’hui les classes moyennes vietnamiennes dans les discours officiels : plus qu’une question de revenus, elles tendent à être caractérisées (et mises en valeur) par des comportements dits modernes (hiện đại) et civilisés (văn minh) (Leshkowich, 2014). Comme en Chine (Nyiri, 2005 ; Wang, 2000 ; Oakes, 1998), les destinations privilégiées du tourisme domestique sont également à comprendre comme les emblèmes d’une certaine modernité. Leurs études complexifient l’analyse des classes moyennes et le sens moral nouvellement donné à la richesse dans un pays communiste profondément marqué par le néolibéralisme (Schwenkel et Leshkowich, 2012). À l’échelle individuelle, le tourisme peut être mobilisé comme récompense d’une réussite méritée, tandis que pour l’État-parti, il peut faire habilement office d’un symbole de progrès social permis par la croissance économique. Ce faisant, l’État-parti valorise ses citoyens dont le niveau de vie confortable témoigne de la réussite du Đổi Mới. Il construit non seulement une alliance avec eux au profit de la stabilité du régime, mais aussi une convergence de certaines préoccupations, concernant notamment la sécurité et la propriété privée (Gainsborough, 2002). En cela Ba Na Hills peut être envisagé comme un exemple paradigmatique de la situation politique et idéologique du pays : le parc appartient à un groupe privé s’alliant avec l’État-parti pour développer des comptoirs touristiques fermés, où la privatisation est gage de contrôle, au profit de la consommation des classes moyennes en expansion dans le pays.
- 21 Pendant la guerre, la DMZ marquait la délimitation entre le Nord et le Sud Vietnam, au niveau du 17(...)
- 22 « Đây là địa điểm khá ít người biết bởi vì ngôi nhà cổ nằm khá khuất trong rừng (…) Thế nhưng nếu b (...)
26La station d’altitude historique a disparu pour différentes raisons au sein desquelles Sun Group joue finalement un rôle modeste : la guerre (Ba Na se situant près de la DMZ21), les pénuries amenant les populations résidentes à réutiliser les matériaux existants, le climat chaud et humide qui favorise la reprise de la forêt ; autant de raisons qui pèsent d’autant plus lourd que la station était de taille modeste. Tout cela explique qu’il ne reste aujourd’hui presque rien de cette époque dans le parc, si ce n’est une ruine de maison française, qui n’est d’ailleurs pas identifiée comme telle, mais comme simple maison ancienne (Nhà Cổ). Elle se trouve à l’écart du flux principal, en contrebas du pont d’or, et fait l’objet de pratiques se voulant hors des sentiers battus : « C'est un endroit que peu de gens connaissent car la vieille maison est assez cachée dans la forêt (…) mais si vous aimez explorer la nature sauvage et mystérieuse, alors cet endroit est intéressant pour vous faire photographier ! »22. La comparaison entre le relevé photographique de 2007, puis quinze ans plus tard (illustration 7), montre toutefois que la maison a été nettoyée (de graffitis notamment) et en partie désherbée, c’est-à-dire rendue accessible au public.
- 23 Il est extrêmement étonnant que le nom Debay ait été choisi. Concurrent d’Alexandre Yersin sur le p (...)
27Mise à part cette maison, rien n’est authentique, au sens de datant de l’époque coloniale. Même l’authenticité des caves Debay23 est douteuse : un panneau indique bien qu’elles datent de 1923 et qu’elles sont un lieu typique de la culture culinaire française (khám phá một nét văn hóa ẩm thực Pháp đặc trưng) ; pourtant, aucune vigne n’était cultivée et aucun vin n’était produit à Bana à l’époque coloniale. Les caves ont l’air plutôt de désigner un lieu où l’on mangeait et où l’on dansait (comme semble l’indiquer une maquette de salle de bal). Sun Group ne mène absolument pas une démarche patrimoniale, mais plutôt une reconstruction du lieu, qui relève de la réinterprétation : les commerces présents sont par exemple tous des simulacres, qu’il s’agisse d’hébergements hôteliers, de cafés, de restaurants ou de boutiques de souvenirs (illustration 3c).
Illustration 7 : Au-delà du patrimoine, la France, source d’enchantement
Illustration 7a : De la ruine française délaissée…
Source : Peyvel, 2007
Illustration 7b : … au décor photographique
Source : Dương, 2022
28La plupart des enquêtés (65.8%) savent qu’il y avait avant une station d’altitude française, souvent sans plus de précision. Seulement 21 enquêtés font la confusion et pensent être dans le Bana français. Les autres se satisfont dans l’ensemble de la reconstitution, sans forcément exprimer de regret. « C’est plus simple de construire du neuf » nous dit un enquêté. Socialement, Ba Na Hills s’adresse essentiellement aux classes moyennes du pays, qui n’auront probablement jamais les moyens de se rendre en Europe. En effet, 44.3% de nos enquêtés sont des commerçants, des ouvriers, des employés ou des professions ubérisées (chauffeurs de taxi moto ou auto, livreurs). Une seule famille parmi nos 237 répondants s’est déjà rendue en France. L’original ne pouvant de toutes façons pas être visité, il en résulte une certaine banalisation, sans réelle attention portée à lui comme référent premier. « Ba Na Hills ressemble à la France, ce n’est pas la peine d’y aller » nous explique d’ailleurs une autre enquêtée. 74.3% de nos répondants disent se sentir en France, mentionnant l’architecture, mais aussi les paysages, les jardins et le climat comme ressemblants. En outre, il est intéressant de noter que certains, peu nombreux du reste (13 personnes), font un lien avec d’autres stations d’altitude du pays fondées par les Français au Vietnam à l’époque coloniale comme Đà Lạt.
- 24 « Làng Pháp tại Sun World Ba Na Hills tái hiện một nước Pháp cổ điển và lãng mạn với tổ hợp công tr (...)
29L’histoire française du lieu sert ainsi davantage son enchantement que sa mémoire ou son histoire. Elle est utilisée par Sun Group pour donner une image luxueuse au parc, rentrant d’ailleurs partiellement en contradiction avec la fréquentation sociale et l’importance des flux. Sur le site internet de Sun Group, peut-on ainsi lire : « Le village français est une réplique de la France classique et romantique de notre imagination, à travers différents groupes architecturaux : place, cathédrale, ville, village, auberge. Les voyageurs du village français semblent sauter dans la machine à remonter le temps et être transportés dans la vie sophistiquée et élégante de l’un des plus anciens pays du monde »24. Ce village s’articule en contre-bas avec « le jardin de l’amour » soit neuf espaces paysagers (illustration 6b), qui exploitent l’image romantique mondialisée associée à la France.
30Si l’authenticité du lieu n’est plus un problème, c’est l’authenticité de l’expérience qui compte (Pine et Gilmore, 1999). Selon un responsable de l’hôtel de Paris « C’est bien fait, les exagérations sont modérées, porteuses d’une certaine véracité, pas trop grossières ». Ce good fake est au service d’une expérience se voulant mémorable, en déployant cette artificialité de multiples manières. D’une certaine façon, le faux devient plus fort que le vrai.
31Le premier principe alimentant une expérience décuplée est la monumentalité, qui a vocation à impressionner. L’entrée du site correspond à la reproduction de la porte Sud de la citadelle impériale de Huế, à laquelle on accède par des ponts japonais reproduisant ceux de Hội An, classés au patrimoine mondial de l’UNESCO. Cette porte de Bana (Cổng thành Bana) a été terminée en 2016 et fait 4 000m². Elle est un lieu de pose quasi obligé des groupes lorsqu’ils arrivent sur le site. Le pont d’or participe aussi de cette monumentalité populaire telle que décrite à Las Vegas par l’architecte Robert Venturi et son équipe : il s’appuie sur des mains géantes, qui le tiennent en position de débordement, donnant une impression de flottement dans les nuages à 1 414 mètres d’altitude. Mais c’est le village français qui constitue le point d’orgue de cette monumentalité impressionnante (illustration 9) : la recréation d’une fausse France s’appuie sur la construction de monuments iconiques : une fausse église (au sens où elle n’est pas consacrée), dite Saint-Denis (du nom de la basilique où sont enterrés les rois de France) et d’un faux château servant d’hôtel de luxe principal, celui de Paris (Illustration 1). Cet hôtel 4 étoiles ouvert en 2016 et comportant 461 chambres est sans conteste celui qui va le plus loin dans la recréation d’une ambiance française : son architecture utilisant des poutres apparentes et des pierres agrafées mimant celles de châteaux forts, sa décoration (avec des lustres en forme de chandeliers, des meubles en bois sombres, des tableaux représentant Paris) et la dénomination française des différents espaces, comme le coin littérature, la salle de bal Napoléon, et certaines chambres thématisées en fonction d’une personnalité française, sélectionnée de manière hétéroclite, du baron Haussmann à Simone Veil, de Johny Halliday à Marcel Proust, de Coco Chanel à Pierre de Coubertin, de Paul Doumer à Marie Curie.
32Le deuxième principe servant la maximisation de l’expérience relève d’une accumulation de détails, saturant les sens : il s’agit de voir, d’entendre, de parler, de goûter et de sentir la France. À ce titre, les paysages sont particulièrement soignés, avec l’aménagement de jardins composés de fleurs à dominante jaune et rouge, couleurs particulièrement appréciées au Vietnam pour évoquer les festivités et le succès. S’y ajoutent des espèces associées à l’Europe comme les hortensias, la lavande et les roses. Cette nature ordonnée et décontextualisée sert de décor à l’expérience touristique et à la prise de photographies. Les toponymes participent également de cette accumulation de détails : ceux français dominent non seulement pour désigner ponctuellement des établissements (illustration 9), comme les hébergements (hôtels de Paris, Lyon, Marseille, Nice, Bordeaux, Strasbourg et Toulouse), les commerces (marché médiéval) et les espaces de restauration (pâtisserie Le Macaron, café Le Terroir, restaurant Avignon, La crique, et La Côte d’Azur, Café postal…), mais aussi des parties entières du parc comme le village français, le jardin d’amour, et les gares (Marseille, Bordeaux, Morin, Indochine, d’amour, Louvre), chacune comportant un descriptif plus ou moins fantasmé de la France (illustration 8). Le parc comporte également six ambiances sonores : relaxante dans les télécabines, d’oiseaux sur le pont d’or, française dans les jardins (avec des chansons connues au Vietnam comme celle de France Gall, Poupée de cire, poupée de son ; de Françoise Hardy, Mon amie la rose ou encore de Christophe, Aline), bavaroise au Beer Plaza, spirituelle dans le complexe de pagodes avec des prières de moines (ce qui permet de pallier modestement leur absence) et sur la place principale du village français des cordes symphoniques assez fortes, afin de susciter une sorte d’émerveillement, particulièrement pour les visiteurs la découvrant depuis les escaliers de la gare Morin (illustration 9). Enfin, des plats français, et plus généralement européens, sont servis : les caves Debay promettent par exemple la dégustation de « vins doux, glamour et épicés », tandis que le Café de la poste propose des opéras au chocolat, des tiramisus et des tartes aux fruits.
33Une expérience en particulier est étroitement associée à Ba Na Hills : le romantisme (lãng mạn), esthétique mondialisée désormais associée à la France et à son industrie du luxe. Des couples viennent se faire photographier selon un forfait bien établi, comprenant les vêtements, le maquillage, la coiffure, le shooting en différents lieux (église, gare…) et les tirages avec albums (illustration 3a). L’ensemble coûte environ 450 000VND par personne (soit 18 euros environ). S’y ajoutent des voyages de noce, dont Ba Na Hills est devenue une destination essentiellement pour la clientèle domestique, mais aussi régionale (en particulier pour les Thaïlandais, Laotiens, Cambodgiens, Coréens et Chinois) pour qui la France est certes attractive mais loin et chère. Des offres spéciales leur sont réservées à l’hôtel de Paris, géré par le groupe français Accor : des repas de mariage peuvent y être organisés, accompagnés de la décoration d’une chambre avec roses rouges et chocolat, dîner aux chandelles et au champagne, troisième nuit à 50%, etc. Ce sont autant d’éléments qui ne font pas partie des pratiques traditionnelles de mariage au Vietnam mais qui relèvent davantage d’une consommation romantique telle que promue dans les magazines, la publicité et l’industrie du divertissement occidental (Zue, 2018 ; Nguyen, 2005 ; Drummond et Rydstrom,2004). Dormir à l’hôtel permet de rester dans la station le soir et la nuit, une fois les téléphériques arrêtés, pratique distinctive permettant de profiter d’une atmosphère plus feutrée. Pour des budgets plus modestes, il est également possible de louer une chambre pour trois heures à l’Hôtel de Paris au tarif de 435 000 VND (18 euros environ).
Illustration 8 : Des toponymes français concourant à une certaine altérité
Source : Trần, 2022
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Traduction du texte de l'illustration 8 :
La gare de Bordeaux est appelée d’après le port de France, connu comme la capitale mondiale du vin. En 1923, les experts en vin de Bordeaux ont apporté l’essence de cette boisson si charmante à Ba Na. Depuis la gare de Bordeaux, les visiteurs peuvent visiter les caves à vins Debay pour déguster une coupe de vin pétillant et se faire une meilleure idée de la culture française.
Illustration 9 : La place principale du village français, une expérience authentiquement fausse
- 25 « Durée plus ou moins précise, moment décisif, où un lieu donné change de qualité, suite à l’émerge (...)
34En relevant d’un opérateur à la fois d’importance secondaire à l’échelle mondiale, mais puissant à l’échelle nationale, Ba Na Hills fournit un cas d’étude stimulant pour comprendre la diffusion ubiquiste qu’a connue l’objet « parc de loisirs » depuis son invention. En effet, Ba Na se nourrit de deux « moments de lieux » (MIT, 2005)25, au sens de lieu qui fait modèle et sera reproduit en servant d’exemple : la station d’altitude, inventée en Europe au XIXe siècle, et le parc d’attractions, venu des Etats-Unis au XXe siècle. Le souvenir du lieu fournit aujourd’hui un argument de visite, non pas dans une démarche patrimoniale, mais parce que Sun Group s’en sert pour thématiser en grande partie son parc de loisirs. En outre, Bana puis Ba Na Hills ont en commun d’exploiter la fraîcheur et l’altitude comme une source d’altérité pour des sociétés urbaines qui construisent une certaine idée de la nature depuis le XIXe siècle. Pour autant, comme nous l’avons démontré, les hybridations sont nombreuses et nécessaires à la bonne fréquentation essentiellement domestique aujourd’hui, ce qui explique notamment le développement d’un complexe spirituel de pagodes.
35Plus globalement, Ba Na constitue un terrain d’étude pertinent pour analyser les processus de déterritorialisation et reterritorialisation de modèles de lieux dédiés au tourisme et aux loisirs à la faveur de la mondialisation. L’étude géohistorique ici menée permet de contextualiser sur la durée l’apparition du parc de loisirs, et de relativiser son caractère complètement nouveau. Deux modèles exogènes se sont en fait succédés en un même lieu : la station d’altitude d’importation française à l’époque coloniale et le parc de loisirs implanté par un puissant opérateur local, mais répondant à des critères désormais mondialisés de définition et de fonctionnement depuis les Etats-Unis : l’insularité et la recréation artificielle d’espaces, basée sur des contrefaçons, des simulacres et des faux-semblants. Dans les deux cas, il s’agit bien de la déclinaison d’une même catégorie de lieu : le comptoir touristique, ce qui a probablement facilité la continuité entre la station et le parc. Si les fonctions urbaines ont finalement décliné, des points communs ont cependant perduré en contexte postcolonial : la destruction de la nature justifiant un statut dérogatoire (déjà à l’époque coloniale, puis obtenu par Sun Group), son caractère insulaire et idéalisé, qui en font toujours une hétérotopie porteuse de modernité. En tant que telle, la station comme le parc de loisirs sont le produit de violences et de rapports de pouvoir amenant l’exclusion de populations jugées indésirables d’un point de vue social et racial : les populations colonisées d’abord, exception faite de celles appartenant aux élites et pouvant à ce titre y négocier leur présence dès l’époque coloniale ; aujourd’hui, les classes moyennes majoritairement Kinh, compte tenu des tarifs qui y sont pratiqués. En cela, il reste délicat de qualifier cet endroit d’espace public.