1Depuis le tournant du millénaire, les espaces thématiques et les zones reproduisant des styles architecturaux étrangers se sont multipliés en Chine, transformant le paysage des villes chinoises. Des centres commerciaux, des équipements de loisirs, des immeubles privés ou administratifs ainsi que des quartiers résidentiels arborent des éléments architecturaux inspirés, voire imités, de modèles européens ou nord-américains. Ces objets urbains sont érigés suivant le modèle d’urbanisme des parcs à thème, marquant, selon des processus similaires aux transformations des villes occidentales, la place de plus en plus centrale des loisirs urbains au sein de la société chinoise contemporaine. Parmi ces espaces, la zone de Thames Town, depuis sa construction entre 2002 et 2006, a particulièrement intéressé les architectes, les urbanistes, comme les spécialistes des questions urbaines, chinois comme étrangers, observateurs et commentateurs des transformations contemporaines des villes chinoises, réagissant par de nombreuses analyses sur le phénomène de copie en Chine.
2Thames Town est un quartier résidentiel, touristique et commercial qui appartient au programme d’urbanisme plus vaste « One City, Nine Towns », lancé par la municipalité de Shanghai en 2001 en vue de construire une dizaine de villes nouvelles dans les arrondissements périphériques et ainsi développer ses banlieues. Chacune des villes nouvelles devait comporter en son sein une zone à « l’aspect spécial » (Wang et Liu, 2003 ; Wang et Mo, 2019) permettant d’identifier et de différencier ces territoires auparavant marqués par une monotonie architecturale. Dans la ville nouvelle de Songjiang, où se trouve Thames Town et dont le projet a été remporté par l’agence d’urbanisme britannique Atkins, la référence à l’Angleterre a servi de modèle pour produire l’atmosphère urbaine du quartier. S’appuyant sur la reproduction de modèles architecturaux et urbanistiques vernaculaires (Atkins, 2011), ainsi que sur d’autres dispositifs spatiaux empruntés aux principes de fabrication des espaces thématiques, ou « theme park urbanism » (Fujita et Anderson, 2014), l’ambiance créée à Thames Town apparaît comme particulièrement soignée pour un espace résidentiel. La référence à l’Angleterre a immédiatement servi à qualifier le quartier dans les analyses de nombreux commentateurs qui voyaient dans cet espace une déclinaison des principes postmodernes du collage architectural et du pastiche caractéristiques des parcs à thème (Ottinger, 2010), allant jusqu’à décrire Thames Town comme un « British Disneyland » (Watts, 2004 ; Nieuwenhuis, 2010) aux portes de Shanghai, certains y voyant même le signe d’une « disneylandisation » de la société chinoise (Zheng, 2009 ; Zhou, 2009).
3Le phénomène des imitations architecturales est généralement analysé au prisme d’oppositions entre originalité et copie (Bosker, 2013), authenticité et faux (Greenspan, 2014), réalité et fiction (Piazzoni, 2018), ou de questionnements sur l’identité (Den Hartog, 2010) et l’appartenance culturelle (Campanella, 2008) par des commentateurs architectes, urbanistes, journalistes ou spécialistes des questions urbaines. Outre ces débats parfois ethnocentrés, fondés sur une lecture postmoderne – dont le cadre occidental d’intelligibilité n’est pas directement transposable aux situations chinoises – des constructions, ces objets urbains remettent directement en question les processus de fabrication urbaine et la place des loisirs au sein de la ville chinoise contemporaine. Le parc à thème, par sa vocation commerciale et ludique, est un espace où peuvent se déployer les pratiques de loisirs (Eyssartel et Rochette, 1992 ; Gravari-Barbas, 2006 ; Lukas, 2008). La vivacité et le dynamisme de certains parcs, et les comportements qui s’y déroulent, sont alors les signes de certaines valeurs et normes d’une société à un moment donné. Plus encore, la thématique du parc, rarement anodine ou anecdotique dans la mesure où elle représente la matérialisation d’un récit (Zukin, 1995 ; Lukas, 2007), révèle les processus sociaux et culturels de la société tels que les représentations de soi et de l’Autre, les manières d’identifier et de s’identifier, les projections stéréotypiques par rapport à d’autres sociétés et/ou par rapport à l’histoire (à son passé ou à un futur, idéalisés). Ainsi, l’aménagement des parcs Disney en dehors des États-Unis reste à ce jour le modèle d’analyse de l’américanisation – ou « disneylandisation » (Bryman, 2004) – des sociétés souvent perçue négativement comme une invasion. La réussite des parcs Disney apparaîtrait alors comme le marqueur d’une intégration des valeurs américaines de consommation et d’un transfert effectif du modèle devenant la référence (Eyssartel et Rochette, 1992). Le parc à thème est également un formidable outil de développement territorial et de promotion urbaine (Cazes, 2010). Il marque une certaine forme d’interventionnisme et de dirigisme dans la production de l’espace motivée par des enjeux économiques, politiques et parfois idéologiques selon le récit et sa matérialisation. La construction de Thames Town et les mécanismes et logiques qui sous-tendent la production de cet espace renvoient au modèle du parc à thème comme moteur du développement urbain : la présence de commerces et l’expérience ludique, l’insertion de lieux de loisirs au cœur de la ville (Gravari-Barbas, 2006), la fabrication d’un récit (Fujita et Anderson, 2014) parfois déconnecté de l’histoire locale, ou encore la présence de l’État comme acteur à tous les niveaux de construction et de gestion (Cazes, 2010). Selon cette perspective, les concepteurs, par les dispositifs scénographiques qui encadrent les individus dans un récit spatialisé ou un espace mis en récit, projettent et déterminent selon un caractère programmatique les futurs comportements des usagers. Le parc à thème est ainsi le lieu de rencontre entre les pratiques personnelles – liées au caractère libre du temps de loisirs – et des déterminismes économiques et sociologiques, entre les domaines de l’individuel et du collectif.
4Au regard de ces dimensions caractéristiques des espaces thématiques, le cas du quartier de Thames Town interroge doublement. D’une part, la reproduction de modèles britanniques marque la matérialisation d’un récit étranger au sein d’une société dominée par une idéologie nationaliste imposée par le Parti communiste chinois (PCC). L’anthropologue Hai Ren (2007 ; 2013) a montré dans le cas de la Chine que les thématisations spatialisées, notamment dans les musées nationaux ou le parc des Minorités de Beijing, étaient un dispositif étatique d’encadrement et de contrôle social et idéologique de la population. Comment comprendre alors la multiplication d’espaces aux atmosphères étrangères qui semblent entrer en contradiction avec le récit national ? D’autre part, quelles pratiques de loisirs peuvent se déployer à Thames Town ? Durant la période maoïste, le temps libre des individus était extrêmement contrôlé : seules les activités collectives, encadrées par les représentants du PCC, étaient jugées acceptables. Les activités individuelles étaient décriées et leurs pratiquants jugés bourgeois et contre-révolutionnaires. L’ensemble du temps, au travail comme personnel, devait servir à la construction de la société communiste (Rolandsen, 2011). La sphère privée ne réémergea lentement qu’après le lancement des politiques de réformes et d’ouverture (à partir de 1978), la propriété privée n’étant inscrite dans la Constitution qu’en 2007. Si l’espace thématique public peut encore être un lieu où s’exprime une forme de contrôle social des comportements (Ren, 2007 ; 2013), la dimension privée de l’espace de vie – que représente un quartier résidentiel comme Thames Town – donne une coloration nouvelle aux pratiques de loisirs réalisées dans un lieu mis en récit.
5La thématique anglaise mise en espace à Thames Town, comme sa réception, remet en question les valeurs et les normes de la société chinoise contemporaine. Que signifie alors la construction d’une architecture étrangère, d’un espace thématique à l’anglaise, appliquée à un espace résidentiel, dans le contexte actuel de cette société ? Quels sont les impacts de l’urbanisme propre aux parcs à thème sur l’habitat ? Que signifie la réception de l’atmosphère étrangère par les usagers, visiteurs comme habitants ? Plus précisément, quelles pratiques de loisirs sont projetées ou programmées par les concepteurs et les gestionnaires d’un espace comme Thames Town ? Et quels comportements sociaux se déploient effectivement dans ce lieu ?
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6L’enquête ethnographique menée dans le quartier entre 2011 et 20161 a permis de mettre en lumière des comportements et des pratiques qui ne correspondent pas nécessairement au cadre d’activités projetées – profiter du décor anglais, consommer aux échoppes et boutiques de chaînes étrangères ou prendre le petit train touristique, par exemple – par les concepteurs des espaces publics de Thames Town. De manière générale, les principales analyses du quartier, limitées à la forme de l’espace, sont biaisées par un cadre conceptuel occidental d’étude (celui de la postmodernité) qui limite l’appréhension du phénomène de thématisation spatiale2 en Chine urbaine et des pratiques de loisirs des usagers qui ne sont considérées qu’à travers le prisme de comportements consuméristes propres à un ordre néolibéral. Le décalage observé des pratiques – qui repose sur les divergences d’appréhension et d’appropriation entre un espace conçu/projeté et un espace vécu (Bonnin, 2007), et qui n’est pas propre à une situation chinoise – révèle les enjeux, les logiques et même les aspirations sociales des différents acteurs impliqués dans la fabrique urbaine. La manière de considérer et de se représenter Thames Town révèle également le statut de cet espace ainsi que des formes variées de loisirs au sein d’une société où ces derniers ont longtemps été strictement encadrés par le gouvernement et le Parti communiste chinois. L’enquête ethnographique permet ainsi de replacer les habitants et les usagers, et leurs pratiques volontaires et personnelles de loisirs, au cœur des processus de fabrique urbaine. Plus encore, elle permet de montrer comment les analyses stéréotypées fondées sur des schémas de pensée occidentaux ont été récupérées par la classe politique chinoise pour en faire un outil idéologique de débats nationaux et internationaux, sur fond de concurrence culturelle entre les États.
7Dans un premier temps, nous reviendrons sur les outils et les dispositifs utilisés à Thames Town pour produire un espace thématique à l’anglaise. L’analyse de ces techniques de production spatiale permet de mettre en lumière l’un des moteurs de diffusion du modèle du parc à thème. La manière dont ces techniques ont été perçues et analysées par de nombreux commentateurs, caractérisés par un cadre de réflexion postmoderne, engendre des biais de connaissance du phénomène de thématisation spatiale en Chine. Dans un deuxième temps, nous analyserons les pratiques et les discours des usagers et des habitants, oubliés de la plupart des études précédemment citées, afin d’appréhender les formes de loisirs auxquelles aspirent ces individus. Enfin, nous présenterons comment la classe politique chinoise s’est approprié les représentations des espaces à l’occidentale dans le cadre d’un rapport de force culturel entre la Chine et l’Occident.
- 3 L’origine de l’idée de quartiers à l’architecture étrangère reste floue. Les annales et archives re (...)
8Le quartier de Thames Town ne faisait initialement pas partie du schéma directeur de la ville nouvelle de Songjiang proposé par l’agence britannique Atkins, qui remporta le concours international en mars 2001. L’idée de faire une zone d’architecture anglaise, imposée par les autorités municipales3, est ajoutée au programme quelques mois plus tard, et entérinée au début de l’année 2002. La construction est placée sous la responsabilité de l’entreprise Shanghai Songjiang New City Development and Construction Company (SNCD), née d’un partenariat public-privé, chargée d’acheter à l’État les droits d’usage du sol et de viabiliser le terrain. La SNCD érige les infrastructures, les équipements et une partie des espaces de Thames Town, tandis qu’elle cède la construction du reste (certaines des zones résidentielles) à d’autres promoteurs privés. L’entreprise garde néanmoins la charge de la gestion et de la promotion générale du quartier. Cette centralisation institutionnelle a permis la constitution d’un quartier thématique cohérent sur une parcelle d’un kilomètre carré, constitué de nombreux espaces verts, d’équipements divers et variés et de plus de dix zones résidentielles caractérisés par une identification anglaise commune. Malgré la fonction résidentielle principale associée au projet, c’est la dimension formelle de l’espace, sa thématique à l’anglaise, qui retient l’attention et sert à catégoriser le quartier qui est alors perçu comme un parc à thème, lieu de consommation d’un imaginaire étranger. Selon cette perspective biaisée, car limitée à une analyse des formes architecturales, les usagers ne viendraient à Thames Town que pour s’évader dans un espace qui ne serait – illusoirement ou fictionnellement – pas la Chine.
Illustration 1
L’organisation de l’espace à Thames Town
Conception : Martin Minost, 2023.
9L’authenticité du récit à Thames Town, dans le sens d’une expérience immersive efficace (Lukas, 2007 ; 2010) et non pas d’une validité historique de la présence d’une architecture étrangère, est soutenue par de nombreux éléments et arguments : les formes architecturales reproduites, les logiques constructives et urbanistiques, les intentions des promoteurs tout au long de la construction, mais également dans les discours officiels et les campagnes publicitaires.
10Plusieurs styles d’architecture anglaise ont été reproduits à Thames Town et ceux-ci ont été disposés dans le quartier selon un ordre et une logique bien précis. En effet, un représentant du groupe Atkins affirmait la volonté de l’agence de donner l’impression d’un quartier qui se serait développé sur le temps long (Den Hartog, 2010 ; Atkins 2011). On trouve ainsi au cœur de Thames Town une église (imitée de l’église néo-gothique Christ Church de Clifton, près de Bristol en Angleterre), les bâtiments administratifs, le centre piéton avec des commerces et des logements en petits collectifs et ses rues pavées, tandis que les zones résidentielles composées de pavillons et de villas, ainsi que les équipements plus imposants (comme un centre commercial, un complexe sportif ou un grand collège-lycée) se situent sur les marges du quartier. Au centre, ont été reproduits des immeubles de style Tudor (1485-1603), reconnaissables à leur façade en torchis laissant apparaître une charpente en bois, de style néo-classique géorgien (1714-1820), en murs blancs en stuc caractérisés par des colonnades et une symétrie architecturale, ou encore de style victorien (1837-1901), marqué par la brique rouge, et utilisé pour faire des rangées de maisons accolées. Les bureaux et bâtiments administratifs ont été érigés dans le style plus monumental édouardien (1901-1910). L’authenticité des lieux reposerait également sur le fait que la SNCD aurait envoyé ses collaborateurs au Royaume-Uni pour découvrir les techniques constructives traditionnelles et rapporter des matériaux (Den Hartog, 2010).
Illustration 2
Brigues rouges et colombages en façade. La reproduction stéréotypique de l’architecture Tudor à Thames Town
Photo : Martin Minost, 2011.
11En plus des imitations architecturales et urbanistiques, le quartier a été habillé d’un mobilier urbain particulier qui marque plus encore sa différenciation des autres espaces de la ville nouvelle de Songjiang. Chaque espace possède un toponyme anglais, sous-titré d’une traduction en caractères chinois (alors qu’ailleurs, la version chinoise est la principale, et la transcription en anglais n’est que secondaire). Le passant peut ainsi se promener sur Oxford Street ou bien High Street, rejoindre la zone de Kensington Garden depuis celle de Nottingham Greenland en empruntant Kent Street. Il peut prendre une bière au Thames Bar situé sur Old Town Square ou bien se rendre au musée d’urbanisme localisé au Municipal Square. Ces adresses et toponymes ne servent toutefois qu’à renforcer l’effet d’immersion dans une autre société. N’ayant aucune valeur administrative, elles ne sont qu’un élément de décor finalement peu utilisé et peu reconnu par les habitants et les visiteurs. La signalétique urbaine comme le marquage des trottoirs, les poteaux et même les panneaux directionnels sont également différents de ceux des autres espaces de Songjiang. Enfin, la scénographie générale est complétée par des éléments de décor comme des statues de cuivre à l’effigie de personnalités (historiques, réelles ou fictives) de la société britannique. Les passants peuvent ainsi se prendre en photo avec des représentations de Churchill, Lady Diana, Shakespeare et Darwin, mais encore James Bond ou Harry Potter. On trouve également dans le quartier des cabines téléphoniques rouges qui rappellent celles de la ville de Londres, et des agents de surveillance du quartier habillés en uniformes inspirés de ceux des gardes de la reine d’Angleterre. Ces éléments, et l’atmosphère dans son ensemble, sont très prisés par des couples de jeunes mariés venus faire une séance de photos de mariage dans ce cadre idyllique. Les agences de photographie étaient très nombreuses durant les premières années qui ont suivi la complétion du quartier. Aujourd’hui leur nombre s’est réduit, et de nombreux autres types de commerces et d’équipements ont ouvert. Le quartier sert même parfois de décor pour le tournage de publicités télévisuelles ou de scènes de film, ce qui a contribué à entériner l’image d’un décor.
Illustration 3
Cabine rouge et statue de James Bond. Le mobilier urbain au service de l’atmosphère à l’anglaise
Photo : Martin Minost, 2015.
- 4 Traduction personnelle.
12Enfin, la mise en récit de l’espace est parachevée par des éléments de discours qui insistent sur l’expérience du voyage. En effet, les plaquettes promotionnelles, les articles dans des magazines spécialisés, mais également des descriptions dans des publications des instances administratives officielles, abondent pour identifier Thames Town à l’Angleterre et dire que venir à Thames Town est comme faire un voyage à l’étranger. Par exemple, le slogan promotionnel de Thames Town était posté dans le quartier et sur les affiches publicitaires : « Welcome to Thames Town. Taste authentic British style of small town. Enjoy sunlight, enjoy nature, enjoy your life and holiday. Dreaming of Britain, Live in Thames Town. » Une autre description, trouvée dans une publication officielle du sous-arrondissement dont dépend Thames Town (Sous-arrondissement de Fangsong, 2012 : 320), déclarait : « Le bourg [Thames Town] est empli d’une intense atmosphère anglaise ; entrer dans la petite ville, c’est comme mettre les pieds dans un pays étranger4. »
13La campagne de promotion du quartier s’appuie ainsi sur la métaphore du voyage à l’étranger pour insister sur l’identification de Thames Town aux petites bourgades anglaises.
14Les dispositifs spatiaux et narratifs présentés ci-dessus ne sont pas propres aux modes de construction et de promotion immobilières chinoises. Elles se retrouvent en d’autres endroits en Chine comme ailleurs dans le monde (Davis et Monk, 2008). Pourtant, les analyses qui ont porté sur les quartiers comme Thames Town ont souligné une spécificité des réalisations chinoises contemporaines et ainsi participé à les caractériser différemment, faisant des reproductions architecturales chinoises la manifestation d’une occidentalisation de la société chinoise aux modèles du néolibéralisme et du postmodernisme. Le vocabulaire utilisé par les commentateurs est sans équivoque. Il révèle également le cadre conceptuel occidental qui leur sert à appréhender des objets non occidentaux.
15De manière générale, c’est le caractère d’imitation qui est mis en avant. Bianca Bosker (2013) parle du phénomène de « duplitecture », ou de la société chinoise comme d’une « copycat culture ». Les journalistes Nate Berg (2012) et Anna Greenspan (2014) parlent pour leur part d’« imposturbanism » et de « Potemkin village », respectivement, pour qualifier le caractère faux de Thames Town. L’adjectif le plus largement répandu est celui de « kitsch ». Toutefois, sous ces différents qualificatifs, dont la valeur péjorative ne fait pas de doute, d’autres concepts issus des théories de la postmodernité apparaissent également. Bosker (2013) propose la notion de « simulacrascapes », en référence à Jean Baudrillard (1981) et Arjun Appadurai (1990), pour catégoriser l’ensemble des reproductions architecturales en Chine. Le journaliste Jonathan Glancey (2006) parle quant à lui de parodie et de pastiche, renvoyant aux théories de Fredric Jameson (2011) analysant le pastiche comme une imitation vide de sens. L’utilisation d’un tel cadre conceptuel pour étudier le phénomène des copies et leurs conséquences sur les modes de vie, et sur les formes des villes chinoises, n’est pas neutre. Cela concourt à produire une représentation particulière des habitants, de leurs comportements et de leurs aspirations, qui seraient principalement orientés par la consommation du décor et une pratique de l’espace comme une attraction. Elle tend à produire une catégorisation scientifique et un discours particulier sur les constructions urbaines chinoises, et sur la valeur symbolique que les résidents pourraient leur prêter, et cela en dehors de toute considération du point de vue de ces habitants. Selon cette posture analytique postmoderne, celle du « pastiche » et du « simulacre », les imitations architecturales, perçues comme décontextualisées – des « hétérotopies » (Li X., 2010) – par les commentateurs de Thames Town, sont reléguées au rang de simples objets vides de sens. Ces biens n’ont plus pour unique fonction que d’être consommés car ils ont perdu leur connexion avec l’histoire et avec leur territoire d’origine, avec la réalité. Similairement, Calvin Hui fait référence aux analyses de Slavoj Žižek sur la logique économique néolibérale de marchandisation (« commodification ») des choses pour justifier l’existence de Thames Town. Il définit la zone comme une « Angleterre décaféinée » (« decaffeinated England »), soit un bien consommable privé de sa qualité ou propriété principale, comme du café décaféiné – « England without Englishness » (Hui, 2016). En s’appuyant sur un cadre conceptuel postmoderne pour appréhender le phénomène d’imitation en Chine, les commentateurs rangent les constructions de Thames Town parmi les biens de consommation issus d’une logique néolibérale, c’est-à-dire seulement fondés sur la consommation de l’image qu’ils produisent ou renvoient, et déconnectés de toute forme de réalité, ou d’authenticité de l’expérience. Cela rejoint les descriptions de Thames Town comme un « décor sans envers » (Ottinger, 2010) et participe à catégoriser les usagers de Thames Town ainsi que le type de pratiques de loisirs auxquelles ils pourraient s’adonner.
16On peut cependant opposer deux limites à l’utilisation de tels concepts pour comprendre le phénomène de reproduction architecturale en Chine contemporaine. Premièrement, ces analyses se fondent presque exclusivement sur l’étude des formes et des images des espaces de Thames Town, c’est-à-dire sur les styles architecturaux représentés par la forme des bâtiments, ou encore sur les images et les représentations produites par les affiches publicitaires ou les éléments de scénographie urbaine qui composent la zone. Les commentateurs, ne prenant en compte dans leurs analyses que ces éléments qui participent à la production d’un espace thématique à l’anglaise, projettent sur les habitants de Thames Town des pratiques et des aspirations qui ne seraient déterminées que par cette image de ville anglaise. Les articles sur Thames Town sont parsemés de descriptions telles que : « Drinkers will be able to drop into pubs inspired by Birmingham, and shoppers will be able to browse in a covered market with distinct echoes of Covent Garden » (Watts, 2004) ; « the town […] will allow drinkers to quench their thirst in bars inspired by Birmingham’s pubs, and parents will be able to send their children to an international school » (Glancey, 2006) ; ou encore « there, couples may experience exotic marriage customs in which you exchange vows in front of a pastor » (Campanella, 2008). Or, la majorité des pratiques – envisagées à partir des devantures visibles au moment des observations – qui sont décrites sont celles des couples de jeunes mariés venus se faire photographier en tenue, attirés par le style britannique du paysage urbain, donc uniquement d’une partie des visiteurs. La relation à l’espace de Thames Town de ces derniers ne vaut pas pour tous les types d’usagers ni des habitants et diffère de celle de ces autres catégories d’individus. Plus encore, avec le temps et l’arrivée de commerçants investissant les locaux, ces devantures fictives qui habillaient le décor urbain et ont attiré l’œil des commentateurs ont disparu pour laisser place à des boutiques et des échoppes dont les produits et services vendus, ainsi que les décorations, n’ont souvent rien à voir avec une quelconque imagerie anglaise.
Illustration 4
Mariés prenant la pose et fausses devantures. Les marqueurs et les pratiques de Thames Town comme un décor
Photo : Martin Minost, 2013.
17Deuxièmement, les théories postmodernes ont été produites dans un contexte occidental qui n’est pas totalement pertinent pour appréhender des productions urbaines chinoises. Les catégories de pastiche ou de simulacre, dans ce cadre conceptuel, sont construites à partir d’un rapport particulier, inégal, entre l’original et la copie, fondé sur la valeur de l’authenticité. Ce qui est authentique, l’objet original, est valorisé, tandis que ce qui est imité est dévalorisé, voire condamné. En ce sens, les productions urbaines chinoises sont privées de toute valeur historique et symbolique intrinsèque par la qualité de copie qui leur est associée. Plus encore, elles sont également privées d’une valeur d’usage puisque le pastiche est une imitation vide de sens qui n’a pour fonction que d’être consommée selon les définitions postmodernes. Selon cette perspective, tant les objets et les espaces urbains que les individus qui les pratiquent sont dévalorisés par les commentateurs occidentaux. Les habitants sont privés, par ces théories, de leur capacité à donner du sens à leurs pratiques d’appropriation des objets et des espaces consommés. Les catégories postmodernes posent un cadre d’intelligibilité particulier du phénomène chinois contemporain d’imitation des objets occidentaux. Ce cadre limite les productions architecturales à un statut de bien de consommation et enferme ces éléments culturels dans un rapport rigide et hiérarchique aux modèles européens dont ils s’inspirent. Ce rapport, fondé sur la notion d’authenticité qui sert d’indice de valeur aux choses, définit par conséquent l’absence de valeur et de sens de ces productions. Celles-ci étant catégorisées comme des biens de consommation décontextualisés, les habitants qui les occupent sont également privés de leur capacité à donner un sens propre et autonome à leurs pratiques et à leur espace. D’après les commentateurs cités plus haut, l’accroissement du nombre d’imitations architecturales en Chine répondrait à un désir de la part des Chinois de vivre à l’occidentale. Un désir illusoire ou fantaisiste (Hassenpflug, 2008), puisque les pastiches et les simulacres ne sont pas la réalité.
18La question du loisir et des loisirs est au cœur de l’expérience des habitants et des autres usagers s’agissant de leur rapport à l’espace de Thames Town. La pratique de loisirs apparaît non seulement comme une dimension plus importante que la thématique à l’anglaise, mais encore elle semble, dans les discours, déconnectée de cette caractéristique spatiale. À la différence des jeunes couples mariés et d’une partie minoritaire des touristes qui viennent effectivement « consommer » un décor pour reprendre les analyses citées plus haut, la majorité des usagers du quartier (habitants comme visiteurs) ne sont pas à la recherche d’activités en lien avec la thématique anglaise. Se déploient alors à Thames Town des pratiques différentes qui forcent les institutions et les commerces à revoir leur stratégie de promotion urbaine. L’émergence de ces comportements de loisirs plus quotidiens et ordinaires – hors de l’espace-temps extraordinaire du tourisme, parfois induit par la forme fermée et exceptionnelle du parc de loisirs – révèle les nouvelles normes et aspirations de la société chinoise contemporaine. L’espace multifonctionnel de Thames Town (composé de lieux publics et de lieux à caractère privé) apparaît alors comme hybride, à la fois espace thématique proche du modèle du parc où peuvent se réaliser des activités de loisirs peu communes, et un espace où se déploient justement des comportements ordinaires déconnectés de sa thématique à l’anglaise. Non seulement les activités de loisirs prennent une place plus importante de l’espace domestique (et dans le budget des familles), mais elles servent également de moyens de distinction sociale. L’aménagement des parties extérieures permet de faire la démonstration d’un capital économique, social et culturel, montrant ainsi les mutations des valeurs et des normes d’une partie de la population chinoise. Sans parler comme Jean Viard (2006) du « triomphe des valeurs vacancières » dans le cas de la France, l’importance accordée aux activités de loisirs, au fait de « profiter de la vie », dans un « bon environnement », marque le développement croissant de ces pratiques et de leur reconnaissance en Chine. Plus encore, on remarque qu’il s’agit d’activités plus personnelles, individuelles ou centrées sur la famille, et qui se démarquent ainsi des activités collectives contraintes de la période de la Révolution culturelle (1966-1976).
19Les habitants de Thames Town appartiennent aux catégories sociales moyennes aisées et supérieures de la société chinoise. Composés majoritairement de patrons d’entreprise, d’entrepreneurs privés, de membres de l’administration ou d’universitaires, ils habitaient pour beaucoup dans le centre-ville de Shanghai auparavant. Lorsqu’on les interroge sur les raisons de leur installation à Thames Town, une majorité ne mentionne pas la dimension anglaise du quartier. Ils disent être attirés par le « bon environnement », c’est-à-dire les caractéristiques représentées comme naturelles (de nombreux espaces verts, la présence de l’eau, un air moins pollué) associées à l’arrondissement de Songjiang, mais surtout la possibilité de suivre un mode de vie différent de celui qu’ils menaient dans la ville-centre de Shanghai. Thames Town est caractérisé par les habitants non pas comme un quartier à l’anglaise, mais comme un lieu où il est possible de vivre différemment, libéré de certaines contraintes sociales. C’est ainsi le lieu, selon eux, où leur vie n’est plus rythmée par la nécessité de travailler beaucoup, d’avoir une carrière et de suivre leurs obligations sociales et familiales. Au contraire, à Thames Town, même s’ils avouent gagner moins d’argent, plusieurs habitants disent qu’ils peuvent se balader, lire un livre, s’adonner à la calligraphie, faire du vélo, ou même inviter des amis et leur faire découvrir le quartier et d’autres espaces de l’arrondissement (Minost, 2018).
20La manière de décorer et d’aménager l’extérieur des logements est l’un des moyens de se rendre compte de la place plus importante accordée par les résidents à la pratique des loisirs au quotidien, notamment chez ceux qui possèdent un jardin, un balcon ou une terrasse. Ces aménagements extérieurs – qui répondent également à des décorations intérieures, notamment les souvenirs et les photographies de voyages – révèlent la place centrale prise par les activités de loisirs dans le quotidien des habitants de Thames Town. Deux aménagements reviennent le plus régulièrement parmi les interlocuteurs interrogés. Si l’habitant possède une maison individuelle avec un jardin privé, il n’est pas rare qu’une partie soit transformée en jardin potager où le foyer fait pousser ses propres légumes et son thé, par exemple. Une habitante était fière de pouvoir servir des concombres de son jardin à ses invités, valorisant l’origine saine et contrôlée des aliments, alors que les scandales alimentaires sont fréquents en Chine. Cette pratique jardinière est même observable dans la zone de Leeds Garden, où les espaces verts sont partagés et non privatisés. Plusieurs résidents ont fait des demandes auprès du comité de résidents et de la SNCD pour avoir le droit d’aménager un espace contigu de la villa pour y cultiver des plants. Dans d’autres cas, le jardin ou la terrasse est souvent aménagé comme espace de détente et de réception. Dans la zone de Kensington Garden, composée entre autres de maisons accolées avec des espaces extérieurs privés à l’avant et à l’arrière du logement, une partie est équipée par les habitants de tabourets et de table. L’un d’entre eux a installé des chaises longues, tandis qu’un autre y a mis un canapé à bascule. D’autres habitants encore peuvent installer dans cet espace des équipements de sport comme un tapis de course. Dans la zone de Rowland Heights, un habitant a aménagé son jardin privé avec des équipements de callisthénie, des chaises longues et un parasol, une table et des chaises de jardin et un barbecue, en plus du matériel pour étendre son linge. Dans la zone d’Hampton Garden, une famille a aménagé un demi-terrain de basket pour ses enfants sur l’un des murs de la maison individuelle. De manière générale, les activités de loisirs apparaissent comme déterminées par une pratique familiale ou individuelle et orientées par des logiques de détente et de bien-être, pour une meilleure hygiène de vie, ce qui est cohérent avec le projet de s’installer en dehors de la ville-centre, dans un meilleur environnement.
Illustration 5
Espace de détente et potager. La mise en scène des activités de loisirs domestiques
Photo : Martin Minost, 2014.
21Ces exemples d’aménagements sont significatifs des transformations récentes de la société chinoise. D’un côté, le logement devient un outil de représentation sociale et donc de dialogue avec le monde extérieur. Cela diffère des modes d’habiter des périodes précédentes : avant la révolution communiste, si l’on se réfère au modèle de la maison traditionnelle chinoise, celle-ci était tournée sur elle-même, sur sa cour intérieure, et cachée par une enceinte aveugle. Durant la période maoïste, toute forme de distinction sociale fondée sur des possessions personnelles était bannie. De l’autre côté, ce qui est représenté dans les espaces domestiques extérieurs appartient à l’ordre des activités de loisirs : le loisir devient une ressource sociale reconnue que l’on peut afficher de manière ostentatoire sans craindre une sanction sociale.
22De façon similaire aux habitants, plusieurs visiteurs – non résidents – occasionnels ou réguliers de Thames Town ont des pratiques qui semblent déconnectées de l’atmosphère anglaise du quartier. De nombreux individus viennent pour se détendre, pour promener leur chien, ou pour d’autres activités comme du canoë, ou lors d’une promenade dans l’arrondissement de Songjiang. En ce sens, ils ne sont pas simplement des consommateurs de la thématique à l’anglaise. Selon les pratiques, soit le quartier n’est pas différencié d’un autre, malgré sa caractéristique architecturale distinctive, soit c’est plutôt la référence à un environnement naturel qui prime sur l’atmosphère anglaise.
23Parmi les pratiques régulières qui se font dans un cadre collectif, celle des danses collectives est exemplaire. Tous les soirs, après le dîner, vers 18 h 30 ou 19 h, un groupe principalement composé de dames se constitue sur le Municipal Square. L’une d’elles apporte une sono et commence des pas de danse. Les autres, positionnées derrière elle, suivent ses mouvements. Le groupe s’est délimité un espace avec des cônes pour ne pas être dérangé par les promeneurs sortis faire leur marche digestive, les enfants en patins à roulettes ou en trottinette, ou les mobylettes qui circulent encore. Elles attirent les regards, elles sont parfois mimées par les enfants amusés. La séance dure moins d’une heure. Après quelques mots échangés, le groupe se sépare. Des réunions similaires ont lieu en divers endroits de la ville nouvelle de Songjiang (par exemple sur l’autre rive du lac Huating, qui borde Thames Town sur son flan est), mais également partout ailleurs en Chine, dans les parcs ou dans les espaces publics découverts (Rochot, 2017). La dimension anglaise de l’espace n’engendre ainsi pas nécessairement des pratiques et des modes de vie différents. Au contraire, les usagers s’approprient l’espace à la forme étrangère en y déployant des activités ordinaires et banales pour un espace public en Chine.
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Danses collectives et pêche en solitaire. Des usages « autres » ordinaires déconnectés de l’atmosphère anglaise
Photo : Martin Minost, 2016.
24D’autres exemples abondent pour analyser des activités de détente à la fois propres aux habitudes chinoises et liées au contexte contemporain, où l’espace de Thames Town est simplement intégré aux pratiques, indépendamment de sa thématique anglaise. Durant l’été 2011, j’ai pu accompagner un groupe d’entrepreneurs shanghaïens qui, le temps d’un week-end, faisaient une excursion touristique dans l’arrondissement Songjiang (où se trouve la ville nouvelle éponyme). Le tour auquel j’avais participé comprenait un déjeuner dans un restaurant au milieu des champs, la visite d’un verger, une balade à Thames Town et une petite randonnée dans l’un des parcs de Sheshan, pour gravir l’un des rares monticules de la municipalité de Shanghai. La visite du verger avait eu un énorme succès car les participants avaient eu le droit de se rendre au milieu des rangées d’arbres avec des paniers pour cueillir eux-mêmes directement sur les branches les pêches qu’ils allaient acheter. Cette excursion, aux airs de « tourisme rural » qui se termine par une activité traditionnelle de 爬山 (pashan : gravir la montagne) et où Thames Town est rangé parmi les destinations principales de ce voyage en zone rurale, ne peut être uniquement catégorisée comme une activité de consommation d’espaces touristiques. La visite de Thames Town, durant ce parcours de loisirs péri-urbains multi-situés, se range entre des activités de bien-être et de santé (avec l’achat de fruits hors des circuits de grandes distributions) et de détente (sportive avec la pratique très répandue de promenade en montagne). À nouveau, le quartier apparaît sous un autre jour dans les pratiques des usagers, non pas comme un lieu où faire l’expérience d’une culture étrangère par le truchement de dispositifs spatiaux, mais comme un espace de détente où il fait bon vivre.
25Ainsi, les activités qui ont lieu à Thames Town ne sont pas tant orientées par la thématique à l’anglaise voulue et construite par les concepteurs et le promoteur, mais elles sont déterminées par les aspirations des habitants et des visiteurs à la recherche de moments de détente et de bien-être. L’entreprise de développement du quartier, la SNCD, a ainsi dû adapter son discours publicitaire sur Thames Town au regard de l’importance et du nombre de visiteurs motivés par la recherche d’un « bon environnement ». L’une des premières cartes touristiques du quartier, datant de 2010, était dans les tons de rouge (en référence à la brique des immeubles ?) et montrait la localisation des sites intéressants – d’architecture et de style anglais – de la zone, tels que l’église et les musées. Le dépliant était également composé de photographies des bâtiments à l’architecture particulièrement stéréotypée de Thames Town, comme les rues pavées bordées de maisons à colombages, et le slogan « Wonderful Thames, Wonderful Life » associait à la qualité anglaise de l’espace une qualité de vie supérieure. En 2013, une nouvelle carte est produite. Le code de couleur principale est cette fois le vert. Les images ne montrent plus des immeubles et des espaces à l’architecture britannique, mais des individus profitant des espaces verts du quartier. Le nouveau slogan qui apparaît sur le dépliant est : « Living, Creating, Relaxing ». Ce virage dans la politique de promotion commerciale de la zone par le promoteur est significatif des enjeux liés aux espaces publics des villes chinoises et de ce qui est attractif pour les visiteurs qui viennent à Thames Town. Dans ce cas précis, la dimension anglaise n’apparaît pas au cœur des attentes des visiteurs et n’est, par conséquent, plus autant mise en avant dans la promotion du quartier. La zone est alors plutôt caractérisée par ses espaces verts et les services de loisirs qui y sont installés.
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Évolution des stratégies promotionnelles du quartier
Source : Office du tourisme de Thames Town, 2011 et 2013.
26Le phénomène des reproductions architecturales a également généré des réactions, outre la condamnation d’une occidentalisation des modes de vie ou de l’imitation d’objets étrangers, visant à opposer une culture et une tradition chinoises face à cette invasion d’éléments culturels étrangers. Parmi les réponses proposées, les commentateurs ont tenté de revaloriser l’architecture et l’histoire culturelles de la société chinoise. Parallèlement, des personnalités politiques, à l’échelle de leur territoire d’investiture, ont tenté de mettre en œuvre des politiques visant à limiter la propagation d’éléments n’appartenant pas à la culture des lieux. En ce sens, ces réponses participent à inscrire le phénomène des imitations spatiales dans le cadre d’un rapport culturel entre la Chine et l’Occident. En marge de la production d’un discours scientifique sur les copies architecturales, ces réactions révèlent le contexte général politique de la réception du phénomène par des commentateurs extérieurs, ainsi que le cadre idéologique soutenant les mesures et les idées qu’ils développent : celui d’une relance des discours nationalistes, notamment à partir des années 2010.
27Certains hommes politiques ont tenté de réagir contre la multiplication des espaces urbains aux appellations et aux apparences étrangères. L’exemple le plus médiatisé, car d’envergure nationale, était la politique lancée en mars 2016 par le ministre des Affaires civiles, Li Liguo, pour protéger les dénominations locales et réglementer l’utilisation de toponymes étrangers. D’autres cas existent à moindre échelle. Thomas Campanella (2008) rapporte qu’en 2004 les autorités shanghaïennes auraient enjoint les promoteurs immobiliers à se débarrasser des noms étrangers qualifiant les espaces de leurs opérations, mais que cette régulation n’aurait pas été mise à exécution sur le terrain. Similairement, l’anthropologue Li Zhang (2010) rapporte une mesure prise par le gouvernement municipal de Kunming, à la suite d’un débat soutenu par le journal officiel Le Quotidien du peuple, de bannir les noms étrangers des opérations en construction et de celles à venir. La mesure était justifiée par la volonté de respecter les pratiques chinoises traditionnelles et de limiter une dégénérescence culturelle entraînée par l’adulation des choses occidentales (ibid.).
- 5 加强地名文化保护清理整治不规范地名工作实施方案 (Jiaqiang diming wenhua baohu qingli zhengzhi bu guifan diming gongzuo shis (...)
28Dans une allocution retransmise à la fin du mois de mars 2016, le ministre des Affaires civiles de l’époque, Li Liguo, présentait son programme de protection des noms de lieu et de limitation des toponymes étrangers. Dans ce texte, intitulé « Plan de mise en vigueur du projet de renforcement de la protection des noms de lieux culturels et de régulation et réglementation des noms de lieux anormaux5 », l’ancien ministre projetait d’une part de se débarrasser des noms étrangers et d’autre part de protéger le patrimoine porté par les toponymes traditionnels, considérés comme « une part importante de la civilisation chinoise » (中华文明重要部分 zhonghua wenming zhongyao bufen). Cette mesure était justifiée par le fait que les noms étrangers auraient « endommagé l’héritage culturel transmis par les noms » (对地名的文化传承造成很大损害 dui diming de wenhua chuancheng zaocheng hen da sunhai), causant une « perte de la tradition » (丢了传统 diule chuantong). Étaient visés par le programme tous les types de constructions : les rues, les zones résidentielles, les ponts et les objets architecturaux, dont les noms seraient considérés comme dépassant le cadre local (大 da, trop grand), « étrangers » (洋 yang) ou « bizarres » (怪 guai).
- 6 Par exemple, Hu Jintao prononce en 2008, à l’occasion des trente ans du lancement des réformes, un (...)
29Cette opération politique, lancée une quinzaine d’années après le début du programme « One City, Nine Towns », et alors que le phénomène des reproductions architecturales connaît un grand succès en Chine depuis une vingtaine d’années, semble s’opposer à une tendance très lucrative pour le marché de l’immobilier et aller à l’encontre des stratégies de développement urbain et d’enrichissement. Elle révèle pourtant les évolutions du champ politique des hautes sphères dirigeantes de la société chinoise, et les impacts que les changements politiques peuvent avoir sur la perception des zones d’architecture copiée. Le projet « One City, Nine Towns » est lancé en 2001 à Shanghai alors que le pouvoir est détenu par Jiang Zemin, le président de la République populaire de Chine (RPC), et Zhu Rongji, son premier ministre, tous les deux ayant entamé leur carrière politique à Shanghai. L’équipe dirigeante de la municipalité, Huang Ju et Chen Liangyu, sont des alliés politiques et appartiennent à la même mouvance. Sous la présidence de Jiang Zemin, la Chine continue son programme de réformes et d’ouverture, avec notamment l’intégration à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001 ou encore l’admission au sein du PCC, en 2001 également, des classes moyennes et des entrepreneurs privés, groupes autrefois considérés comme ennemis de la société. Avec l’arrivée au pouvoir des équipes dirigeantes subséquentes, Hu Jintao et Wen Jiabao de 2003 à 2012 et Xi Jinping et Li Keqiang depuis 2012, les politiques du parti ont suivi des directions différentes, vers une revivification des idéologies nationalistes et un virage plus conservateur. Dans ce cadre, les formes d’influence occidentale sont condamnées et combattues (Lam, 2012 ; Guiheux, 2018). Ce virage s’est accompagné de purges au sein des différentes factions de l’élite politique, présentées comme des mesures de lutte contre la corruption. La chute de Chen Liangyu pour corruption en 2006, alors qu’il est secrétaire du PC de Shanghai et membre du Bureau politique du comité central, a été perçue comme la conséquence d’une lutte entre les factions du président Hu Jintao et de l’ancien président Jiang Zemin (Li, 2007), Chen Liangyu se montrant très critique vis-à-vis de la politique économique de Hu et Wen et de leurs tentatives pour corriger les effets des politiques de Deng Xiaoping et Jiang Zemin6. La politique de Li Liguo intervient alors que Xi Jinping est arrivé au pouvoir et oriente le discours du parti et les politiques vers une réactivation et une glorification des valeurs nationalistes et marxistes.
30La politique de Li Liguo a été très médiatisée. Toutefois, il semble qu’à l’instar des autres mesures plus localisées, elle n’ait pas donné lieu à une réelle et effective mise en œuvre sur le terrain. Li Liguo a été très rapidement démis de ses fonctions de ministre des Affaires civiles en 2016 à cause d’un scandale de corruption. Ce type de mesure révèle néanmoins que les espaces aux formes occidentales ou faisant référence à des ambiances étrangères sont utilisés à des fins politiques, entrant dans le schéma d’une opposition culturelle et idéologique entre la Chine et l’Occident. Avec la limitation des noms étrangers, c’est l’influence occidentale sur la culture chinoise qui est combattue, d’après les discours des élites dirigeantes. Les espaces et les toponymes occidentaux sont particulièrement visés depuis le début des années 2010 alors que le nouveau président de la RPC, Xi Jinping, promeut un renouveau de la fierté nationale et des valeurs marxistes et maoïstes, avec notamment la réactivation des chants révolutionnaires ou des voyages sur les sites associés à l’histoire de la révolution communiste chinoise (Lam, 2012 ; Guiheux, 2018).
- 7 « 关于进一步加强城市与建筑风貌管理的通知 » (Guanyu jinyibu jiaqiang chengshi yu jianzhu fengmao guanli de tongzhi) : « (...)
31Ainsi, le programme « One City, Nine Towns » a été lancé alors que l’équipe dirigeante de l’État chinois était favorable à des politiques d’ouverture économique et culturelle du pays. Le programme, et particulièrement Thames Town et les autres quartiers d’inspiration étrangère, s’inscrivaient dans une stratégie d’appropriation de « l’Autre » pour soutenir le processus de développement (Zhou et Xue, 2008). Au cours des années 2000, les nouveaux leaders ont pris un tournant plus conservateur et se sont montrés critiques et méfiants vis-à-vis des symboles culturels issus des sociétés occidentales. Thames Town ne fait pas exception, et le quartier est considéré comme l’une des manifestations les plus visibles d’un processus d’occidentalisation de la société chinoise (Zheng, 2009 ; Zhou, 2009 ; Li, 2013). Ce tournant dans la politique globale explique en partie les réactions et les commentaires négatifs portés sur les espaces de style étranger, notamment depuis les années 2010, avec l’arrivée au pouvoir du président Xi Jinping. Dans la continuité de ces politiques, une nouvelle a été lancée en 2020. Cette mesure7 très récente, publiée par le ministère du Logement et du Développement rural-urbain en avril 2020, interdit le plagiat « 抄袭 » (chaoxi) et les imitations « 模仿 » (mofang) qui engendreraient un chaos architectural « 建筑乱象 » (jianzhu luanxiang), et encourage les localités à œuvrer pour la protection des reliques historiques et culturelles en imposant de ne pas démolir les bâtiments anciens et traditionnels dans le but de renforcer la confiance en soi culturelle « 坚定文化自信 » (jianding wenhua zixin) (Zhang, 2020).
32Le cas de Thames Town est exemplaire pour analyser la diffusion et la réception – par les différents groupes d’acteurs impliqués dans la fabrique urbaine – des modèles et des principes de l’urbanisme des parcs à thème – ainsi que certaines transformations des pratiques de loisirs urbains d’une partie aisée de la population. Si les techniques et les dispositifs spatiaux ainsi que les formes de mise en récit de l’espace propres aux parcs à thème sont reproduits en Chine, à Thames Town et ailleurs, cela ne s’accompagne pas nécessairement d’une diffusion des manières de faire et des modes de vie occidentalisés chez les usagers de ces nouveaux espaces (Henriot et Minost, 2017). Pour autant, Thames Town est généralement perçu et connu comme une manifestation paroxystique de l’occidentalisation de la société chinoise. Ce fait révèle que les images et les représentations des processus de la mondialisation sont aussi portés par des figures et des personnalités, des commentateurs reconnus comme des experts dans le domaine de la production urbaine, tels les architectes ou les urbanistes, et dont les avis ont un poids certain dans les débats contemporains, mais qui peuvent être motivés par d’autres enjeux politiques, économiques ou idéologiques. Par exemple, l’architecte Robert Venturi, célèbre pour son analyse de la place de l’image dans l’urbanisme de Las Vegas, a proposé une vision de la Chine et de Shanghai comme d’une société multiculturelle cosmopolite (Venturi et Scott Brown, 2008), alimentant ainsi la représentation d’une société influencée par les modèles occidentaux et importatrice de ces derniers.
33Thames Town est un exemple chinois, celui d’une société dirigée par un pouvoir autoritaire où les activités de loisirs étaient moralement et idéologiquement stigmatisées, d’une transition vers une société de loisirs, qui passe par l’étape hybride du quartier thématique, soit un lieu intermédiaire entre le parc à thème (un espace extraordinaire) et la ville ordinaire. Ce faisant, un tel espace permet une banalisation – une sécularisation – des loisirs dans une société qui aspire à un meilleur équilibre entre temps de travail et temps libre.