1La multitude de droits accordés par le gouvernement sur le territoire public permet de générer des activités économiques et sociales très importantes. Cependant, la superposition de certains de ces droits occasionne des conflits d’usages importants. Afin de mieux comprendre les problématiques liées à la mise en valeur de différentes ressources par des intérêts parfois divergents sur un même territoire et de dégager des pistes de solutions à ces problématiques, le cas des pourvoiries à droits exclusifs localisées en territoire sous contrat d’aménagement et d’approvisionnement forestier (CAAF) sera utilisé.
2Tout d’abord, qu’est-ce qu’une pourvoirie : c’est une entreprise qui offre, contre rémunération, de l’hébergement et des services ou de l’équipement pour la pratique, à des fins récréatives, des activités de chasse, de pêche ou de piégeage (art. 78.1, Loi sur la conservation et la mise en valeur de la faune). Le Québec compte près de 700 de ces entreprises qui procurent de l’emploi à plus de 6000 personnes et génèrent des retombées économiques de plus de 200 millions de dollars annuellement, principalement en région (FAPAQ, 2003). Elles sont très performantes tant sur le plan social qu’économique et leurs activités ne cessent de se diversifier afin de répondre à la demande de leur clientèle composée à 80 % de Québécois et à 20 % de non résidants (FAPAQ, 2003). Initialement axées sur la chasse et la pêche, les activités et les services offerts vont maintenant de la haute gastronomie aux soins de santé, en passant par l’observation de la faune, l’écotourisme, la motoneige et la villégiature, en plus des activités traditionnelles. La proportion de ces activités est en très forte augmentation dans plusieurs régions (graphique 1). L’hébergement se fait soit en auberge, soit dans des chalets, qui peuvent être regroupés ou isolés sur les rives d’un lac. Il existe deux types de pourvoiries : à droits exclusifs et à droits non exclusifs. Les pourvoiries à droits exclusifs ont l’avantage de détenir l’exclusivité des activités de chasse, de pêche et de piégeage sur un territoire défini. De plus, celles-ci sont responsables de la gestion de la faune. C’est de ce type de pourvoiries dont il sera ici question. À noter qu’il y a moins de 200 pourvoiries à droits exclusifs au Québec ; elles occupent environ 1 % du territoire québécois, en excluant l’île d’Anticosti, et sont généralement situées en territoire public sous CAAF. Elles doivent donc cohabiter avec l’industrie forestière. Le gouvernement, quant à lui, demande à ces deux colocataires forcés de s’entendre. Ceux-ci vont-ils se battre ou trouveront-ils une solution ?
Graphique 1- Compilation des rapports annuels des pourvoiries des Laurentides, 2005
Source : Centre d’information stratégique en tourisme des Laurentides.
3Le régime forestier actuel est conçu de façon à ce que l’industrie forestière soit le maître d’œuvre du développement du territoire en y réalisant un développement du réseau routier et des interventions forestières selon ses besoins. De son coté, le gouvernement encadre ce développement en déterminant le volume de bois qui peut être récolté, par le calcul de la possibilité forestière, la façon de couper et d’aménager la forêt, par la stratégie d’aménagement et la façon d’intervenir localement, par le règlement sur les normes d’intervention en forêt (RNI) (traverse de cours d’eau, habitats fauniques, etc.). Celui-ci n’intervient en aucun temps pour dire comment le réseau routier doit être développé ni quel peuplement mature devra faire l’objet de récolte en premier, par rapport à un autre équivalent, sauf en cas de catastrophe naturelle. Le résultat est l’effet d’agglomération des coupes. Il est plus avantageux financièrement de couper le plus possible en construisant le moins de chemins possibles. En effet, une industrie forestière peut rarement se permettre d’amortir sur une longue période le coût de construction des chemins puisque, dès qu’ils sont construits, ils appartiennent à l’État. L’industrie ne peut donc pas emprunter, faute de garanties ; résultat : un développement routier qui se fait au gré des volumes disponibles, sans autre vision de l’usage du territoire.
4Quelle est la place des autres utilisateurs du territoire dans ce développement ? Ceux-ci peuvent faire valoir leurs revendications au moment des consultations publiques qui ont lieu lors du dépôt du plan général ou du plan quinquennal. Ces consultations se déroulent de la façon suivante : quand l’industrie forestière réalise sa planification, elle publie une annonce dans les journaux locaux pour faire connaître la tenue de consultations publiques. Celles-ci durent 45 jours. Il est possible de faire modifier les activités d’aménagement prévues seulement en intervenant durant les 20 premiers jours. À la suite de ces consultations, le gouvernement analyse la conformité des plans. L’acceptation de ces plans est essentielle pour qu’une industrie puisse obtenir un permis d’intervention annuel à la suite du dépôt du plan annuel, qui, pour sa part, n’est pas soumis aux consultations publiques. Les 25 jours restants servent soit à la consultation des plans, soit à la recherche de solutions pour ceux qui ont manifesté leur désaccord. Après cette période, si aucune solution n’est trouvée, il est possible de demander une conciliation au gouvernement, ce qui se fait très rarement (8 cas seulement depuis 1986). Le conciliateur, nommé par le ministre, cherche alors à rapprocher les parties et remet un rapport contenant ses recommandations au ministre qui prend la décision finale. La majorité du temps, les conflits ne se rendent pas jusque là et ce sont les représentants régionaux du gouvernement qui font office soit d’arbitres, en tranchant le litige, soit de médiateurs, en obligeant les parties à s’entendre. Aucun outil d’aide à la décision n’existe en ce sens. Le jugement et les connaissances des fonctionnaires en place donnent la couleur tant à la méthode retenue qu’à la décision rendue, qui est donc variable. Le fardeau de la preuve est au demandeur qui doit alors, entre autres, se payer des experts et colliger des renseignements sur le territoire, si nécessaire pour faire valoir son point de vue, la foresterie au Québec n’étant pas soumise aux études d’impact. S’opposer aux plans peut aussi signifier que la pourvoirie fera l’objet de représailles en étant, par exemple, « peinturée de coupes » lors du prochain plan si le représentant souffre d’un « power trip ». Il a le pouvoir de décider où il veut couper. Il y a de « bons » représentants et des « mauvais », dans tous les groupes, mais il y a peu de mesures pour contrer les mauvais.
5Évidemment, le travail nécessaire pour revoir la planification de façon importante à la fin de la réalisation du projet suffit généralement pour que l’industrie s’oppose aux changements. De même, les coûts importants liés à la défense de son point font en sorte que très peu de gens poursuivent davantage leurs démarches. Les pourvoyeurs, quant à eux, se sont dotés de ressources qui leur fournissent l’expertise nécessaire et ils sont ainsi en mesure de se faire entendre. En mai 2001, à la suite des représentations de divers groupes d’utilisateurs et de quelques conciliations, le gouvernement a décidé, dans le projet de loi 136, qu’il serait plus sage d’impliquer les principaux intervenants du territoire dès le début de l’élaboration des plans afin de prévenir les conflits, plutôt que de devoir les gérer par la suite. À partir de ce moment, les pourvoyeurs n’ont plus à surveiller les petites annonces, ou à composer avec de la machinerie qui débarque en pleine saison d’opération, puisque l’industrie forestière est désormais obligée de les inviter à participer à l’élaboration des plans. Bien entendu, quelques représentants de l’industrie forestière avaient déjà mis en place ce type de mesures, qui relèvent du gros bon sens, et consultaient déjà à l’avance les pourvoyeurs afin d’intégrer, dans la mesure du possible, les préoccupations exprimées. Pour les autres industriels, il n’y a pas eu de changement, sinon que les pourvoyeurs sont informés s’il y a des consultations. Il en est ainsi parce que le gouvernement n’a pas défini exactement ce que « participer » sous-entend et n’a pas donné aux tiers visés les moyens de participer.
6Il est aussi important de mentionner que le contenu du plan en consultation varie selon l’industriel forestier, cette consultation n’étant actuellement prévue que pour les plans généraux (stratégie d’aménagement) et quinquennaux (opérations prévues sur cinq ans). Certains forestiers présentent de l’information détaillée sur les chemins à construire et les travaux d’aménagement prévus, alors que d’autres présentent de grosses tâches plus ou moins claires sur lesquelles aucun détail ne figure. Il va sans dire qu’il est beaucoup plus facile d’évaluer les impacts et de se prononcer lorsque qu’il y a suffisamment de précisions. Les industriels forestiers qui ne détaillent pas leur planification suggèrent généralement de reporter les discussions aux plans annuels qui seront produits l’année précédant la réalisation des activités. Ces plans annuels sont très détaillés en ce qui concerne les limites des parterres de coupes et la localisation des chemins, ce qui facilite l’analyse des impacts pour le pourvoyeur. Mais le problème réside dans le fait qu’il n’y pas de consultations annuelles et donc pas de processus permettant de régler les conflits à ce niveau. Le fait de présenter une planification peu détaillée ne veut cependant pas dire qu’il y ait de mauvaises intentions, puisque le détail sur cinq ans représente une tâche colossale ; cependant plusieurs forestiers aiment discuter des problèmes seulement lorsqu’ils ont leur permis en poche et que les modifications reposent uniquement sur leur bonne volonté, qui varie évidemment selon la demande et la vision de l’individu.
7Le rapport Coulombe (Commission d’étude sur la gestion de la forêt publique québécoise, 2004) apporte plusieurs mesures visant à améliorer la situation. Sur le plan des consultations publiques, les commissaires suggèrent un plan dynamique qui ferait l’objet de consultations annuelles. Ainsi, un plan peu précis devrait être automatiquement rejeté par le gouvernement avant même qu’il n’y ait de consultations publiques. Au moment d’écrire ces lignes, la réponse du gouvernement se fait encore attendre sur cette recommandation. En ce qui concerne la défense des pourvoiries et des réserves fauniques, l’obligation d’entente (recommandation 4.7) est sans aucun doute la principale recommandation visant à améliorer leur sort. Très controversée, cette recommandation est pourtant la seule qui puisse permettre d’assurer que certains industriels forestiers respectent les autres utilisateurs. Ainsi, un représentant industriel qui voit la cohabitation comme un jeu qu’il doit gagner coûte que coûte, plutôt qu’une responsabilité sociale, se verra obligé de chercher des solutions qui conviennent à tous les intervenants plutôt qu’à lui seul. Ce serait la fin de l’ère des dinosaures qui encombrent nos forêts. Comment éviter que cela ne se transforme en droits de veto qui empêcheraient l’industrie forestière de fonctionner ? Simplement en mettant en place des mécanismes équitables de gestion de conflits qui permettent de faire des choix éclairés dans un délai raisonnable, plutôt que de laisser David se battre seul contre Goliath. Coulombe suggère d’ailleurs de donner les moyens aux gestionnaires de territoires fauniques structurés de faire valoir leurs points de vue. Le principe de précaution pourrait être appliqué si nécessaire, en attendant que des études sur les impacts réels ne soient réalisées. En cette matière, plusieurs provinces sont déjà loin devant, dont l’Ontario et la Colombie- Britannique (Hunt et al., 2005a, 2005b, British Columbia Ministry of Forests, 2003).
8Sur le plan du développement plus général du territoire, le rapport apporte aussi des solutions très intéressantes. Premièrement, il mentionne qu’une vision du développement sur dix ans devrait être incluse aux plans généraux pour fins de consultation. Ce n’est pas une mince tâche pour l’industrie forestière, surtout si elle doit s’y tenir (les modifications relatives à la planification sont très fréquentes) pour différentes raisons, parfois hors du contrôle de l’industrie), mais cela permettrait à tout le moins de prévenir les futurs problèmes plutôt que d’attendre qu’un chemin ne soit rendu au bord d’une rivière pour s’objecter à sa localisation. Cependant, une option encore plus intéressante est proposée : les commissions forestières régionales et le plan régional de développement forestier (recommandation 7.4).
9Pour assurer que le territoire soit développé selon la volonté des propriétaires – la population –, il est nécessaire de se donner une vision du territoire. À quoi voulons-nous que nos forêts ressemblent dans 25 ans ? Préférons-nous que la priorité soit la coupe intensive partout ? Des activités récréatives partout ? Des aires protégées partout ? Probablement un peu de tout cela. Mais où et comment ? Pour s’assurer qu’une vision du développement du territoire public québécois soit définie, il faut aussi que l’information permettant de faire des choix soit claire. Combien d’emplois sont-ils en jeu selon les options ? Quels sont les impacts sur l’environnement? Y a-t-il moyen de faire des compromis et de permettre qu’il se récolte encore du bois même s’il y a des activités touristiques dans le secteur ? Quels seraient alors les coûts supplémentaires par rapport aux retombées économiques, sociales ou environnementales ? Pouvons-nous faire d’une pierre deux coups, aire protégée et tourisme par exemple ? Ces questions sont généralement sans réponse. Voilà donc le vrai défi des commissions forestières, du gouvernement et des différents utilisateurs : s’entendre sur une vision pour le plus grand intérêt de la population. Et cette vision devra se traduire sur un plan, le plan de développement forestier (le mot forestier incluant toutes les ressources de la forêt). Comment pouvons-nous mettre en œuvre des mesures pour favoriser le développement si nous ne savons pas où nous allons? Seule ombre au tableau, les forêts appartiennent à toute la population, alors que ce seront les représentants d’une partie de la population qui devront la définir. Il est cependant vrai qu’une telle vision ne pourrait être concrétisée à trop grande échelle. Alors avis aux gens de la métropole, participez aux consultations.
10Et que pourrait amener concrètement le fait d’avoir une vision du territoire québécois ? Afin de bien le comprendre, un exemple concret de problématique de cohabitation servira de base tout en donnant un aperçu des efforts actuellement nécessaires pour qu’une industrie touristique puisse cohabiter sur un territoire. L’exemple présenté est un cas difficile, car extrême, mais il permet de toucher à plusieurs problématiques et solutions. Ce cas est inspiré de véritables problèmes que vivent pourvoyeurs et industriels forestiers. La fin est vraie, mais pas monnaie courante.
11Une industrie forestière qui pratiquait ses activités sans trop rencontrer d’opposition depuis de très nombreuses années en arriva à planifier des opérations dans un secteur sur lequel des droits exclusifs de chasse et de pêche avaient été octroyés depuis longtemps. La compagnie détenait un CAAF sur le territoire et désirait en conséquence y exercer ses droits. La réglementation en vigueur et la stratégie d’aménagement ne prévoyaient rien de particulier pour assurer la protection de ce territoire utilisé à des fins touristiques. Le secteur constituait une des plus grandes concentrations de résineux matures exploitables à des coûts intéressants. La compagnie planifia donc s’approvisionner dans ce secteur pour les cinq prochaines années et récolter tout le bois mature, soit 75 % du territoire. Sans ce secteur, il y aurait des problèmes d’approvisionnement dans le futur.
12Le pourvoyeur, de son coté, y avait développé une entreprise qui fonctionnait bien et qui procurait de l’emploi à plus de 15 personnes annuellement. Ce territoire n’étant accessible que par hydravion, celui-ci avait aussi développé une entreprise de transport aérien. Sa clientèle, majoritairement québécoise, était plutôt fidèle et ses chalets étaient toujours occupés. Il prévoyait d’ailleurs en construire de nouveaux et rénover quelques chalets existants, les clients désirant un confort accru car leurs familles les accompagnaient maintenant lors de leurs voyages de pêche. La demande était suffisamment forte pour qu’il instaure même de nouvelles activités dans le secteur, telles que randonnées pédestres et observation de la faune sur des sites aménagés.
13Il fallait toutefois régler un problème avant d’investir : les coupes forestières se rapprochaient. En transportant ses clients, il avait la possibilité de les voir évoluer et a donc pu s’informer à temps des intentions de la compagnie forestière. Malgré les paroles rassurantes du représentant qui ne laissait présager aucune coupe avant longtemps, ce qui est relatif, la construction d’un chemin principal qui se dirigeait directement vers son territoire le fit redoubler de prudence. Un bon matin de l’année suivante, il fut averti par un ami que des consultations publiques étaient en cours et qu’il devrait y jeter un coup d’oeil. Cette fois-ci le territoire en entier allait être coupé et des chemins étaient prévus partout. Le pourvoyeur connaissait la loi et savait comment réagir. Il fit tout ce qu’il fallait pour empêcher ce qui était à ses yeux un massacre qui allait détruire son entreprise. Quelques rencontres plus tard, toujours pas de solution. « Ça va repousser ! », disait l’un. « Oui, mais en attendant ? Ferme ton usine 15 ans pour voir ! », répondait l’autre. Nul ne démordait de sa position. Bien qu’une conciliation ait alors été possible, la compagnie préféra retirer le secteur de sa planification plutôt que de se voir imposées des restrictions. Elle commença alors à faire pression sur le pourvoyeur et tenta par tous les moyens de le faire « craquer ». Rien à faire, les demi-vérités et l’attitude cavalière du représentant, en plus des pressions exercées, avaient rendu le pourvoyeur plus déterminé que jamais à sauver son entreprise. Toutes les tentatives de la compagnie pour obtenir tout de même le permis furent déjouées car les représentants du gouvernement étaient sensibles à la problématique et souhaitaient avant tout la réalisation d’une entente. Cela dura quelques années et la confrontation continua, chacun croyant que l’autre était assoiffé de profits alors qu’ils craignaient respectivement les impacts sur leur entreprise.
14Le pourvoyeur s’engagea dans les frais d’expertises pour monter son dossier et aller en conciliation afin de désamorcer la situation qui commençait à lui nuire grandement. Le stress lié au risque qui planait sur l’entreprise qu’il avait mis tant d’années à bâtir et dont dépendait sa famille était trop grand. Heureusement, il en avait les moyens. Il fit la demande de conciliation. Le gouvernement obligea les parties à s’asseoir à nouveau pour trouver une solution. Rien à faire. Tout était trop cher pour la compagnie et les façons de faire traditionnelles allaient détruire la pourvoirie. Les discussions se poursuivirent entre la compagnie et les nouveaux représentants de la pourvoirie. Peut-être était-il possible que des personnes qui parlent le même langage en arrivent à une solution ? Le dossier avança, mais certains points demeuraient inconciliables. Ces points étaient, pour le pourvoyeur, le maintien de l’inaccessibilité du territoire, l’apparence du territoire pour que ses clients y voient encore un intérêt, la quiétude des clients et le maintien de la qualité faunique qu’il avait su préserver. Plusieurs études lui donnaient raison de s’inquiéter (Hunt et al., 2005b ; Pâquet et Bélanger, 1998 ; Lawson et Burkhardt, 2005). Pour la compagnie, les principaux points étaient les coûts d’approvisionnement et l’accessibilité à la ressource pour maintenir la possibilité forestière. Elle avait aussi raison de s’inquiéter.
15Le gouvernement, croyant l’entente impossible, nomma un conciliateur. Il avait dix jours pour dénouer l’impasse et remettre son rapport au ministre en personne. Très habile, le conciliateur laissa planer le spectre d’une décision qui ne ferait l’affaire de personne et amena les parties à reprendre les discussions. Plutôt que de chercher à gagner, les parties commencèrent à chercher à ne pas perdre. Ayant gardé quelques cartes dans leurs manches, au cas où, elles commencèrent à ouvrir leur jeu. Les attentes de chacun devinrent plus claires et la considération face aux différentes démonstrations, tant sur le plan des analyses financières que des études disponibles sur les impacts des activités forestières sur la pourvoirie, amena les parties à se respecter un peu plus et même à se comprendre. Elles se mirent à analyser la problématique de l’autre et proposèrent diverses solutions pour y pallier. L’atmosphère changea complètement. De la confrontation, les deux parties en étaient maintenant à la recherche de solutions. À la dixième journée, le conciliateur avait réussi. Il avait concilié les positions. Bien sûr tout n’était pas réglé, mais les principaux points de litiges étaient résolus et une façon de travailler pour l’avenir était établie. Un incitatif réel à s’entendre, voilà ce qui manquait… et qui manque toujours d’ailleurs.
16La compagnie accepta de protéger les valeurs du pourvoyeur et celui-ci accepta de laisser passer un chemin sur son territoire. Tout restait cependant à faire. C’est quoi un beau paysage ? Pour la compagnie cela pouvait signifier une bande d’arbres plus large autour d’un lac alors que pour le pourvoyeur cela pouvait vouloir dire aucune coupe à blanc. Où doit être localisé le chemin pour assurer que la circulation ne nuise pas à la quiétude et ne favorise pas le braconnage tout en permettant une rentabilité pour l’industrie ? Il restait beaucoup de travail, mais tous convenaient qu’il devait être fait, sinon tout serait à recommencer. Le pourvoyeur et ses représentants avaient démontré la pertinence économique pour la région de maintenir les deux activités malgré le coût élevé des mesures d’harmonisation. Ce type d’évaluation n’a jamais été réalisé sérieusement à grande échelle au Québec, en tout cas pas officiellement par le gouvernement. Mais combien la compagnie forestière a-t-elle la capacité de payer pour répondre aux attentes du pourvoyeur ? Est-ce uniquement à elle de payer pour que la forêt soit mise en valeur de façon optimale, alors que tous les paliers de gouvernement en retirent des avantages ? Combien cela coûtera-t-il exactement ? La conception d’un plan de gestion intégrée des ressources allait permettre de mieux cerner l’ampleur du problème. Bien sûr, des moyens juridiques tels que la possibilité de fermer le chemin auraient diminué les coûts, mais, au Québec cette solution est illégale et même le ministre n’a pas le pouvoir de l’appliquer. Or, le rapport Coulombe recommande toutefois ce genre de solution (recommandation 4.13). Le Québec est peut-être prêt à se donner de tels outils de travail.
17Qu’est-ce qu’un plan de gestion intégrée des ressources ? C’est un document qui dresse un portrait complet de la situation dans l’espace et dans le temps, qui localise les zones sensibles (paysages visibles des points d’intérêts, habitats fauniques particuliers, etc.) et qui apporte des solutions aux différentes problématiques, y compris les communications et la gestion des divergences de points de vue dans l’application des mesures retenues. Le plan, dans ce cas précis, prévoit entre autres tout le développement possible du réseau routier sur le territoire afin d’éviter les mauvaises surprises, tant pour les forestiers que pour le pourvoyeur, et prévoit même les saisons d’exploitation, en hiver, alors qu’il n’y a pas de clients et que les chemins d’hiver peuvent être fermés légalement, ce qui protège en partie la pourvoirie des braconniers, des vandales et des voleurs. Les mesures retenues coûtent très cher, mais sont justifiées. Malgré cela, l’industriel commença les opérations et les parties acceptèrent d’appliquer le plan dans un premier secteur d’abord, afin de vérifier si les mesures retenues allaient permettre d’atteindre les objectifs fixés. En effet, la gestion intégrée des ressources n’est pas encore très développée sur le terrain et peu d’études permettent de savoir ce qui fonctionne vraiment, encore moins dans le cas d’une entreprise qui mise sur le transport par hydravion comme produit d’appel. Soulignons ici que c’est probablement à cela que devrait ressembler un plan de développement forestier, tel que recommandé par Coulombe (recommandation 7.4), mais à plus grande échelle ; le zonage serait l’équivalent du plan d’affectation du territoire public que réalise actuellement le gouvernement pour la période 2008-2013.) Ainsi, s’appuyant sur le plan, l’industrie peut facilement planifier en tenant compte des besoins du pourvoyeur et chacun sait où il s’en va pour l’avenir.
- 1 CPPTM : coupe avec protection des petites tiges marchandes ; CPHR : coupe avec protection de la ha (...)
18En ce qui regarde le détail des opérations annuelles, plusieurs outils permettent maintenant de faciliter les discussions et la recherche de solutions entre les parties. Il y en a même qui ont été développés ou adaptés par les industriels et les pourvoyeurs uniquement dans le but de faciliter la cohabitation. L’un des plus appréciés est un logiciel de simulation visuelle adapté au Québec sur l’initiative de la Fédération des pourvoiries du Québec. Celui-ci permet de voir de quoi aura l’air le territoire avant que les interventions ne soient réalisées (fig. 1). Beaucoup plus facile à comprendre qu’une carte qui comporte toute une série d’abréviations que seuls les initiés comprennent (CPPTM, CPHR, CPRS1, etc.), ce logiciel est aussi pratique pour planifier que pour vulgariser et évite d’avoir des mauvaises surprises. Quelques compagnies forestières ont commencé à utiliser ce type d’outil.
19Si la région s’était dotée à l’avance d’une vision du développement de son territoire, ce que la région des Laurentides a fait en partie (Consensus action, 2004), ce conflit aurait été évité et les outils de cohabitation tels que les crédits d’harmonisation pour l’industrie forestière et la possibilité de fermer un chemin auraient déjà existé. Plus important encore, le risque lié à l’investissement sur terre publique serait beaucoup moins grand puisque des zones pourraient se voir attribuées une vocation – touristique prioritaire, forestière prioritaire, de conservation, etc. – et tous pourraient investir en sachant ce qui les attend. Avec la tendance mondiale, les activités touristiques en milieu naturel offrent un potentiel gigantesque que certaines régions pourraient bien vouloir utiliser pour leur développement. En attendant la mise en place des commissions forestières, le bois se coupe et l’attrait touristique des territoires continue à diminuer dans plusieurs régions. En restera-t-il en 2013 ?
20Le plan de gestion intégrée est en vigueur depuis quelques années et les mesures retenues ont évolué en fonction de l’expérience. Le pourvoyeur a perdu des clients, mais son entreprise va survivre. Il a recommencé à investir. De son coté, l’industrie forestière a compris que la région avait gagné du fait qu’elle avait conservé ces deux entreprises et elle développe maintenant de nouvelles façons de faire. Le nombre d’emplois est plus élevé et les retombées économiques totales plus grandes, sans compter la diversification économique qui pourra être utile en cas de coup dur. Son image reprend même du gallon auprès de la population. Plusieurs demandes d’aide financière ont été acheminées par la région au gouvernement qui se fait timide ; après tout, il y a une entente. La compagnie forestière doit cependant demeurer concurrentielle ; son compétiteur, à coté, ne fait pas ce genre de compromis et s’en tient obstinément à la réglementation. Elle a des droits et plusieurs avocats, mais pas beaucoup de conscience sociale ; elle cherche à régler ses problèmes seule sans voir les opportunités de simplement mieux faire.
21Et si tout le monde était d’accord à ce que les droits de coupes prévoient que ce type de territoire soit aménagé à des fins touristiques et fauniques ?
22Il peut être très payant pour la société de faire autrement. Mais le gouvernement doit avant tout y croire et investir en conséquence. Avec plus de 92 % de son territoire de tenure publique, différents droits octroyés un peu partout par différents ministères et secteurs sans mesures de cohabitations prévues à l’avance, le Québec risque de rater des occasions très importantes de développement s’il ne fait pas de choix clairs, particulièrement sur le plan touristique. Dans un tel contexte, le développement se fait au ralenti puisque l’avenir n’est pas clair. D‘autres pays ou provinces prennent de l’avance. Bien sûr, le tourisme axé sur la faune ne peut à lui seul régler tous les problèmes ni être développé partout sur le territoire. C’est cependant une partie de la solution pour pallier l’avenir plutôt sombre de la foresterie.
23Voir la forêt comme un tout. Voilà le message livré par la Commission Coulombe. L’exploitation forestière n’est pas une fin en soi, c’est une façon d’utiliser les ressources naturelles pour créer de l’emploi et de la richesse. Et si elle servait plutôt d’outil pour mettre en œuvre la vision que notre société se donne de son territoire ? Car, malgré la mauvaise presse, la foresterie demeure un puissant outil d’aménagement faunique, récréatif et touristique qui permet de protéger les forêts de catastrophes naturelles comme le feu et les épidémies d’insectes tout en facilitant l’accès à la ressource. Actuellement, c’est l’outil qui semble décider pour nous…