1Traiter des liens entre les temporalités et les réseaux sociaux, à partir de différentes disciplines des sciences sociales, implique de préciser d’emblée ce que recouvre l’expression « réseau social », de plus en plus souvent utilisée dans le langage ordinaire pour désigner des médias sociaux numériques. Précisons donc que les réseaux sociaux sont entendus ici comme des systèmes de relations « dyadiques » (qui lient deux entités sociales, deux personnes ou deux organisations par exemple), que ces relations soient supportées ou non par des dispositifs numériques, dans la tradition de l’« analyse des réseaux sociaux ». Cette tradition de recherche a développé des méthodes pour construire et analyser des données relationnelles qui permettent de prendre en compte la forme sociale particulière que constituent les réseaux, forme qui coexiste et interagit avec diverses formes collectives (organisations, collectifs, cercles, champs…) (Degenne et Forsé, 2004). La notion de réseau social constitue un outil analytique générique susceptible d’être mis en œuvre dans des contextes sociaux et historiques variés. C’est pourquoi cette notion est de plus en plus utilisée par des chercheurs en sciences sociales, dans toutes les disciplines, en particulier assez récemment en économie (Goyal, 2007), en histoire (Lemercier, 2004) ou en géographie (Hess, 2004 ; Grabher, 2007). Au-delà, les sciences de la nature, en particulier la physique, contribuent également au développement des études sur les réseaux, en particulier à partir des accès facilités aux données massives (les « big data ») issues des traces laissées par les usages des TIC.
2On peut distinguer au moins trois grands types d’approches des réseaux sociaux.
3Les réseaux dits « personnels » sont construits à partir des relations d’une même personne. Le plus souvent, cette approche consiste à sélectionner des personnes indépendamment les unes des autres, puis à identifier autour de chacune d’entre elles un « entourage relationnel » constitué des relations que cette personne entretient avec d’autres (entourage limité selon les cas à quelques proches ou à quelques dizaines de liens). On caractérise également les liens entre les membres de cet entourage, ce qui forme la structure du réseau personnel. Le temps peut être pris en compte en construisant des réseaux pour différentes périodes et en explorant leurs évolutions. Cette approche s’associe bien aux études en termes de « parcours de vie », l’évolution des réseaux traduisant les changements biographiques et y contribuant aussi. L’enquête de Claude Fischer en Californie dans les années 1970, et sa réplication actuelle dans une dimension longitudinale, permet par exemple de comparer les réseaux personnels dans différents contextes urbains.
4Les « chaînes relationnelles » sont une approche qui présente l’intérêt d’être plus directement centrée sur la temporalité puisqu’elle consiste à documenter des processus d’activation des relations dans l’accès à des ressources. L’objet d’étude n’est pas constitué par des individus ou des groupes, mais par des processus situés dans le temps et correspondant à la mobilisation de relations existantes ou à la mise en relation de personnes par des intermédiaires. L’enquête de Mark Granovetter (1995) sur l’obtention des emplois en constitue un exemple.
5Les réseaux dits « complets » sont constitués à partir de la délimitation d’un ensemble de personnes ou de collectifs selon un critère déterminé (par exemple l’appartenance à une organisation ou l’exercice d’une même activité), ensemble au sein duquel on cherche, à partir d’une problématique donnée, à caractériser le plus exhaustivement possible les relations. On produit alors le réseau des relations au sein de cet ensemble fini. Si les données le permettent, on peut étudier le même ensemble à différentes périodes et analyser l’évolution de ce réseau. Cette approche s’associe bien à l’analyse des évolutions au sein des organisations ou de champs politiques ou professionnels délimités. Un exemple classique est l’article de John Padgett et Christopher Ansell sur les familles dominantes de Florence au XVe siècle (Padgett et Ansell, 1993).
6Tels qu’ils sont couramment représentés, notamment sous la forme de graphes, les réseaux donnent l’illusion de la stabilité. Or, ils sont toujours le résultat de stratifications temporelles. Plus durables que les interactions dont elles émergent, les relations interpersonnelles ou celles qui s’établissent entre des organisations forment la première strate de structuration rémanente du monde social. S’ils sont plus lents que le tempo rapide des interactions, les processus d’émergence, d’intensification, de relâchement ou de disparition des liens ont des temporalités complexes, parfois lentes (par exemple, les liens familiaux pour les relations interpersonnelles, dans la plupart des cas), parfois rapides (certaines amitiés éphémères des phases de jeunesse par exemple). Lorsque l’on passe au niveau des réseaux, on assemble ces temporalités pour générer des rythmes encore plus complexes puisque chaque relation ajoute sa propre dynamique à l’ensemble que constitue le réseau. Les réseaux se constituent progressivement, par ajouts successifs. Tous les liens ne sont pas synchrones et leur structure est toujours mouvante, ce qui fait qu’ils se renouvellent partiellement à des rythmes divers et hétérogènes. Certains liens, certaines composantes, persistent lorsque d’autres changent, la structure d’ensemble se maintient alors que les entités ont changé, ou encore elle évolue avec les mêmes entités… La pérennité des liens et de certains éléments structurés (triades, clusters) est diversifiée, certains sont assurés d’une certaine stabilité alors que d’autres resteront éphémères. L’ancienneté de certains liens conforte elle-même leur pérennité. La structure d’ensemble du réseau a elle-même en retour des effets sur la pérennité de ces éléments. Le fait d’être connectées à d’autres rend par exemple certaines entités plus stables. Plus largement, les contextes sociaux et historiques interviennent également sur ces « tempos » des réseaux. La question des temporalités concerne donc à la fois l’évolution des réseaux comme structures sociales, l’évolution des entités qui les composent, et celle des relations, ces évolutions pouvant être liées à des processus historiques plus larges.
7Si les analyses de réseaux ont longtemps été principalement statiques, elles s’efforcent de plus en plus d’inclure une dimension temporelle (Social Networks, 1997, Emirbayer, 1997). L’objectif de ce numéro de Temporalités est précisément de contribuer à ces efforts et de mettre en lumière la diversité et l’apport des perspectives temporelles dans l’analyse des réseaux. Dans ce dossier, un premier groupe d’articles commence par envisager l’articulation entre réseaux et temporalités biographiques, qui est peut-être la plus simple à considérer intuitivement : les entités sont des individus, qui évoluent en relation avec d’autres individus dans une configuration qui se transforme, elle aussi, au fil de leur parcours de vie. Nous verrons que cette simplicité n’est qu’apparente. Un second groupe d’articles envisage des formes de couplage entre les carrières : on commence à quitter la dimension individuelle pour étudier les interdépendances plus étroites réunissant des acteurs sociaux complémentaires. Un troisième groupe d’articles explore l’articulation plus large entre les dimensions de l’individu, du groupe et du réseau, cette articulation évoluant dans le temps sous diverses formes et combinatoires. Un quatrième groupe enfin envisage les dynamiques plus globales d’émergence de « mondes » économiques par la mise en lumière des transformations des réseaux de divers types de contrats.
8La temporalité des parcours de vie est un domaine très étudié, mais les liens avec les évolutions des réseaux personnels le sont beaucoup moins. Leur mise en relation s’est développée de façon sporadique avec des travaux précurseurs en sociologie, psychosociologie et anthropologie, qui sont restés relativement dispersés (Babchuk & Bates 1963, Bott 1971, Willmott 1987, Héran 1988, Forsé 1991, Maisonneuve 1993), mais elle ne s’est pas constituée en thème de recherche faisant l’objet d’investigations récurrentes. Du côté des parcours de vie (Life course studies) apparaissent parfois des injonctions à considérer les vies reliées (« Linked lives », Elder 1994), mais elles sont peu suivies de travaux empiriques qui recueillent et traitent vraiment la description précise de l’entourage ainsi que l’identification des ressources et contraintes qui en sont issues et qui, pourtant, contribuent à orienter les parcours. L’individu y reste le plus souvent seul sur sa ligne de vie. Du côté des analyses de réseaux, ce sont les études de réseaux personnels (personal networks) qui se prêtent le mieux à un rapprochement, mais les efforts nécessaires pour documenter l’entourage relationnel des personnes empêchent souvent d’aller au-delà d’une analyse statique, centrée sur un moment des parcours. La documentation de l’âge, de l’ancienneté des relations et d’informations biographiques permet toutefois d’introduire des temporalités, même si c’est sous une forme évidemment limitée.
9Cependant, depuis les années 1990, des travaux se multiplient, dans diverses disciplines, qui contribuent à combler ce fossé. En démographie, les travaux de l’INED ont élargi leur perspective au-delà des trajectoires individuelles ou des ménages (enquêtes « Contacts entre les personnes » puis « Biographie et entourage »). Actuellement la rencontre est en train de s’opérer en sociologie entre d’une part les travaux sur les parcours de vie qui intègrent les effets des réseaux personnels et d’autre part les études de réseaux qui envisagent les effets biographiques, en mettant en place en particulier des enquêtes longitudinales. Dans son numéro 11 publié en 2010, la revue Temporalités a publié des articles montrant l’inscription des parcours de vie dans leurs contextes. Plusieurs de ces articles évoquent des trajectoires de couples, de familles, de relations et de groupes professionnels. L’individu n’y est plus considéré comme un atome isolé, mais comme une entité articulée étroitement avec d’autres entités, et encastrée dans des collectifs et des contextes eux-mêmes situés dans le temps, et évolutifs.
10Les articles inclus dans ce dossier vont maintenant plus loin dans l’étude systématique de ces relations, du réseau qu’elles forment et de leurs liens avec les contextes de vie. Comment les réseaux personnels évoluent au cours des parcours ? Comment réagissent-ils aux changements biographiques, que ceux-ci soient liés aux cycles de vie ou à des événements moins prévisibles ? Les temporalités s’appliquent à ego (la personne interrogée, au centre du réseau), aux personnes qui lui sont reliées (les alter), mais aussi aux relations, qui peuvent changer de nature et d’intensité, et à la structure formée par ce système de liens. Ces temporalités sont à la fois autonomes (chaque personne, chaque relation a sa propre histoire), et reliées par des interférences et des effets de système.
11La temporalité sociale qui apparaît comme la plus linéaire, indexée sur la régularité du calendrier, est celle de l’âge des personnes. Pourtant, on sait bien que les effets d’âge se combinent avec des effets de génération et de période, et que le rythme de l’avancée en âge n’est pas régulier. L’article de Renáta Hosnedlová, Michel Grossetti et Benoît Tudoux montre bien que les évolutions de la taille et de la composition du réseau des plus de 60 ans sont nettement différenciées en fonction de la classe sociale (niveau d’études et profession), mais aussi qu’elles dépendent du type de relation en question (soutien de base, sociabilité, confidence…). En particulier, la part du réseau constitué par les relations hors famille est très sensible au niveau de diplôme, comme elle l’est d’ailleurs pour les plus jeunes. Or le réseau vieillit lui aussi, et comme il est difficile pour certains de créer des liens après la retraite, tout ce qui permet de maintenir les liens existants est très discriminant. Le fait d’avoir une grande famille ou d’être engagé dans des associations peut ainsi protéger de la restriction générale du réseau, ces caractéristiques étant plus fréquentes pour les plus diplômés. Le vieillissement relationnel est donc nettement différencié socialement.
12Mais certains événements biographiques moins prévisibles ont des effets propres qui perturbent, accélèrent ou modifient les effets du cycle de vie. L’article de Grégori Akermann, Jean-François Barthe et Adrien Defossez montre que la maladie grave et de longue durée instaure des différenciations très nettes là aussi selon le type de liens : certains sont d’emblée très mobilisés, d’autres non. Surtout, ces différences sont fonction des phrases de la maladie, elles-mêmes très contrastées en termes de temporalité (attente de diagnostic, urgence de la chirurgie, durée de la chimiothérapie, latence avant le retour à l’activité…). De plus, à chaque phase émergent des personnes et des soutiens particuliers, souvent issus de domaines a priori non concernés. Là, le vécu d’une expérience similaire peut prendre le dessus sur les facteurs qui dans le temps de la vie « ordinaire » favorisent la force du lien (contexte, durée, encastrement…). La multiplexité est accélérée, le contenu des liens évolue très vite en fonction des besoins d’accès aux ressources, et apparaissent aussi quelques aidants imprévus. Les logiques relationnelles dans ce temps de la maladie deviennent plus rapides, sélectives et transversales aux contextes.
13La migration constitue un événement biographique plus radical encore, dans le sens où c’est tout le contexte de vie qui d’un seul coup est modifié. Pour autant, la rupture n’est pas totale, les communications permettent de conserver des liens avec le pays d’origine, et la question qui se pose est justement celle du degré de reconfiguration du réseau personnel. L’article de Caterina Thomàs-Vanrell montre que ces reconfigurations sont très diverses et liées à des caractéristiques biographiques précédant la migration. Dans certains cas les relations sont très vite renouvelées et localisées dans le pays d’arrivée (même si beaucoup ont en commun l’origine espagnole), dans d’autres la migration réactive certains liens du pays d’origine, dans d’autres encore le réseau se concentre sur les liens les plus anciens indépendamment du pays d’origine. Le réseau témoigne à la fois de l’inertie du milieu d’origine, de la persistance de la structure du réseau et de sa multilocalisation. La migration n’est pas forcément une rupture biographique, elle apparaîtrait plutôt comme une transposition ailleurs de logiques relationnelles stabilisées autour d’un noyau ancien. Le réseau conserve la même forme avec des personnes différentes et plus dispersées spatialement.
14Par contraste, les événements conjugaux modifient surtout la structure du réseau personnel. L’article de Claire Bidart montre en effet que l’installation en couple, dans la plupart des cas, produit une centralisation très nette du réseau sur le conjoint, qui partage l’essentiel des relations d’ego. Pourtant, là aussi la diversité se montre importante et socialement différenciée. Il existe en effet bien des cas où cette centralisation ne se produit pas, ou seulement partiellement. Le genre et l’origine sociale sont très discriminants. On peut alors penser à des façons différentes de vivre la conjugalité au regard d’une division ontologique : dans certains cas l’unité est le couple qui « ne fait qu’un », dans d’autres l’individu reste seul maître de ses relations, dans d’autres encore le monde reste partagé entre la famille et les copains, la conjointe en l’occurrence se trouvant cantonnée à la famille. Les temporalités interviennent dans le rythme de ces processus, dans leur réversibilité et leur articulation avec d’autres facteurs sociaux.
15D’autres recherches déplacent la focale du niveau des personnes et de leurs parcours vers un niveau plus dyadique en mettant l’accent sur la temporalité de certaines relations particulièrement importantes pour les personnes concernées. Pour un temps, l’histoire professionnelle de la personne se confond avec celle d’une autre, ou celles de plusieurs autres. C’est une dyade ou un réseau personnel entier qui font carrière. Cela soulève la question de la construction de ces associations, de leurs évolutions, et bien sûr de leur éventuelle dissolution.
16Laure de Verdalle introduit une dimension relationnelle dans le thème classique des carrières à partir d’une enquête auprès des producteurs de cinéma et des administrateurs de théâtre. Elle montre que dans ces métiers d’organisation d’activités artistiques, les professionnels nouent parfois des relations étroites avec certains artistes, dont le succès ou l’échec devient un aspect de leur propre carrière. Celle-ci ne peut alors plus se comprendre seulement comme un parcours individuel réalisé au sein de contextes divers, elle prend pour un temps la forme d’un couplage plus ou moins étroit, au point de devenir un élément de la carrière commune d’un duo. Ces carrières sont inscrites dans des processus de couplage (en amont) et de découplage (en aval) qui sont en partie contingents.
17Cette dimension relationnelle des carrières est abordée à un niveau plus agrégé dans l’article de Bastien Bernella et Marie Ferru qui ont recensé les co-auteurs de cinq chimistes émérites de l’Université de Poitiers. Cela leur permet de repérer les moments d’émergence, de renforcement ou d’affaiblissement des relations de ces chimistes avec leurs co-auteurs. La carrière de ces chercheurs apparaît comme un jeu de couplages et découplages multiples dont le séquençage commun fait apparaître des régularités avec un centrage initial sur les liens locaux puis une internationalisation tardive, ce que Bastien Bernela et Marie Ferru expliquent entre autres par le contexte local et ses évolutions. Ils mettent en évidence le caractère fortement « encastré » (dans des collectifs locaux et nationaux et des réseaux de relations interpersonnelles) de ces carrières de chercheurs et de l’activité scientifique en général.
18Plus complexes encore sont les articulations et les processus reliant les groupes et les collectifs sociaux, plus ou moins formalisés, avec les réseaux interpersonnels. C’est une question très riche, et curieusement encore peu explorée sinon par l’analyse multiniveaux qui a surtout donné lieu à des développements méthodologiques et formels. Pourtant, la question peut être traitée de façon très empirique en donnant à réfléchir sur les modalités d’émergence d’un réseau à partir d’un groupe, ou de constitution d’un collectif à partir d’un réseau.
19L’article de Marion Ink donne à voir les va-et-vient entre logiques relationnelles et logiques réticulaires, dans des temporalités relativement contraintes par l’institution. Un rassemblement temporaire et contingent d’étudiants, accueilli en résidence universitaire sur l’année scolaire, donne naissance à un collectif « de fait ». S’y dégagent d’abord des relations très ouvertes fondées sur des interactions de civilité, puis un réseau émerge avec le soutien des TIC mais il se voit assez vite recomposé par les affinités électives transversales et la création de petits collectifs segmentés, ceux-ci se réduisant face à l’épreuve des sanctions du groupe, et se voyant finalement remis en cause par la phase des adieux qui se veulent généralisés. L’étude précise de ces temporalités permet de dégager des dynamiques relationnelles articulant groupe et réseau.
20Mais parfois la grande Histoire fabrique elle aussi des collectifs et les recompose. L’article de Paul Nicolas et Virginie Baby-Collin retrace les trajectoires biographiques sur 30 ans d’une cohorte d’enfants exfiltrés du Bengladesh et accueillis par des familles françaises. L’analyse de trois de leurs réseaux personnels permet d’éclairer leurs ancrages pluriels en France, leurs ré-ancrages éventuels là-bas, et réinscrit ces réseaux dans le processus d’émergence d’une communauté transnationale issue de cet épisode. Collectif malgré lui, « embarqué » par l’histoire, dissocié, puis reconstitué en groupe identitaire pourtant hétérogène, cet ensemble d’histoires dans l’Histoire est un objet complexe dont les hybridations sont contrastées. Au fil des années, des relations et des alliances familiales et amoureuses ici et là-bas, scandée par les événements sociohistoriques à grande échelle, c’est une vaste fresque qui nous est donnée ici à voir. Elle articule tous les niveaux, de la trajectoire singulière aux relations de soutien financier, en passant par la recomposition des familles, les effets des ressources sociales, le rôle des associations et l’émergence de la communauté qui se constitue peu à peu et évolue, à distance pour une partie. L’analyse des réseaux permet de mettre en lumière les articulations entre ces niveaux.
21En élargissant encore la focale, on peut se centrer non plus sur les parcours individuels, les dyades ou les réseaux personnels, mais sur les relations qui structurent des milieux professionnels et des mondes économiques considérés dans leur ensemble. On peut alors aborder la question de la place des dynamiques relationnelles et des réseaux dans les évolutions de ces ensembles, et réciproquement celle des changements dans les positions respectives des personnes ou des organisations impliquées dans les recompositions de ce système relationnel complexe.
22Catherine Kikuchi a étudié l’émergence du marché lié au développement du livre imprimé à Venise à la fin du XVe siècle. Au début, les imprimeurs avaient besoin des grands noms lettrés, dont le prestige légitimait leurs entreprises. Avec le développement de l’imprimerie, les noms d’auteurs contemporains sont devenus plus nombreux. Analysant les relations entre les auteurs et les imprimeurs et leurs évolutions au fil des années, elle montre que les imprimeurs acquièrent progressivement une position de plus en plus centrale. De leur côté, les auteurs, engagés dans une concurrence de plus en plus forte pour l’accès aux presses perdent une partie du contrôle sur leurs œuvres. L’entrée par les réseaux et les temporalités permet ici de saisir la structuration progressive d’un monde économique.
23Une démarche similaire est mise en œuvre pour un tout autre contexte sociohistorique par Fabien Foureault dans une étude sur les opérations d’acquisition d’entreprises par endettement (Leveraged Buy-Out) en France dans les années 2000, une période où cette activité a connu une croissance rapide. Utilisant des sources documentaires (articles de presse et dépouillement systématique d’une publication spécialisée), Fabien Foureault a construit une base de données des liens entre les fonds d’investissement, les banques prêteuses et les entreprises cibles des opérations d’acquisition. Ces liens sont situés dans le temps en fonction des dates auxquelles se sont réalisées les opérations. L’analyse de ces données lui permet d’identifier des processus de reproduction en longue durée (hégémonie financière des banques), d’oscillation (concurrence et coopération entre acteurs qui déterminent des cycles de quelques années) et d’événements plus brefs comme les crises.
24Enfin, l’article de Pascal Cristofoli et Nicoletta Rolla porte également sur un monde économique particulier, mais relativement plus stable, celui du bâtiment dans le Piémont du XVIIIe siècle. Dans cette période, les entrepreneurs du bâtiment doivent changer fréquemment de lieu d’exercice de leurs activités, au gré des chantiers royaux successifs. S’appuyant sur différents documents, dont les contrats publics, les auteurs ont constitué une base de données de relations entre les différents entrepreneurs qui s’associent pour réaliser les chantiers. Cela leur permet d’observer différentes temporalités : celle des commandes publiques liée à la situation politique, celle des séquences opératoires de chaque chantier, et celle des parcours biographiques et migratoires des artisans et des chefs d’entreprise. Les entrepreneurs doivent composer avec ces temporalités divergentes et avec les incertitudes qui leur sont associées. Ils y parviennent en constituant entre eux, au fil des chantiers et des associations contingentes, des relations durables dont la stabilité est essentielle pour la poursuite de leurs activités. Aux temporalités des commandes, des chantiers et des parcours s’ajoute celle, ici plus lente, des relations et des réseaux.
25Lorsque nous avons conçu le projet de ce dossier avec le comité de rédaction de Temporalités, nous ne pensions pas recevoir autant de propositions, justement parce que l’articulation de ces deux dimensions est un domaine de recherche en émergence. Si une partie d’entre elles n’a pas pu aboutir à une inclusion dans le dossier (recherche encore non complètement aboutie, relations et réseaux traités de façon insuffisamment précise, temporalités trop peu analysées, etc.), celles qui ont finalement été retenues et qui figurent dans ce recueil donnent une bonne idée de la richesse des lignes de recherche qui se dessinent lorsque l’on associe l’analyse des réseaux sociaux et celle des temporalités. Les études de réseaux permettent d’aborder les structures sociales par un niveau qui est par définition intermédiaire, celui des relations entre les entités, qui permet aussi bien de se centrer sur les personnes et leurs parcours que d’aller vers l’analyse d’ensembles massifs. Ils installent d’emblée la complexité du monde social au cœur de l’analyse. Les travaux sur les temporalités multiples mettent également en évidence la complexité, mais c’est celle des processus sociaux, emboîtés, entrecroisés, synchronisés ou non, divergents ou convergents. En croisant les deux perspectives, on accroît la complexité des objets d’études et la difficulté des analyses, mais on s’approche des réalités vécues par les personnes et donc d’une science sociale plus « ancrée ».