1L’histoire de la ville de Mahdia commence avec Ubayd Allah Al-Mahdi au Xème siècle, un imam de la sécession chi'ite qui a fondé la ville sur un promontoire rocheux baignant dans la mer et en a fait la nouvelle capitale de l’empire des Fatimides qui s’étalait du Maroc jusqu’en Syrie. Mahdia est la première ville dynastique créée sur la mer par les Arabes au Maghreb. Ce centre historique a connu un long parcours historique glorieux et jalonné de guerres, invasions et attaques maritimes conduisant à chaque fois à des destructions et des pertes considérables des éléments patrimoniaux, principalement la ceinture des remparts.
2La « Médina », « Bled El Arbi » ou encore « la ville Arabe » comme l’appelle les gens de Mahdia nous offre un tissu labyrinthique, compact et hiérarchisé, spécifique aux villes érigées par les Arabes à cette époque, une trame urbaine loin d’être orthogonale et une typologie architecturale introvertie. Elle incarne plusieurs monuments historiques et religieux, des quartiers résidentiels avec des maisons à patio introverties et intimistes, des ruelles étroites, des souks et des boutiques fabricant et vendant des produits artisanaux de la région. Principalement, Mahdia fait appel à l’imposant vestibule noir ou « Bab Zouila » ou plus couramment « Skifa Kahla ». Cette porte fortifiée datant à l'origine du Xème siècle puis restaurée au XVIème siècle, constitue un point d'accès principal au centre historique de la ville et l'un des rares vestiges des remparts détruits. Cette forteresse s’étale sur quarante-quatre mètres de long et plus que cinq mètres de large avec une hauteur qui dépasse dix-huit mètres (Youssef, 2018, p 153).
3Les intérieurs des vieilles demeures mahdoises sont richement ornementés avec des peintures sur murs et plafonds, principalement les chambres à coucher et le séjour. Les façades extérieures sont souvent sobres et ne présentent aucune ornementation par opposition aux façades intérieures du patio qui sont entièrement revêtues et décorées avec des panneaux de céramiques et des encadrements de portes en marbre ou en pierre sculptée. Ce contraste entre le dedans et le dehors est présent dans toutes les Médinas tunisiennes, mais ce qui représente la carte d’identité de l’ancienne capitale des Fatimides est la richesse des mobiliers en bois retrouvés dans tous les coins de la vieille demeure, l’omniprésence des couleurs, des matériaux nobles, des motifs floraux dans les murs et plafonds qui marquent les espaces intérieures, surtout les chambres à coucher.
4La Médina de Mahdia n’a pas connu un changement radical de sa structure sociale ou urbaine, elle est encore occupée par une population locale formée par des familles mahdoises de souche, propriétaires de leurs maisons. La prise de conscience patrimoniale est fortement présente chez cette population, incitant toute action de conservation et transmission du patrimoine aux nouvelles générations. Ces actions se concrétisent davantage grâce au soutien de l’association locale ASMM (Association de Sauvegarde de la Médina de Mahdia), qui est déjà formée par des natifs de Mahdia. D’autre part, et à l’instar des centres historiques de la Tunisie et du monde arabo-musulman, la Médina de Mahdia connait une transformation patrimoniale de plus en plus avancée et substantielle à cause des actions des habitants qui ont porté atteinte à l’authenticité du patrimoine architectural.
5La présente recherche est menée sur les différentes étapes du processus de patrimonialisation des vieilles demeures dans la Médina de Mahdia, de l’identification de l’intérêt patrimonial de ces bijoux architecturaux, aux différentes formes de leur exploitation et mise en valeur en passant par l’étape active de la conservation physique (Verdelli, 2010, p27). Nous problématisons ce processus, essayons de comprendre cette dynamique patrimoniale en mettant l’accent sur les poussées transformatrices qui l’influencent directement ou indirectement, qu’elles soient des actions préméditées ou spontanées dues au changement des aspirations des propriétaires qui sont en quête permanente de moderniser l’ancien et l’adapter au goût du jour. Alors, nous sommes ambitieux de répondre à deux questionnements centraux : comment la population locale intervient dans la patrimonialisation et/ ou la transformation de ses propres lieux d’habitation, et à quel point elle a participé à la conservation et la dévalorisation de l’héritage architectural ? Et quelles sont les causes et phénomènes qui influencent le processus de patrimonialisation des demeures traditionnelles et entravent parfois son cheminement ?
- 1 Les chercheurs qui étudient la question de la patrimonialisation appartiennent à différentes discip (...)
6Dans le présent article, nous abordons de plus près ce cheminement patrimonial complexe et multiforme (Skounti, 2010, p 3) en mettant en lumière les enjeux de la conservation matérielle, les conséquences, les revirements et en révélant les acteurs patrimoniaux impliqués, notamment la population locale, les associations et les institutions. En effet, un cadrage conceptuel de la notion phare de « la patrimonialisation » s’avère nécessaire d’emblée. Le terme est récent, ne possède pas d’origine latine et il qualifie un processus qui est l’un des plus complexes, proliférés et dynamiques comme le qualifient beaucoup de chercheurs à l’exemple de Guy Di Méo, André Micoud, Ahmed Skounti, Patrick Fraysse, Pierre-Antoine Landel, Céline Verguet, Jean Davallon, Justine Pasquier, Nicolas Senil, etc.1. Cette notion est de plus en plus étudiée et mise en lumière afin de décrire un processus relatif à la « conception patrimoniale », ou comme beaucoup de chercheurs tendent à le nommer « processus de construction du statut patrimonial ».
7En s’appuyant sur la kyrielle des définitions rencontrées, nous pouvons affirmer que la patrimonialisation représente le processus historique, social, juridique, opérationnel et politique par lequel un espace, un bien, un phénomène, ou une pratique se transforme en objet du patrimoine digne de conservation et de restauration, qui sera transmis aux nouvelles générations. Ce processus assure le passage d’un objet négligé et ordinaire à un patrimoine reconnu en tant que bien collectif. En somme, la patrimonialisation est l’action d’accorder une valeur patrimoniale à un tel objet ou ensemble tout en suivant des phases et mettant en jeu plusieurs acteurs (Youssef, 2018, p 48).
8D’autre part, la Médina de Mahdia est rarement mise en recherche, peut-être à cause de sa non-centralité métropolitaine, l’absence d’une reconnaissance nationale et internationale avec le privilège de l’inscrire sur la liste du patrimoine mondial. Seules des initiatives locales sont aperçues grâce à l’activisme de la population locale et l’association ASMM qui soutiennent les travaux de recherche sur la Médina, accueillent et hébergent les chercheurs, enseignants et étudiants. Par exemple, en 2003, un workshop intéressant a eu lieu dans la Médina en accueillant les étudiants de l’ENAU (École Nationale d’architecture et d’urbanisme de Tunis) et l’EAN (l’École d’architecture de Nantes) pour mener des campagnes de relevés et d’enquêtes et valoriser par la suite le patrimoine bâti du noyau médinal. Grâce à l’accueil remarquable des habitants de Mahdia, la mairie et l’ASMM, un travail remarquable a été réalisé.
9Son architecture ancienne, tout en pierre, a fait de ce centre historique une ville médiévale, hiérarchique et organisée autour des fonctions commerciales et artisanales. La Médina était ceinturée de remparts et constituée d’habitations juxtaposées, des maisons à patio réparties en quartiers que séparent des ruelles sinueuses et des impasses étroites. Mahdia est aussi connue pour son cimetière marin situé en front de mer, au bout de la presqu'île. Aujourd’hui, les remparts n’existent plus, la Médina de Mahdia est connue pour sa constitution longitudinale qui mesure en moyenne seulement 260 mètres de large sur 1400 mètres de long. Elle occupe une superficie de 37,6 hectares et comporte une population locale qui dépasse les six mille occupants. Les habitations occupent 45 % de sa surface totale. Elles sont reliées par un centre commercial appelé souk arabe qui occupe 35 % de la surface. La troisième partie de la Médina est occupée par le cimetière marin dont la surface représente 20 % (ASMM, 2016, p. 5).
Figure 1 : Vue générale de la Médina et la plage, milieu du XXe siècle.
(Source : archive ASMM)
10De cité princière au 10ème siècle, Mahdia, à l’aube du XXe siècle, n’était plus qu’une petite ville de notables musulmans, juifs et chrétiens vivants du commerce et de l’exploitation agricole. Durant l’époque coloniale, l’extension, devenue nécessaire de la ville extra-muros, s’est déroulée de manière harmonieuse, sans perturber les fonctions essentielles de la Médina. Elle a ainsi continué à jouer un rôle de centre urbain tout en conservant son caractère multiculturel et multiconfessionnel.
11En outre, la structure urbaine actuelle s’organise autour de deux parties importantes :
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une partie basse structurée autour de l’axe qui part de la Skifa Kahla jusqu’à la grande mosquée fatimide ;
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une deuxième partie, plus à l’est, démarre de la grande mosquée pour atteindre le quartier de Bordj Erras et le cimetière marin. Cette dernière concentre la majeure partie du tissu résidentiel, qui se décline en plusieurs quartiers regroupant demeures bourgeoises et modestes maisons de pêcheurs.
12La première partie se structure autour de la zone des souks, des principaux lieux de culte : mosquée, église, synagogue ainsi que d’un tissu résidentiel qui lui est limitrophe. Les habitations dans cette zone accueillaient essentiellement les populations de confession juive et chrétienne avec une hiérarchisation entre les deux façades maritimes : la façade sud dénommée « Quai d’Angleterre » attirant les familles les plus aisées, la façade nord ou « Quai d’Italie » accueillait les familles plus modestes. (Hababou-Allagui d’après le texte de Salma Hamza, 2010a, p. 3).
Figure 2 : structure urbaine de la Médina de Mahdia.
(Source : carte de la Médina modifiée par l’auteure, 2016)
13Les demeures traditionnelles de Mahdia du 19e siècle témoignent d’un savoir-faire spécifique et d’un riche métissage des propriétés authentiques de l’héritage architectural et architectonique de la région, surtout au niveau de l’ornementation intérieure des chambres et des façades du patio de la maison. Ces demeures, introverties et intimistes, ont une organisation similaire à celle que nous trouvons dans d’autres médinas de la Tunisie et du Maghreb. Leurs structures comportent les chambres en T qui s’arrangent autour d’un patio, l’entrée se fait par une ou deux skifas, les pièces de service (cuisine et sanitaires) sont souvent proches de l’accès principal.
14En général, la maison est accessible depuis une porte unique richement décorée, et c’est cette décoration qui indique les niveaux de vie des différents propriétaires. Les entrées les plus anciennes sont inscrites dans des arcs en plein cintre, tandis que celles du 19e siècle se caractérisent par leurs linteaux droits avec un décor italianisant. Les grandes demeures sont équipées de plusieurs skifas qui représentent des espaces de transition indispensables pour protéger l’intimité de la maison. Elles s’organisent autour d’un patio à ciel ouvert où les murs sont revêtus de panneaux de faïence, les ouvertures sont ornées avec leurs encadrements richement sculptés sans oublier la citerne murale. Les chambres en T se caractérisent par la richesse de leurs meubles, fresques et peintures au plafond. La salle d’apparat qui est la chambre où le maître des lieux reçoit ses connaissances intimes est constituée d’un espace central (le majlis) et de deux alcôves latérales flanquées parfois de maksouras. La partie inférieure du mur est couronnée par une étagère en bois, peinte de couleurs vives, abritant des vases et des lances parfums. L’alcôve abrite le Tijane permettant l’accès au lit.
- 2 Les deux derniers recensements fournis par l’ASMM datent des années 2013 et 2018, un travail d’inve (...)
- 3 D’après e recensement du 22 Mars 1931, la Médina de Mahdia comportait 447 Israélites (5%), 510 euro (...)
15Selon les derniers statistiques de l’Association de Sauvegarde ASMM de l’année 2016, la Médina de Mahdia abrite environ mille trois cents demeures dont 80 % sont en bon état de conservation et occupées principalement par des familles musulmanes mahdoises de souche2. Auparavant, jusqu’à avant l’indépendance du pays en 1956, ces demeures ont été exploitées par des juifs, des chrétiens et majoritairement des musulmans3, et c’est pour cette raison que la configuration spatiale n’est pas identique partout, celle-ci change selon les croyances et les principes fondamentaux de chaque religion. Cette divergence est surtout observée dans le quartier composite de la Médina situé dans sa partie basse nord-ouest. Le reste des demeures de la Médina sont abandonnées, non exploitées et quelques-unes sont en ruine à cause d’un héritage non réglé ou l’incapacité d’entretenir les bâtisses.
16Pour ce qui concerne le corpus des objets d’étude, nous avons visité une cinquantaine de demeures réparties dans différents quartiers de la Médina à l’exemple de Dar Hamza, Dar Skilla, Dar Sfar, Dar Jamila et Dar Chelaifa, etc. Quelques-unes de ces demeures sont qualifiées de remarquables ou de nobles, d’autres sont celles des pêcheurs et des familles de classe moyenne ou défavorisée. Il y a des caractéristiques spatiales communes et des différences parfois remarquables qui font la particularité d’une telle demeure comme l’existence de deux ou encore trois patios dans les demeures des familles bourgeoises.
17En se référant au rapport sur l’état de l’art de la recherche sur le patrimoine établi en 2014, la chercheuse Karen Julien a expliqué que : « la notion de patrimonialisation instaure une nouvelle posture pour le chercheur, donc l’objet d’étude devient plus mouvant, et nécessite de faire appel à des méthodes de terrain moins tournées vers l’étude des archives ou des traces matérielles et immatérielles du passé, mais davantage vers l’interrogation des institutions, des procédures et des acteurs de la patrimonialisation considérée comme un phénomène bien actuel. » (Julien, 2014, p. 128).
18En ce qui concerne notre travail, la méthode de recherche choisie est plus tournée vers le terrain et s’appuie sur deux campagnes de relevé architectural et d’enquêtes sociologiques, réalisées dans le cadre de la préparation de notre thèse doctorale (entre 2013-2018). Cette méthode hybride passe par deux phases pour livrer des données diversifiées. Pour la première phase relative à la compréhension des changements opérés sur le bâti et la collecte de ces données, nous avons choisi de travailler avec des relevés et des enquêtes approfondies comprenant deux instruments qui sont l’observation en situation et les entretiens directs et semi-dirigés avec les ménages de communauté locale et aussi avec les professionnels du patrimoine. Suite à plusieurs visites dans la Médina de Mahdia, nous avons pu découvrir et recueillir des textes, paroles, photos, sensations, pratiques, événements, manifestations, inventaires, relevés architectural et habité, rapports de diagnostic et opérations de préservation multiples. Par la suite, tout ce qui est recueilli a été organisé et analysé afin d’expliquer les dynamiques, les enjeux et les rouages qui nourrissent ou bien paralysent le cheminement patrimonial, ses étapes et aboutissements.
19La patrimonialisation représente le processus historique, social, juridique, opérationnel et politique par lequel un espace, un bien, un phénomène, ou une pratique se transforme en objet du patrimoine digne de conservation et de restauration, qui sera transmis aux nouvelles générations. Ce processus assure le passage d’un objet négligé et ordinaire à un patrimoine reconnu en tant que bien collectif. La patrimonialisation ne peut être assimilée que sous la forme d’un processus avec des étapes et des phases impliquant le groupement social, le cadre institutionnel, les pratiques, les dispositions législatives et tous les acteurs susceptibles d’intervenir tout au long des différents moments de la destinée patrimoniale. Il ne s’agit pas d’un phénomène, mais plutôt d’un ensemble « de pratiques patrimonialisantes » (Datouand Djoussou, 2013, p. 104), de « gestes de la patrimonialisation » (Davallon, 2007, p. 13) qui diffèrent d’une catégorie de bien à l’autre, d’une époque à l’autre et d’un acteur à l’autre.
« Quoi qu’il en soit, les processus de patrimonialisation appliqués à un objet (chose, œuvre, bien, bâtiment, site, paysage, etc.) ou à une réalité idéelle (idée, valeur, témoignage, événement, pratique, etc.) n’ont rien de naturel. Ils ne vont pas de soi. Ils expriment au contraire une affectation collective (sociale donc) de sens ; laquelle découle d’un principe de convention.
Ce dernier traduit un accord social implicite (souvent territorialisé et institutionnalisé) sur des valeurs collectivement admises ; témoignage tacite d’une indéniable identité partagée.
Pour qu’il y ait patrimoine, il faut donc des processus (sociaux au sens complet du terme) de patrimonialisation, soit des modalités bien précises de transformation d’un objet, d’une idée, d’une valeur en son double symbolique et distingué, raréfié, conservé, frappé d’une certaine intemporalité (même s’il est daté, paradoxe), soigneusement sélectionné. »
(Di Méo, 2007b, p. 2)
20Des différentes références bibliographiques croisées, nous affirmons que le processus de patrimonialisation achevé s’organise autour de trois phases majeures qui sont, dans l’ordre : 1) l’identification ; 2) la conservation et 3) l’exploitation de l’entité devenue patrimonialisée. La première phase met la prise de conscience au centre de son déroulement. Elle consiste à fixer l’intérêt patrimonial de l’objet en question et donc à déterminer ce « qui fait que l’héritage puisse être élevé au rang de patrimoine » (Verdelli, op.cit., p 27). La deuxième phase relative à la conservation est une phase active qui comporte essentiellement les actions opérationnelles aboutissant à protéger, restaurer et sauvegarder le bien. Quant à la troisième et dernière phase qui est relative à l’exploitation, elle prévoit les formes de mise en valeur et d’exposition du patrimoine. Au total, chacune de ces trois phases est ramenée à un certain nombre d’étapes concomitantes, dont l’ordre de cheminement diffère selon la situation. De plus, nous pouvons trouver plusieurs formes de patrimonialisation. Elle peut être qualifiée d’endogène, exogène, avortée, spontanée, récessive ou galopante, etc.
21En outre, prise de conscience, justification, sélection, conservation, protection et valorisation, etc. sont des étapes éventuelles du processus patrimonial. La patrimonialisation peut être déclenchée par n’importe quelle étape, et ne suit pas nécessairement un ordre prédéterminé.
22Il est reconnu dans tout le pays que la population mahdoise est très attachée à son héritage matériel et immatériel. Elle essaye de renouer avec les traditions ainsi que de perpétuer les multiples rituels de la vie quotidienne d’autrefois. Le fil est maintenu avec les nouvelles générations qui ont appris spontanément à respecter le legs des ancêtres, à le conserver et assurer sa transmission.
23Au moyen de l’observation directe et des entretiens, nous avons rencontré des usagers sédimentés dans les espaces de leur maison et lieu de travail. Dans la plupart des cas, leurs pratiques suivent leurs sentiments de reconnaissance, nostalgie, fierté et affinité. La prise de conscience patrimoniale est fortement présente chez la population locale et elle est plus forte chez les individus de la population vieillissante, puisqu’ils sont les plus nostalgiques. Mais ce qui nous a beaucoup ému et intrigué c’est le fait que les adolescents, les jeunes et les enfants sont aussi très fiers d’appartenir à la Médina de Mahdia et parlent amoureusement de ses spécificités notamment de l’histoire des fatimides, du site extraordinaire de la péninsule, du cachet architectural traditionnel, des mœurs et des fêtes religieuses.
24Le sentiment et le consensus patrimonial entre les individus de la population mahdoise occupant le noyau médinal marquent les discours des acteurs impliqués. De plus, les actions de la patrimonialisation se concrétisent davantage grâce au groupement social concerné et l’association locale ASMM, qui est déjà formée par des natifs de Mahdia.
- 4 Source : entretien avec un membre de l’ASMM de Mahdia , native de la région.
25Certes, au cours des XIXe et XXe siècles, la Médina de Mahdia a connu des transformations sociales et urbaines, néanmoins elles étaient limitées et il ne s’agit pas de grandes mutations comme dans les cas des Médinas de Sousse, Monastir, Sfax, Tunis et Kairouan. Sur le plan social, beaucoup sont les familles mahdoises de souche qui sont restées. Après l’indépendance et malgré le développement de la ville extra muros ainsi que le départ de la colonie d’origine européenne et juive, une bonne partie de la population est restée attachée à sa médina, lieu de fêtes, de recueillement (cimetières, mosquées) et de commerces (marchand d’étoffes, bijoutier, proximité du marché municipal).Le remarquable changement provient de la reconquête des demeures traditionnelles de la Médina, abandonnées ou en bon état, par une population d’étrangers aisés attirés par la beauté du site qui se sont appropriés des lieux pour en faire leurs résidences secondaires. Dans ce cas, nous pouvons parler de prémices du phénomène de gentrification, aperçu dans quelques quartiers de la péninsule4. Quant à la morphologie urbaine, elle a pu garder ses grandes lignes caractéristiques. Le tissu traditionnel est compact, organique, sans ceinture de remparts (détruite durant les guerres et attaques maritimes), qui garde considérablement tous les éléments caractéristiques d’un centre historique hiérarchisé et organisé autour des fonctions économiques et des équipements de la vie quotidienne.
26Nous retenons des discours des individus enquêtés au sein de la population locale qu’ils sont assez reconnaissants, fiers d’appartenir à Mahdia et en appellent à la préservation du patrimoine. En se tournant vers leurs pratiques palpables, est-ce que celles-ci sont à leur tour patrimonialisantes et fidèles au sentiment patrimonial annoncé ?
27Dans la Médina, les pratiques de la population locale demeurent souvent qualifiées de conservatrices et patrimonialisantes, sauf pour les diverses transformations et extensions non bien encadrées dues au manque de sensibilisation et sensibilité. Nous avons remarqué que les riverains accordent une grande attention au cadre bâti traditionnel (lieux d’habitation, de culte et de travail). Les interventions sont multiples voire incessantes, que ce soit en restaurant à l’ancienne avec des rénovations lourdes ou superficielles qui conservent le cachet local initial, ou en ramenant de la modernité, de l’actualité aux espaces existants (souvent les pièces humides notamment cuisines et salles de bain) pour les adapter au nouveau mode de vie, assez différent de l’ancien.
- 5 Dans la Médina de Mahdia, l’entrée à la maison se fait par deux skifas : skifa barraniya (extérieur (...)
28Majoritairement, nous trouvons la configuration traditionnelle des maisons à patio, la dokkana omniprésente dans la plupart des séjours, les encadrements en bois richement sculptés, les céramiques ornementés, l’organisation des deux skifas5aboutissant au patio intérieur pour garantir l’intimité et protéger l’intérieur de la maison « par opposition à ce que nous trouvons dans les maisons juives donnant sur la Rue Cap Africa » tels que nous a témoigné Lalla Skilla, une propriétaire mahdoise d’une très belle demeure au cœur de la Médina.
Figure 4 : maison Chelaifa, construite en 1920, restaurée et conservée par les héritiers.
« Cette maison m’est très chère, ici j’ai vécu toute ma vie, depuis ma naissance jusqu’à aujourd’hui, avec tous les événements, le bien et le mal. Je l’ai hérité puisque je suis une fille unique. La maison a été construite en 1939 par les mains de mon père, qui a exigé de mon mari que nous vivons ici.
Je ne cesserais jamais de la conserver, la remplir des éléments authentiques, broderies et mobiliers de notre patrimoine. Je ne veux rien changer, sauf pour la cuisine et la salle de bain car j’étais dans l’obligation d’ajuster, moderniser et les rendre adaptés au nouveau mode de vie. Je veux garder l’ancienne architecture, authentique et spécifique à Mahdia. Je restaure avec mes propres moyens, l’ASMM m’a aidé aussi.
- 6 Source : entretien avec Mme Skilla (62 ans et femme au foyer), de classe sociale moyenne, propriéta (...)
Beaucoup de visiteurs viennent voir ma maison, des jeunes chercheurs, des touristes, l’ambassadeur de la Turquie est venu et il a admiré les peintures murales, les faïences du patio, les tijanes en bois. »6
Figure 5 : décoration picturale murale d’une demeure conservée continuellement par sa propriétaire.
(Source : Zeineb Youssef, 2015)
Figure 6 : plan d’une demeure traditionnelle dans la Médina de Mahdia.
(Source : ASMM, 2003)
- 7 « atéb » est un mot arabe qui est au pluriel, son singulier est « atba ». (Le mot « atba » en arabe (...)
29En deuxième lieu, il importe de mettre en lumière la grande attention accordée aux encadrements des portes d’entrée des maisons, mosquées, zaouïas et boutiques, que les mahdois appellent « atéb »7. Les encadrements sculptés des portes sont la carte d’identité de toute la ville de Mahdia. De nos jours, beaucoup de ces éléments architectoniques persistent avec leur cachet originel au niveau des matériaux, formes et motifs décoratifs. Ils occupent une place spécifique et primordiale dans l’architecture médinale de Mahdia et sont omniprésents dans la plupart des constructions anciennes ainsi que dans les nouvelles, que ce soit dans la façade extérieure de la construction ou celle intérieure donnant sur le patio.
Figure 7 : différents encadrements de portes (atéb) repérés dans la Médina de Mahdia.
(Source : clichés Zeineb Youssef et ASMM, 2015)
30En effet, certains encadrements ornementaux sont sobres et ne contiennent aucune sculpture, par opposition à d’autres qui nous fascinent avec leurs multiples types d’ornementation notamment des motifs floraux, formes géométriques, dates, inscriptions de textes coraniques, noms de Dieu et du Prophète. La variété des matériaux et dimensions ainsi que la richesse de leurs décorations témoignent des niveaux de vie des différentes couches sociales, aboutissant à distinguer nettement entre le riche, le pauvre, le notable, le pêcheur, etc.
31Grâce à la bonne conservation physique de la demeure et telles composantes architectoniques, avec aussi la volonté de mettre en valeur l’héritage bâti d’une façon permanente, ces actions des habitants alimentent une patrimonialisation purement endogène, et protègent la valeur patrimoniale de l’architecture traditionnelle du tissu médinal.
32De l’autre face de la médaille, dans la Médina de Mahdia, nous ne pouvons pas négliger l’existence de pratiques non-patrimonialisantes qui sont bien imposantes et ont proliféré depuis les trois dernières décennies. Elles ont causé le changement radical du visage de la Médina de Mahdia aujourd’hui, surtout avec la transformation des façades extérieures. Cette transformation hybridée a beaucoup altéré l’esthétique urbaine et les qualités de départ de l’architecture traditionnelle. Pour la majorité des demeures mahdoises, les intérieurs des maisons conservent les caractéristiques authentiques de l’architecture traditionnelle et gardent scrupuleusement les détails architectoniques à l’exemple des façades ornementées du patio ou la décoration picturale du plafond. La configuration spatiale de départ est préservée en dépit du changement du mode de vie. En contrepartie, les façades extérieures ne sont plus sobres et minimalistes comme celles d’antan, mais elles sont envahies par la panoplie d’éléments architectoniques perturbants l’harmonie et la cohérence du cadre bâti. Nous citons par exemple : les rangées de tuiles vernissées placées à tort et à travers, les formes arrondies des façades au nu de l’alignement traditionnel, les colonnes et balustres type « Dar Chaabane », les acrotères et ouvertures de formes circulaires, les revêtements en faïence ou en fausse pierre, les portes et fenêtres en aluminium, les enseignes hors norme et auvents en plastiques surdimensionnés rencontrés partout dans les rues de commerce, etc. Les éléments du vocabulaire architectural ancien sont encore existants, néanmoins ils ont été certes repris ou réutilisés sans respect des proportions convenables ou compatibilité avec d’autres composantes.
Figure 8 : aspect et état des constructions dans la Médina de Mahdia autrefois.
(Source : clichés ASMM)
Figure 9 : état et aspect actuels des ruelles dans la Médina.
(Source : clichés Zeineb Youssef, 2020)
« Le diagnostic exhaustif sur la médina a fait ressortir d’une part que celle-ci reste pour une bonne partie encore plus ou moins protégée des principaux problèmes récurant vécus par les médinas de Tunis, Kairouan ou Sfax, mais que les prémices de ces problèmes commencent à apparaître suite au succès que connait aujourd’hui la ville :
Au niveau typo-morphologique :
- Perturbations des zones résidentielles ;
- Changement d’affectation au risque d’une soukalisation ;
- Perte d’une logique d’implantation des commerces par rapport à leur typologie ;
- Architecture banalisée des constructions récentes.
Au niveau du vocabulaire architectonique :
- Éléments perturbants du vocabulaire : aluminium, fausse pierre, dar chaabene, revêtement faïence, faux frontons et pilastres ;
- Utilisation abusive et inappropriée des auvents ;
- Crépit ocre comme enduit ;
- Présence dangereuse d’un faux antique primaire ;
Au niveau de l’état du bâti (bien qu’en général la médina est en assez bon état)
- L’état vétuste de certaines constructions ;
- L’inexistence ou presque du réseau d’éclairage public ;
- Les câbles inesthétiques. »
(Hababou-Allagui, 2010b, p. 63)
33Dans la Médina de Mahdia, la transformation accélérée et croissante de l’architecture traditionnelle a commencé à mettre le noyau médinal en péril. Cependant, il ne s’agit pas vraiment d’actes prémédités causés par les infractions des riverains, mais plutôt la Médina de Mahdia, et d’ailleurs comme toutes les Médinas de la Tunisie ou du monde arabo-musulman, n’ont pas pu échapper à de telles transformations mal conçues, qui n’ont pas été proposées ou contrôlées par des professionnels du patrimoine. Les habitants ne sont pas suffisamment conscients des réglementations en vigueur censées assurer la protection de l’image authentique du cadre bâti. Ils sont désormais autonomes quand il s’agit d’intervenir sur leurs biens architecturaux que ce soit pour concevoir une extension, rénover ou adapter l’ancien, suite à l’agrandissement de famille, l’accueil des enfants ou pour se plier à des standards esthétiques et constructifs contemporains. En conséquence, la superficie du patio diminue souvent, on divise les chambres en T pour avoir une pièce supplémentaire isolée, la cuisine change de place et devient parfois une chambre à coucher, etc. Faute de mesures de dissuasion et de dispositifs législatifs censés assurer la sauvegarde et la protection du patrimoine bâti, les transformations habitantes ont produit des modèles urbains décalés par rapport à l’architecture traditionnelle.
34Ce qui demeure ironique, c’est ce comportement contrasté des habitants de la Médina de Mahdia qui marque un décalage inexpliqué. D’une part, la population locale valorise son héritage bâti et de l’autre par la priorité est de subvenir aux besoins fonctionnels qui priment sur la valorisation efficiente du patrimoine. Maintenir une médina vivante supposerait sans doute de s’appuyer sur ces transformations conscientes et compétentes pour gérer la transformation et transmettre ces savoirs sur l’habitat et la ville en mutation. (Deboulet, 2003, p. 60)
Figure 10 : transformation d’une demeure mahdoise.
1. État d’origine de la demeure à deux patios ;
2. Division de la demeure en 3 parties, les deux fils en RDC et le père emménagea au premier étage ;
3. Aspect final avec un premier étage et une future extension au niveau du 2e étage.
(Source : Zeineb Youssef, 2018)
35La demeure traditionnelle de la Médina de Mahdia à l’instar de celle des autres Médinas tunisiennes ne cesse de se transformer, et depuis trois décennies nous assistons à des changements de l’aspect de la façade extérieure autrefois sobre et la configuration intérieure organisée selon le mode de vie et l’intimité d’antan. À partir d’enquêtes et de relevés effectués sur terrain qui se sont rodés sur trois années, nous avons pu étudier une dynamique patrimoniale controversée qui inclut des actions de patrimonialisation galopantes et endogènes avançant en parallèle avec des transformations radicales qui ont causé beaucoup de stigmates perturbant le cadre bâti traditionnel.
36En outre, à travers la première partie de notre article nous avons montré que la prise de conscience patrimoniale est fortement présente chez la population locale, suivie par la réalisation d’innombrables travaux de restauration et rénovation pour prendre soin des biens architecturaux et éliminer les prémices de la dégradation technique. À son tour, l’ASMM, en tant qu’association privée locale, joue un rôle prépondérant dans la sensibilisation, la gestion, la recherche de collaborateurs internationaux et la sauvegarde du patrimoine architectural, et les projets entrepris en sont les témoins. En fait, nous avons pu visiter plusieurs demeures bien restaurées et conservées, admirer les détails ornementaux qui subsistent et donnent à la demeure toute sa richesse et singularité, apprécier la création d’une maison laboratoire dans la Médina, conçue pour former des maçons qualifiés et promouvoir les caractéristiques de l’architecture traditionnelle de la région de Mahdia. D’un autre côté, la deuxième partie met l’accent sur les multiples et remarquables transformations des demeures effectuées par la même population locale qui valorise par ailleurs son héritage bâti. Un décalage important s’est révélé entre le senti et le pratiqué des habitants. Ces transformations du bâti traditionnel génèrent un nouveau paysage urbain avec des aspirations esthétiques et constructifs jugées standardisées et répétitives.
37En conséquence, le processus de patrimonialisation est désormais gelé avant l’achèvement de son cheminement et il reste déchiré entre deux allures. Les actions patrimonialisantes sont menacées par les transformations habitantes, mettant en péril la préservation de l’ancien et sa valeur patrimoniale. L’impératif aujourd’hui est d’amorcer une stratégie patrimoniale stricte en commençant par réviser et renforcer les arsenaux législatif, institutionnel, associatif et financier. En effet, l’approbation d’un plan de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV) spécifique à la Médina de Mahdia est la première piste à développer pour arrêter les mutations paysagères.
38De plus, il faut compter sur la participation citoyenne et sensibiliser le premier acteur patrimonial en relation directe avec le cadre bâti et dont le vécu dépend quotidiennement de la Médina. Il s’agit certes de la communauté locale, qui est appelée à collaborer avec les professionnels du patrimoine au moment de l’intervention sur leurs propres demeures. L’environnement des acteurs patrimoniaux sera ainsi plus organisé aboutissant au consensus patrimonial. Les centres anciens doivent se doter d’outils réglementaires performants assurant la gestion et la sauvegarde du patrimoine bâti pour que la patrimonialisation accomplisse son cheminement vers la valorisation et la transmission des formes patrimoniales authentiques.