1L’agriculture urbaine, en développement constant en France depuis une dizaine d’années, est considérée comme un levier déterminant pour favoriser des villes durables (Mayol et Gangneron, 2019). Désartificialisation, participation à la végétalisation de la ville, renforcement de la biodiversité, augmentation de la résilience, reconnexion avec l’alimentation, sont autant de moteurs évoqués pouvant répondre aux enjeux de durabilité des villes. Etonnamment, l’intérêt de la localisation urbaine pour favoriser la rencontre offre/demande, réduire les trajets, les émissions liées au transport ou le gaspillage reste quant à lui peu exploré. Alors que la littérature a déjà relevé la capacité de l’agriculture urbaine à valoriser des espaces d’interstices et de friches urbaines (Specht et al., 2014), on peut se demander si en retour, l’agriculture urbaine bénéficie de certains atouts de la localisation urbaine, et notamment d’un ensemble de proximités qui pourraient être activées et contribuer à un bon bilan environnemental : trajets réduits à leurs maximum, valorisation des modes doux, circuits de proximités valorisés, limitation des émissions du transport routier, des emballages, retour des contenants, des bio-déchets et valorisation de ceux-ci comme garant de la fertilité des sols. Au regard du nombre réduit de travaux traitant spécifiquement cette question, la durabilité de ces formes de production urbaine demande ainsi à être évaluée finement du point de vue de sa logistique, sujet souvent négligé au bénéfice des travaux agronomiques ou sur les pratiques de consommation (Clerino et Fargue-Lelièvre, 2020).
2Les organisations logistiques des fermes urbaines, que l’on peut définir comme l’ensemble des tâches logistiques réalisées, gérées et coordonnées sur une ferme, restent aujourd’hui peu connues (type de transport, modes de stockage, de conditionnement etc.). Ces organisations reposent sur un principe à première vue séduisant, celui d’une proximité entre production et consommation, que seule l’autoconsommation viendrait concurrencer : proximité géographique entre production de sous-sols et des toits et habitants des étages ; proximité relationnelle potentielle également puisque les intermédiaires commerciaux comme logistiques ne seraient pas indispensables dans cette chaine ultra courte ; et enfin, proximité temporelle entre l’acte productif et l’acte de consommation, en termes de rapidité potentielle de l’échange, qui véhicule des standards de fraicheur élevés.
3Pourtant, la littérature n’établit pas de lien formel entre l’agriculture urbaine et la vente directe, et les contraintes actuelles de l’espace urbain, que ce soit en termes d’accès au foncier ou de congestion, laissent supposer des organisations logistiques spécifiques sur le stockage, la gestion des flux tendus ou les modes d’acheminement des denrées. Les résultats de la littérature sur la logistique des circuits courts viennent même contrebalancer l’idée des bénéfices attendus par la proximité : les travaux sur la durabilité des circuits courts (Raton et al., 2020) montrent, en milieu rural ou périurbain, des bilans environnementaux mitigés du fait de trajets répétés, de faibles taux de chargement et des retours à vide. La capacité de l’agriculture urbaine à générer ou limiter ces transports revêt un enjeu majeur dans un contexte où le transport routier, mode majoritaire d’approvisionnement en denrées alimentaires est une source importante d’émission de GES et de pollution de l’air en centre-ville (Barbier et al., 2019). Sur ce point, les travaux actuels en agriculture urbaine tendent à relativiser la durabilité des pratiques (Dorr et al.,2021 ; Sanye-Mengual ,2015).
4Dans cet article, nous interrogeons donc la performance de la logistique de l’agriculture urbaine et les paradoxes que peut poser la localisation urbaine. Quelles sont les organisations logistiques émergentes dans les fermes urbaines ? Sur quelles stratégies commerciales et productives reposent-elles ? L’agriculture urbaine bénéficie-t-elle d’un ensemble de proximités qui sont activées et qui contribuent à un bon bilan environnemental ?
5Pour répondre à ces questionnements, une enquête exploratoire a été menée auprès de 20 fermes urbaines à vocation marchande dans la métropole du Grand Paris (MGP). Les données permettent de qualifier, une diversité de systèmes productifs, de systèmes commerciaux afin d’ébaucher les principales caractéristiques logistiques et de qualifier les organisations logistiques émergentes. Les résultats mettent en évidence les enjeux logistiques actuels auxquelles sont confrontées les chaînes courtes de distribution alimentaire urbaines.
6La première partie discute, à partir de la littérature, de la capacité de l’agriculture urbaine à nourrir les villes, interroge la localisation urbaine, ses atouts et ses contraintes quelle que soit la longueur des chaines d’approvisionnement, pour mettre en évidence de potentiels impacts sur les organisations logistiques. La seconde partie expose la méthodologie mise en œuvre. La troisième partie présente les résultats, en mettant en évidence les caractéristiques du système productif d’une part et du système commercial d’autre part, et leur influence sur le transport et la logistique des fermes urbaines. Enfin, nous discutons des limites du cadre urbain sur ces organisations.
- 1 Association Française d’Agriculture Urbaine Professionnelle.
7Produire en ville n’est aujourd’hui plus une nouveauté. Des fermes urbaines voient le jour dans de nombreuses villes françaises pour les nombreux services qu’elles peuvent rendre à la ville ainsi qu’à ses habitants (lien social, production locale, végétalisation, valorisation des déchets urbains, etc.). En France, l’AFAUP1 met en avant l’importance de cette pratique, avec 952 sites en 2021 soit environ 160 ha d’espaces cultivés. Dans le monde, ce sont plus de 800 millions de personnes qui pratiquaient l’agriculture urbaine en 1999 (données non actualisées). Les rares travaux sur sa fonction nourricière illustrent surtout de forts contrastes entre les pays du Sud, où elle conserve sa visée nourricière au travers de formes intra et périurbaines maraichères et vivrières, et pays du Nord où ce sont les fonctions sociales qui sont davantage valorisées (Aubry, 2013). L’agriculture urbaine, pratiquée partout dans le monde, fait l’objet de nombreuses définitions, en fonction des contextes socioéconomiques. Nous choisissons de la définir ici comme : « l’agriculture localisée en ville ou à sa périphérie, dont les produits sont majoritairement destinés à la ville et pour laquelle il existe une alternative entre usage agricole et non agricole des ressources (foncier, eau, main d’œuvre etc.) qui ouvre des concurrences et des complémentarités d’usage » (Moustier et Mbaye, 1999).
- 2 Agence Nationale de Rénovation Urbaine
8Le retour de l’agriculture dans l’espace urbain s’accompagne d’une grande diversification, à la fois de formes, d’activités et de localisations. L’agriculture urbaine participe ainsi à une valorisation des espaces auparavant inutilisés ou délaissés (Specht et al., 2014) comme les parkings, les toitures ou des bâtiments inoccupés, grâce à une diversité de techniques de production. C’est particulièrement le cas dans la métropole parisienne où une multitude de collectivités, bailleurs, acteurs privés mais aussi citoyens se sont saisis du sujet. La ville de Paris a par exemple mis en place une charte « Objectif 100 hectares » réunissant plus de 80 signataires, afin d’enclencher une dynamique collective sur ces sujets, tout en mobilisant du foncier, tant public que privé. Le soutien politique prend la forme de différents appels à projets, qui ont permis d’impulser une dynamique autour de la végétalisation des villes en premier lieu, puis peu à peu vers l’agriculture urbaine (Végétalisations innovantes, Réinventer Paris, Parisculteurs). On retrouve aujourd’hui par exemple 50 sites « Parisculteurs » installés et en activité et plus de 30 ha d’agriculture urbaine sur le territoire parisien. La dynamique n’est pas seulement parisienne puisque le récent appel à projet « Quartiers Fertiles » lancé par l’ ANRU2, vient d’attribuer 98 sites à l’échelle nationale, dont 30 en région parisienne.
9Enfin, cette diversité est présente tant dans les formes d’agriculture urbaine que dans les produits cultivés. On y retrouve une large gamme de productions, avec une trentaine d’espèces en moyenne et jusqu’à plus de 100 variétés différentes cultivées au sein d’un même espace (Daniel, 2017) : des petits fruits, des légumes (fruits, feuilles, racines), des produits dits « de cave » (champignons, endives), des fleurs comestibles, des herbes aromatiques, des micropousses, du safran, des fleurs coupées ou tinctoriales, mais aussi quelques produits animaux tels que du miel, du poisson, des œufs et parfois de la viande. Une variété qui répond à deux besoins potentiels des citadins : une largeur de gamme et une production centrée sur des produits surtout maraichers, frais, très périssables, d’autant plus qu’ils sont cueillis à maturités, et qui nécessitent donc d’être livrés dans les heures qui suivent la récolte. La diversité des produits relevée dans la littérature semble ainsi dessiner les spécificités de la logistique de l’agriculture urbaine : forte diversité des produits, impératifs de fraicheur impliquant des flux tendus et de la rapidité de distribution, permise par une grande proximité des clients finaux.
10La faible autonomie alimentaire de Paris (d’environ 72h), les diverses crises alimentaires passées et à venir et l’ampleur des distances géographiques entre consommateurs et zones de production (un produit parcours en moyenne 660 km3), suscitent un regain d'intérêt en faveur de la relocalisation d’espace productifs en ville. C’est pour tenter de faire face à ces enjeux, pour retisser des liens entre les habitants et les producteurs que la Ville de Paris et la MGP ont mis à disposition du foncier permettant de contourner la problématique de pression foncière sur les espaces agricoles, très importante en milieu périurbain. Si les espaces d’interstices urbains, peu ou pas valorisés trouvent ainsi une nouvelle fonction, et que des innovations techniques ont permis de les valoriser d’un point de vue agricole, ils peuvent présenter des problématiques non négligeables pour la logistique au quotidien (stockage, accueil du public, livraison et préparation de commande). Proposer des produits à hauts standards de fraîcheur, de saison, en vente directe en milieu urbain dense pourrait ainsi lever les besoins d’une ferme en équipements dits logistiques. Mais à ce jour, aucune étude ne montre que c’est réellement le cas.
11Du point de vue de la mise en relation entre fermes urbaines et consommateurs, peu de travaux existent au-delà des fermes maraichères périurbaines axées sur des circuits courts où les intérêts sociaux, entre autres, ont fortement été plébiscités (Aubry et Chiffoleau, 2009). La localisation urbaine semble stratégique uniquement dans la mesure où elle tend à favoriser des formes de relation de proximité entre producteurs et consommateurs, via la commercialisation en circuits courts et au travers de marchés de niches (Aubry et Kebir, 2013). Cette question de proximité a souvent été confrontée à des confusions : la proximité géographique ne mène pas obligatoirement à une proximité organisée, celle-ci étant assimilée aux liens et relations qui unissent les acteurs. En effet, cette proximité serait fortement impactée par la morphologie de l’espace considéré et sa fourniture en transports (Torre, 2010). Autrement dit, rien ne dit que dans la MGP, territoire dense, fortement fourni en réseaux de transport, cette proximité organisée soit performante. Pour Morel-Chevillet (2018), cette localisation permettrait une forte « co-visibilité » et une proximité relationnelle entre producteurs et consommateurs presque innée. Mais quand est-il réellement lorsque la ferme est installée en toiture ou dans des parkings, qui de plus ne sont pas toujours en accès libre ? Il précise également que cette agriculture urbaine serait un bon moyen pour limiter les impacts environnementaux des chaines de distribution alimentaire actuelles par le biais d’une « commercialisation de produits de saison, vente directe, temps moindres de stockage et déchets de conditionnement réduits ». Des éléments ont pu être apportés par les travaux de Sanye-Mengual et al. (2013 et 2015) mettant en évidence un moindre usage du transport, une réduction du packaging grâce à une production locale en toiture. Cependant, ces résultats restent non généralisables et demandent à être amendés d’autres études de cas. Alors que la qualité du lien producteurs/débouchés urbains semble essentielle, peu de travaux existent, à notre connaissance, permettant de conclure à une proximité organisée activée en milieu urbain, elle-même contribuant à une logistique performante.
12La logistique urbaine peut être définie comme « l’art d’acheminer dans les meilleures conditions les flux de marchandises qui entrent, sortent et circulent dans la ville. Elle relève d'un jeu d'acteurs multiples aux enjeux souvent contradictoires : pouvoirs publics, acteurs économiques, institutionnels, résidents, etc. » (Patier et Routhier, 2009). Elle soulève des questions de flux, qu’ils soient physiques, financiers ou informationnels, de façon à transmettre des informations de la ferme à la clientèle, en passant par d’autres interlocuteurs essentiels à la transformation ou à la vente (Raton et al., 2020).
13Le milieu urbain présente des atouts certains pour l’agriculteur urbain, mais qui ne sont pas sans ambivalences. À l’intérêt de la localisation en cœur de ville, pour accéder au marché et bénéficier de la densité de clientèle, de la centralité mais aussi des ressources organiques que la ville a à offrir, se répondent des problématiques d’exiguïté, de coexistences avec les autres activités, de pollution et de congestion. Composante essentielle de la logistique, le transport a un poids très important dans le coût final du produit mais également en termes d’émissions de GES, y compris pour les circuits courts ou de proximité. À l’échelle de l’Ile-de-France, 17% des produits transportés sur le réseau routier sont des produits agro-alimentaires, avec 40 800 véhicules par jour uniquement pour les produits dédiés à l’alimentation humaine. Cet important trafic induit des problématiques de pollution de l’air : selon ISGlobal, Institute for Global Health, la MGP est la 4ème zone urbaine la plus polluée en dioxyde d’azote (NO2). Les travaux sur les chaînes courtes montrent une tendance à la fragmentation des flux, de nombreux retours à vide et une massification plus complexe à mettre en œuvre qu’en chaine longue (Raton et al., 2020). Dans ce contexte, les travaux concluent à l’intérêt de solutions d’optimisation (meilleurs taux de remplissages, réduction des traces directes, etc.) et de solutions collectives. Concernant les fermes urbaines, les modèles de comparaison avec les chaines longues montrent une tendance à la réduction du transport et des émissions de GES (Kulak et al., 2013 ; Romeo et al., 2018), mais une étude plus récente observe que le transport peut représenter 31% de l’impact environnemental d’une ferme urbaine (Dorr et al., 2021). À ce jour, la demande de transport n’a pas été suffisamment quantifiée pour justifier l’identification de leviers d’action.
14Lorsque l’on parle de la logistique des produits frais et plus particulièrement de la filière fruits et légumes, les spécificités sont doubles. D’un côté, les fruits et légumes sont sujets à une forte saisonnalité demandant à la logistique d’être en constante adaptation. D’un autre côté, ils sont fortement périssables, demandant une maitrise des vitesses d’acheminement, mais aussi des conditionnements et un choix de modes de transports adaptés. La logistique joue donc également un rôle primordial pour assurer la livraison du produit à temps et dans des conditions de fraicheur optimale et ceci nécessite de connaître de façon précise le temps de commercialisation réunissant « temps biologiques » et « temps logistiques ». Au-delà de ces exigences de temps et de fraicheur, évaluer sa logistique permet de connaître et maîtriser ses coûts, d’intégrer ces coûts dans le prix de vente mais aussi d’évaluer l’intérêt ou non de diversifier ses débouchés. Les temps passés aux tâches logistiques étant identifiés comme importants et sous-estimés dans les chaînes courtes, les évaluer permet d’identifier des solutions d’optimisation adaptées à ses besoins et à l’intensité en emplois de ces chaînes (Raton et al, 2020).
15Les travaux sur les tâches logistiques des fermes urbaines étant peu développés, l’enjeu ici est de pouvoir qualifier les organisations logistiques émergentes (Masson et Petiot,2013). Pour se faire, la compréhension du système productif des fermes urbaines semble un point essentiel pour caractériser les enjeux que doivent relever les organisations logistiques. Dans la lignée des travaux sur les familles logistiques (Burmeister, 2000), il s’agit dès lors de caractériser le système productif et la place du transport de marchandises et de la logistique dans le fonctionnement des systèmes productifs d’agriculture urbaine et d’investiguer les influences réciproques entre transport, logistique et systèmes productifs. De même, les travaux sur les chaînes courtes illustrent du poids des types de débouchés sur les organisations logistiques des exploitations (catalogues à saisir sur différentes plateformes, diversité de composition des paniers, de conditionnement, exigence ou non de livraison etc.). Il s’agit dès lors d’intégrer les particularités du système commercial des fermes urbaines pour identifier les influences réciproques entre transport, logistique et systèmes commerciaux.
16Finalement c’est un ensemble d’ambiguïtés que pose le sujet de l’AIUP : fonction nourricière relative à quantifier, question du débouché naturel (cœur de ville), question de l’acheminement et de la proximité relationnelle entre producteurs et consommateurs permettant un déclenchement de la récolte, mais aussi structuration spatiale des activités sur les exploitations permettant de garantir une homogénéisation et optimisation des tâches. Identifier les liens réciproques entre transport, logistique et systèmes productifs et commerciaux des fermes urbaines se présente comme une clé de lecture pertinente pour révéler les contraintes et atouts de la localisation urbaine.
17L’étude a pour ancrage la Métropole du Grand Paris, territoire particulièrement actif en termes d’agriculture urbaine à l’échelle nationale. On y trouve une diversité de projets aux formes, fonctions, systèmes techniques et productions différentes, permettant ainsi d’étudier un panel varié d’activités productives et commerciales.
18Dans la mesure où nous questionnons la fonction nourricière de l’agriculture urbaine et les modes d’approvisionnement des cœurs de ville, nous ciblons l’agriculture intra-urbaine professionnelle (AIUP), décrite par Clerino et Fargue-Lelièvre (2020) comme situées sensu stricto en zone urbaine et à visée marchande : les microfermes urbaines, les serres et les fermes indoor. Dans ce sens, sont exclus les projets exclusivement non-marchands tels que les jardins collectifs (familiaux, partagés), les initiatives citoyennes (végétalisations d’espaces interstitiels), des projets ne vendant que des services (éco pâturage), et/ou les fermes situées hors de la zone urbaine dense. Au sein de l’AIUP, seules les fermes qui commercialisent des produits comestibles et non animaux, directement issus de la ferme ont été sélectionnées. Les produits animaux ont été écartés car ils nécessitent des organisations logistiques spécifiques (respect de la chaîne du froid) et sont aujourd’hui peu présents dans l’agriculture urbaine parisienne.
19L’analyse s’appuie sur le traitement du verbatim et des données quantitatives issus d’entretiens semi-directifs, réalisés entre mars 2020 et juin 2021, auprès de 20 responsables de fermes urbaines parisiennes (annexe 1). Les entretiens, d’une durée comprise entre 60 et 90 minutes ont été réalisés à deux reprises (en présentiel ou en distanciel, du fait de la crise sanitaire) : 1. comprendre le fonctionnement des systèmes productifs et commerciaux, puis 2. approfondir les pratiques logistiques (annexe 2). Le verbatim permet l’analyse du discours sur les stratégies productives et commerciales de la ferme et l’organisation logistique qui en découle. Il permet de distinguer les stratégies individuelles des responsables des fermes et de voir les remaniements logistiques qui s’établissent en conséquence. Quant aux données quantitatives, elles concernent : les caractéristiques de la structure porteuse (nombre de sites cultivés, de salariés, année de création), les caractéristiques des sites de la structure (année d’installation, surface, produits cultivés, volumes/an, nombre de mois de culture), les caractéristiques commerciales (nombre de débouchés, types, part de la production/débouché etc.) et les caractéristiques logistiques (nombre et type de tâches logistiques, équipements logistiques, type de transport etc.). Dans le cadre de cette enquête exploratoire, le verbatim et certaines données quantitatives ont été mises en regard pour permettre d’illustrer de liens entre la stratégie productive, commerciale et l’organisation logistique. Les données permettant d’illustrer les paradoxes de la localisation urbaine ont plus particulièrement été explorées.
20Sur les 75 sites gérés par les 20 producteurs enquêtés, 60% des sites sont situés dans des bâtiments (indoor), 28% en toiture, 8% au sol et 4% en sous-sol. Cette répartition, à l’image des sites Parisculteurs des 3 premières saisons, nous semble représentative de l’agriculture urbaine parisienne. La carte 1 montre la répartition des fermes enquêtées, illustrant de processus déjà identifiés, tels que la concentration des fermes au sol en périphérie de Paris, et celle des fermes en toiture et en sous-sol en intra-muros.
Source : auteurs
21Au sein des fermes enquêtées, on retrouve les spécificités des fermes urbaines, à savoir : des installations plutôt récentes (1994 à 2019), avec un pic durant les appels à projet Parisculteurs saison 1 et 2 (9/20 installations en 2016 et 2018) ; et la présence de fermes ayant plusieurs sites, principalement dans l’intra-muros : 7 producteurs ont plus d’un site cultivé (soit 35%) pouvant aller de 2 à 42 sites pour les microfermes indoor (tab.1).
Tableau 1 – Quelques caractéristiques des fermes urbaines
22Les 20 fermes représentent près de 4.7 hectares cultivés (tab.2). Les fermes installées au sol sont certes moins nombreuses mais représentent la plus grande SAU (surface agricole utile), tandis que les espaces indoor totalisent 525 m². Ceci s’explique par les systèmes techniques high-tech et verticaux utilisés en indoor permettant de produire en quantité sur peu d’espace (les micropousses par exemple). Les sites en toiture sont les plus nombreux et présentent des surfaces de moins de 1000 m².
Tableau 2 – Surfaces totales cultivées en fonction des types de sites de production
23Les données permettent d’investiguer plus particulièrement les influences réciproques entre transport, logistique et systèmes productifs (3.1), puis les influences réciproques entre transport, logistique et systèmes commerciaux (3.2).
24Les fermes étudiées cultivent des produits très périssables et sensibles au transport, supposant un transfert en flux tendu, limitant les ruptures de charge. C’est le cas des aromates (15 producteurs sur 20), des légumes fruits (13/20), légumes feuilles (12/20) et les petits fruits (11/20). Le croisement du nombre de producteurs par produits et des niveaux de périssabilité (fig.1) montre une nette concentration sur les produits dont le délai de mise en marché est inférieur à 48 heures et un nombre décroissant de producteurs positionnés sur des produits pouvant être distribués sous 5 jours ou plus. Le système productif basé sur une commande-une récolte, demande dès lors une très forte connexion au marché, des conditions de respect de la fraicheur et des vitesses d’acheminement qui relèvent de services logistiques de haut niveau. Dans ce contexte, la proximité géographique voire relationnelle entre producteurs et consommateurs est une condition clé de réussite.
Figure 1 – Part des produits cultivés en fonction de leur niveau moyen de périssabilité (avant mise en marché)
Source : auteurs
25Outre des délais très courts, les produits recensés doivent tous faire l’objet de manipulations (tri, lavage), de conditionnements et d’expéditions adaptés, minutieux et relativement rapides, afin d’assurer la fraîcheur du produit sur l’ensemble de la chaîne. De ce fait, la stratégie tourne autour de la cueillette minute, à maturité, voire de la cueillette à la demande garantissant la fraîcheur du produit mais également ses qualités gustatives et visuelles. Cette stratégie met en avant tout l’intérêt de la localisation urbaine que relatent la littérature (Morel-Chevillet, 2018) et les discours des producteurs : « Pour nous l’intérêt de l’agriculture urbaine c’est l’ultra-fraicheur. A partir du moment où on laisse passer une journée, on a peu d’intérêt à cultiver en ville finalement. Nous on est plutôt parti sur ce principe » (producteur P). « On a l’avantage d’être en circuit extrêmement court donc les produits très périssables ont d’autant plus de sens à être produits localement. Par exemple on travaille avec une pizzeria et habituellement elle achète son basilic qui vient du Kenya et du coup le temps qu’il soit commandé puis livré, le produit n’a plus du tout la même qualité que celle qu’on lui propose » (producteur F). Ce qui ressort dans les entretiens c’est que l’argument de fraicheur est lié à la possibilité effective de lier une commande et une récolte. Or, les pratiques sont variables.
26Certains producteurs en font un principe central : « C’est aussi au producteur de s’organiser logistiquement pour fournir ce qui est demandé. Les standards sont la réactivité. C’est au producteur de savoir prendre la commande la veille et de savoir le délivrer le lendemain » (producteur T). « On essaie au maximum de récolter à la demande » (producteur A). Cette possibilité devient effective en développant des stratégies, comme la sélection de clients jugés réguliers. « C’est comme ça qu’on a sélectionné les restaurateurs que l’on gardait, c’est ceux qui sont réguliers c’est-à-dire qu’on a des commandes automatiques où tous les mardis on livre la même quantité au même restaurant » (producteur F). La stabilité des commandes et sa régularité se présente donc comme un point important de la stratégie productive et commerciale : « La prospection représente une grosse partie de notre activité » (producteur E). Malgré l’investissement important mis sur la prospection et la programmation des commandes, les témoignages montrent qu’il n’est pas toujours possible de concilier commande et récolte. « Il arrive parfois que l’on ait des invendus parce que ce n’est pas toujours évident de bien gérer le moment où le produit va être récoltable » (producteur A), « C’est compliqué de prévoir les récoltes. L’année dernière on s’est retrouvé avec des énormes courgettes parce que je ne les récoltais qu’une fois par semaine, aussi du fait que je n’avais pas de frigo. » (producteur H). Si les discours des exploitants valorisent la possibilité effective d’un déclenchement de la récolte par une commande, la question de la gestion des volumes et des invendus n’est pourtant pas absente. Seuls 4 producteurs soulignent ne jamais avoir d’invendus. Ces difficultés deviennent parfois structurelles avec la croissance des activités et la récurrence des pics de production saisonniers. « Au début ce n’était pas compliqué de tout écouler mais maintenant que la production est plus importante il est difficile de vendre tout ce que l’on a » (producteur H). « Ça arrive d’avoir des invendus, c’est typiquement le cas des tomates (…) si on a des grosses quantités en août c’est compliqué car beaucoup de structures sont fermées » (producteur D). Enfin, des témoignages illustrent que la récolte à la demande n’est pas systématique et qu’elle varie selon les types de produits et les équipements disponibles : « les récoltes on les fait quoi qu’il arrive surtout depuis qu’on a une chambre froide. Par exemple les tomates on les récolte à maturité et après ça dépend des cultures. Il y a des légumes qu’on récolte à la demande comme les céleris, les légumes feuilles mais il y a aussi des récoltes pour entretenir le plant comme c’est le cas des haricots, des concombres, des courgettes qui ne peuvent pas rester trop longtemps mûrs sur pied » (producteur H).
27La récolte à la demande semble ainsi un mythe à réalité variable. Si bien que, une fois la cueillette réalisée, se sont une série de tâches logistiques qui sont mises en œuvre pour garantir l’ultra fraicheur, lors par exemple de la manutention des produits pour le lavage ou lors du conditionnement, ou lors du choix de conditionnements et de transports adaptés, que nous détaillons ci-dessous.
28Un même type de produit peut s’avérer être périssable à divers degrés selon son conditionnement ou le mode de transformation. Compte tenu des impératifs de fraîcheur mais aussi des impacts connus des emballages sur l’environnement, l’attention au conditionnement est importante pour l’ensemble des fermes et concerne surtout les produits très périssables (fig.1) bien plus fragile au transport. Ainsi les producteurs diversifiés (14/20) limitent le conditionnement aux seuls produits fragiles et conditionnent dans de simples cagettes les produits de type maraichers. Pour les producteurs spécialisés dans les produits fortement périssables (6/20), on retrouve l’usage de barquettes ou sachets, voire de simples bottes pour les aromates. Des principes de consignes sont mis en place par 4 producteurs: « Notre client a aussi acheté des cagettes pliables en plastique donc quand les salariés livrent ils leur rendent les cagettes sinon on n’aurait pas assez de cagette en bois et cela fait moins de déchets » (producteur K). On observe également des conditionnements variables pour un même produit. Pour les micropousses, celles-ci sont aussi bien vendues vivantes (en barquette avec le substrat) que coupées, lavées et conditionnées. Pour l’herbe aromatique, certains producteurs les coupent avant de les commercialiser, tandis que d’autres vont conserver les racines des plantes. Chaque technique présente ses avantages agronomiques mais elles ont des conséquences sur les tâches logistiques à engager ensuite (choix du contenant, et du mode et transport) et notamment sur l’allongement des temps de manipulation (nécessité de laver ou non le produit). « On utilise plutôt du conditionnement pour le transport, on utilise pour cela des cuves d’eau pour mettre les aromates et fleurs comestibles pour qu’elles arrivent le plus fraichement possible chez nos clients » (producteur A) ; « On ne coupait pas les micropousses pour la vente, elles étaient vendues vivantes en barquettes ce qui permet de transporter plus facilement et d’assurer une certaine fraicheur » (producteur M).
29Deux points saillants émergent : l’attention aux matériaux et leur impact environnemental et le choix de contenants permettant de les conserver jusqu’à la mise en marché. La proximité géographique et relationnelle leur permet sur ce point de s’adapter à la demande des clients sensibilisés à ces enjeux : « très généralement les clients viennent avec leurs sacs sinon on conditionne dans des sacs en craft » (producteur H). En outre, le conditionnement est aussi un moyen de véhiculer l’image et la marque de la ferme. Les témoignages sont contrastés mais montrent les liens entre conditionnement et débouchés commerciaux. Certains tentent de s’adapter au client : « Pour l’instant la vraie contrainte est celle du marché du grand public via la grande distribution. On a la contrainte du packaging et du marketing produit pour se différencier. Or pour nous c’est du surcoût, du temps, c’est de la matière pas toujours propre, du suremballage, du conditionnement » (producteur T), tandis que d’autres affirment leur positionnement « on a dû expliquer aux GMS que leurs produits ne seraient pas retrouvés sous emballage plastique sauf pour certains produits fragiles comme les fraises. Produire localement c’est aussi pour éviter tout le suremballage » (producteur B).
30L’usage de la transformation pour 50% des producteurs révèle une nouvelle ambivalence du milieu urbain : mise en œuvre pour une valorisation économique des produits (6/10), elle permet d’augmenter la largeur de gamme et le public cible ; mise en œuvre pour valoriser les invendus (4/10), elle se présente comme un outil déployé pour compenser la faible effectivité du flux tendu.
31La transformation est d’abord un outil de valorisation économique et de diversification de la gamme, mais les producteurs ne cachent pas son intérêt pour limiter les pertes. L’ajout de taches de transformation permet de gérer les invendus et les produits de seconde gamme, hors calibre ou pas assez qualitatif pour être vendus tels quels. « En fin de saison on a eu énormément de tomates qui n’avaient pas eu le temps de mûrir du coup on s’est retrouvé avec plus d’1 tonne de tomates vertes que nous avons décidé de transformer en confiture » (producteur N).
32Lorsqu’ils ont des produits invendus, la gamme de solution va de la transformation alimentaire, à la vente au rabais via des applications de lutte contre le gaspillage (Phenix, Too Good to Go), au don à des bénévoles, des associations ou via des applications (Hophopfood), jusqu’au compostage. La transformation se caractérise soit par des procédés de transformation plutôt simples, qui nécessitent peu d’investissements (exemple du séchoir à safran), soit par de la transformation permettant d’assurer la qualité sanitaire du produit final (par exemple la conserve via des autoclaves). Dans ce cas, les produits sont transformés par un acteur tiers (5/20) déplaçant la fonction de transformation alimentaire vers un autre lieu, avec du transport à la clé. Cette transformation n’est cependant pas possible pour tous les produits cultivés et ne permet donc pas à tous les producteurs, notamment ceux très spécialisés, d’avoir recours à cet outil d’abaissement de la périssabilité.
33L’ultra fraicheur évoquée par les producteurs supposerait un faible usage du stockage ou du moins pour un temps court. Or, 15 producteurs disposent d’un espace de stockage des produits. Ce sont néanmoins des équipements dédiés aux faibles volumes et aux usages ponctuels (autant de petits réfrigérateurs que de chambres froides, des usages de pièces climatisées).
34Ce qui apparait dans les entretiens, ce sont des problématiques saisonnières (baisse de consommation et fortes chaleurs en été) que le stockage permet de contourner pour un temps. Ils sont jugés indispensables car permettent d’étaler la vente dans le temps et de sauver certains produits devant être récoltés au bon moment (c’est le cas des concombres qui deviennent amers par exemple). « C’est un vrai manque. C’est toujours en flux tendu. Pour anticiper les récoltes c’est compliqué. Si on avait une chambre froide on pourrait récolter et écouler sur plusieurs jours et s’organiser. » (Producteur D), « Depuis qu’on a nos armoires réfrigérantes ça nous a changé la vie ! Parce que du coup on peut récolter toute la semaine alors qu’avant pour garder tout le plus frais possible on récoltait le matin et l’on vendait l’après-midi et c’était difficile à gérer en plus des autres tâches » (producteur H). Cela permet, de créer un volume tampon, de gérer les possibles aléas dus à une perte de client ou la transformation : « Je ne cache pas que c’est un manque de ne pas avoir de zone de stockage froid pour notamment les fraises et les aromates. Aujourd’hui on fait sans mais ce n’est pas l’idéal. Même si l’idée n’est pas de les stocker longtemps cela permet d’avoir un stock tampon. Et puis on s’est retrouvé parfois avec des livreurs qui ne passaient pas donc là les commandes étaient prêtes et au soleil ça n’a pas permis de les conserver correctement. » (Producteur N) ; « J’ai un petit frigo parce que je n’ai pas vraiment besoin de stocker, dès que je récolte c’est livré mais c’est au cas où. Ça me permet de stocker pour avoir assez de volume pour les passer à une association de transformation » (producteur B).
35Ces exemples montrent que le stockage est ici un levier de gestion des aléas comme des volumes. Il se présente également comme un levier d’optimisation de la logistique pour les producteurs urbains. La pratique du stockage, comme des autres tâches logistiques recensées, interroge dans la mesure où ils remettent en partie en question le modèle productif tel que décrit « une commande - une récolte ». Il illustre en tout cas des adaptations mises en place, qu’elles soient temporaires ou non, pour assurer le transfert de flux dans le respect des principes de qualité et de fraicheur préétablis.
36Les modèles productifs tels que construits aujourd’hui mettent donc en exergue des ambivalences. Les chaînes sont décrites comme ultra-courtes avec des produits à la pointe de la fraîcheur, ce qui constitue un argument commercial central. Si pour atteindre cet objectif le système productif subit peu de transformation, les entretiens montrent que les adaptations sont avant tout logistiques. Ces adaptations sont déployées soit pour maintenir cette fraîcheur jusqu’au consommateur, soit pour permettre des transferts en flux de qualité, au regard des fluctuations du marché et des saisons. On retrouve donc des tâches de transformation, de conditionnement et de stockage plus utiles que prévus pour répondre à ces impératifs de fraîcheur alors que la relation directe et rapide telle que vue dans l’imaginaire collectif aurait eu tendance à limiter ces tâches.
37Une des spécificités de l’agriculture urbaine est sa capacité à s’installer dans des lieux originaux, de petite taille, et sur des espaces dispersés (fig. 2). Si l’originalité des lieux et modes de culture a déjà été référencée, elle a des conséquences logistiques directes qui sont passées davantage inaperçues. En milieu rural ou périurbain la configuration des fermes et notamment des bâtiments permet à la fois la production, le stockage et la commercialisation (point de vente à la ferme, plurifonctionnalité d’un hangar etc.). Sur les fermes urbaines, l’accueil de public comme du stockage se pose bien différemment.
Figure 2. Exemples d’agricultures urbaines à Paris.
De gauche à droite et de haut en bas : (a) L’arche végétale par Cueillette urbaine, (b) La serre de Romainville, (c) Les micropousses du Paysan Urbain, (d) Production de champignon sur marc de café par UpCycle, (e) L’Opéra Bastille par Topager et (f) Endives et champignons à la Caverne par Cycloponics
Crédits photo : Fanny Provent
38La première conséquence de cette localisation est la possibilité ou non d’accueillir du public sur son site, éliminant donc les possibilités de vente directe à la ferme (pour 30% des sites). Cette contrainte nécessite la réalisation de tâches logistiques supplémentaires comme le conditionnement et la livraison vers un point de vente. La vente sur la voie publique n’étant pas autorisée à ce jour, les producteurs concernés doivent trouver des débouchés et se déplacer. Les tâches de transport de la toiture/du sous-sol jusqu’au sol sont également à la charge du producteur, dans des conditions qui ne sont pas toujours adaptées pour la gestion de la production au quotidien (pas toujours de monte-charge ou d’ascenseur, de zone de livraison ou de réception de matériaux, d’espaces de lavage, de stockage et de conditionnement). Un site présente donc, par sa configuration, des contraintes logistiques plus ou moins importantes. De plus, on relève parmi les enquêtés une tendance à la segmentation spatiale des fonctions agricoles. Les lieux de production peuvent être morcelés dans l’espace. Les lieux de production peuvent aussi être séparés des bureaux de gestion comptable et commerciale (14/20), des lieux d’accueil du public (11/20), ou encore des lieux de lavage, stockage et conditionnement (3/20). Ainsi, si les systèmes productifs sont aujourd’hui construits en flux tendu et avec du stockage variable, c’est aussi pour des raisons de disponibilité des équipements et de morphologie des espaces cultivés. « Cette année on a des séchoirs que l’on stocke chez nous car on n’a pas l’espace pour sur site » (producteur G). « Il n’y a pas d’espace de stockage sur nos sites de production en toiture, on loue donc un box pour stocker » (producteur E). Cette fragmentation des fonctions dans l’espace, corolaire de la localisation urbaine, engendre des besoins en transport pour amener la production d’un site à un autre.
39Ce caractère multisite très particulier (7 producteurs) demande d’organiser la logistique à l’échelle de la structure et non plus à l’échelle du site seul et peut engendrer des besoins de transport entre sites. Afin de mieux comprendre comment émerge un besoin de transport sur une exploitation urbaine, nous présentons 3 grands types d’organisations émergentes.
40Pour 2 producteurs (B, J), les sites fonctionnent de manière autonome pour les fonctions productives, commerciales comme de distribution (fig.3). Les trajets réalisés ne sont dédiés qu’à la livraison des clients ou au déplacement des consommateurs sur place.
Figure 3 – Cas 1 : fonctionnement autonome des sites d’une même structure. Exemple d’une vente directe
Source : auteurs
41Pour 2 autres producteurs (A, R), les sites fonctionnent de manière semi-dépendante car les sites ont à la fois des débouchés propres et des débouchés communs, impliquant des transferts de production inter-sites ou dans un lieu de vente tiers (fig.4).
Figure 4 – Cas 2 : fonctionnement semi-dépendant des sites d’une même structure. Exemple d’une vente directe
Source : auteurs
42Enfin pour 3 producteurs (E, I, T), le fonctionnement des sites est centralisé. Toute la production est rassemblée dans un des sites. Cette logique de « massification » implique de transférer toute la marchandise entre les sites et génère systématiquement du transport (fig.5).
Figure 5 – Cas 3 : fonctionnement commun sur l’exemple d’une vente directe
Source : auteurs
43Face à la dispersion des lieux de production, plusieurs stratégies émergent. Selon l’organisation, les besoins en transport sont plus ou moins importants. Ils sont systématiques dans le cas 3, mais permettent de meilleurs taux de chargement. Ils sont plus irréguliers dans le cas 2, mais leur performance est dépendante de la localisation du client commun à livrer. Le cas 1, en scindant les activités, peut générer davantage de flux d’informations entre sites, mais limite ses besoins de transport, notamment lorsque la vente sur place est possible et privilégiée. A ces variantes organisationnelles où l’on observe une grande variété et variabilité de moyens de transport utilisés, s’ajoutent les trajets à réaliser pour la commercialisation, qui sont eux-mêmes fonction de : 1. la possibilité d’accueil sur le site 2. la localisation de la clientèle choisie et 3. les volumes à transporter. Ainsi, pour comprendre la diversité des organisations logistiques des fermes urbaines, il est également nécessaire d’investiguer les stratégies commerciales.
44Si on se base sur la littérature, la majorité des agriculteurs enquêtés devraient pratiquer la vente directe, uniquement les circuits courts, avec une variété de débouchés (Morel-Chevillet G., 2018 ; Daniel, 2017).
45Dans le corpus, la tendance se confirme pour la commercialisation en circuit court (15/20). Elle se fait plutôt via un intermédiaire (annexe 3), vanté pour leur intérêt en termes de régularités des commandes et donc de revenus. Sont ainsi ciblés principalement des restaurants, marché principal de certaines productions (micropousses, fleurs) et moyen de se faire connaitre ; puis les épiceries bio ou locavores ; et la GMS permettant de toucher le grand public.
- 4 Données issues du recensement général agricole de 2010
- 5 On recense par exemple 315 AMAP en Ile-de-France en 2018 et 83 marchés de plein vent à Paris.
46Seuls 3 producteurs font uniquement de la vente directe et seuls 8 producteurs assurent une vente à la ferme, alors qu’il s’agit du premier débouché pour les circuits courts4. Ainsi, la vente directe, qui présente de nombreux avantages logistiques comme l’évoque le producteur P, est moins exploitée qu’attendu : « Je ne vois que des avantages parce que ça nous permet d’écouler les stocks, ça demande très peu de logistique et ça créé du lien avec les habitants du quartier. Cela demande du temps mais cela fait partie de notre modèle ». Parmi les explications, on retrouve la difficulté de certains sites à accueillir du public, et l’inadéquation de certains débouchés en termes de volumes et de produits proposés. C’est le cas des AMAP et marchés, peu investis alors que le tissu commercial est dense5: « c’est très compliqué de se mettre au marché quand on est face à un revendeur qui a une étale de 10m avec tous les fruits et légumes possibles et toi qui est avec tes 10 produits sur un petit stand de 2m linéaire » (producteur F), « on avait réfléchi mais on n’a pas assez de production pour faire des paniers complets toutes les semaines » (producteur A).
47Moins attendu par contre est la vente avec plus d’un intermédiaire, tels que les grossistes et les coopératives (5/20), questionnant davantage l’intérêt de la localisation urbaine. Passer par ces acteurs assure une régularité des ventes avec des volumes importants et permet de déléguer des tâches chronophages, comme le conditionnement et la livraison. Ils profitent également de la performance organisationnelle de ces chaînes : « Pour les grossistes et le marché de Rungis, leur fond de commerce c’est la livraison et la logistique, c’est rodé et efficace » (producteur T).
48Les données confirment également la tendance à la diversification et l’hybridation des circuits, observée dans les exploitations en circuits courts (Aubry et Kebir, 2013) : les producteurs ont tendance à combiner différents types de débouchés (entre 1 et 6 différents combinant vente directe, circuit court et circuit long) et les points de vente (entre 1 et plus d’une trentaine). « L’intérêt aussi d’avoir déménagé sur le site dans Paris c’est aussi de diversifier les débouchés sinon on est trop dépendant d’un seul client » (producteur P). Cette stratégie n’est pas sans impact sur l’organisation logistique : « je pense que la commercialisation c’est le point noir parce qu’on vend dans pleins de lieux des faibles quantités donc c’est beaucoup de transport, de la logistique et de l’organisation » (producteur D). De plus, chaque type de débouché demande des taches logistiques spécifiques : vendre en GMS demande par exemple un conditionnement spécifique permettant au producteur de se démarquer ; vendre à un grossiste demande une gestion fine du plan de culture afin d’obtenir des rendements adaptés à la demande. A l’intérêt de la diversification des débouchés pour la gestion des incertitudes et rapports de force, se substitue ainsi les temps passés pour répondre à une variété de demandes spécifiques.
49La mise en relation offre/demande se présente ainsi comme un sujet complexe. Si de nombreux producteurs voient l’intérêt commercial de la localisation urbaine en termes d’accès aux débouchés, d’autres rencontrent davantage de difficultés dans un tissu commercial foisonnant, enfin une majorité développent des stratégies qui contournent les principes établis par le système productif, non pas dans le système productif lui-même, mais par des stratégies qui sont logistiques. Les principes commerciaux tels la vente directe ou le flux tendu sont mis en œuvre pour certains, qui parviennent à sélectionner des débouchés rentables, mais aussi performants dans le sens de leur fiabilité et leur stabilité. Pour d’autres, les contraintes du flux tendu restent fortes, la diversification, l’irrégularité des commandes et la fragmentation des activités et des débouchés demandent des adaptations constantes, face à un modèle de production lui-même dépendant de l’environnement et cherchant à se stabiliser.
50Livrer est considéré par de nombreux producteurs en circuit-court comme le moment de rencontre offre/demande, mais il peut très vite être chronophage (Raton et al., 2020). Parmi les 20 fermes enquêtées, trois stratégies sont observées. La première consiste à assurer toutes les livraisons (7/20). Dans ce cas, la livraison est perçue comme permettant plus d’autonomie et constitue un service proposé au client. L’exploitant a le contrôle sur la fraicheur du produit tout le long de la chaine. Les fermes dans ce cas sont plutôt des fermes qui disposent de leurs propres moyens de transport (acquis par des partenariats ou des subventions) ou qui ont des petits volumes à transporter, rendant le passage par un prestataire trop coûteux. Pour les 3 fermes supports d’insertion professionnelle, la réalisation en interne de la livraison est jugée comme qualifiante (producteur D, K et P). La seconde vise à assurer une partie de la livraison pour les clients qui ne peuvent venir récupérer les commandes ou qui sont proches géographiquement (7/20). Enfin, la dernière consiste à externaliser toutes les livraisons (6/20). Les fermes dans ce cas sont plutôt des fermes pouvant accueillir du public et valorisant la vente directe « Globalement, nous faisons en sorte de ne pas avoir à livrer. Donc nous priorisons la vente directe sur site ». Les rares ventes indirectes sont alors l’occasion de négociation pour ne pas avoir à livrer et l’intermédiaire logistique vient jouer ici un rôle intéressant pour le producteur « Au début on livrait nous-même mais c’était intenable, du coup depuis on externalise (…) » (Producteur T. Ce témoignage illustre de l’intérêt de prestations de transport en milieu urbain et pourrait expliquer un engouement pour les chaines longues, initialement non perçu. Plus qu’un choix, la réalisation de la livraison est très dépendante du type de clientèle choisie et de ses habitudes. Par exemple, presque tous les producteurs travaillant avec des restaurateurs ont affirmé assurer eux-mêmes la livraison. Ainsi, les stratégies commerciales peuvent générer de nouvelles tâches logistiques.
- 6 Par mobilité douce on entend la marche à pied, le vélo, et tous autres moyens de transport non moto (...)
51Sur 14 producteurs en charge de s’organiser pour livrer leurs produits, seuls 3 producteurs ont recours à des mobilités classiques de type véhicule utilitaire léger. Près de 80% des transports utilisés sont des mobilités douces ou durables6 (ou les deux), essentiellement à pied (4) en triporteur classique ou électrique (4) ou en mixant triporteur et utilitaire électrique (3). Les 4 producteurs qui livrent à pied valorisent la forte proximité géographique avec le marché. « On choisit des restaurateurs qui sont proches de là où l’on est pour nous faciliter la livraison et ne pas perdre trop de temps pour cette tâche » (Producteur A). Lorsque les volumes deviennent plus conséquents ou les clients plus nombreux, les producteurs internalisent cette tâche en achetant un véhicule ou en utilisant un véhicule personnel (10/20). Cette tâche est alors assurée par le producteur ou par un salarié en insertion. Lorsqu’ils ne livrent pas eux-mêmes ils font appel à des transporteurs. Ainsi 3 producteurs font appel par exemple à Olvo, un transporteur spécialisé en cyclo logistique, permettant de répondre aux attentes écologiques, tout en déléguant une partie du travail.
52En plus du choix d’un packaging écologique, les transports sont un point clé d’innovation environnementale pour les producteurs, auxquels ils sont attachés et qu’ils mettent en avant dans leurs communications : « on essaie de travailler avec des transporteurs plus écologiques donc là on travaille avec des solutions hybrides ou électriques mais il y a la contrainte de la disponibilité de ce type de véhicules » (producteur J).
53Le recours aux mobilités douces semble être une adaptation aux conditions urbaines et une valorisation intéressante des problématiques du dernier km, dans un contexte de fort développement de mobilités alternatives. Malgré cela, les producteurs enquêtés évoquent des problèmes de congestion et développent, à l’instar des livreurs en milieu urbain, des stratégies d’adaptation : choix des horaires et des lieux de vente en fonction des distances géographiques, négociation des horaires de livraison avec les clients par exemple. Certains s’organisent en fixant des jours de livraison tandis que d’autres cherchent encore leur organisation pour rationaliser les temps passés. Plus les débouchés sont variés, plus on récence de témoignages évoquant des difficultés à satisfaire les besoins des clients. En ce sens, limiter le transport ne constitue pas uniquement un argument environnemental mais bien un enjeu d’organisation du travail sur la ferme.
54Les villes, pôles d’attractivité majeurs concentrant populations et infrastructures, sont questionnées quant à leur résilience face au changement climatique et aux crises socio-économiques actuelles et à venir. L’agriculture urbaine, dans sa diversité, apparaît comme un outil multidimensionnel tentant de répondre à certains de ces enjeux dont celui de la limitation des besoins de transport via la création de liens entre les habitants et les producteurs, mais peu d’études questionnent véritablement cet apport. Ce travail exploratoire permet justement d’investiguer les influences réciproques entre transport, logistique et systèmes productifs et commerciaux, appliqué à l’essor de l’AIUP à l’échelle de la Métropole du Grand Paris et permet d’identifier des leviers d’actions pour plus de durabilité de ces systèmes.
55La mise en relation offre/demande se présente tout d’abord comme un point d’attention crucial à investiguer. Nous montrons que le modèle productif urbain est construit sur la proximité géographique et relationnelle entre producteurs et consommateurs, mais que l’effectivité du flux tendu n’étant pas systématique, ce sont des leviers d’actions logistiques qui sont mobilisés (transformation, stockage, massification, modifications de débouchés, etc). La localisation urbaine ne conduit pas systématiquement à une proximité organisée, ni à une co-visibilité entre producteurs et consommateurs comme escomptée, confirmant ainsi les apports des travaux sur la théorie de la proximité (Torre, 2010). Dans ce contexte, le bilan environnemental actuel de l’AIUP semble reposer sur deux autres caractéristiques majeures : la configuration des sites de productions qui fragmentent plus ou moins les activités, présentent des contraintes logistiques plus ou moins importantes et fait émerger des besoins de transports là où ils n’étaient pas attendus ; Les valeurs écologiques des producteurs urbains qui conduisent à davantage d’attention portée au choix des emballages et modes de transports qu’en milieu rural et périurbain .
56Dès lors, ce travail met en évidence que c’est l’adéquation du système commercial aux propositions de l’agriculture urbaine qui est à remettre en question. Actuellement, il semble que ce soit les intermédiaires commerciaux, des circuits courts ou longs qui soient le plus à même de valoriser et d’acheminer les produits, dans le respect de la fraicheur et pour une consommation rapide. Alors que des systèmes techniques élaborés qu’ils soient high-tech ou lowtech ont émergés, permettant de se dégager des contraintes d’exiguïtés des sites de production urbain, la tendance à la dispersion des unités de production couplée à une difficulté de rencontre offre/demande et l’exigence de volumes et de massification, ne permettent pas de limiter les transports, tels qu’il l’était prévu initialement. Ainsi, aux innovations productives qui ont permis de contourner les contraintes urbaines, se répondent des besoins d’innovations commerciales et logistiques. Le premier impératif est celui de l’activation d’un ensemble de proximités producteurs/consommateurs, qui seul permettrait de réduire à la fois l’impact de la fragmentation des sites et des activités, et des capacités d’accueil du public sur les fermes. Pour se faire, plusieurs leviers sont mobilisables comme l’essor d’initiatives permettant aux agriculteurs d’identifier des canaux de distribution en fonction des capacités productives, le soutien à l’installation dans des sites permettant d’une part l’accueil du public, d’autre part favorisant la concentration des activités ; ou encore l’essor de structures de transport décarbonés, en soutien aux initiatives déjà mises en œuvre par les producteurs urbains.
57La poursuite de ce travail exploratoire s’avère également pertinente, en se concentrant sur les besoins de transport, et les leviers d’actions pour les limiter. L’analyse des modes de choix de la clientèle couplée à des suivis de tournées, permettant une évaluation environnementale poussée des trajets, constituent ainsi les perspectives de ce travail. Un certain nombre d’ambiguïtés liées à la localisation urbaine nécessiteront également d’être approfondies, poursuivies et actualisées, notamment au travers de données quantitatives plus précises. Le verbatim recueilli pendant la crise sanitaire fait en effet ressortir des évolutions rapides des pratiques d’acteurs (variations des débouchés ou des cultures produites, mais aussi adaptation en conséquence des pratiques logistiques et des équipements). Compte tenu du fait que des influences réciproques entre systèmes productifs/commerciaux et transport, logistique ont été mise en évidence, une analyse quantitative sur un plus grand nombre d’enquêtés semble pertinente. Elle permettra de croiser les caractéristiques des fermes, les stratégies commerciales et productives et les tâches logistiques recensées, aboutissant ainsi à une typologie et la mise en évidence des variables influençant les organisations logistiques et leur durabilité.
58Enfin, ce travail met en évidence l’intérêt d’évaluer les formes de productions urbaines du point de vue de sa logistique et de sensibiliser à plusieurs échelles à sa prise en compte : à l’échelle des collectivités, via l’identification de l’enjeu de mise en relation offre/demande et de l’essor d’un tissu commercial adapté ; à l’échelle des exploitants via le calcul des coûts logistiques pour une meilleure gestion de la diversité des débouchés ; à l’échelle des commerçants et consommateurs via une régularité des achats comme facteur de rentabilité des fermes urbaines. Faute de mesures adaptées, la logistique risque de rester une variable d’ajustement pour minimiser les temps de connexion au marché.
59Dans une certaine mesure, la capacité d’innovation apparait déjà, via la remise en cause du système centralisé des enseignes, qui ne permet pas d’éclater les commandes par magasin et limite l’accès des petits sites de production. Ou encore, via la création de postes de livreurs internes aux structures et à la valorisation des activités de transport dans les entreprises d’insertion. En ce sens, les fermes urbaines sont un terrain d’expérimentation, illustrant de leur contribution à la transformation (ou valorisation) des espaces urbains. L’interrogation qui subsiste est celle de savoir dans quelle mesure les espaces urbains, et notamment son tissu commercial et un ensemble de proximités à activer, peuvent être modifiés en retour par l’essor des fermes urbaines marchandes.