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Partie 2. Valeurs et représentations patrimoniales

Littérature et transmission patrimoniale. La question du genius loci siennois chez Hippolyte Taine, André Suarès et Dominique Fernandez

Literature and heritage transmission. The Question of the Sienese Genius Loci in Hippolyte Taine, André Suarès and Dominique Fernandez
Ema Galifi

Résumés

Cet article s’intéresse à la manière dont l’écriture littéraire peut contribuer à la valorisation et la transmission du patrimoine urbain par la mise en lumière d’un genius loci. À partir de cette notion de « génie du lieu » appliquée à la ville de Sienne, vécue par trois écrivains, Hippolyte Taine, André Suarès, Dominique Fernandez, nous étudierons les éléments de patrimoines matériels et immatériels que le langage littéraire peut valoriser auprès des lecteurs, potentiels usager de la ville. S’inscrivant dans le champ interprétatif et théorique de la géographie humaniste et littéraire, cette lecture comparée met en évidence la construction territoriale et paysagère par le langage littéraire non-fictif d’un exemple de genius loci. Ce dernier dénote les singularités et le sens d’un lieu, son épaisseur existentielle constituée par le vécu et l’appréhension subjectifs de l’espace. De ces trois modèles culturels d’écrivains, i.e. de leurs systèmes de présupposés et de références culturelles, ressortent du contenu épistémique ainsi que des représentations des différentes influences constitutives du patrimoine de cette ville, qui forment ou préforment le regard du passant.

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Texte intégral

Introduction

1Le centre historique de Sienne a été inscrit en 1995 sur la liste du patrimoine mondial de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). Les critères de patrimonialisation retenus par l’UNESCO relèvent des caractéristiques urbaines et architecturales de cette ville. La forte singularité du patrimoine et son influence en Italie et en Europe seraient ainsi témoins de la créativité humaine. L’UNESCO a aussi pris en compte la préservation de son héritage qui en fait un exemple préservé de ville italienne médiévale et de la Renaissance1. Cet article a été motivé par le constat d’une concordance des critères relevés par l’UNESCO et ceux mis en valeurs par trois écrivains français. La lecture comparée proposée met en évidence, par le langage littéraire, le genius loci de la ville de Sienne, dégagé de l’expérience de son patrimoine par trois hommes de lettres : Hippolyte Taine, André Suarès et Dominique Fernandez. Les trois lectures urbaines se font écho par intertextualité et offrent trois points de vue différents mais complémentaires sur le patrimoine siennois.

2La patrimonialisation de Sienne reposerait en partie sur la littérature, en l’occurrence sur des récits d’écrivains qui contribuent à fabriquer le genius loci de cette ville. Dans le champ interprétatif et théorique de la géographie humaniste (Pocock, 2014 ; Ley & Samuels, 2014 ; Buttimer et Tuan, 2014 ; Tuan, 2003 ; Dardel, 2014 ; Lévy, 2006 ; Entrinkin, 1991), il s’agira de questionner la manière dont l’écriture littéraire peut participer à la valorisation et la transmission du patrimoine urbain par la mise en lumière d’un genius loci. Ainsi, la recherche de redondances d’images ou d’aspects et de leur mise en dialogue nous ont conduit à employer la notion de génie du lieu pour pointer ce qui relève du patrimoine de la ville. À partir de ces différentes lectures urbaines se constate un cœur patrimonial similaire sur lequel les auteurs semblent se répondre les uns les autres. Selon une approche textualiste, nous serons attentifs aux éléments saillants de la ville ainsi qu’aux différentes atmosphères que nous comparerons. La comparaison de différentes écritures du genius loci de Sienne fera de cette notion un outil pour identifier ce qui, par recoupement, permet de définir la particularité d’un lieu, de son héritage, en somme de son patrimoine. Il serait alors bon de comprendre le terme de génie, non pas comme un élément surnaturel, mais dans son acception tardive, d’un ensemble de caractères, de dispositions naturelles et culturelles – nommés qualités à l’échelle d’une personne – qui font qu’un lieu est remarquable.

1. Genius loci : dialogue entre écriture littéraire et patrimoine

1.1. Genius loci littéraire et processus de patrimonialisation

3Le genius loci permet de désigner l’atmosphère particulière à un lieu, qui contribue à son identité, soit à ce que Christian Norberg-Schulz nomme le « caractère d’ambiance » (1997 : 8) :

Il dénote aussi bien une atmosphère générale qui comprend tout, que la forme concrète et la substance des éléments qui définissent l’espace. […] D’habitude, lorsque l’on visite une ville étrangère on est surpris par son caractère singulier, et cette différence devient importante pour notre expérience. […] Il faut bien reconnaître qu’en général tous les lieux ont un caractère et que le caractère est la modalité principale de la « destination » a priori au monde. […] Le caractère est défini par la constitution matérielle et formelle du lieu (1997 : 14).

4La notion de genius loci conduit à regarder le lieu à partir des expériences subjectives et des représentations qui en découlent. S’opposant à l’approche de Roger Brunet qui nie la possibilité que le lieu ait un « génie propre » (Brunet, 1989 : 66) ou une « âme » (Brunet, 1989 : 63) et qui rejette cette notion du fait de son manque d’objectivité, Jean-Robert Pitte (2010) fait de cette notion la voie pour « […] entrer en géographie par la grande porte : celle des sens, de l’esprit et du cœur mêlés, de la bête et de l’ange réconciliés » (Pitte, 2010 : 16). Renato Scariati et Antoine Bailly (1989) ont ébauché une définition du génie des lieux comme n’étant pas inscrit dans le lieu mais construit par le sujet qui appréhende le lieu. L’écriture littéraire est alors une des voies pour accéder à cette dimension construite de l’espace géographique comme l’explique Pascal Clerc (2003 : 144). Elle permet la formulation d’émotions qui peuvent être des « d’outils de compréhension de l’espace » (Guinard et Tratnjek, 2016 : 4). Ainsi, pour dégager le genius loci de Sienne, l’attention s’est portée sur les expériences émotionnelles et sensorielles de la ville ainsi que sur les ambiances architecturales et urbaines faites d’affects (Thibaud, 2010) – ce qui renvoie à l’approche phénoménologique de la géographie (Seamon, 2018 ; Pickles, 1985).

5L’intertextualité, comprise comme la mise en relation d’images ou de topos d’un texte à l’autre, aide à la construction des représentations d’un lieu et à lui donner son épaisseur (Clerc, 2003 : 145). Dégager et caractériser un génie du lieu participe également d’un processus de mise en valeur du patrimoine immatériel et matériel, soit du processus de patrimonialisation qu’Édith Fagnoni définit comme « un processus de reconnaissance et de mise en valeur d’édifices, d’espaces hérités, d’objets et de pratiques » (Fagnoni, 2013 : 119). Christian Norberg-Schulz écrit que « Protéger et conserver le genius loci signifie, en fait, concrétiser le sens, dans un contexte historique toujours nouveau » (1997 : 18). La capacité de l’héritage littéraire à passer la postérité pourrait conduire à considérer la mise en mots par l’écriture littéraire de la singularité d’un lieu comme une contribution au processus de patrimonialisation. Voyons à présent quelques exemples de la manière dont la rencontre entre l’écriture littéraire et le patrimoine d’une ville peut concourir à mettre en lumière sa singularité.

1.2. Points de rencontre entre la littérature et le patrimoine siennois

6La ville de Sienne obéit à une patrimonialisation ancienne qui repose sur des règles d’urbanisme du Moyen âge et de la Renaissance. Dominique Fernandez, sur lequel nous reviendrons plus en détail, explique que Sienne est structurée et traversée par des contradictions dont les deux pôles sont l’idéal amoureux et l’idéal guerrier, soit l’éros et le thanatos, la pulsion de vie et la pulsion de mort (Freud, 2010). C’est selon lui l’orgueil médiéval et la rivalité face à Florence qui ont guidé la construction architecturale et urbanistique de la ville. Fernandez rejoint ici Taine, qui écrit en plein Risorgimento ou processus d’unification italienne, pour qui tout est prétexte à la lutte chez les Siennois, y compris la beauté. L’UNESCO soulève aussi cet aspect : « Historiquement, ses habitants ont transposé leur rivalité avec les villes voisines de Florence et de Pise jusque sur le plan urbain »2. Les auteurs expriment le fait que la ville est aménagée pour la guerre et le combat dont l’organisation en contrade et la course du Palio sont de bonnes illustrations. Le Palio est une course de chevaux qui a lieu deux fois par an dans la ville et qui oppose les différentes contrade. Ces dernières sont les quartiers qui structurent mais aussi divisent Sienne. Elles sont l’identité d’un quartier et manifestent la dimension fortement patriotique de cette ville. Autrement dit, comme l’explique Mathis Stock (2006), l’identité spatiale se construit par la pratique des lieux – qui est pour le cas de Sienne liée aux traditions du patrimoine immatériel. Cette identité du quartier est cultivée à travers la cérémonie du Palio et les coutumes qui la précèdent ou la suivent telles que les repas communautaires ou encore la décoration des quartiers aux couleurs de la contrada. Les quartiers vivent à travers ces coutumes qui rythment leur vie et renvoient au modèle du quartier enraciné et fier de lui. Appartenir à une contrada relève encore, pour Dominique Fernandez, des folles passions siennoises car « il n’y a aucune liberté dans le fait d’appartenir à telle ou telle contrada : ce n’est pas un choix, mais une passion, un attachement viscéral, contracté avant même la naissance » (Fernandez, 1997 : 590). Cela explique la frénésie de la course et l’enthousiasme, ou plutôt, l’acharnement des Siennois pour la remporter. Le Palio repose, explique Dominique Fernandez, « principalement sur la passion des Siennois à s’entredéfier » (Fernandez, 1997 : 589). Selon l’écrivain, ce n’est pas un hasard si la course du Palio a lieu sur le Campo, dont le mouvement circulaire de la compétition a une signification psychanalytique. À l’instar du Carnaval médiéval, il s’agit d’un moment cathartique (Aristote, 1990) : c’est la purgation des passions, un défoulement dans le sens de la libération et de la canalisation des frustrations siennoises. La course du Palio serait une sorte de thérapie collective pour leur folie durant laquelle se produit l’union des deux tendances siennoises. Dominique Fernandez écrit que la recherche d’harmonie est encore traduite dans le bâti. L’idéal démocratique de la Place du Campo est matérialisé par l’alternance du pavement entre la pierre (noblesse) et la brique (peuple). La brique est prépondérante afin de signifier la participation de tous à la vie de la cité et donc le caractère populaire et communautaire de la place. Le Palazzo Publico reproduit l’alternance de la brique et de la pierre. Il est, selon Dominique Fernandez, « la demeure de tous » ou encore la « maison commune » et reflète « la perfection du type communal, cet idéal d’harmonie politique et de concorde entre les citoyens qui fut englouti avec l’instauration des seigneuries au Quattrocento » (Fernandez, 1997 : 579). Il est le symbole de l’ouverture, de l’accueil et de l’hospitalité comme le manifestent les portes et les fenêtres : « En 1310, ces dix portes, toutes ouvertes sur la place, signifient que la maison commune est également une maison accueillante » (Fernandez, 1997 : 579). Sa division en un corps central et deux ailes correspond d’une part à la division des pouvoirs et d’autre part à la symbolisation de l’équilibre et de l’harmonie. Dominique Fernandez qualifiera cette architecture de fonctionnelle « qui exprime si bien l’idéal politique et social d’une civilisation ». D’une autre façon, la hauteur du Campanile, à peu près égale à celle du Dôme, manifeste encore l’idéal démocratique que veut afficher la ville auprès de ses rivales : le pouvoir religieux ne domine pas le pouvoir temporel ; au contraire, à Sienne, c’est un dialogue qui s’opère entre le Palazzo Pubblico et la cathédrale (Fernandez, 1997 : 588).

7Ensuite, Dominique Fernandez accorde une grande part de son texte à la relation extrêmement forte entre l’urbanisme, l’architecture et une politique de la beauté, dans cette ville qui essaie de rejeter sa « féminité ». Dominique Fernandez cite Taine et prend le contrepied de sa position sur la forme irrégulière du Campo, considérée comme naturelle : ce dernier est pour Fernandez une beauté façonnée par l’humain. Dominique Fernandez explique que peu de villes plus que Sienne ont mis en place autant d’interventionnisme et de normes pour l’harmonisation architecturale, ce que l’UNESCO confirme : « La ville est un chef-d’œuvre né de la détermination et de l’imagination. Ses bâtiments ont été conçus pour s’intégrer dans le tissu urbain général tout en constituant un ensemble avec le paysage environnant3 ». Comme l’explique Fernandez, c’est la discipline administrative qui a adapté la ville et non la nature qui a fait le lieu. Cet interventionnisme en faveur de la régularité et de la beauté est institutionnalisé à Sienne par le décret de la commune de 1297 suite auquel toutes les maisons qui se construiront autour de Campo devront avoir des fenêtres bifores à colonnettes et aucune terrasse, pour créer une harmonie architecturale. Dominique Fernandez parle de « dirigisme éclairé » (Fernandez, 1997 : 588) qui donne la primauté à la loi de la beauté sur toute autre préoccupation : « “La beauté est le principal problème qui devrait préoccuper ceux qui se mêlent du gouvernement de la cité” lit-on dans un document d’époque » (Fernandez, 1997 : 579). Cette politique de la beauté de la ville est poussée à l’extrême comme le montre l’exemple des registres de l’administration financière, la Biccherna, qui « faisait relier ses registres entre des planches de bois peintes qui se transformèrent peu à peu en de véritables petits tableaux. Les meilleurs peintres contribuèrent à adoucir par leur talent l’âpreté des documents fiscaux » (Fernandez, 1997 : 587). Cette politique de beauté a contribué à la préservation jusqu’à aujourd’hui de l’authenticité historique que soulève l’UNESCO.

8La préservation de ce patrimoine fait ressortir chez Taine et Fernandez, une idée de fixation dans le temps, au point de comparer la ville à Pompéi comme nous le verrons dans la partie suivante. Les critères sur le site de l’UNESCO montrent que cette idée se retrouve dans l’actualité de la ville. En effet, la préservation du caractère médiéval de Sienne et de son identité gothique en fait un lieu très particulier en Italie, qui attire pour son charme touristique. Sienne apparaît comme un îlot préservé de la modernité : tout doit être harmonieux et lisse, il ne doit pas y avoir de balcons ni d’enseignes (Fig. 1) ou alors elles doivent être intégrées à la façade (Fig. 2). Les figures 1 et 2 montrent des ruelles où il y a une absence de saillance en façade, comme dans toutes les autres rues de Sienne. Par exemple, la figure 3 montre la première banque de Sienne, datant du XVème siècle, et la plus ancienne banque du monde en activité. Ce bâtiment de la Renaissance précoce, aux ogives à triples colonnettes ne fait montre d’aucune enseigne moderne. Seule l’inscription dans la pierre Monte dei Paschi, au-dessus de la porte renseigne sur le bâtiment (Fig. 3). La même dynamique se retrouve sur le tour du Campo, aujourd’hui empli de terrasses de cafés : elle est devenue une place pour le tourisme de masse. Néanmoins, il n’y a pas de parasol de type publicitaire car les enseignes publicitaires ne sont pas tolérées, afin de préserver le paysage. L’aménagement est réversible afin d’être toujours en mesure de le modifier ou de le supprimer facilement. Cette préservation de la vielle ville face, que constate Fernandez après Taine, face à la modernisation paysagère, donne l’impression d’un voyage anachronique, comme si Sienne avait été coupée de l’évolution du monde, d’où l’emploi des qualificatifs d’intégrité et d’authenticité par l’UNESCO dans ses arguments de sélection de la ville. À partir de ces similarités patrimoniales, chacun des auteurs va poser un regard singulier sur Sienne et en dégager une atmosphère. Les atmosphères qu’ils traduisent de cette ville se construisent certes au contact de Sienne, mais aussi à partir de leur imaginaire façonné par leur modèle culturel.

Figure 1 : Absence de saillance en façade et obscurité d’une ruelle de type médiéval.

Figure 1 : Absence de saillance en façade et obscurité d’une ruelle de type médiéval.

Photo : Bertrand Lévy.

Figure 2 : Enseigne commerciale intégrée à la façade historique.

Figure 2 : Enseigne commerciale intégrée à la façade historique.

Photo : Bertrand Lévy

Figure 3 : Première banque de Sienne et absence d’enseigne commerciale en façade.

Figure 3 : Première banque de Sienne et absence d’enseigne commerciale en façade.

Photo : Bertrand Lévy

2. Une ville, trois atmosphères siennoises

  • 4 Voir aussi l’article de Lucia Direnberger et Camille Schmoll (2014) ou l’ouvrage d’Emmanuelle Faure (...)

9Ces trois auteurs passionnés de l’Italie font chacun une lecture de la ville de Sienne en fonction de leur modèle culturel respectif. Les trois représentations littéraires du patrimoine siennois tantôt discordantes, tantôt complémentaires, étalées sur un siècle d’histoire, expriment chacune une territorialité et une atmosphère sous-tendues par des préconceptions, une teoria, soit une vision du monde et de la société. Chacun va mettre en lumière un pan de l’héritage culturel de cette ville. Ainsi, Taine souligne l’héritage gothique issu des représentations d’un Moyen Âge qui serait sombre et belliqueux tandis que Suarès propose une lecture urbaine teintée d’un Moyen Âge, cette fois-ci lumineux et d’une grande vitalité. Fernandez quant à lui fait une lecture inspirée de la période qui suit, la Renaissance précoce, d’une ville-femme où des énergies masculines sont en lutte contre l’âme féminine de la ville. Notons que ces trois auteurs essentialisent et sexisent la ville selon leur modèle culturel et psycho-géographique. Ils illustrent ainsi les travaux d’Annette Pritchard et Nigel J. Morgan (2000) qui montrent que le regard de l’homme est privilégié dans la formation et la perception de l’espace ou encore ceux de Rodrigo Vidal-Rojas selon lequel « […] l’histoire de l’urbain révèle de manière flagrante la permanence d’un rapport de domination de la femme par l’homme » (1995 : 1)4. Nous laissons aux spécialistes des gender studies l’analyse critique de la problématique des représentations genrées qui parcourt l’ensemble de ce corpus.

2.1. Violence et passions chez Taine et Suarès : une Sienne clair-obscur

10La comparaison des premiers regards de Taine et Suarès portés sur Sienne illustre à quel point les systèmes de présupposés et de références culturels façonnent et déterminent en profondeur les visions du monde. Le texte de Taine s’ouvre sur une nature toute puissante, qui prend le pas sur l’action de l’humain. Cette nature, conformément à la représentation que s’en font les humains du Moyen Âge entre le vie et le xive siècle, est négative (Fumagalli, 2009). Taine traduit une nature qui, à cette époque, fait peur et regorge de forces maléfiques comme le dénote, dès les premières lignes, le champ lexical de la force destructrice de la nature qui manifeste l’atmosphère d’un Moyen Âge sombre aux yeux de Taine :

De Chiusi à Sienne, le pays s’aplatit ; on est entré dans la Toscane : des marécages étendent dans le lointain leur verdure sale et malade. Un peu plus loin sont des collines basses, puis des coteaux grisâtres, où la vigne tord ses sarments noirs : c’est un maigre et plat paysage de France (Taine, 1999 : 59).

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11Ce premier paragraphe marque le début de la violence siennoise qui a pour origine la nature, comme si l’auteur voulait signifier que la violence est inhérente à Sienne. Il prend en cela le contrepied des voyageurs du xviiie et xixe siècles pour qui la Toscane est l’exemple même de la beauté5. Taine appartient à la génération des romantiques tardifs qui n’est plus mue par la vision béate et naïve des premiers touristes. C’est le passé de la ville qui détermine sa perception de Sienne comme engluée dans un Moyen Âge caractérisé par la violence et l’obscurantisme (Taine, 1999 : 59). Taine persiste à faire de la violence le caractère essentiel de Sienne : elle est consubstantielle à la ville et, privée de celle-ci, Sienne est comparée à Pompéi qui a été ensevelie sous plusieurs couches de cendres volcaniques. Cela a permis à la fois sa conservation et son oubli pendant environ quinze siècles. De la même manière que Pompéi, Sienne se trouve métaphoriquement conservée voire oubliée par son absence d’évolution, sa fixité politique, culturelle et économique qui l’abîment. En partisan d’un déterminisme géographique selon lequel le milieu où les individus évoluent, façonne leur comportement6, Taine fait correspondre les caractéristiques du milieu de Sienne à ceux de la population siennoise. La force destructrice inhérente à la nature a la même source que celle des Siennois qui a plongé la ville, où « il n’y a point de bibliothèque, aucun livre » (Taine, 1999 : 60-61), dans une ambiance d’immobilisme. La violence semble être pour Taine l’âme de la ville, au sens latin d’anima, ce qui s’oppose à la vision de Suarès.

12Si André Suarès rejoint Taine dans un premier temps quant à cette perception macabre du seuil naturel siennois qu’il décrit comme une « vallée lunaire [où] les longs cierges noirs des cyprès veillent éteints sur les cendres » (Suarès, 1984 : 423), c’est ensuite la lumière et la vitalité qui priment dans le témoignage de son expérience urbaine. À la pesanteur perçue par Taine s’oppose la légèreté vécue par Suarès : « et si je marche ou je vole sur la conque rose du Campo, je ne sais. Je n’ai plus de poids, je n’ai plus de liens. L’oiseau de la joie est toute aile » (Suarès, 1984 : 427). De plus, pour Suarès, « l’art a pris possession de Sienne comme d’aucun autre lieu du monde » (Suarès, 1984 : 427) et « l’art ne dort pas à Sienne » (Suarès, 1984 : 426) contrairement à l’arriération et l’immobilisme relevés par Taine. Le contraste entre ces deux perceptions ressort encore de leurs descriptions de la forme de la ville. La morphologie urbaine et la description des éléments saillants de la place du Campo reflètent chez Taine la violence et « les mœurs mucilages et violentes des anciens temps » (Taine, 1999 : 62). Les bastions qui bordent la place donnent à la ville un aspect défensif et alimentent l’entre-soi et l’arriération de la mentalité fermée des Siennois. Taine évoque une « silhouette abrupte, hérissée de bastions, peuplée de forteresses, toute remplie des témoignages des guerres publiques et des guerres privées » (Taine, 1999 : 59). Hippolyte Taine est comme obsédé par le caractère belliqueux de la ville. Il ne peut s’empêcher lorsqu’il décrit le Palazzo Publico, non pas de relever son esthétisme, mais de décrire précisément sa fonction défensive et les épisodes sanglants qui y ont eu cours :

On en a lancé bien des fois par ces fenêtres ogivales, et aussi des corps d’hommes tués dans les séditions. Une bordure de créneau le hérisse ; la défense, en ce temps-là, se rencontre sous l’ornement (Taine, 1999 : 62).

13La Sienne de Taine est faite pour la guerre et la violence, elle est agencée et organisée pour la lutte armée. Alors que ce dernier aborde la morphologie urbaine par son caractère défensif, Suarès évoque sans transition une beauté genrée et superlative de la ville en l’apostrophant : « Soudain, la ravissante ville, la plus près du ciel que je sache, surgit en corbeille, d’où s’élance le plus haut et le plus svelte des lys. Sienne, ville du Magnificat, tu mérites un si doux nom. Je te le donne » (Suarès, 1984 : 423). Il poursuit avec une description élogieuse d’une nature luxuriante et verdoyante, dépouillée de toute la noirceur première. Suarès élabore sa lecture de la ville à partir du point de vue de l’amant. Il fait de Sienne sa fiancée, sa bienaimée qu’il prend tout entière, sur le mode de la conquête et de la domination masculine :

« Que rien ne m’échappe d’elle et ne me soit soustrait. Comme en amour, je la voudrais toute, et d’un seul coup, et d’une telle et si parfaite étreinte, que pas un de ses coins ne me fût défendu, pas un de ses replis ne me fût étranger.

J’erre en possédant, je possède cette ville adorable en errant. Je cours et je m’arrête. Je m’attarde et je vole. […]

Je ne dormirai pas cette nuit. Je ne puis m’arracher de cette ville avant le jour : je ne veux pas la quitter jusqu’à l’aube, au chant de l’alouette. O Condottière, tu es en amour avec Sienne. Je suis en amour » (Suarès, 1984 : 424-425).

14Il est ébloui par Sienne et l’aime aussitôt tout entière au point de faire la cour à cette ville dans une perspective sensualiste et lyrique : « Enfin, je vous ai vue, ma fiancée toute vierge et toute passion. Enfin, je vous ai trouvée, ô ville tant cherchée, et vous m’avez accueilli, comme si vous m’eussiez attendu, comme si vous m’aviez souhaité » (Suarès, 1984 : 422-423). Son approche de la ville est sensuelle et prend souvent le contrepied de Taine. Néanmoins, au moment où Taine évoque la Tour Mangia qui « élève à une hauteur prodigieuse sa forme svelte et son double renflement de créneaux » (Taine, 1999 : 62) et à ses pieds, la Fontaine Gaja, la tendance à guerroyer s’atténue pour faire écho à l’élévation de la beauté dont témoigne Suarès. La fontaine apporte de l’eau sur la place « pour la première fois au xive siècle, parmi les cris de joie universels » (Taine, 1999 : 62) mais également un peu de douceur à l’aridité des mœurs siennoises comme l’illustre le langage plus lyrique de Taine, soudainement entraîné par ce flot. L’irruption du champ lexical du sublime pour décrire de manière lyrique la Cathédrale ou Duomo di Sienna, faite d’émotions et d’exaltations poétiques, permet de constater que c’est au moment où la beauté le ravit, dans les deux sens du terme, au point de « passer dans cette église la moitié de la journée » (Taine, 1999 : 64), qu’il parvient à s’éloigner de ses présupposés et de ses références culturelles pour laisser émerger un paysage. Contrairement au reste du texte, Taine n’est plus extérieur à la scène qu’il décrit : il ne fait plus qu’un avec ce qu’il voit, ressent et dépeint. Il fait finalement l’expérience phénoménologique (Lévy, 2007) d’une dépersonnalisation, d’une sortie de soi pour fusionner avec le monde suite à l’epokhê, moment de la réduction phénoménologique, à savoir le moment où les présupposés culturels sont mis entre parenthèses. Cette fusion phénoménologique se traduit par son écriture qui intègre la nature à la culture dans une métaphore filée de la beauté naturelle de l’architecture :

Le soleil couchant entre par les portes, et l’énorme vaisseau, avec sa forêt de colonnes, poudroie dans l’ombre au-dessus de la foule agenouillée dans les nefs, dans les chapelles, autour des piliers. La multitude fourmille indistinctement dans la noirceur profonde jusqu’au pied de l’autel, qui tout d’un coup, avec ses candélabres, ses figures de bronze, les chapes damasquinées de ses prêtres, et toute la prodigue magnificence de son orfèvrerie et de ses lumières, se lève comme un bouquet de splendeurs magiques (Taine, 1999 : 63).

15S’opère ainsi une sorte de gradation des échelles descriptives spatiales et temporelles qui structurent Sienne et qui va du plus extérieur à l’auteur (petites échelles) au plus vécu, au plus intérieur (grandes échelles). Tout d’abord, le paysage naturel d’échelle régionale du premier paragraphe analysé au début de cet article. Ensuite, l’échelle urbaine avec l’historique de la ville fortifiée duquel ressort une peinture des passions siennoises au Moyen Âge. La description de la Place del Campo correspond quant à elle à une échelle descriptive extérieure parce qu’intellectuelle. Enfin, la dernière échelle apparaît avec la description finale de la cathédrale. Elle est descriptive mais cette fois-ci intérieure, sensible et phénoménologique. La relation au monde de Taine a changé par l’expérience des lieux et du patrimoine au point de se rapprocher de la perception lumineuse de Suarès, pour qui Sienne est agencée pour les sens et l’adoration, à la fois douce et ardente :

On glisse sur les plis humides de la coquille, cette place de Sienne, la plus charmante du monde, sinon la plus belle, celle où la grâce ne voile pas la grandeur, mais l’illumine pour en faire une fiancée de l’esprit. Jamais la Tour sans pareille n’a plus été un lys au pollen d’or rose que ce matin : il se balance sur le ciel ; sa collerette de pierre frémit à la brise ; il mouille le ciel bleu de sa rosée. […]

Ô matin blond et bleu et si frais. Je le goûte comme une source. Il me baigne ; il a la fraîcheur de la jeune fille qui sort de l’eau et qui entoure de ses bras nus le cou de son amant […]. La même fraîcheur encore me caresse, celle du sein virginal, qui vient de quitter le bain, quand il est si blanc que son ombre est lilas contre le pli du bras. […] Et l’amour a toujours raison de la haine. Sienne brûle d’amour, toute blanche de la plus éclatante lumière, sur son abîme de violence et de noirceurs (Suarès, 1984 : 427-428).

16La vision obscure de Taine finit par s’éclaircir et rejoindre la perception de Suarès. Ce passage de l’obscurité à la lumière rappelle par analogie la fin du Moyen Âge avec la référence au gothique flamboyant de la Cathédrale Santa Maria Assunta, dernière période de l’art gothique avant la Renaissance, chère à Dominique Fernandez.

2.2. Dominique Fernandez et la synthèse du dualisme siennois

17Dominique Fernandez, qui connaît les deux textes, opère comme une synthèse des deux atmosphères précédentes. L’atmosphère de Sienne pour Fernandez est tissée de contradictions ou de paradoxes engendrés par la tension entre la guerre et la beauté, entre le « masculin » et le « féminin », polarités qui renvoient aux atmosphères perçues par Taine et Suarès. Fernandez s’inscrit dans un premier temps dans la continuité de Suarès du fait de son élaboration d’une psychanalyse de la ville de Sienne par une analogie ville-femme. Cette analogie arrive dès les premières lignes avec la personnification de la porte Camollia (Fernandez, 1997 : 576) qui « offre la douce bienvenue » et « la tendre lumière rose » (Fernandez, 1997 : 576). Cette dernière pourrait renvoyer au topos de la nostalgie de la quiétude du fœtus dans le ventre de la mère, enveloppé par la protection du placenta. Cette interprétation peut se confirmer lorsque Fernandez qualifie la Place del Campo « d’ombilic de la beauté siennoise » (Fernandez, 1997 : 587). Il convoque ensuite comme Suarès le vocabulaire de la sexualité et de la conquête amoureuse :

C’est un centre qu’il faut savoir conquérir peu à peu, après maint tour et détour le long des ruelles en pente et sous les passages voûtés, comme la possession d’une femme ne se goûte pleinement qu’au terme d’une exploration caressante des mystères sinueux de son corps (Fernandez, 1997 : 576).

18Tel un vade-mecum, l’auteur nous indique comment aborder la ville et comment se comporter avec elle. L’analogie ville-femme se poursuit avec la Piazza del Campo « en forme de coquille inclinée » (Fernandez, 1997 : 577), assimilée au sexe féminin : « elle est un organe vivant, un réceptacle, un foyer, le lieu palpitant et chaud de l’activité citadine » (Fernandez, 1997 : 577). L’écrivain fait de la Piazza del Campo une place féminine, une « place-femme » et utilise pour la qualifier des épithètes renvoyant au sexe féminin. Elle « est la plus femme des places féminines, le symbole le plus évident, par sa forme en éventail et par sa couleur rose et par sa position en contrebas, de l’intimité féminine » (Fernandez, 1997 : 577). Il répond en cela à Suarès qui questionne de manière rhétorique : « Quelle ville est plus femme que Sienne ? » (Suarès, 1984 : 425). Même la morphologie en Y de Sienne – que l’UNESCO remarque également – reflète pour Fernandez le corps féminin :

Il suffit d’ailleurs de regarder un plan de Sienne pour s’apercevoir qu’il correspond à un Y, dont le corps serait le chemin parcouru depuis la porte Camollia jusqu’au Campo, et les deux jambes les rues qui partent obliquement à gauche et à droite de cette place. Celle-ci occupe donc le centre de la fourche. Une telle disposition s’explique par le souci de mettre le forum citadin au milieu des trois collines, dont la réunion forme la ville. Mais, enfin, qui nous empêchera de penser que les nécessités topographiques ont servi un grand rêve secret, le fantasme de la ville-femme inscrite amoureusement dans les pierres ? (Fernandez, 1997 : 577).

19C’est à partir d’une lecture de la ville selon le thème du refoulement de sa féminité que Fernandez retrouve l’atmosphère belliqueuse et sombre décrite par Taine. Fernandez explique qu’historiquement, Saint Bernardin, « grand réformateur catholique de Sienne » (Fernandez, 1997 : 577) et « contempteur du sexe » (Fernandez, 1997 : 577), a usé de beaucoup de stratagèmes pour oppresser le féminin siennois, par la stigmatisation de la coquetterie vestimentaire des Siennoises. La couleuvre, placée originellement entre les deux fenêtres du dernier étage du corps central du Palazzo Pubblico et symbole selon Dominique Fernandez « d’une espèce entière, le serpent de toutes les Ève passées, présentes et futures » (Fernandez, 1997 : 577), a été remplacée en 1425, « en hommage à la prédication de saint Bernardin » par un symbole masculin : « un grand disque en cuivre doré portant le monogramme du Christ et entouré de flammèches » (Fernandez, 1997 : 577). Fernandez rapporte un autre exemple de ce qu’il considère être un refoulement : celui de la violence avec laquelle les Siennois se séparent de la statue de la Fontaine Gaia, la Vénus Anadyomène i.e. sortie des eaux, qu’ils ont « déposée, brisée et expulsée de la place » (Fernandez, 1997 : 577-578), au profit de motifs de la Vierge, dont l’un la montre tenir fermement un serpent qu’elle matte. Notons qu’il ne s’agit pas d’un simple remplacement : ils l’ont enfouie sous terre. Fernandez rapporte les propos du Florentin Lorenzo Ghiberti qui explique qu’un de ses concitoyens a jugé la statue être à la source de leurs malheurs et a proposé « qu’on la déposât, qu’on la brisât et qu’on l’envoyât ensevelir en territoire florentin » (Fernandez, 1997 : 578). Paradoxalement, les Siennois n’ont pas vu, tel un acte manqué freudien, que la terre est le lieu des racines et principe de vie : en enfouissant le principe féminin sous la terre, ils la replacent à son origine et lui redonnent toute son importance. Ce que veut signifier Fernandez c’est, qu’à l’instar des personnages des tragédies grecques, il est impossible pour ce peuple d’échapper à son destin et à ce qu’il est essentiellement : le principe féminin finit par être associé à la source de la vie de Sienne. Fernandez explique que le choix de passer de la figure d’Aphrodite/Vénus à celle de la Vierge manifeste que les Siennois tentent de se rendre acceptable leur féminité par le contrôle religieux du féminin : « Génial remède : ils combattaient la femme par la femme, la femme amante par la femme mère, l’attirance érotique par la dévotion mystique » (Fernandez, 1997 : 578). Fernandez fait référence à Suarès à propos de la dualité Vénus/Vierge qu’il retrouve dans la morphologie de la Piazza del Campo : « C’est la conque d’Aphrodite ou le bénitier de Marie » (Suarès, 1984 : 424). La dualité harmonieuse que pose Suarès dès les premières lignes de son récit entre la féminité religieuse et la passion charnelle, Dominique Fernandez en fait une lutte dialectique tendue vers l’association des contraires. Deux aspects complémentaires et coextensifs s’affrontent dans ces trois atmosphères, que Suarès décrit bien :

Blanc et noir, partout les couleurs de Sienne. Jamais couleurs ne furent mieux parlantes. Voilà bien la lumière et la nuit de la passion, l’avers et le revers d’une âme qui brûle. Si on retourne le blason, le champ est rouge. […] Point de gris, point de mélange fade. Cette vie ramassée et puissante, les racines enfoncées dans trois vallées profondes, et qui prend son vol sur trois collines, irait peut-être de violence en violence, de crime en crime, et de folie en crime, si elle ne faisait pas sans cesse un bond vers le ciel. Sienne n’est pas toujours si sûre de ne pas se livrer au démon : mais elle s’est vouée à l’infaillible douceur qui met le talon sur la tête du diable. Quand elle est près de plonger dans les flammes de la haine, toujours l’amour divin se réveille en elle (Suarès, 1984 : 428).

20Pour chacun des trois auteurs, l’atmosphère de cette ville relève de la ferveur et de l’excès d’émotions. Cette place en forme de coquille apparaît alors symbolique en termes de recherche d’union de contraires dans le sens où la coquille Saint-Jacques est hermaphrodite : cette place semble ainsi parvenir à réunir le féminin et le masculin de Sienne, au-delà des folles passions des Siennois à réprimer le féminin. La comparaison de cette place à une coquille par les auteurs fait de Vénus l’effigie idoine pour Sienne parce qu’elle renvoie, tout particulièrement en cette ville, à la naissance de Vénus de Botticelli, qui repose sur une coquille, ou encore à La Vénus à la coquille de la fresque de la maison éponyme à Pompéi. Rappelons que d’une part la coquille est depuis l’antiquité grecque le symbole du sexe de la femme et d’autre part, la Piazza del Campo a la forme et la couleur rosée d’une coquille, appelée couleur terre de Sienne.

Conclusion

  • 7 Sienne t’ouvre grand son cœur.

21La lecture comparée de Sienne vue par ces trois auteurs a permis de relever des approches et des ambiances différentes mais avec un cœur similaire, fait d’un patrimoine architectural couplé à une tension entre émotions ou valeurs antagoniques. Cet exemple de génie du lieu est celui d’une cité, véritable concentré d’art et d’histoire, qui a su se préserver du mouvement de banalisation des paysages urbains contemporains, et continuer d’attirer à elle des nuées de visiteurs, et parmi eux, celles et ceux qu’on appelle les « fervents », qui un jour ou l’autre, sont tombés amoureux de cette cité dont la devise est : « Cor magis tibi Sena pandit »7.

22Le regard et la plume d’écrivains permettent de capter la singularité d’un lieu et de son patrimoine afin d’en communiquer l’atmosphère de manière esthétique et émotionnelle. L’écriture littéraire, par la mise en mots d’une certaine atmosphère caractéristique du genius loci, facilite l’ouverture d’un espace imaginaire dans lequel le lecteur, potentiel usager de la ville, va se projeter et flâner. Les éléments saillants du patrimoine d’une ville sont, grâce à la littérature, d’une part, pointés et soulignés, et d’autre part, immortalisés par la plume de l’écrivain qui pourra potentiellement passer à la postérité. À elle seule, l’intertextualité chez ces trois auteurs relève déjà d’une valorisation et d’une transmission patrimoniales de la ville de Sienne.

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Notes

1 https://whc.unesco.org/fr/list/717/, consulté le 31 août 2021

2 https://whc.unesco.org/fr/list/717/, consulté le 30 août 2021.

3 https://whc.unesco.org/fr/list/717/, consulté le 30 août 2021.

4 Voir aussi l’article de Lucia Direnberger et Camille Schmoll (2014) ou l’ouvrage d’Emmanuelle Faure, Edna Hernández-González et Corinne Luxembourg (2017). Linda Mcdowell (1999) a également écrit un ouvrage de référence sur cette question.

5 On pense ici aux Voyages en Italie de Stendhal, Hermann Hesse et Jean Giono ou encore aux Carnets d’Albert Camus.

6 C’est la théorie de Taine de la « race », du milieu et du moment développée dans son Histoire de la littérature anglaise (1863 : xxii-xxxi).

7 Sienne t’ouvre grand son cœur.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Absence de saillance en façade et obscurité d’une ruelle de type médiéval.
Crédits Photo : Bertrand Lévy.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/docannexe/image/9263/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 268k
Titre Figure 2 : Enseigne commerciale intégrée à la façade historique.
Crédits Photo : Bertrand Lévy
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/docannexe/image/9263/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 356k
Titre Figure 3 : Première banque de Sienne et absence d’enseigne commerciale en façade.
Crédits Photo : Bertrand Lévy
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/docannexe/image/9263/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 93k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Ema Galifi, « Littérature et transmission patrimoniale. La question du genius loci siennois chez Hippolyte Taine, André Suarès et Dominique Fernandez »Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement [En ligne], 53-54 | 2022, mis en ligne le 20 septembre 2022, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/9263 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/tem.9263

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Auteur

Ema Galifi

Doctorante, assistante de recherche et d’enseignement
Faculté des Sciences de la Société et Centre de Compétences Dusan Sidjanski en études européennes du Global Studies Institute
Université de Genève
10, rue des Vieux-Grenadiers
1205 Genève, Suisse
Ema.galifi@unige.ch

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