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Partie 1. Patrimoine, jeux d’acteurs et mobilisations

Héritages en fragments. Mémoires ferroviaires et agricoles dans la transformation de Stacioni i Trenit à Tirana (Albanie)

Fragments of legacies. Railway and agricultural memories in the transformation of Stacioni i Trenit in Tirana (Albania)
Stela Muçi et Franck Dorso
Traduction(s) :
Fragmented legacies. Memories of agriculture and the railway in the transformation of Stacioni i Trenit in Tirana (Albania) [en]

Résumés

L’article aborde le processus de patrimonialisation en Albanie. La question est d’abord replacée dans le cheminement historique du pays, puis de la ville et enfin du quartier Stacioni i Trenit, qui accueillait la gare centrale, détruite en 2013, et des installations agricoles, démantelées après le changement politique de 1990. Cet ensemble prend aujourd’hui la forme d’une friche de vingt-cinq hectares caractérisée par une variété d’usages informels, la reprivatisation inachevée du foncier et un projet de transformation urbaine. Nous explorerons comment les héritages agricoles et ferroviaires de Stacioni i Trenit sont pratiqués, identifiés et utilisés par les différents acteurs dans ce contexte, et dans quelle mesure le processus de patrimonialisation devient un révélateur de dynamiques sociales et spatiales plus larges à l’échelle de Tirana et de l’Albanie d’aujourd’hui. Les données présentées dans le texte procèdent d’une recherche pluridisciplinaire associant urbanisme, architecture, sociologie et anthropologie depuis 2018.

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Texte intégral

Introduction

1La question patrimoniale occupe pour deux raisons au moins une place singulière en Albanie. D’une part la trajectoire du pays vers une forme d’isolement l’a placé dans la seconde partie du vingtième siècle un peu en marge de l’histoire européenne, y compris au sein des pays dits du bloc de l’est. D’autre part, les trente dernières années, pendant lesquelles les politiques de valorisation du patrimoine se sont développées dans le Nord puis le Sud, correspondent pour ce pays à une phase de bouleversements profonds et rapides (Pojani, 2011). Ceux-ci affectent non seulement l’urbanisation de la capitale, Tirana, mais aussi la reconfiguration plus globale du territoire national (Jarne, 2018) ainsi que les normes sociales et culturelles d’un pays rural devenant très vite urbain.

2L’ouverture des négociations d’adhésion à l’UE en 2020 met sur l’avant-scène les notions et les valeurs de durabilité et de transmission, mais les héritages albanais, ottomans, italiens, socialistes ont déjà derrière eux un long chemin, qui a connu les contrastes de la préservation et de la tabula rasa.

3L’actualité fait se rencontrer ces mouvements inscrits dans le temps long avec la constitution de politiques patrimoniales et urbaines récentes. Le quartier de Stacioni i Trenit permet ainsi d’approcher, non pas un objet patrimonial constitué, mais un jeu de logiques et de dynamiques qui mettent en œuvre les processus d’identification, de reconnaissance, de mémoire et de transmission patrimoniale. Il n’est pas du tout certain que ces dynamiques aboutissent un jour à la patrimonialisation de Stacioni i Trenit, mais leur analyse nous dit quelque chose des éléments constitutifs de la patrimonialisation, et sans doute la déborde-t-elle. Interroger la place du patrimoine dans les villes aujourd’hui peut amener à faire du patrimoine un révélateur des logiques de production des espaces et plus globalement de la vie sociale.

4La définition des termes de mémoire, d’héritage et de patrimoine reste discutée. Dans notre approche, et en avant-propos des développements qui suivent, le terme d’héritage désignera des faits (objets, usages, pratiques) issus du passé, la patrimonialisation le processus (mené ou non à son terme) de leur reconnaissance collective et de leur institutionnalisation, la mémoire les formes de conscientisation et de présence de ces faits dans les représentations, les discours et les actes des individus et des groupes sociaux. Ainsi les termes de « mémoires » ferroviaires et agricoles désignent ici les mémoires collectives à l’échelle globale de la ville. Dans nos enquêtes nous avons recueilli des témoignages de première et de seconde main venant de personnes qui ont utilisé ou connu les installations aujourd’hui en partie disparues, et d’autres qui pratiquent les lieux et les vestiges seulement depuis le début des années 1990.

5Le terme de Stacioni i Trenit désigne à la fois un quartier bordant l’hyper-centre de Tirana et une vaste friche de vingt-cinq hectares, qui en a pris le nom. Cette zone accueillait depuis la période socialiste la gare centrale de Tirana, détruite en 2013, et, de part et d’autre des voies ferrées, des terrains consacrés à l’activité agricole : maraîchage d’un côté, marché aux bestiaux de l’autre. Une partie de ces terrains constituent la friche d’aujourd’hui, parcourue d’usages informels, et marquée d’un côté par l’inachèvement du règlement de la question foncière (reprivatisation de ces terrains après la collectivisation de la période socialiste), de l’autre par le projet Tirana 2030, qui prévoit de faire de cet espace un parc vert entouré de résidences de standing.

6Stacioni i Trenit est traversée par les problématiques d’affectation du foncier, d’informalité et de conflits de sens et d’usage, et ce terrain est peut-être moins un espace de marge qu’un lieu d’élasticité ou de plasticité des processus urbains et sociaux, dans et par lequel un certain nombre de régulations endogènes et spontanées (mais pas isolées) peuvent opérer. Deux « héritages » permettront d’explorer la place de la question patrimoniale dans ces dynamiques : les usages agricoles et le train, parfois associés à une forme particulière de nostalgie de la période socialiste. Ce cas d’étude permettra également d’interroger la place de la ruralité et du patrimoine agricole dans un processus de transformation sociale et urbaine. Ambivalents et controversés, ces héritages dessinent plus d’oppositions que de consensus : objets fragmentaires dans leurs manifestations, tout comme apparaît fragmentée la vaste friche de Stacioni i Trenit, ils nous conduiront à interroger la fragmentation de la société, qu’ils révèlent peut-être, et la fragmentation du temps, qui a pu les produire.

  • 1 Les chantiers de construction d’immeubles ont commencé en 2022 à Stacioni i Trenit, sans affecter l (...)

7Les données présentées dans le texte sont issues d’une recherche pluridisciplinaire associant urbanisme, architecture, sociologie et anthropologie, lors de trois phases d’enquêtes de terrain réalisées entre 2018 et 2020, et qui doivent se poursuivre jusqu’en 20251. Les enquêtes ont associé relevés, observations participantes, entretiens auprès des institutions, habitants et usagers, ainsi que des dispositifs d’immersion dans le cadre d’ateliers professionnels de master 2.

1. Patrimoine et patrimonialisation : objets, processus et strates d’analyse

8Interroger la place du patrimoine dans la ville pose la question de l’objet. De quoi parle-t-on quand on aborde le patrimoine urbain : de sites naturels (les fleuves par exemple) et de lieux construits, donc d’éléments matériels, mais aussi d’éléments définis comme immatériels, par opposition à un référentiel bâti encore prédominant : gestes, cultures, pratiques, habitudes de vie ou de relations, mémoires transmises oralement ou par écrit. Cette diversité amène à interroger qui propose ces définitions : la pratique sociale spontanée, l’action institutionnelle (publique ou privée), la recherche scientifique. Et comment : la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, les lois patrimoniales nationales, les dispositifs décentralisés hérités des écomusées locaux des années soixante-dix en France par exemple (Nichifor, 2020) montrent un gradient institutionnel qui peut être mis en regard d’actions (de reconnaissance, ou oppositionnelles) qui partent des habitants ou des usagers pour évoluer vers des formes structurées (Melé, 2004). Il y a donc une pluralité d’objets et de manière de les définir. Le mot lui-même fait aujourd’hui l’objet d’une discussion, par exemple avec le retour du terme de matrimoine (Besson et Loisel, 2017) qui désigne les productions des femmes2 et la transmission matrilinéaire. Si le patrimoine représente à travers ces objets multiples « un héritage matériel et immatériel reconnu par les sociétés afin d’être transmis aux générations futures » (Veschambre, 2007) sa définition renvoie à des usages, des pratiques, des représentations, des dispositifs institués et des rapports sociaux.

9Le terme de patrimoine a ainsi laissé place dans la recherche en SHS à celui de processus de patrimonialisation (Gigot, 2012). Le patrimoine n’est plus une essence par nature ou une réalité immanente du monde, partagée par tous. Il apparaît plutôt comme une production et une construction sociale, dont on peut analyser les étapes (Bourdin, 1984). Dans cette investigation la patrimonialisation se trouve imbriquée à d’autres logiques sociales. Les finalités (convergentes, divergentes, indifférentes) des acteurs sont diverses et multiples et peuvent viser des résultats parfois éloignés du fait patrimonial de départ : spéculation foncière dans les centres historiques, jeux politiques croisant luttes territoriales et identitaires (Bosredon, Grégoris et Bergery, 2019), récits mémoriels et historiques (Girard, 2015). L’approche processuelle permet d’investiguer au niveau des différents acteurs les articulations et les contradictions entre les logiques de conservation, de développement économique et d’activité touristique (Gravari-Barbas et Jacquot, 2014). Nous verrons comment à Tirana la question des héritages d’un quartier en transformation articule des dimensions et des champs d’action étendus au-delà des objets et des mémoires locales.

10Dans cette contribution nous situerons enfin l’approche du quartier de Stacioni i Trenit dans une démarche analytique en cinq étapes élaborée à partir de travaux menés en France, en Turquie, au Brésil et actuellement en Albanie. Une première strate désigne le patrimoine comme une nature, une évidence acceptée et peu discutée. La seconde rejoint l’analyse ci-dessus en termes de processus de patrimonialisation. Les objets ou faits patrimoniaux procèdent de constructions sociales situées. La troisième strate, heuristique, s’appuie sur ce constat pour renverser le sens de l’analyse : l’entrée patrimoniale est un révélateur, un moyen qui permet d’approcher d’autres logiques spécifiques (par exemple avec plus de facilité d’accès quand la question patrimoniale est plus manifeste, ou parce que le sujet patrimonial est surinvesti par les acteurs pour masquer d’autres enjeux). Les deux dernières strates interrogent l’extension voire l’inflation patrimoniale sous deux angles distincts. La circularité de la production scientifique sur le patrimoine, bien appropriée par des acteurs (institutionnels ou usagers) renforce la connaissance, les outils et les méthodes, et contribue à étendre le champ et le nombre d’objets et de faits patrimonialisés. La cinquième strate, ontologique ou anthropologique, explore les raisons de cette extension dans les processus liés au temps, possiblement communs à des contextes sociaux et culturels éloignés. Dans cette hypothèse, la croissance de la patrimonialisation accompagne un changement dans le rapport à l’être, au temps et à la finitude – selon un processus de désenchantement-réenchantement du monde, au sens de Max Weber, ou de déplacement. L’affaiblissement des réponses traditionnelles au problème de la finitude (religion, philosophie) se traduit par la création d’autres réponses, parfois plus fragiles, et pouvant conduire à une moindre acceptation de la fin des choses, de la mort et de la disparition. On peut ainsi observer une tension plus accentuée vers la conservation – y compris d’éléments non plus hérités du passé mais du présent, autrement dit des héritages du présent, d’un présent qui doit durer toujours. À un certain point, la thématique de la durabilité (économique, sociale, environnementale) pourrait être explorée sous ce prisme.

11L’approche de notre cas d’étude à Tirana s’inscrit principalement dans les deuxième et troisième strates. Un rappel du contexte général albanais permettra de le situer dans l’espace et dans le temps.

2. Patrimoine et actions de sauvegarde en Albanie et à Tirana

12Une illustration du chemin sinueux suivi par la question patrimoniale en Albanie réside peut-être dans les statues d’Enver Hoxha, Lénine, Staline et d’autres héros anonymes du socialisme entreposées dans une cour, à l’arrière de la Galerie Nationale des Arts. Construites, érigées puis déboulonnées au fil du temps (y compris au cours de la période socialiste), elles ont été parfois abîmées ou entretenues, remisées, mais pas détruites, mises à l’écart sans être complètement cachées. On peut y voir une insuffisance ou une démission, ou bien une forme de retenue et de prudence, acquise au cours d’une histoire heurtée faite de choix et de sélections tranchés, ou encore l’expression de divergences potentiellement génératrices de conflits que l’on souhaite éviter, que l’on ne sait pas gérer, ou même faire advenir.

Fig. 1 : statues entreposées derrière la Galerie Nationale des Arts (source : auteurs 2018)

Fig. 1 : statues entreposées derrière la Galerie Nationale des Arts (source : auteurs 2018)

13Le territoire albanais entre dans l’Empire Ottoman à la fin du quatorzième siècle, et en sort à son indépendance en 1912. L’Albanie passe sous l’influence italienne dans les années 1930, puis devient une République socialiste après la guerre et jusqu’en 1990. Le changement de régime politique et le passage à une économie de marché sont marqués par deux années d’instabilité et de dérégulation. Une crise majeure menace de mener à une guerre civile en 1997, puis le pays connaît les guerres du Kosovo à partir de la fin des années 1990. En 2009 l’Albanie formule une demande d’adhésion à l’EU, dont les négociations s’engagent en 2020. À travers cette histoire jalonnée de constructions, de destructions et de récits nationaux et culturels, quelles sont les productions susceptibles d’être ou d’avoir été considérées comme relevant du patrimoine, et comment ont-elles été abordées et traitées au cours de ces périodes successives ?

2.1 De l’Empire Ottoman au patrimoine mondial de l’UNESCO

14Ce pays considéré comme périphérique n’accueille pas de grandes réalisations typiques de l’âge d’or ottoman des seizièmes et dix-septièmes siècles, mais l’empreinte est réelle tant sur les formes construites que sur les modes de vie (Kiel, 2015). 97% de ce bâti est cependant détruit pendant la décennie 1940. Le pays passe sous l’influence de l’Italie fasciste dans les années 1930. Les urbanistes italiens y pratiquent le modèle d’intervention urbaine coloniale mais valorisent ici, à l’inverse de l’Afrique, le nationalisme, notamment par la construction de places et d’édifices monumentaux. L’acte majeur est l’axe nord-sud, qui reste encore l’axe majeur du développement urbain actuel. La juxtaposition avec les constructions basses du vieux centre ottoman dans cette ville qui reste peu étendue suscite des commentaires condescendants sur ce « boulevard sans ville » (Aliaj, Lulo et Myftiu 2003, p. 38). L’Albanie est occupée en 1939 par les forces italiennes, puis allemandes en 1943, et libérée par les partisans communistes en 1944.

  • 3 Proclamation de la République Populaire d’Albanie le 10 janvier 1946.

15De 19463 à 1990, l’Albanie socialiste adopte plusieurs positions. Tandis qu’est affirmée l’émancipation de toutes les oppressions passées, le bâti ottoman est beaucoup détruit, tandis que le bâti italien se trouve recyclé, par nécessité économique et pratique. À Tirana, il constitue la seule base de planification moderne après la guerre (Mëhilli, 2017). Les plans d’urbanisation attendront 1957, puis le début des années 1970. À cette époque l’urbanisation ne consiste pas seulement dans la destruction ou la construction de sites, mais aussi dans la répartition des populations entre zones urbaines et rurales, avec des déplacements forcés de familles restées en mémoire dans l’expression « touchés par l’urbanisation » – « Të prekur nga urbanizimi ». L’autre grande opération touche à la propriété du sol. La collectivisation partielle a d’abord remplacé l’inégale distribution foncière ottomane en une société égalitaire de petits paysans, modifiant en profondeur ce pays majoritairement rural, avant la collectivisation totale et l’abolition de la propriété privée, en 1976. Dans les villes, le foncier bâti est nationalisé. Dans les logements les propriétaires occupants sont laissés sur place, dans certains cas les logements sont réaffectés, avec densification progressive des occupations (plusieurs ménages par appartement). Les individus ou ménages déplacés vers les villes sont logés dans les immeubles nouvellement construits. Toute une iconographie, en partie encore disponible, valorise ces grands ensembles. Dans la capitale Tirana, de grands édifices sont construits dans le style de l’architecture soviétique : palais de la culture (1963), musée national historique (1981), hôtel international (1979), bâtiments gouvernementaux, notamment le long de l’axe central. Ces nouvelles constructions n’ont pas qu’un caractère idéologique oppressif (Pojani, 2015). Elles laissent, comme dans d’autres pays d’Europe de l’Est à cette époque, des marges d’expressions locales, une part de langage architectural autonome pour ces pays de statut périphérique. La place Skanderbeg, scène et pièce maîtresse de ces constructions, est encore aujourd’hui considérée comme une réunion de ces moments d’histoire différenciés : les bâtiments socialistes et italiens qui entourent le vaste espace central ont laissé une place à la tour de l’horloge ottomane et à la mosquée Ethem Bey, qui sera rejointe après le changement politique par une grande église chrétienne orthodoxe, la Cathédrale de la Résurrection du Christ (2012), derrière le bâtiment du ministère de l’Agriculture. Les grandes constructions industrielles de la période socialiste (kombinat), situées à l’époque en périphérie, ne font pas, comme on le verra plus loin, l’objet d’un tel consensus.

Fig. 2 : évolutions de la place Skanderbeg dans les années 1930 (anonyme), en 1980 (Gegprifit, 1990), en 2010 (Only Tradition, https://flickriver.com/​photos/​44425842@N00/​4581033562/​) et en 2019 (source : auteurs 2019).

Fig. 2 : évolutions de la place Skanderbeg dans les années 1930 (anonyme), en 1980 (Gegprifit, 1990), en 2010 (Only Tradition, https://flickriver.com/​photos/​44425842@N00/​4581033562/​) et en 2019 (source : auteurs 2019).

Les usages piétonniers sont dominants pendant la période monarchique puis socialiste, la place devient un nœud de circulation automobile après le changement politique de 1990, puis un partage de l’espace piétonnise à nouveau la place dans la seconde moitié des années 2010.

16Dans la période nouvelle qui s’ouvre en 1990 la question des héritages et de la sauvegarde patrimoniale s’inscrit dans plusieurs problématiques : l’extension urbaine rapide (doublement de la population en vingt ans), la flambée des constructions informelles résidentielles et pour l’activité économique et marchande (Lubonja, 2015), la reprivatisation du foncier, et le rapport mémoriel au temps du socialisme (Lelaj, 2017) qui s’exprime dans les pays de l’ancien bloc de l’est à partir de cette période (Coudroy de Lille, 2009). Après deux années chaotiques, le pouvoir politique se stabilise et des actions sont entreprises dans le contexte d’une ouverture dérégulée au capitalisme puis, plus récemment, avec le démarrage d’une industrie touristique locale. On peut distinguer les actions à portées internationale, nationale, et celles qui concernent la ville.

17Quatre ensembles historiques et naturels sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO : 1) le site archéologique de Butrint, 2) les centres anciens de Berat et de Girokaster, 3) les forêts primaires de hêtres des régions de Kukës et d’Elbasan, et 4) la région du lac d’Ohrid (partagé avec la Macédoine du Nord). Au niveau national l’obligation pour l’État de veiller à la sauvegarde du patrimoine national est inscrite dans la constitution du 21 octobre 1998. La loi du 9048 du 7 avril 2003 étend la définition au patrimoine immatériel, renforcée par la loi 9490 du 13 mars 2006, puis par deux amendements à la loi 9048. Le ministère du Tourisme, de la Culture, de la Jeunesse et des Sports est en charge de l’application de ces lois (Bedalli, 2013), qui portent d’abord sur des éléments du folklore et de la musique traditionnelle.

2.2 Tirana après 1990

  • 4 Ministria e Kulturës, Sekretari i Pergjithshëm, 2017, arrêté no. 325 du 24.04.2017 https://www.publ (...)
  • 5 ResPublica, 2018, Ndryshon Zona Historike e Tiranës. Qeveria zgjeron hapësirën ku lejohet ndërtimi, (...)

18À Tirana un premier programme « propre et vert » lancé par le maire Edi Rama à la fin des années 1990 vise un retour à une identité albanaise, et consiste à peindre les façades des immeubles et à mettre la ville en couleur. À partir de 2000 le centre-ville de Tirana fait l’objet d’une sauvegarde plus organisée. Dans l’arrêté no. 180 du 13 avril 2000, le Conseil des ministres ordonne la démolition des constructions illégales dans ce périmètre ainsi que la préservation et la restauration des éléments constitutifs de ce que l’on appelle l’Ensemble des Monuments Culturels. En démolissant des bâtiments qui n’en faisaient pas partie, le gouvernement a également arrêté toute nouvelle construction dans ce périmètre. Cet arrêté est remplacé par l’arrêté no. 325 du 24 avril 2017, « Pour la proclamation du centre historique protégé de Tirana et l’application d’un règlement spécifique pour la gestion de ce périmètre et ses alentours4 », qui divise la zone de l’axe central de Tirana en deux nouveaux périmètres, et qui permet alors de nouvelles constructions en son sein. Ce périmètre inclut les parcelles où se situent le Thêatre National et d’autres bâtiments culturels démolis5.

19L’action patrimoniale est ainsi souvent appuyée ou guidée par des projets sur sites ou pour résoudre des questions particulières, comme lors de l’envahissement des installations informelles dans les espaces publics et autour des grands édifices – par exemple dans l’éviction des kiosques de vente qui avaient pris possession de plusieurs places, dont la place Skanderbeg (Pojani, 2015). La ville a connu le phénomène d’occupation, de saturation et de réduction des anciens espaces publics de la ville socialiste (Ter Minassian, 2009). Alors qu’à Erevan par exemple ce recouvrement est d’emblée opéré par les investissements privés, Tirana voit d’abord s’étendre des installations populaires (logement, kiosques), avant les extensions des commerces et cafés légaux, enfin la phase de promotion des grandes tours et des malls.

20Des concours sont organisés dans les années 2000 pour l’aménagement et la préservation du centre de la capitale, dont le patrimoine institué s’incarne presque exclusivement dans ces grands édifices socialistes et italiens. Dans une volonté d’apaisement, l’appel à des candidatures extérieures et étrangères doit offrir un regard neutre et neuf sur les différents éléments du passé, dont certains restent douloureux. La place centrale est dégagée, mais les désaccords persistent. La question de la sélection du ou des passés se pose partout avec difficulté, comme avec les traces de la guerre et des bombardements de l’OTAN à Belgrade, par exemple. Et le problème est plus large. La ville est livrée pendant cette période à de nombreux projets de grands équipements (stade au sud, boulevard au nord) et entre dans la phase de construction des tours par des promoteurs privés. Finalement les conflits politiques ont ralenti le développement d’une planification et d’une programmation publiques, au bénéfice parfois d’une action privée à laquelle on a par exemple laissé la libre initiative dans la transformation du Bloku (ancien quartier de la nomenklatura) en lieu de bars et de restaurants (Pojani, 2015). Le projet Tirana 2030 dont nous parlons plus loin s’inscrit dans le modèle international des partenariats public-privé.

  • 6 Exit News, 2020, Tirana Municipality Gets Permit to Reconstruct Pyramid, mis en ligne  le 16 juin 2 (...)
  • 7 Bejko J, 2017, The Condomisation of Memory, Illyria, mis en ligne le 16 mars 2017, http://illyriapr (...)

21Avec l’ouverture en 2020 des négociations d’adhésion à l’UE, la municipalité de Tirana souhaite inscrire son action dans les objectifs de durabilité et d’inclusivité (Les Ateliers, 2021). Dans un pays marqué par un fort mouvement d’émigration, il faut pouvoir créer du commun, auquel s’identifier positivement, et que l’on souhaite transmettre. Plusieurs controverses témoignent encore des difficultés actuelles : le devenir de la pyramide, musée consacré à Enver Hoxha après sa mort et qui fut ensuite une salle d’exposition6, la contestation de la destruction du théâtre national de la ville hérité de la période italienne, les kombinat (textile, viande, moteurs), vastes emprises industrielles situées au sud-ouest de la ville (Çunga et Zari, 2018). Le bâti ne constitue pas le seul terrain de débat : ainsi les films produits par l’industrie cinématographique socialiste7 de même que les pratiques traditionnelles des régions rurales et montagneuses (vendettas, vierges sous serment).

22La question foncière constitue une dimension importante du problème patrimonial, et permet de faire la transition avec Stacioni i Trenit. Elle se pose avec d’autant plus d’acuité lors du changement de régime qu’elle s’accompagne d’une fièvre de constructions informelles (Triantis et Vatavali, 2016). Celle-ci tient, pour une part, au passage d’une économie planifiée à une phase de dérégulation, qui tend à concentrer et à agglomérer les populations autour des centres urbains. Elle tient pour une autre part à une volonté répandue dans la population rurale (Civici et Jouve, 2009) autant qu’urbaine de posséder à tout prix un logement, de retrouver ou d’accéder à une propriété privée (Pojani, 2011) dans le contexte d’une insécurité économique nouvelle. Le problème évolue dans les années 2000 vers la question de la régularisation des informalités puis, à Stacioni i Trenit, du devenir des propriétés, des pratiques et des mémoires locales, avec la transformation annoncée du secteur.

3. Fragments de Stacioni i Trenit : du quartier à la friche

23Le quartier de Stacioni i Trenit borde au nord le centre de la capitale albanaise. Son histoire alterne des temps longs marqués par la stabilité des usages et des aménagements, et des temps courts de bouleversements. Nous nous intéressons à la friche qui, après le changement politique de 1990, a pris le nom du quartier et en constitue le centre.

24Avant 1945 le secteur est situé en dehors de la ville. Pendant la période socialiste le réseau ferré se développe. Une ligne et la gare de Tirana sont inaugurées en 1949 en bordure du centre-ville. Les terrains agricoles situés de part et d’autre de la voie ferrée deviennent des installations publiques tout en conservant leur fonction agricole : production maraîchère organisée sous forme de serres collectives du côté est, marché aux bestiaux amenés des campagnes, du côté ouest.

25Le changement de régime politique en 1990 amène deux années de bouleversements. La planification socialiste antérieure avait voulu équilibrer le développement rural et urbain pour lutter contre l’hégémonie des villes, ce qui avait contribué à tempérer le développement de la capitale (Jarne, 2018). Mais avec le changement s’ouvre une période de forte croissance urbaine soutenue par l’exode rural, et la relative vacance institutionnelle favorise la construction informelle (Lubonja, 2015). Ce mouvement entre en tension avec la politique de reprivatisation du foncier collectivisé pendant la période socialiste. Le règlement de cette question passe par plusieurs étapes au gré des alternances politiques. À partir des années 2000 l’État décide de reprendre le contrôle sur la fabrique de la ville en réduisant de façon significative les constructions informelles à petite échelle, à travers une politique de régularisation des constructions réalisées avant 1997, assortie par des mesures strictes de prévention de l’informalité. Un organisme officiel gérant le processus de légalisation (ALUIZNI) est créé ainsi qu’une police de la construction chargée d’intervenir dans des situations d’expropriation ou d’expulsion des occupants sans titres.

Fig. 3 : cartes de situation générale et plans de Stacioni i Trenit pendant la période socialiste et en 2020.

Fig. 3 : cartes de situation générale et plans de Stacioni i Trenit pendant la période socialiste et en 2020.

Source : auteurs.

  • 8 Sur un plan démographique la population du quartier a augmenté, toutefois les enquêtes réalisées à (...)

26Sur Stacioni i Trenit les activités agricoles sont dans un premier temps abandonnées, puis la gare est détruite, et la ligne ferrée démontée en 2013. Les serres de maraîchage ont disparu, la zone est aujourd’hui complètement construite. Mais la partie ouest est demeurée à l’état de friche empierrée, sur une superficie de vingt-cinq hectares. En 1991 une bande de constructions informelles est érigée au milieu de la zone, et la divise en deux parties. Par la suite les propriétaires d’avant 1945 ou leurs descendants défendent leurs terrains de nouvelles installations, ce qui a contribué à maintenir le secteur en son état actuel8. Dans certains cas, les propriétaires du sol ont délégué aux usagers informels ou aux habitants de la bande une forme de gardiennage de leurs terrains : en échange de la tolérance des propriétaires ceux-ci empêchent ou repoussent de nouvelles installations jugées plus menaçantes (Muçi et Dorso, 2021).

27Cette zone accueille aujourd’hui plusieurs activités : marché informel du matin (prolongement en plein-air du marché couvert proche), pâturage de troupeaux (surtout de moutons, quelques chèvres et vaches), récupération et tri (familles Roms résidant dans un quartier situé plus au nord), extensions domestiques (ménages, cabanes de chiens, poulaillers, jardinets), lignes de désir pour rejoindre le nouveau boulevard ou les rues adjacentes, ainsi que des déambulations, des jeux d’enfants, en famille ou de personnes âgées, qui rassemblent des pierres pour faire des tablées de cartes ou de dominos, des sociabilités de tout type, mixtes en genre et en âge.

28Après le temps court des bouleversements de 1991-1992, on peut considérer qu’un nouveau temps stable s’est établi sur le secteur. Deux événements viennent remettre du changement, l’un acté, l’autre en devenir, tous deux dans le cadre du projet Tirana 2030, piloté par le gouvernement national et la municipalité, dans le contexte d’une politique réaffirmée de transformation urbaine de la capitale (Aliaj, 2009). Tirana 2030 se présente sous la forme d’un partenariat public-privé qui prévoit une délégation de maîtrise d’ouvrage à la société britannique Grimshaw pour l’établissement du plan général, puis des contrats d’aménagements projet par projet avec des promoteurs. La destruction de la gare centrale en 2013 marque l’ouverture du chantier de Bulevardi i Ri (nouveau boulevard) qui prolonge l’axe central de la ville hérité du plan italien, et doit joindre le centre de la ville à la rivière Tirana et aux quartiers nord d’urbanisation récente. Sa construction donne lieu à des destructions de portions de quartiers informels. Le nouveau boulevard borde aujourd’hui la friche sur tout son côté est. L’une des prochaines étapes concerne directement la friche de Stacioni : celle-ci doit devenir un parc vert (central park) entouré de tours et barres résidentielles, d’un standing supérieur aux habitations des quartiers environnants.

29La question foncière est l’un des nœuds de tension : alors qu’en d’autres endroits les procédures de restitution et de régularisation ont avancé, presque rien n’a encore été réalisé ici. Cette situation laisse aux décideurs une plus grande marge de manœuvre afin de déterminer les mécanismes de préemption et de compensation selon les conditions et valeurs foncières du moment. Du côté des petits propriétaires et des occupants informels, nous avons pu constater des démarches individuelles, allant parfois en justice, mais pas de mobilisation collective structurée.

30Ce contexte général permet de situer la question des héritages. Les deux projets du boulevard et du central park mettent en cause des usages présents du site, hérités du passé, et suscitent des actions et des discours sur ces héritages.

31Le démantèlement des installations agricoles héritées de la période socialiste n’a pas fait disparaître les usages agricoles et paysans du lieu. Le pâturage et dans une moindre mesure le jardinage et le petit élevage se perpétuent en tant que pratiques, et génèrent lors des entretiens des discours explicatifs et justificatifs. Cet héritage, endogène ou par le bas, voisine avec un héritage ferroviaire qui a conditionné la forme urbaine (le tracé du boulevard) et qui fait l’objet d’une action mémorielle récente, impliquant d’autres types d’acteurs. Les enquêtes relèvent enfin l’expression, sous les formes du regret ou de la colère, de nostalgies vis-à-vis du temps du socialisme.

32Nous laissons de côté la question du patrimoine familial foncier. Celui-ci pose les questions de l’héritage et de la transmission à l’échelle des individus et des familles plutôt qu’à celle du patrimoine au sens collectif ou national, mais il contribue tout autant à produire la forme de la ville et les rapports sociaux. La question non réglée des restitutions des terrains occupe une place importante dans le processus de transformation du site. Elle impacte les procédures de préemption et de compensation qui approchent, et elle a également une influence de plus long terme sur les mécanismes de réappropriation et de transmission intrafamiliale des biens. Une propriétaire d’un terrain de Stacioni i Trenit résumait une situation commune à plusieurs familles : « Je connais bien l’histoire de cette friche. Mes parents y sont propriétaires. On attend toujours le titre de propriété, les procédures trainent depuis vingt ans [...] Le gouvernement fait trainer les procédures de légalisation, car il y a des intérêts derrière. En attendant, les gens ont trouvé des accords tacites. Même si les conflits n’ont pas manqué au fil des années. Mes frères ont dû défendre notre terrain par la force. D’autres ont préféré louer leur parcelle à des bergers qui l’exploitent pour le pâturage de troupeau de moutons ou de vaches, tout en veillant sur d’éventuels occupants étrangers. »

  • 9 La fragmentation en tant que fait social renvoie à des césures entre groupes sociaux, sens et prati (...)

33L’agriculture, le train et dans une certaine mesure le rapport au passé socialiste posent respectivement et parfois concomitamment la question de l’identification d’un patrimoine, de son maintien, de sa transmission, et de l’interprétation du passé au regard du présent. Ils permettent de voir comment ces éléments sont pris et manipulés dans les rapports et les interactions qui accompagnent la transformation d’un espace. De même que le site et les éléments mémoriels apparaissent fragmentés9, le processus de leur évocation et de leur utilisation apparaît lui-même fragmenté, peu organisé, et très ambivalent en fonction des acteurs interrogés. Nous nous proposons d’explorer ce que la mobilisation par les actes et les discours de ces héritages nous montre du processus de patrimonialisation lui-même puis, par extension, de ce qu’elle révèle du processus plus général de transformation urbaine.

34Cette exploration s’attachera d’abord à questionner la persistance des activités agricoles sur l’espace central de Stacioni i Trenit, avant de se pencher sur les traces et le saisissement des mémoires ferroviaires liées au site.

4. Persistances de la culture agricole

4.1. Lieux et pratiques

35Si les serres ont complètement disparu, il reste encore sur les vingt-cinq hectares de friche des traces physiques des anciennes installations du marché aux bestiaux. Mais ces fondations disparaissent sous les herbes et n’occupent qu’une portion minime du terrain. Il y a peu d’arbres, sur cette vaste prairie empierrée, mais une végétation basse dont la hauteur varie en fonction des saisons, et qui offre un contexte favorable au pâturage. C’est essentiellement la pratique quotidienne qui entretient et prolonge ici l’usage agricole du site, qui se présente sous une forme moins structurée, plus mouvante à l’échelle temporelle de la journée et de la semaine, et enfin partagée (dans le côtoiement des autres informalités).

36Des troupeaux de moutons paissent sur l’ensemble du terrain. Les bergers sont, comme pendant la période socialiste, originaires du nord (notamment du district de Shkodër), mais ils habitent plus souvent dans les quartiers périphériques qu’ils ne descendent des plateaux. Ils connaissent bien les lieux. Souvent âgés d’une cinquantaine d’années ils ont connu la période antérieure. Ils louent le maintien et la préservation du site en l’état : « Nous on habite plus loin, dans les quartiers situés de l’autre côté du fleuve. On vient ici, car on ne trouve pas ailleurs une aussi grande prairie. C’est bien pour les moutons, l’herbe est haute, l’espace est grand. »

37Quelques vaches paissent dans la partie nord de la friche. Un grand enclos muré au nord-est rassemble toujours quelques bêtes. Les chèvres sont mêlées aux autres troupeaux. Enfin des basses-cours, poulaillers et niches de chiens sont installées en deux endroits : autour de la bande centrale de maisons dont elles constituent des extensions, ainsi qu’autour des maisons isolées de la partie la plus au nord.

Fig. 4 : pâturage et petit élevage sur Stacioni i Trenit

Fig. 4 : pâturage et petit élevage sur Stacioni i Trenit

(source : auteurs 2018, 2019 et 2020)

  • 10 L’éventualité d’un processus de gentrification dans ce secteur ne peut être à ce stade formulée qu’ (...)

38Cette continuité agricole tranche avec le visage que la ville prend alentour. La construction du nouveau boulevard, avec ses formes épurées, fait sortir la pratique de la simple continuité pour la faire apparaître visuellement comme une différence, une singularité. C’est un des éléments qui contribue à la révéler et à la questionner en tant qu’héritage. Cela se trouve renforcé par le fait que la transformation ne concerne pas seulement un voisinage, mais le site lui-même, qui doit devenir le central park entouré de résidences de standing10.

4.2. Représentations de la culture agricole

39La tension s’exprime donc à la fois en termes de pratique (menace de disparition) et de représentation (images respectives de deux univers portés par des acteurs et des rapports sociaux). Localement, la pratique agricole peut être vécue et dite comme un héritage positif, comme l’exprime la femme qui tient un kiosque d’épicerie dans la partie centrale de la friche: « Avant 1990 il n’y avait pas d’habitations ici. Au début [avant 1945] il y a eu des champs privés, puis l’État a tout pris pour y construire des serres de fruits et de légumes. Il y avait aussi un grand marché aux bestiaux, c’était accessible facilement par les villageois puisque la gare ferroviaire se trouvait juste à côté. » Les bergers, tout comme elle, sentent la menace qui pèse à présent sur eux : « On vit de ça, s’il n’y a pas la prairie on ne sait pas ce qu’on va devenir. » Les personnes interrogées sur la friche, habitants ou usagers, déclarent vouloir poursuivre leurs activités. Le pâturage et l’élevage sont bien acceptés : lors de la phase de bouleversement de 1991-1992, l’arrivée des bergers du nord sur les terrains démantelés a été vécue comme une continuité et non comme une invasion. Cette continuité s’inscrit toujours aujourd’hui dans une cohabitation et une reconnaissance positives, comme l’explique une mère de famille de la bande centrale « Les enfants jouent ici depuis des années. Pour nous c’est très bien, on peut se poser à côté d’eux ou les surveiller depuis nos fenêtres. On se sent rassurés [...]. Le terrain appartient au voisin, c’est un terrain privé. Quand l’herbe pousse, il met ses vaches ici. Du coup les enfants sont obligés de trouver un nouveau terrain de jeux. » Les accords passés avec les propriétaires en attente de régularisation ont contribué à stabiliser cette reconnaissance positive de la présence de la culture paysanne et agricole au centre de la ville. On trouve une reconnaissance similaire dans la vente de légumes encore tolérée dans les rues proches, aux abords des commerces alimentaires.

40La culture paysanne et agricole peut être identifiée comme un héritage donnant lieu à des interprétations divergentes. Au tout début des années 1990, la population rurale atteignait 70%. Trente années d’évolution rapide et marquées par les crises ont changé ces configurations, et fait évoluer les représentations. Le niveau d’exode migratoire chez les jeunes constitue aujourd’hui une problématique majeure de la politique nationale. Une part de la population aspire aux standards allemand, anglais, suisse ou étasuniens. Une étude réalisée en 2020 par l’Institut des études Économiques et Sociales est publiée par la revue Monitor en 2021 montre ainsi que 79% des étudiants Albanais souhaitent quitter le pays et immigrer dans les pays de l’Europe occidentale alors que ce chiffre s’élevait à 65% dans une étude comparable menée en 2018. Parmi les raisons principales figure la détérioration des conditions économiques, et les destinations préférées sont : l’Allemagne 31,1 %, les États-Unis 13,8%, l’Italie 11,4%, la Grande-Bretagne 10,4%, la France 7,7%, la Suisse 3,7%, la Turquie 2,9 %, et la Grèce 2,7%11. Ces aspirations sont bien présentes dans nos enquêtes de terrain : « Moi j’étudie ici, car je n’ai pas les moyens d’étudier à l’étranger, mais j’espère aller après travailler à l’étranger. Peut-être aux USA où j’ai des relations. Beaucoup de gens partent. » Le discours repose sur des motivations positives (ce qu’on va chercher) et négatives (ce qu’on veut quitter) qui s’appuient sur un diagnostic sévère de la situation locale et sur une image (connue ou fantasmée) d’une culture européenne opposée aux archaïsmes supposés de la culture albanaise. Friches et pâturages sont identifiés comme un héritage, mais un héritage encombrant, dont il faut se défaire. Il s’agit parfois d’une manière de se ranger dans un groupe social visé, qui possèderait de bons codes. « Ce n’est pas le pâturage qui pose problème, bien que les animaux peuvent être perçus comme sales par les gens qui habitent à la capitale » : cette habitante des immeubles situés en lisière nord de Stacioni i Trenit opère une partition entre vrais habitants de la capitale et extérieurs, suivant une logique fréquente dans de nombreux contextes. Cette vision négative est d’ailleurs bien perçue par celles et ceux qui sont favorables à l’héritage agricole. En témoigne cette scène, en partie gestuelle, lors d’un entretien sur la friche avec la vendeuse d’un kiosque. Une femme s’approche alors que nous nous apprêtons à partir et s’adresse à la vendeuse. « — J’ai fait un peu de lait caillé, tu veux la moitié ? — Non, pars, maintenant ! — Je t’en donne ? — Oui, d’accord, mais pas maintenant. » La vendeuse nous regarde, gênée, et signifie à son amie que nous ne devons pas voir cet échange, qui s’insère dans les circuits économiques informels qui se déploient sur la friche. L’entraide entre gens pauvres, basée notamment sur le troc agricole, qui se perpétue, renvoie à une image arriérée et négative, en regard d’une conception plus individualiste de la vie sociale et d’une image de la ville dite occidentale. Pratique et représentation de la pratique s’opposent, dans une conscience partagée de cet antagonisme. On voit se dessiner une identification avérée de l’héritage agricole, mais qui sépare des groupes12.

41Au niveau des institutions, la question est abordée sous un angle différent. Dans les documents de préfiguration du projet Tirana 2030 que nous avons pu consulter, le maintien de zones vertes dans la ville apparaît comme un souci important et relié aux préoccupations environnementales, dans un contexte d’affiliation aux normes internationales. Plus récemment, les idées d’inclusion et de transmission reconnaissent la tradition rurale et paysanne, et questionnent son lien avec la ville moderne (Les Ateliers, 2021) mais sans vraiment s’appuyer sur les pratiques existantes. Comme on a pu le voir aussi dans des ateliers d’urbanisme réalisés par des étudiant·es de l’Université Polytechnique de Tirana, les problématiques sont plus souvent orientées sur l’articulation géographique entre un centre urbain et un hinterland agricole, ou encore sur le développement d’un hub agricole dans la future conurbation Tirana-Durrës. Ces orientations vont dans le sens d’une planification et d’une programmation par le haut (même si participative) plutôt que de partir de ce qui se fait et existe, et qui se trouve menacé en plusieurs endroits par les opérations en cours.

42La question ferroviaire occupe une place elle aussi particulière dans le processus de transformation urbaine de la capitale : présente dans le passé récent et dans le maniement des mémoires qui y sont attachées, mais aussi dans les projets urbains en cours ou en discussion, enfin à l’échelle des représentations des habitants confrontés ou parties prenantes de ces changements.

5. Mémoires ferroviaires

43Après l’indépendance, en 1912, des portions de voies ferrées sont construites à des fins industrielles ou militaires. Le premier réseau est construit par l’Empire Autrichien, en 1916-1917. La ligne principale relie Shkodër, au nord, à Tirana en passant par Lezhe et Vorë. Une autre ligne relie Vorë, en périphérie de Tirana, à Durrës, puis Kavaje, Rrogozhine et Elbasan. Ce premier réseau atteint une longueur totale de 400 kilomètres mais, après le retrait des troupes autrichiennes, il est démantelé et les matériaux renvoyés en Autriche via le port de Durrës. Dans les années 1930, une société minière italienne reconstruit une partie du réseau, mais il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour voir le gouvernement socialiste entreprendre la création d’un véritable réseau, en reliant les tronçons existants et en construisant de nouvelles lignes pour le fret et les voyageurs, sur un écartement standard plus large. Entrepris en 1947, ce chantier au long cours, qui mobilise ponctuellement des contingents de travailleurs et d’étudiants, atteindra un peu plus de 400 kilomètres à la fin du siècle. Au moment du changement politique, certaines portions sont en très mauvais état. Dans les années 2000, peu avant sa destruction, la gare de Tirana accueille cinq lignes ferroviaires et dix trains par jour.

5.1. La gare centrale de Tirana

  • 13 Xhajanka E., 2018, Eksporti i naftës, rehabilitohet linja hekurudhore Fier-Vlorë Agjencia Telegrafi (...)

44La petite station en bordure du centre de la ville, construite dans les années 1930, ne comptait qu’un seul quai. La gare centrale qui procède des travaux entrepris en 1947 est inaugurée deux années plus tard, en 1949. Elle connaît quelques agrandissements par la suite (Sivignon, 1975). À partir de 1991 le nouveau régime délaisse d’abord le train pour la route, et plusieurs lignes ferment. La société nationale Hekurudha Shqiptare opère depuis 1950 et survit au changement politique de 1991 en restant une société publique, mais une ouverture à la concurrence est décidée en 2005 et des portions commencent à être rénovées, en prenant appui sur des partenariats public-privé13. L’esquisse d’une remise en valeur du transport ferroviaire, au regard des préoccupations environnementales, et dans le contexte d’une candidature à l’UE, a fait plus récemment émerger l’idée de reconstruire une gare centrale à Tirana, qui pourrait prendre place à l’extrémité nord du nouveau boulevard.

45Pourtant ce retour d’intérêt pour le ferroviaire est récent et limité. En 2013 la gare centrale est détruite et, à la fin de l’année, le chantier du nouveau boulevard s’engage sur le tracé des anciennes voies. Cette construction s’accompagne de destructions de maisons informelles. Nous avons pu être témoin de scènes d’affrontements, en avril 2019, lors d’une tranche de travaux proche de la rivière. Des détachements de police sont intervenus pour permettre la progression des engins de chantier et empêcher les familles de retourner dans les décombres.

46La gare représentait quelque chose d’important pour la ville, dans la seconde partie du vingtième siècle, et le transport ferré un progrès à l’échelle du pays. Les sources sont rares, mais récemment des films, images et textes ont permis d’exhumer les traces de ces différentes étapes du passé : les lignes d’abord construites pour le fret (transport de minerai) s’ouvrent progressivement au transport des voyageurs, et le réseau d’agrandit vers Elbasan et Fier au centre (1974), Prenjas et Guri i Kuq à l’est (1979) et la ligne Laç-Shkodër au nord (1982). Ce passé ferroviaire fait aujourd’hui l’objet d’une remémoration.

Fig. 5 : quais de la gare centrale dans les années 1970 (Gegprifti, 1990), la gare en 2013, pâturage sur les abords des voies en 2012 (Borova, 2019)

Fig. 5 : quais de la gare centrale dans les années 1970 (Gegprifti, 1990), la gare en 2013, pâturage sur les abords des voies en 2012 (Borova, 2019)

47En 2018 l’association Hemingway Fan Club Albania entreprend la rénovation d’une ancienne locomotive déclasse en 1986, dans le but de l’installer sur le site de l’ancienne gare détruite cinq ans plus tôt (Çunga et Zari, 2018). L’association, organisée autour de trois frères et d’un bar éponyme situé non loin de la place centrale Skanderbeg, un kilomètre au sud de Stacioni i Trenit, propose le projet à la municipalité, qui l’accepte. La mairie délivre le permis d’emplacement et l’association finance l’opération : « Nous avons lancé le projet, suivi le processus administratif et les travaux de restauration de A à Z… et nous avons financé la totalité. » La locomotive est devenue propriété de l’État et du ministère des Transports, qui ont en charge son entretien, et la municipalité gère l’organisation et les autorisations pour les activités – par exemple les concerts de jazz programmés par le café Hemingway ou les visites scolaires. La municipalité a accueilli favorablement le projet, mais les personnes interrogées aujourd’hui à la mairie indiquent qu’elles se cantonnent à une gestion administrative de l’opération. L’installation suscite des éloges pour le travail des trois jeunes et, par la suite, des concerts sont organisés sur place par le café Hemingway, qui constitue la base matérielle du groupe et de l’association. Mais l’installation provoque aussi des réactions nostalgiques envers un passé proche, que beaucoup de gens ont connu, dans une ville qui se transforme à un rythme rapide. La locomotive s’inscrit ainsi à la croisée d’une logique de créations de lieux et de symboles dans une ville qui cherche à s’internationaliser, et d’une logique de mémoire et de lien collectif.

Fig. 6 : locomotive installée sur le nouveau boulevard à l’emplacement de l’ancienne gare de chemin de fer

Fig. 6 : locomotive installée sur le nouveau boulevard à l’emplacement de l’ancienne gare de chemin de fer

(source : auteurs 2019)

48L’année 2018 est marquée par plusieurs controverses : projet de destruction du Théâtre National, destruction du Musée des Sciences Naturelles, devenir de la pyramide ou du kombinat des tracteurs. Le cas de Stacion i Trenit permet d’explorer plusieurs logiques enchevêtrées : le patrimoine ferroviaire, le rapport mémoriel à la période socialiste, et la reconnaissance plus globale d’héritages partagés au niveau de la population de la ville et du pays.

  • 14 Gjika, Alqi, 2009, Hekurudha Shqiptare, Si u ndertua ne menyre vullnetare, https://web.archive.org/ (...)
  • 15 Zari, Eda, 2020, « S’ka mo qofte… ke treni ! » Peizazhe Të Fjalës, revue en ligne, mis en ligne le (...)

49La mise en valeur de l’héritage ferroviaire de Stacioni i Trenit, s’inscrit d’abord dans un rappel des mémoires collectives et familiales malmenées par les transformations de la ville. La plaque posée sur la locomotive par l’association Hemingway revendique cette mémoire : « Elle se trouve ici pour nous rappeler les gares, qui sont des gares de la vie, avec leurs histoires et leurs émotions qui sont l’essence de l’âme albanaise, l’amour qui maintient en vie les familles et les distances que cette locomotive a raccourci. » (Çunga et Zari, 2018, p.2). Toutefois l’argument le plus commun est la reconnaissance du travail accompli par celles et ceux qui ont construit ces installations, qui les ont entretenues, et qui y ont travaillé : « Une autre raison plus personnelle [à l’installation­] est que notre grand-père a travaillé dans la construction du premier réseaux ferroviaire albanais dans les années ‘45-‘50. » Les chantiers réalisés sur la période de 1947 à 1989 ont fait l‘objet d’une recension, complétée par des films et photos d’archives14. Ces actions et témoignages issus d’acteurs et d’associations de la société civile font moins référence au régime socialiste qu’à la reconnaissance du travail et d’une expérience collective : « On a vite oublié que 29.000 personnes (des femmes et des hommes) ont travaillé nuit et jour pour la construction de cette gare. La valeur de cette gare c’est le respect et la mémoire de leur travail. »15 La plaque de l’association conclut dans le même sens : « Ce dernier voyage illustre les sacrifices infinis des êtres qui ont versé leur sueur pour mettre en mouvement ces locomotives, qui ont construit les routes qui ont uni les uns aux autres et qui sont arrivées à maintenir vivace l’imagination de chaque enfant. Cette locomotive a apporté un vent de liberté et de changement en Albanie. Pour tout ce qu’elle symbolise, ce n’est pas la locomotive du passé, c’est la Locomotive de l’Avenir. Avec la reconnaissance de tous » (Çunga et Zari, 2018, p.2).

5.2. Acteurs et représentations différenciées du passé

50Cette remémoration s’inscrit dans un contexte de controverses autour des projets de transformation de la ville qui menacent plusieurs édifices hérités, tout comme la gare, de périodes antérieures et notamment socialiste. Trois groupes d’acteurs peuvent être distingués : les institutions porteuses des projets d’aménagement (gouvernement, municipalité, promoteurs), les habitants et usagers (ici de Stacioni i Trenit et des quartiers alentours) et les acteurs associatifs et de la société civile (association engagée dans l’installation de la locomotive et médias).

51La Maison des Feuilles, ancien siège de la Sigurimi (service de renseignement), et le Bunker-musée des victimes des totalitarismes témoignent des actions menées par les institutions nationale et municipale envers le passé socialiste, orientées vers une critique de la dictature. Mais dans le même temps nous avons vu que les concours d’aménagement et de conservation des grands édifices avaient été adressés dans les années 2000 à des structures étrangères afin de porter un regard plus distancié sur ce passé. Les gouvernements qui se sont succédés depuis trente ans (Parti Socialiste de centre gauche et Parti Démocrate de droite) ont vu leur action osciller entre volonté d’apaisement, affairisme et luttes politiques. Mais le souvenir du passé détermine le langage politique postsocialiste (Lelaj, 2017) : plusieurs personnalités de ces deux partis sont d’anciens membres du gouvernement socialiste, et se reprochent leur implication passée à la moindre occasion. L’appel à des structures étrangères permet parfois de mettre un paravent entre les acteurs décisionnaires et le débat public. On peut d’autre part émettre l’hypothèse que les actions de patrimonialisation sont prioritairement engagées sur des objets moins sujets à discussion (sites naturels ou archéologiques UNESCO, traditions musicales du patrimoine immatériel).

  • 16 Instituti për Demokraci, Media dhe Kulturë, Institut pour la Démocratie, les Médias et la Culture.

52Les représentations et les valeurs engagées par les habitants vis-à-vis du passé socialiste et de ses traces matérielles sont tout aussi complexes. À l’échelle de nos enquêtes de terrain, nous avons pu relever des traces d’une forme de nostalgie de la période socialiste, qui peut s’exprimer par un attachement aux œuvres et aux conditions sociales d’un passé encore assez proche, puisque vécu par une grande partie de la population. Dans le cas albanais et dans l’état des données recueillies cette nostalgie ne va pas vers les formes de fétichisation ou de marchandisation caractéristiques par exemples de l’ostalgie telle qu’elle a été étudiée en ex-RDA (Offenstadt, 2018). Les trois étals de vendeurs d’objets, vêtements, insignes et documents portant l’insigne du parti communiste ou de l’armée populaire, et installés sous le marché couvert rénové (Pazar i Ri), restent anecdotiques. Alors que peu d’études avaient jusqu’alors été engagées sur la perception du passé socialiste, une enquête réalisée par l’OSCE en 2016 révélait par contre qu’une personne interrogée sur deux formulait un jugement positif sur cette période (Godole et Idrizi, 2019). L’étude émettait deux hypothèses explicatives – une « dé-communisation » inachevée et un mécontentement dû aux conditions sociales et économiques – et suscitait l’organisation d’un colloque en 2017 par l’IDMC16.

53Sur Stacioni i Trenit, une fois le contact établi, des usagers quotidiens confient leur vision du passé, de ses traces et du changement. Celles et ceux qui sont engagés dans les activités agricoles ou le commerce informel ont souvent vu leurs conditions sociales et économiques se dégrader après 1990 : « Pour les gens pauvres, c’était mieux Enver Hoxha. » Les anciens qui rassemblent des cailloux pour faire des tables de dominos dans la partie nord de la friche peuvent réagir avec rudesse : « Dis-moi, tu crois vraiment que si on avait le choix on serait assis ici par terre, comme des chiens ? Si on avait de largent pour rester dans des cafés, tu crois quon serait ici? » Le changement et l’avenir sont placés sous le signe de l’appauvrissement : « Allez prendre en photo notre cher premier ministre, qui pose ses fesses dans des chaises de millions deuros, et qui continue à enfoncer le pays dans la pauvreté. » Des habitants des quartiers alentours se montrent parfois plus âpres encore, même si leur critique porte autant sur le regret du passé que sur la condamnation du présent : « Beaucoup de constructions sont sans permis, cinquante pour cent. Mais le problème c’est les grandes constructions, la corruption. Les grands paient pour avoir le droit de construire sans autorisation. Par contre les petites constructions, elles finissent par être rasées. » Lieux du passé, espaces publics et stratification sociale sont parfois reliés : «  Ici il y a des requins partout, et ils ont pris les espaces publics. À côté il y a avait le Musée des Sciences Naturelles, un espace public merveilleux, où j’allais, où nous allions tous. Ils l’ont pris, ils ont fait une tour de vingt-quatre étages […] Ce qu’il y a dedans ? Qu’importe, des logements, des bureaux, mais surtout des magasins, des centres commerciaux. Mais qui achète ? Qui peut acheter tout ça ? Personne. Nous sommes un petit pays, et pas riche. En Albanie il y a vingt pour cent de riches et quatre-vingts pour cent de moyens et de pauvres. Nous ne pouvons pas acheter tout ça. Mais les riches font ça pour eux. » Les interviewés manifestent une confiance limitée dans l’ouverture qui a suivi le changement de régime, y compris sur le plan de la liberté de parole. Lors de ces entretiens, nous sommes appelés à relayer les témoignages : « Nous ne pouvons lutter directement, mais vous, vous pouvez étudier, regarder et parler. Watch and talk ! » Ou encore dans cet entretien sur le toit d’un immeuble à propos des destructions des maisons informelles : « Vous devriez publier ça, cette étude, ce que vous allez découvrir. Personne n’acceptera de se faire interviewer, de parler. Les bouches resteront closes […] Moi je ne dis pas de dénoncer ça pour moi, car je n’ai pas de maison, je suis locataire. »

  • 17 Zari, Eda, 2020, « S’ka mo qofte… ke treni ! » Peizazhe Të Fjalës, revue en ligne, mis en ligne le (...)

54Un troisième groupe d’acteur peut être identifié chez ceux qui ont mené l’action autour de la mémoire ferroviaire de Stactioni i Trenit (association Hemingway), ou qui produisent un discours médiatisé sur cette action (revue Peizazhe Të Fjalës, chroniqueurs traduits dans Le Courrier des Balkans, recension d’Alqi Gjika). Ce discours porte moins sur l’interprétation politique du passé que sur la reconnaissance d’une mémoire globale des modes de vie, des réalisations et du travail – que le contexte actuel, résolument tourné vers la ville entrepreneuriale, détruirait, ignorerait ou invisibiliserait. Dans un contexte de changement rapide et permanent, les discours et les actions visent à conserver une existence et une présence sur la scène sociale et politique, à laquelle ces acteurs, disposant d’un capital culturel parfois élevé, aspirent. L’argumentation porte alors sur l’expression et le partage d’une expérience collective : « Les monuments sont le témoignage de lhistoire des hommes. Ils nous aident à comprendre comment les gens vivaient au quotidien à différentes époques et dans différents systèmes – comment ils vivaient, ils travaillaient, ils s’organisaient. Que ce soit une mine de charbon modeste, des gares de province, une propriété agricole ou une maison avec un jardin et une citronnelle, des boulevards construits pendant la dictature ou les marchés aux bestiaux, ces lieux permettent de transmettre l’histoire de génération en génération. »17 Le discours sur le passé est moins oppositionnel que celui des usagers de la friche, à l’image des actions réalisées par l’association Hemingway : « Notre association […] s’est fixée pour objectif la mise en valeur de l’héritage culturel et artistique occidental en voie de disparition en Albanie… Sachant que la locomotive fait partie de cet héritage, et que nous organisons tous les ans un festival de jazz des années 20-30, sous forme d’un voyage en train qui fait le trajet entre la ville de Tirana et celle de Shkodër… » Les motivations sont orientées vers la dimension culturelle, avec l’organisation de soirées festives musicales ou de lectures de poésie. Le discours est également moins centré sur le passé du quartier même de Stacioni i Trenit, pour embrasser une dimension plus globale : « Nous pensons que la locomotive représente un héritage précieux non seulement pour l’histoire du réseau ferroviaire albanais mais pour l’héritage culturel et l’histoire de l’Albanie de manière générale. Celle-ci est la dernière locomotive en vapeur qui reste en Albanie. […] La locomotive fait désormais partie du parcours touristique de Tirana avec d’autres parties du Nouveau Boulevard. »

Conclusion : des fragments aux conditions du réinvestissement

55Nous interrogions en introduction ce que le maniement des mémoires et des héritages pouvait permettre de comprendre de la transformation de Tirana, autrement dit ce que l’approche par le patrimoine pouvait révéler d’un processus socio-spatial plus global. Au terme de ce parcours nous pouvons peut-être renverser à nouveau la question en nous demandant à quelles conditions la diversité des modes d’action et des représentations pourrait aboutir à un partage, un saisissement ou investissement commun ouvrant sur un processus de patrimonialisation.

56La mobilisation des mémoires agricoles et ferroviaires de Stactioni i Trenit montre une hétérogénéité dans la définition des objets, dans les modes d’expression (pratiques quotidiennes, discours, aménagements urbains), enfin dans les logiques d’action sous-jacentes (rapport au changement social, difficultés économiques, mémoires familiales, projections sur l’avenir, ressentiment, controverses urbanistiques et politiques). Les différences d’engagements des porteurs de mémoires et d’héritages renvoient à des différences de ressources et de position dans la société albanaise et questionnent les rapports entre ces acteurs (institutions, usagers de la friche et associatifs de la locomotive).

57Les bergers qui maintiennent le pâturage et qui voient leurs conditions sociales et économiques continuer de se dégrader n’agissent pas comme les associatifs qui ont installé la locomotive et qui maîtrisent les codes de la communication médiatique. Les usagers de la friche n’ont pas évoqué dans les enquêtes la mise en place de la locomotive, qui semble appartenir déjà à un autre monde, celui du nouveau boulevard, sur lequel elle a pris place. Interrogés sur leur volonté de nouer des liens avec les habitants et usagers quotidiens de la friche ou sur leur participation aux animations musicales, les membres de l’association répondent par la négative : « Non, pas vraiment, ça été plutôt notre public habituel qui a participé à ces événements, des habitués de Hemingway et d’autres personnes qui font partie du réseau de l’association. Nous n’avons pas vraiment essayé de tisser des liens avec le quartier. Mais on pense que ça va se faire progressivement… » Un autre écart tient au rapport différencié, voire inversé, aux institutions, et en particulier à la mairie. Alors que les habitants et les usagers se montrent méfiants et critiques, les membres d’Hemingway affirment avoir toujours eu de bonnes relations avec la mairie, dont les services ont fait preuve de bienveillance et de disponibilité, et à qui ils n’ont « rien à […] reprocher. » Plus clivé encore apparaît le rapport à l’avenir du quartier et aux transformations en cours : « On n’a pas d’avis là-dessus. Personnellement je ne connais pas le projet, et je ne me sens pas du tout concerné…Ce n’est pas notre affaire. Ce qui nous intéresse se sont nos activités avec Hemingway… Je suis désolé mais je ne peux pas en dire plus là-dessus. » Ces deux catégories d’acteurs de terrain s’ignorent donc aujourd’hui, et rien ne permet de dire que leur rapport ira vers l’entente ou l’opposition.

58Faut-il voir dans ces relatives fragmentations sociales l’une des causes de la faiblesse ou de l’absence des mobilisations locales contre les transformations en cours, qui affectent les conditions de vie et d’usage de ces lieux, et produisent autant de discours critiques et oppositionnels ? On peut émettre l’hypothèse que le souci de reconnaître et d’exposer un passé récent s’inscrit dans un rapport à l’écriture de l’Histoire doublement marqué par le passé socialiste d’un côté, et par la rapidité des changements de la période qui a suivi et qui se poursuit aujourd’hui, autour de processus de l’oubli, de la hiérarchisation ou de l’effacement. Il serait intéressant d’explorer plus avant le clivage générationnel entre celles et ceux qui ont connu la période socialiste et les sites faisant aujourd’hui l’objet d’un regard patrimonial, et les plus jeunes : quelles connaissances, quelles projections, mais aussi quelles présence ou absence de modes de transmission intra-groupe ou intrafamiliale, notamment dans un contexte marqué par les mobilités professionnelles et géographiques, y compris internationales ? La structuration et la capacité de mobilisation peuvent également être questionnées en regard de l’histoire (encore récente) des dernières années de la période socialiste, marquées par une surveillance étroite des personnes et des oppositions, et de l’impact de cet héritage : à la fois sur les générations qui ont connu cette période, et auprès des plus jeunes qui sont nés après 1990. De nombreux fonctionnaires de l’ancien régime ont poursuivi leur activité ou sont passés en politique, entretenant défiance et crainte au sein d’une population qui n’a par ailleurs pas toujours eu la possibilité d’acquérir les méthodes de la mobilisation politique classique – d’autres modes d’action l’emportant dans la défense ou la construction du quotidien, basés sur l’informalité et les transactions particulières de gré à gré. La faiblesse actuelle des médiations entre usagers et institutions ainsi que des corps intermédiaires mérite d’être interrogée en regard de ce constat.

59Ce parcours sur Stacioni i Trenit nous montre ainsi différentes formes ou esquisses de patrimonialisation (par le bas, réactionnelle ou oppositionnelle, voire contractuelle pour l’installation de la locomotive) et les manières dont les acteurs utilisent ces supports pour vivre, survivre, ou entrer à la table des négociations sur l’aménagement de la ville. Au-delà des fragments, le débat patrimonial illustre à Tirana les clivages entre les groupes sociaux et l’accroissement des écarts de ressources, de positions et de projection dans l’avenir. L’analyse du processus de patrimonialisation montre ici sa valeur heuristique en ouvrant sur d’autres enjeux et échelles.

60Si elle laisse pour le moment en devenir la question de ces patrimonialisations potentielles, cette exploration tiranaise nous amène à ouvrir deux perspectives.

  • 18 Autour d’un dispositif de recherche-action-formation liant les trois dimensions et en cours d’élabo (...)

61La première relie les questions de patrimonialisation à l’absence de mobilisation structurée, en parallèle à une réflexion sur l’action et la circularité de la recherche18. Dans le cadre d’ateliers de Master 2 menés ces dernières années, l’idée a germé d’engager avec les usagers et les habitants la production d’un fascicule « racontant » l’histoire de Stacioni i Trenit à partir de leurs documents, témoignages et élaborations. Pour sauvegarder ou redonner sa dignité à la mémoire locale, familiale et collective de cet espace multiple et complexe, mais aussi afin de servir de ressource dans l’interaction avec les institutions, tout au long du processus de transformation du site. Le questionnement sur les causes (sociales et culturelles, sur le temps long ou plus conjoncturelles) de l’absence de mobilisation collective ouvre alors sur une exploration des possibilités et des émergences d’une mobilisation, de moments et d’expériences vécues lors desquels des rapports de force, matériels et symboliques, peuvent se trouver inversés. La patrimonialisation peut être considérée comme une voie, un médium permettant de travailler sur la capacitation à la mobilisation politique pour celles et ceux qui le souhaiteraient. Ce projet, reporté du fait de la pandémie, soulève simultanément des questionnements réflexifs sur la recherche et l’action et notamment sur le caractère endogène ou exogène de l’initiative et de l’impulsion originelle.

62La seconde perspective voudrait poursuivre le questionnement sur la patrimonialisation au regard de la fragmentation, en liant fragmentation sociale et temporelle – à la fois pour expliquer l’ambivalence des processus actuels de patrimonialisation, et pour explorer les conditions d’une éventuelle action partagée.

63Stacioni i Trenit se trouve marquée par une succession souvent brutale et sans transition de temps longs et de temps courts : temps longs des emprises agricoles et ferroviaires, temps courts du changement de régime en 1990-1991 et de la vitesse des constructions informelles ; temps long des régularisations foncières inachevées, temps court des mises en chantier avec destructions rapides et parfois brutales. Deux figures se détachent sur ce chemin heurté. Un temps absent d’abord : celui du conflit. Nous avons plus haut les causes potentielles du conflit (évitions) et celles de son absence (absence de mobilisation collective). L’autre figure est celle de l’attente : différent de la latence (souvent associée à la friche urbaine), l’attente (d’une régularisation, d’un projet, d’un changement qui n’advient jamais, et devient par là potentiel et permanent) fige et oriente différemment l’action, les rapports entre les acteurs impliqués et les rapports sociaux plus élargis – à la manière dont le changement permanent peut être un outil de management au service d’une conservation des rapports de force et de position au sein d’une organisation (Metzger, 2012). Espérant toujours (en dépit de la faiblesse des relations régulières ou formalisées avec les institutions) un règlement favorable mais sans cesse reporté de situations qui restent complexes (notamment dans les occupations informelles de Stacioni i Trenit) les acteurs ne s’engagent pas dans une opposition frontale. Les témoignages recueillis en avril 2019 au cœur des expulsions et destructions de maisons lors de la poursuite du chantier du nouveau boulevard sur sa section nord expriment cet attentisme inquiet : « on a payé un avocat, on a engagé une procédure, nous avons attendu, longtemps, mais nous n’avons jamais de réponse. » Cette perspective pourrait interroger la fragmentation patrimoniale à l’aune de cette fragmentation temporelle et dessiner peut-être l’horizon d’une action collective. Un processus de patrimonialisation partagé et délibéré nécessiterait ainsi non seulement du temps, mais également un minimum de stabilité propre à établir des réserves de confiance et d’assurance permettant aux différents acteurs de s’engager dans l’avenir et dans l’action.

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Notes

1 Les chantiers de construction d’immeubles ont commencé en 2022 à Stacioni i Trenit, sans affecter les données et analyses produites et présentées ici sur les questions patrimoniales.

2 Mouvement HF, 2016, Le matrimoine, plaquette de présentation, https://www.lematrimoine.fr/wp-content/uploads/2016/05/Plaquette-matrimoine-mai-20161.pdf?_ga=2.80037905.766955800.1614772967-416899785.1614772967

3 Proclamation de la République Populaire d’Albanie le 10 janvier 1946.

4 Ministria e Kulturës, Sekretari i Pergjithshëm, 2017, arrêté no. 325 du 24.04.2017 https://www.publeaks.al/wp-content/uploads/2017/05/969.pdf  et  https://exit.al/qeveria-shpall-qendren-historike-te-tiranes-por-shkel-turpshem-ligjet-e-veta/

5 ResPublica, 2018, Ndryshon Zona Historike e Tiranës. Qeveria zgjeron hapësirën ku lejohet ndërtimi, mis en ligne le 18 février 2018,
http://www.respublica.al/2018/02/18/ndryshon-zona-historike-e-tiran%C3%ABs-qeveria-zgjeron-hap%C3%ABsir%C3%ABn-ku-lejohet-nd%C3%ABrtimi 

6 Exit News, 2020, Tirana Municipality Gets Permit to Reconstruct Pyramid, mis en ligne  le 16 juin 2020, https://exit.al/en/2020/06/16/tirana-municipality-gets-permit-to-reconstruct-pyramid/

7 Bejko J, 2017, The Condomisation of Memory, Illyria, mis en ligne le 16 mars 2017, http://illyriapress.com/the-condomisation-of-memory/

8 Sur un plan démographique la population du quartier a augmenté, toutefois les enquêtes réalisées à la municipalité ont montré qu’il n’existe pas de recensement par quartier. On peut émettre l’hypothèse que le taux de croissance démographique de ce quartier qui est aujourd’hui central a suivi l’évolution globale de la ville (passant par exemple de 250 000 à 420 000 habitants de 1990 à 2010, Jarne, 2018) et de l’agglomération (passant de 596 704 à 912.190 habitants de 2001 et 2021 – source : page officielle de l'INSTAT, Institut des Statistiques de la République d’Albanie). Cependant un biais important restera toujours, à l’instar d’autres territoires comparables, la part de l’urbanisation informelle non comptabilisée dans les statistiques.

9 La fragmentation en tant que fait social renvoie à des césures entre groupes sociaux, sens et pratiques. Analysés dans la production de la ville informelle, ils montrent plus souvent des formes d’intermédiation (Navez-Bouchanine, 2002) ou des liens dans l’opposition, dont le conflit est un des registres (Dorso, 2012), plutôt que des isolations de groupes, d’actes ou de représentations. Des processus de sécession ou de séparation existent, mais ce ne sont pas ceux que nous rencontrons sur notre terrain. Le terme de fragment nous permet de questionner ici les formes du lien et du rapport social et temporel.

10 L’éventualité d’un processus de gentrification dans ce secteur ne peut être à ce stade formulée qu’en terme d’hypothèse : les documents consultés et les discours recueillis n’abordent pas explicitement la question, et l’on ne peut constater dans l’état actuel du projet et des données disponibles de hausse des prix de l’immobilier. Une question importante porte d’ailleurs sur les destinataires de ces projets : à qui, à quelle clientèle s’adressent-ils, dans l’agglomération, ou à l’échelle nationale ? Voire internationale ? Le standing affiché cible a priori des classes supérieures dont les effectifs, sur le plan national ou des visiteurs internationaux, semblent limités en regard du nombre de logements produits.

11 Revue Monitor du 22 janvier 2021, https://www.monitor.al/ikja-e-te-rinjve-fenomeni-i-largimit-eshte-me-i-larte-ne-shqiperi-se-kudo-tjeter-ne-europe/

12 Les enquêtes se poursuivent pour explorer la corrélation avec des critères socio-économiques parfois contre-intuitifs (des cadres supérieurs rencontrés lors des enquêtes peuvent tenir un discours positif sur l’héritage agricole).

13 Xhajanka E., 2018, Eksporti i naftës, rehabilitohet linja hekurudhore Fier-Vlorë Agjencia Telegrafike Shqiptare, 28 septembre 2018 http://archive.ata.gov.al/2018/09/28/eksporti-i-naftes-rehabilitohet-linja-hekurudhore-fier-vlore/

14 Gjika, Alqi, 2009, Hekurudha Shqiptare, Si u ndertua ne menyre vullnetare, https://web.archive.org/web/20160402114036/http://www.t669.net/hekurudha_shqiptare.html

15 Zari, Eda, 2020, « S’ka mo qofte… ke treni ! » Peizazhe Të Fjalës, revue en ligne, mis en ligne le 13 février 2020, https://peizazhe.com/2020/02/13/ska-mo-qofte-ke-treni/

16 Instituti për Demokraci, Media dhe Kulturë, Institut pour la Démocratie, les Médias et la Culture.

17 Zari, Eda, 2020, « S’ka mo qofte… ke treni ! » Peizazhe Të Fjalës, revue en ligne, mis en ligne le 13 février 2020, https://peizazhe.com/2020/02/13/ska-mo-qofte-ke-treni/

18 Autour d’un dispositif de recherche-action-formation liant les trois dimensions et en cours d’élaboration (processus itératif sur plusieurs années, incluant de fait les coupures dues à la pandémie)

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 : statues entreposées derrière la Galerie Nationale des Arts (source : auteurs 2018)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/docannexe/image/8944/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 788k
Titre Fig. 2 : évolutions de la place Skanderbeg dans les années 1930 (anonyme), en 1980 (Gegprifit, 1990), en 2010 (Only Tradition, https://flickriver.com/​photos/​44425842@N00/​4581033562/​) et en 2019 (source : auteurs 2019).
Légende Les usages piétonniers sont dominants pendant la période monarchique puis socialiste, la place devient un nœud de circulation automobile après le changement politique de 1990, puis un partage de l’espace piétonnise à nouveau la place dans la seconde moitié des années 2010.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/docannexe/image/8944/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 1,1M
Titre Fig. 3 : cartes de situation générale et plans de Stacioni i Trenit pendant la période socialiste et en 2020.
Crédits Source : auteurs.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/docannexe/image/8944/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 168k
Titre Fig. 4 : pâturage et petit élevage sur Stacioni i Trenit
Crédits (source : auteurs 2018, 2019 et 2020)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/docannexe/image/8944/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 760k
Titre Fig. 5 : quais de la gare centrale dans les années 1970 (Gegprifti, 1990), la gare en 2013, pâturage sur les abords des voies en 2012 (Borova, 2019)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/docannexe/image/8944/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 876k
Titre Fig. 6 : locomotive installée sur le nouveau boulevard à l’emplacement de l’ancienne gare de chemin de fer
Crédits (source : auteurs 2019)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/docannexe/image/8944/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 722k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Stela Muçi et Franck Dorso, « Héritages en fragments. Mémoires ferroviaires et agricoles dans la transformation de Stacioni i Trenit à Tirana (Albanie) »Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement [En ligne], 53-54 | 2022, mis en ligne le 12 juillet 2022, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/8944 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/tem.8944

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Auteurs

Stela Muçi

Architecte-Urbaniste Chercheure-associée
Université Paris Est Créteil, LAB’URBA Créteil – France
smuci.appuii@gmail.com

Franck Dorso

Enseignant-chercheur
Université Paris Est Créteil, LAB’URBA IFEA Istanbul
Créteil – France
franck.dorso@u-pec.fr

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