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Partie 2. Valeurs et représentations patrimoniales

L’intérêt environnemental des ruines urbaines : la présence de l’anthropocène au-delà des patrimoines culturels et naturels

The environmental interest of an urban ruin: the presence of the anthropocene beyond the cultural and natural heritage
Nathanaël Wadbled

Résumés

La présence des ruines interroge la notion même de patrimoine : elles échappent à la tension entre l’artificiel et le naturel qui le structure. Elles ne sont pas seulement le témoignage des actions humaines, mais également celui de l’action de la nature sur elles : elles sont des objets hybrides. Le patrimoine institutionnalise cependant les relations entre humains et non-humains dans l’articulation entre des patrimoines culturels et naturels. Il n’y a donc pas de place pour un objet tel que la ruine. Cependant, il répond aux préoccupations environnementales dans le contexte des crises écologique. Les ruines constituent alors un patrimoine de l’anthropocène qui témoigne de l’intrication des humains et des non-humains dans un environnement commun. Elles sont la culture matérielle d’un environnement composé d’humains et de non-humains au-delà de l’opposition entre l’artificiel et le naturel, un patrimoine obscur de l’échec d’un environnement totalement artificiel à se maintenir et un monument civique appelant à développer des valeurs destinées à éviter les crises écologiques. Avant de décrire la façon dont les visiteurs des ruines appréhendent cette hybridité et la façon dont les institutions le présentent, une critique théorique de la notion de patrimoine s’impose.

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Texte intégral

Introduction : le souvenir d’une ruine au cœur de Paris

1Dans les années 1870 et 1880, les Parisiens se pressent sur le Quai d’Orsay pour visiter un patrimoine insolite. Il s’agit de la ruine du Palais d’Orsay (Fournier, 2008) : un bâtiment de style néo-renaissance, voulu par Napoléon et achevé sous la Monarchie de Juillet. Il a abrité le Conseil d’État et la Cour des Comptes, avant d’être incendié lors de la Commune en tant que symbole de l’État bourgeois. Ainsi décrit, l’intérêt de ce vestige est d’être un patrimoine culturel. Il est d’une part la culture matérielle qui permet de percevoir quelque chose de la grandeur d’un État encore empreint de valeurs aristocratiques. À la fin du XIXe siècle, ce temps est passé, le temps est celui de la Troisième République. Les ruines du Palais d’Orsay sont en même temps ce qui rappelle les destructions de la Commune et le danger qu’elle a fait peser sur la République qui s’est construite contre elle. La République profite de la destruction des régimes précédents symbolisés par les ruines, tout en laissant ces ruines apparentes afin de montrer la différence entre cette rage destructrice et sa volonté de construire un nouveau régime.

2Une telle description est anachronique. Elle suppose un intérêt pour le patrimoine culturel. Or, cela fait moins d’un demi-siècle que Prosper Mérimée et Eugène Violet le Duc ont entamé leur campagne de restauration du patrimoine avec l’ambition de garder ce qui témoigne de l’histoire de France. Les travaux visant à ce que Notre-Dame de Paris ne tombe pas en ruine au cœur même de la capitale ont été difficiles à financer et sont achevés depuis peu. La perception patrimoniale des vestiges n’est pas encore une évidence (Poulot, 2014).

3Dans ce dernier quart du XIXe siècle, les vestiges du Palais d’Orsay ne sont visités ni en témoignage de la grandeur passée, ni pour commémorer sa destruction, ni encore pour faire allégeance aux valeurs de la République édifiée sur les ruines du passé. On vient s’y promener, comme on irait se promener dans la nature. Ces ruines ne sont en effet pas entretenues comme si elles avaient une valeur patrimoniale. Elles composent une friche luxuriante : « un extraordinaire jardin à l’intérieur de Paris où poussait une végétation absolument fabuleuse, même exotique, parce que toutes les graines des serres des hôtels particuliers voisins étaient récupérées dans la Cour et il poussait une végétation, paraît-il tout à fait fabuleuse. Je crois qu’on avait dénombré jusqu’à 130 espèces rares. » (Crosnier Leconte, 2016). La ruine urbaine est visitée non pas comme un patrimoine, mais comme un morceau de nature qui reprend ses droits dans l’espace anthropisé. Son esthétique fait écho à la manière dont les ruines ont été représentées dans ce siècle qui s’achève : depuis les peintures d’Hubert Robert montrant les galeries du Louvre abandonnées en proie à la végétation jusqu’à celles de Caspar David Friedrich ou de Thomas Cole où les vestiges antiques et gothiques sont des éléments de la nature (Makarius, 2004). Les personnages souvent présents dans les tableaux de Friedrich sont comme les Parisiens au Palais d’Orsay : des voyageurs qui s’écartent du monde urbain et industriel pour chercher un lieu où la nature existe encore pour y trouver des ruines urbaines.

4La ruine du Palais d’Orsay est un exemple urbain de paysage féral (Monbiot, 2013 ; Tsing, 2020), c’est-à-dire composé d’espèces domestiquées retournées à l’état sauvage, qui implique de repenser la place de l’être humain dans le monde que nous habitons (Ingold, 2013 : 413). Elle peut être décrite dans les termes que le philosophe et anthropologue Bruno Latour utilise pour parler de l’anthropocène – non au sens d’une époque où les activités humaines ont une influence significative sur les processus naturels, mais au sens plus général de l’intrication relationnelle des humains et des non-humains dans un environnement commun qu’ils façonnent ensemble. Il s’agit de ce que Latour nomme Gaïa (Latour, 2015) : la zone habitable de la Terre dont les humains font partie parmi une multitude d’autres agents qui participent tous à son habitabilité. La nature est alors constituée de l’ensemble des agents non-humains dont l’action participe à cette situation : le climat, la faune, la flore, la géologie, etc. Les ruines en montrent l’interaction avec les constructions humaines. Leur hybridité apparait. Latour désigne comme hybride un paysage ou une chose qui ne peut être pertinemment décrite comme artificielle ou sauvage (Latour, 1991). La partition échoue à en rendre compte, car aucune des deux dimensions ne peut être négligée au profit de l’autre. Un tel objet oblige à envisager une relation entre les deux qui ne soit pas l’exclusion mutuelle entre le produit nécessaire des lois de la nature et la construction artificielle décidée souverainement.

5Dans le cadre de l’anthropologie de la nature développée par Latour, l’existence du paysage des ruines du Palais d’Orsay en plein Paris est alors incongrue. Un tel patrimoine de l’anthropocène n’a en effet pas de place dans ce qu’il nomme la constitution moderne régissant les relations possibles entre les humains et les non-humains. Il montre que les hybrides n’y ont pas droit de cité parce qu’il n’y a pas de catégories pour les penser. Peut-être est-il possible de voir dans la destruction des ruines du Palais d’Orsay à la fin du XIXe siècle l’effet de cette impossibilité. Le jardin sauvage se constituant lui-même et sans entretien sur les ruines artificielles abandonnées est une singularité éphémère : il laisse place à la Gare d’Orsay pour l’Exposition Universelle après 30 ans d’existence. Il a cependant bien existé.

6En reprenant l’approche philosophique de Latour, je voudrais montrer à la fois que les ruines du Palais d’Orsay sont bien une anomalie par rapport à l’organisation des rapports entre l’artificiel et le sauvage et pourquoi cette approche fait écho aux préoccupations écologiques du XXIe siècle. Il s’agit d’étendre au champ du patrimoine la problématisation que Latour applique à la science : comment le patrimoine institutionnalise-t-il les relations entre humains et non-humains pour rendre incongrue l’existence d’un patrimoine de l’anthropocène et comment le fait que ce dernier existe malgré tout invite-t-il à repenser l’environnement dans le contexte des crises écologiques ?

7En montrant à la fois pourquoi un type de paysage est difficile à appréhender et pourquoi son appréhension répond à une actualité, il s’agit de considérer comment les ruines s’inscrivent dans le cadre patrimonial. Cette approche théorique implique une problématisation de la notion de patrimoine se reposant sur la façon dont il est construit dans des sources secondaires. Sans prétendre décontextualiser et uniformiser l’hétérogénéité des ruines urbaines, elles sont appréhendées selon une certaine conception du patrimoine qui peut les rendre ou non intéressantes. Problématiser la vision du monde qui accompagne une pratique permet en effet d’appréhender la façon dont les acteurs et les chercheurs en sciences sociales qui les étudient donnent sens à ce qu’ils font.

8Cela ne prétend pas décrire ni épuiser le sens des pratiques, mais aider à comprendre les intérêts que les acteurs ont à les comprendre comme ils le font. Ce travail pourrait ainsi être préparatoire pour un terrain à mener, afin de confronter les façons d’appréhender les ruines à la pratique qui en est faite. Des études de cas circonstanciées auront par la suite à montrer comment les acteurs se positionnent par rapport aux questions environnementales. Cela permettra à la fois de qualifier les ruines à partir de l’expérience qui en est faite par leurs visiteurs et par les enjeux de gouvernance qui les traversent. Dans les deux cas, le cadre général problématisé dans ce travail préparatoire s’incarne de façon circonstanciée en fonction des contextes sociaux et des territoires.

1. La présence non instituée d’un patrimoine urbain de l’anthropocène

1.1. Les ruines comme patrimoine

9Contrairement à celles du Palais d’Orsay, les ruines qui se visitent en tant que telles dans les villes font partie du patrimoine culturel. Si Alain Schnapp montre bien que les représentations des ruines problématisent le rapport entre nature et culture depuis la Renaissance, leur patrimonialisation les placent résolument du côté de la culture (Schnapp, 2020). Le culte moderne des monuments (Riegl, 1984) fait des ruines avant tout un vestige. Les marques d’anciennetés sont avant tout celles du temps écoulé depuis l’époque dont elles sont les ruines et vers laquelle elles font signe. Elles ne valent pas directement comme traces de l’action des non-humains sur les constructions. Les ruines patrimoniales documentent ou maintiennent le souvenir d’un évènement passé (Mairesse et Deloche, 2011 : 401 ; Wadbled, 2018). Elles sont volontairement laissées à l’état de ruine, soit pour témoigner de leur ancienneté, soit pour maintenir le souvenir de ce qui les a détruites. C’est le cas par exemple des arènes de Lutèce à Paris ou de la Gedenkniskirche à Berlin. Ces lieux n’invitent pas à l’expérience de l’anthropocène. Ces ruines patrimonialisées sont des monuments qui doivent être conservés et transmis aux générations futures (Davallon, 2006 ; Meskel, 2018). Elles manifestent une relation au passé qui permet un regard vers ce dernier et une projection dans l’avenir. Elles garantissent que l’histoire écrite dans l’espace urbain ne serait pas oubliée et continuerait à être montrée à tous. Il s’agit donc culturellement de faire connaître le passé et identitairement de s’y reconnaître. Malgré l’évolution de l’historiographie (Certeau de , 1975), cela implique une certaine stabilité : l’identité présente qui est le résultat d’une certaine histoire en transmet l’héritage à la suivante. Elle assure ainsi la continuité de son existence. Cela se fait par des procédures de patrimonialisation qui qualifient certaines ruines comme historiques et d’autres comme vouées à une destruction complète. Sans doute dans un régime patrimonial, le Palais d’Orsay aurait été restauré plutôt que remplacé par une gare moderne. En tout cas, ce qui est digne d’intégrer le récit historique est conservé.

10Conserver signifie maintenir dans un environnement contrôlé. Les constructions modernes ne sont pas mises dans des musées comme cela a été fait par exemple à Berlin pour les ruines de Bergame ou à New-York pour celles de Dendour. Une restauration les a maintenues dans leur état et leur entretien évite toute dégradation. L’état des ruines patrimonialisées ne doit pas se dégrader, puisqu’il est censé durer. Si la forme de la construction devait évoluer en fonction des aléas naturels, elle serait le témoignage de ce qui a provoqué ces évolutions. Le maintien en état implique de soustraire les constructions humaines à l’activité des agents naturels, climatiques, animaux ou végétaux. Les traces de l’action de la nature ne sont valorisées qu’en rapport avec la fonction historique du patrimoine. Elles en marquent l’ancienneté en signalant l’âge et donc l’authenticité des monuments historiques qui subsistent d’un passé plus ou moins éloigné. Au-delà des informations que transmet chaque lieu patrimonial, l’appréhension patrimoniale des choses s’inscrit dans la perspective de la domestication de la nature. Ce ne sont pas des espaces où les agents humains et non-humains participent ensemble à leur environnement.

11Si la question du rapport à la nature ne fait pas explicitement partie de la définition du patrimoine culturel, elle la suppose. L’expérience de la nature sauvage est séparée de celle des espaces urbains. Elle n’a pas de place en ville où la nature préservée est domestiquée, par exemple dans des parcs urbains ou des zoos (Méliani, 2013). Ainsi, elle peut être au contact du patrimoine culturel : sous contrôle, elle ne risque pas de le dégrader. La nature non domestiquée est éloignée dans les parcs du patrimoine naturel, constitué d’environnements où les traces laissées par les agents humains disparaissent au profit de l’action des agents naturels. Ce patrimoine est en fait le corollaire de la démarche d’entretien des constructions dans laquelle s’inscrit le patrimoine culturel : la mise en place d’un environnement où les agents naturels sont domestiqués et contrôlés s’accompagne de la délimitation d’espaces laissés à l’état sauvage (Davallon, Grandmont et Schiele, 1998 ; Arnould et Glon, 2006). Dans le contexte de la modernité industrielle, la conservation de ces paysages naturels est le miroir de celle des restaurations architecturales : préserver quelque chose qui témoigne d’un aspect originel. Le paysage est, de ce point de vue, la ruine de ce qu’il a été : la culture matérielle qui permet de s’en souvenir (Brinckerhoff, [1980] 2005). Il doit ainsi être protégé des agressions humaines ajoutant à sa destruction comme le patrimoine culturel doit l’être des agressions non-humaines augmentant la sienne. Pas plus que le patrimoine culturel, le patrimoine naturel n’est un patrimoine de l’anthropocène, puisqu’il fait comme si l’influence des humains sur la nature était contrôlée dans un espace limité malgré ses influences globales.

12Cette situation reprend l’opposition entre nature et culture qui caractérise le naturalisme (Descola, 2002). Elle explique l’absence d’un patrimoine de l’anthropocène reconnu et institutionnalisé. Si cette affirmation est une conséquence de la définition naturaliste du patrimoine, elle est cependant en tant que telle excessive. Il existe une multitude d’espaces et de pratiques qui exigent un aménagement conceptuel afin de définir des patrimoines hybrides à l’intérieur des catégories existantes. Un paysage naturel anthropisé sans tendre à produire un environnement artificiel donne des paysages ruraux où la nature et la culture sont intriquées, comme le sont ceux notamment des Parcs Naturels Régionaux (Dupré, 2008 ; Baron et Lajarge, 2015). Symétriquement apparaissent des paysages composites sauvages et domestiques dans des environnements artificiels (Lizet, Wolf, Celecian 2000 ; Arnould, Le Lay, Dodane, Meliani, 2011 ; Cailin DeSilvey, 2017). L’attention aux hybridités des environnements naturels et artificiels interrogent la qualification des ruines présentes dans ces environnements.

13Étendre cet effort aux ruines urbaines suppose d’étendre la perspective pour y voir l’intrication entre ce qui relève de l’humain, ce qui relève de la nature et le témoignage des différentes relations possibles entre les deux. Si les ruines sont souvent détruites ou effacées du milieu urbain, de nombreuses demeurent soit à l’état de friches non réhabilitées ou en attente de réhabilitation, soit en tant que monuments historiques (Antoine, 2010). Les premières sont abandonnées et s’ensauvagent totalement (Stanford, 2000), comme les ruines du Palais d’Orsay. Bien que patrimonialisées et généralement détruites pas l’action humaine, les secondes n’en restent pas moins des ruines qui en tant que telles sont soumises à l’action des non-humains : malgré leur entretien, des écosystèmes s’y installent et on y repère des mousses, des plantes, des insectes, etc. qui ne seraient pas tolérés sur des bâtiments d’usage.

14Les différentes formes de ces ruines envoient en effet à différents rapports à la nature. En cela, elles forment une sorte de patrimoine culturel — mais pour les considérer ainsi il faudrait que l’objet du patrimoine culturel ne soit pas seulement les productions humaines, mais également le rapport à la nature. L’anthropocène est extérieur à ce que le patrimoine culturel permet de percevoir et de comprendre. L’hybridité n’est pas la continuité, l’articulation, la jointure ou le couplage plutôt que la discontinuité, la facture ou la césure – comme si nature et culture étaient deux domaines dont il faut penser les relations. Elle n’est pas un assemblage, mais un dépassement d’une différence jugée non pertinente. Sa non prise en compte n’est donc pas le résultat de l’insuffisance des politiques patrimoniales. Elle dépend de la nature même de la démarche patrimoniale.

1.2. Poser un regard environnemental sur le patrimoine

15Un paysage comme celui des ruines du Palais d’Orsay ne trouve pas sa place comme patrimoine. Elle est interdite au sens où elle ne peut se faire. Elle n’est pas formellement proscrite, mais les dispositifs patrimoniaux en imposent une autre. Elle reste coite face à ce dont elle ne peut rien faire : « cette représentation s’interdit elle-même, en ce sens, plutôt qu’elle n’est défendue ou empêchée » (Jean-Luc Nancy, 2001 : 34).

16La question de la difficulté à envisager les ruines dans l’opposition entre artificiel et sauvage est cependant présente dans une multiplicité d’œuvres et de réflexions théoriques (Makarius, 2004 ; Wadbled, 2020 a ; Schnapp, 2020). L’expérience des ruines y est celle d’une tension entre nature et culture. Si la question du dépassement de cette opposition n’est pas toujours thématisée comme telle au profit de l’idée d’une continuité entre deux sphères opposées, ces œuvres proposent des esthétiques ou des réflexions qui l’interrogent et la problématisent. Les ruines peuvent signifier alors soit l’existence d’une nature sauvage subsistant malgré l’impact environnemental des humains, soit une nature détruite par la modernité industrielle où même l’humain n’arrive plus à vivre, soit le dépassement de l’opposition entre la nature et la culture où humains et non-humains sont en collaboration.

17Si nombre de ces représentations sont antérieures à la patrimonialisation des ruines au XIXe siècle, non seulement elles circulent toujours après ce moment mais de plus de nouvelles continuent d’être produites. Ces différentes conceptions forment un réseau d’imaginaires géographiques (Debarbieux,1995 ; Staszak, 2003) qui organisent l’appréhension des choses et leur donnent une certaine signification Il s’agit des manières de composer un paysage. Dans la mesure où ils sont caractérisés à partir de représentations artistiques ou philosophiques, ils ont une réalité diégétique à l’intérieur de chacune. En ce sens, ce sont des imaginaires.

18L’étude de la représentation écologique des ruines serait donc plutôt du ressort des humanités environnementales que de l’étude du patrimoine, sans qu’il n’y ait de contamination entre les deux. Dans la mesure où les différentes représentations environnementales des ruines circulent socialement, elles sont cependant culturellement disponibles (Schütz, 2008). Les visiteurs des ruines les connaissent et pourraient les actualiser pour percevoir en ce sens les paysages qui se donnent à eux. Dans ce cas, un imaginaire ou un appareillage de la réalité devient un sens commun (Staszak, 2006). Cette hypothèse part du principe selon lequel, au-delà de l’art, l’esthétique est un point d’ancrage qui permet de réfléchir aux composantes des actions sur et dans l’environnement (Blanc, 2008). Quand ce n’est pas le cas, les imaginaires sont maintenus dans l’espace des humanités, par un phénomène symétrique d’« artialisation » (Baychelier, 2014). La différence entre les imaginaires convoqués et ceux artialisés est que les premiers ont une existence extra-dégétique : hors du discours qui le définit. Ils sont actualisés dans une activité, et caractérisent l’expérience des acteurs. Ils se font naturellement (Nora, 1997 : 29). Toute autre façon de les appréhender apparait alors comme abstraite et artificielle. Si chacun garde toujours une capacité à prendre une autre perspective, cela se fait en convoquant une stratégie différente de celle prescrite (Iser, 1997). En ce sens, les études sur les ruines et l’expérience qui en est faite ne montrent pas leur prise dans un imaginaire environnemental. Il est possible de conclure que la visite du patrimoine est définie par une manière patrimoniale de percevoir les ruines.

19Cette affirmation doit cependant être nuancée, notamment dans l’appréhension des ruines abandonnées. Si les travaux sur les pratiques de l’exploration urbaine mettent en avant leur dimension culturelle, leur état de ruine est souvent valorisé par rapport à la documentation de ce qu’ont été les ruines. Elles apparaissent comme un espace d’aventure et de transgression hors des sentiers battus (Garret 2012 ; Arboleda, 2017; Le Gallou 2018) : l’ensauvagement n’est pas la marque négative d’une perte des vestiges mais celle positive d’un espace déterritorialisé. N’ayant pas de valeur culturelle ou naturelle reconnue, ces vestiges sont délaissés par l’institution patrimoniale. Cette situation permet une multitude de réinvestissements culturels (squat, fête sauvage, etc.) Elle est également l’occasion de production d’images photographiques qui circulent largement (Rojon , 2015). Bien qu’elles aient souvent une dimension mémorielle visant à faire exister des cultures matérielles oubliées (Offenstadt, 2018), ces images reprennent souvent des esthétiques qui font écho à des imaginaires écologiques des ruines artialisées par le patrimoine (Edensor, 2005 ; Prost, 2014). Elles sont ainsi reprises dans la pratique des ruines. Une approche des ruines signifiant son rapport à la nature fait partie du décor de l’activité de l’urbex, même si les commentaires des photographies les réinscrivent dans une conception naturaliste du patrimoine culturel.

2. L’intérêt d’avoir un patrimoine de l’anthropocène

2.1. Faire percevoir l’environnement : une forme de culture matérielle

20De façon cohérente avec la façon dont Latour envisage le rapport moderne entre humains et non-humains, la spécificité d’un paysage comme celui des ruines du Palais d’Orsay n’a pas de place dans la conception du patrimoine. Cependant, il peut sembler faire écho aux préoccupations contemporaines où l’inquiétude écologique se développe et impose de transformer la façon d’appréhender les relations entre l’artificiel et le sauvage (Sémal, 2019).

21Dans ce contexte, ce paysage peut jouer un rôle d’éducation environnementale. Il montre la nécessité d’une autre façon d’envisager le patrimoine afin de pouvoir le qualifier. Il oblige à problématiser la relation entre artificiel et naturel pour constituer un nouveau type de patrimoine. Le problème posé n’implique en effet pas de renoncer à cette institution, mais de la repenser au-delà de l’opposition entre culture et nature. Cette perspective permet de faire apparaitre le rapport intriqué des humains à la nature au lieu de séparer la mémoire des sociétés culturelles et celle de la préservation de la nature. Les ruines n’y sont pas entretenues comme un espace artificiel protégé des atteintes de la nature qui s’exercent inexorablement, que ce soit celles du climat, de la géologie, de la faune ou de la flore. Elles valent pour ce que l’historien de l’art Alois Riegl nomme la valeur d’ancienneté, produite par les marques de l’action du temps et de la nature ayant dégradé les constructions. Les ruines se présentent comme signifiant « l’action des forces dissolvantes de la nature, dans la mesure où celle-ci s’exerce avec une constance tranquille et inexorable » (Riegl, 1984 : 67-68, Davallon, 2006).

22La réalité d’un tel environnement n’est pas une idée, mais une expérience. Elle est faite dans les ruines parce que l’effet des agents humains et non-humains se mêlent, alors que dans les autres espaces culturels ou naturels l’un domine l’autre. Les constructions humaines dans les parcs naturels sont rendues à la nature et la nature en ville est domestiquée. Dans les ruines, l’environnement n’a pas seulement une existence diégétique. L’effet produit est différent de celui d’une œuvre ou d’un ouvrage de philosophie. Elles composent bien un espace autre dans une époque où le patrimoine est marqué par l’exclusion réciproque de la nature et de la culture. La perception écologique des ruines en fait des nouveaux paysages. Cependant, ces paysages n’ont pas une réalité seulement dans la tête de ceux qui perçoivent les ruines dans un imaginaire écologique. Ils ont la présence de la matière et sont localisés dans des endroits précis, mais la signification donnée à cette matérialité en fait des espaces autres. Les visiteurs font immédiatement et directement l’expérience d’un environnement où humains et non-humains sont mêlés. Ces visiteurs sont comme dans un site historique où l’histoire est attestée par le contact avec ses traces matérielles selon le principe du « paradigme indiciaire » (Ginzburg, 1989) : ce qui est déchiffré dans des traces matérielles témoigne d’une réalité concrète qui n’est pas juste une idée. Si l’approche environnementale est bien un mode de perception ou une vision du monde, elle prouve sa capacité à donner sens au monde tel qu’il est. Le monde ainsi décrit existe bien, puisque l’expérience directe en est faite.

23Ainsi perçues dans un imaginaire écologique comme patrimoine de l’anthropocène, les ruines peuvent donc participer à la prise de conscience notamment du rapport que la modernité entretient avec la nature et de la nécessité de le transformer. Elles pourraient en particulier avoir une place de choix dans la prise de conscience de la crise écologique, lorsque l’action d’agents non-humains fait irruption dans l’espace des humains au point de l’abîmer — que ces agents n’aient jamais pu être domestiqués ou qu’ils aient échappé à sa domestication.

2.2. Montrer l’échec de l’artificialisation de l’environnement : une forme de patrimoine obscur

24Dans le contexte du XXIe siècle marqué par la conscience des crises environnementales, le paysage d’un bâtiment moderne abandonné et ensauvagé prend également une autre signification. Il fait écho à la représentation négative de la modernité comme projet d’artificialisation de l’environnement protégeant des aléas de la nature. Les ruines présentent alors en même temps l’anthropocène et les vestiges de ce projet. Quelle que soit l’origine de l’abandon de ces constructions, c’est bien le retour de ce qui croyait avoir été domestiqué qui a causé leur état de dégradation. En ce sens, ce serait d’une forme de patrimoine obscur (dark heritage).

25Ce qui caractérise un patrimoine ou une pratique touristique comme obscure n’est en effet pas directement la négativité de l’évènement ou le rapport à la mort. S’il est généralement associé aux traces des guerres ou génocides, son obscurité qualifie plutôt un certain rapport à un évènement : il « pose question ou introduit anxiété et doute au sujet de la modernité et de ses conséquences » (Lennon et Foley, 2000 : 12). Si d’un point de vue environnemental, la modernité est marquée par l’affirmation de la liberté humaine de constituer son propre environnement en mobilisant pour cela les ressources naturelles, alors les ruines de cet effort sont bien son patrimoine obscur.

26Les événements dont le patrimoine obscur permet de faire l’expérience marquent ainsi une rupture dans le cours normal de l’histoire tout en étant à l’intérieur d’elle. Une guerre ou un génocide loin dans le passé et produit par une autre culture n’entre pas dans cette catégorie, car il ne menace pas de se reproduire. En revanche, les traces d’un ouragan face auquel les pouvoirs publics ont été incapables de réagir peut y entrer puisqu’elles révèlent l’incapacité de ces pouvoirs publics de gérer une crise (Hernandez, Julie, 2008,). L’obscurité du patrimoine de l’anthropocène ne vient donc pas de la destruction de la nature, mais de l’inquiétude qu’il fait peser sur la modernité en révélant son échec constitutif à domestiquer la nature. Ce patrimoine invite à un tourisme douloureux (Dicks, 2010), non parce qu’il consiste en la visite des traces d’un évènement douloureux, mais parce que cette visite produit ce sentiment d’inquiétude.

27À la différence du patrimoine obscur des évènements historiques, le patrimoine moderne de l’anthropocène ne montre pas un évènement passé qui ne doit pas se reproduire, mais un évènement en train de se produire qui devrait être arrêté. Alors que le patrimoine culturel rend présent quelque chose de passé, qui n’a plus d’existence et dont les traces spontanées tendent à s’effacer, les traces et indices laissées par le patrimoine moderne de l’anthropocène ne sont pas directement perceptibles, car elles se produisent à une autre échelle géographique et temporelle (Bourg et Whiteside, 2010 ; Sémal, 2019). Nos sens perçoivent bien des éléments, mais sans parvenir à les agencer dans une représentation globale qui puisse faire sens à notre échelle. Leur présence à échelle humaine se manifestera dans l’avenir. Elle n’est pas encore là. C’est une réalité qui échappe à la perception et peut donc être prise pour une vérité métaphysique plutôt que comme une vérité scientifique. Pour en percevoir la réalité, il y a besoin d’avoir les compétences nécessaires pour comprendre les travaux scientifiques — par exemple les équations mathématiques prédisant l’évolution du climat.

28Il faut donc un patrimoine qui soit celui de ce futur en train d’advenir pour le rendre présent, plutôt qu’un patrimoine montrant que le passé est toujours présent. Même s’il ne permet pas de comprendre intimement ce qui se joue dans le climat ou les écosystèmes, il en transmet quelque chose — de même que la visite d’un patrimoine culturel n’a pas pour vocation de transmettre un savoir historique, mais de faire percevoir l’histoire telle qu’elle est connue par ce savoir (Wadbled, 2018). Les ruines abandonnées du monde moderne assurent cette présence de la crise écologique. Elles auraient ainsi de manière permanente la fonction que Bruno Latour attend de la mémoire de la Covid (Latour, 2021) : montrer aux humains qu’ils vivent avec d’autres terriens dans un environnement commun et qu’il ne sera pas possible d’en finir avec la question écologique. La visite des ruines comme patrimoine obscur de l’anthropocène constitue une expérimentation similaire. Si, pour Bruno Latour, « le confinement est définitif », alors les ruines modernes le sont aussi.

2.3. Transmettre un sentiment de responsabilité : une forme de patrimoine civique

29Pas plus que le patrimoine obscur historique, celui écologique n’est alors pas une simple mise en présence de ce qui inquiète la modernité. La manière dont cela se fait révèle les valeurs de la société où se trouve ce patrimoine. Le patrimoine intègre en effet un événement à un certain récit historique en lui donnant sens par rapport à ces valeurs. Ce récit définit une identité sociale et culturelle pour ceux qui s’y reconnaissent et considèrent en faire partie. Un événement n’est plus simplement un élément de l’histoire identifié par les historiens, mais un héritage (Löwenthal, 1998) qui fait sens dans une certaine manière d’envisager cette histoire. Un patrimoine peut alors être positif lorsqu’il incarne un idéal social dans lequel chacun voudrait s’identifier et négatif lorsqu’il rappelle un aspect obscur servant de repoussoir. Dans les deux cas, le patrimoine valorise une identité, en la montrant sous son meilleur jour ou en montrant qu’elle est attentive à ne pas sombrer dans sa part obscure. Ainsi, un monument aux morts de la Première Guerre Mondiale peut être selon le point de vue l’incarnation du courage des soldats ou un avertissement contre les horreurs de la guerre industrielle (Hertzog, 2012). Cette seconde dimension est « le devoir de mémoire » (Ledoux, [2012] 2016). La reconnaissance des ruines abandonnées comme un patrimoine de l’anthropocène moderne implique de la même manière l’affirmation de valeurs supposées permettre de conjurer l’inquiétude que ce patrimoine rend présente. En tant que patrimoine obscur, il impose une responsabilité vis-à-vis d’un évènement qui ne devrait pas se produire. Cette affirmation peut elle-même prendre plusieurs formes. Il n’y a pas seulement une dissonance (Tunbridge & Ashworth, 1996) entre les patrimoines positifs et négatifs, mais entre différentes manières négatives de s’approprier un même patrimoine. Parler de patrimoine obscur ne signifie en effet pas que tous les paysages composés d’un patrimoine de l’anthropocène moderne soient perçus comme « saturés de négativité » (Edensor, 2005 : 7). Les ruines urbaines ont différents degrés d’obscurité (Stone, 2006) et certaines plus que d’autres sont susceptibles d’être identifiées comme patrimoine selon les différentes positions vis-à-vis de la modernité : les ruines comme le retour à la nature ou l’explicitation de la noirceur du monde (Wadbled, 2020).

30Lorsque la nature semble reprendre ses droits, les ruines sont incluses et intégrées dans un paysage naturel sauvage. La tentative de domestication de la nature a été un échec et les non-humains sont revenus dans l’espace que les humains avaient façonné en voulant la domestiquer. Les humains doivent s’y intégrer, par opposition à la manière dont ils vivent dans leur environnement artificiel. Ces espaces sont soit préservés à côté de ceux de la modernité, soit le signe que la modernité n’a pas détruit la nature puisqu’elle revient après elle. Un tel patrimoine est celui d’un monde non industriel, même si la modernité industrielle est passée par là. Il rend présent un environnement naturel dans lequel il est possible de vivre à nouveau. Les ruines peuvent au contraire donner à percevoir un environnement détruit par l’action humaine. La nature parvient difficilement à y reprendre ses droits et n’est plus sauvage. C’est une nature férale qui a échappé à sa domestication et cherche sa place dans un environnement artificiel, même lorsque l’action des humains a cessé en abandonnant leurs constructions. Ni les humains ni la nature ne semblent véritablement pouvoir s’épanouir dans ces espaces.

31L’approche environnementale des ruines permet d’articuler ces deux esthétiques. Elle voit dans les ruines le résultat et la manifestation du partage de la puissance d’agir entre agents humains et non-humains qui contestent l’opposition moderne entre nature et culture. Cette action commune peut produire selon les cas un environnement habitable ou un environnement inhabitable. Les ruines ne sont pas alors le résultat d’une victoire de la nature ou de sa destruction. Ce sont des environnements que les humains et les non-humains ont construits ensemble soit d’une façon qui les rende habitables pour tous soit avec un déséquilibre produit par l’ambition humaine de domestiquer la nature.

32Ainsi, le patrimoine de l’anthropocène aurait pour fonction de montrer la nécessité de rétablir un équilibre faisant droit au sauvage et à l’artificiel afin de les percevoir ensemble comme parties d’un même environnement. Ce patrimoine est celui d’une transition vers un autre rapport à la nature. Il se distingue ainsi des patrimoines de l’anthropocène montrant le retour à une harmonie naturelle ou un environnement monstrueux devenu inhabitable : « la négation du vivant par le non-viable » (Canguilhem, 1962). Leurs significations apparaissent comme la reproduction de la différence moderne entre nature et culture. De ce point de vue, ils rendent présent une inquiétude envers la modernité sans en proposer de sortie. Le patrimoine rendu à une nature harmonieuse serait celui d’une société qui a l’illusion primitiviste d’un retour à une situation où les humains étaient soumis à la nature (Madelin, 2020). Le patrimoine d’une nature détruite correspondrait aux valeurs d’une société qui met en avant soit la possibilité d’une croissance verte impliquant un nouveau modèle de domestication de la nature, vu l’échec de l’ancien, soit symétriquement la collapsologie dans sa version pessimiste dans laquelle la catastrophe est inévitable. Les infrastructures responsables des pollutions seraient dans le premier cas les souvenirs d’un moment négatif dépassé et dans le second l’incarnation d’un effondrement total d’un monde moderne incapable de prendre en considération la nature.

Conclusion. Ne pas oublier que les ruines sont une pratique

33Si les ruines du Palais d’Orsay n’existent plus, ce qu’elles incarnent est peut-être d’actualité : l’existence d’un patrimoine de l’anthropocène qui se présente bien qu’il soit difficile de l’envisager comme tel. Il a les mêmes qualités que le patrimoine culturel : culture matérielle d’une pratique à connaitre, problématisation d’une identité à définir et entretien d’un esprit civique actif. Lui faire une place implique seulement de redéfinir la façon dont le patrimoine envisage les rapports entre l’artificiel et le naturel : il n’est pas la culture matérielle, obscure et civique d’une culture mais d’un rapport à la nature. Proposer ainsi une critique du champ de pertinence du patrimoine en montrant qu’une partie importante de ce qu’il prétend inclure lui échappe en fait oriente les critical heritage studies dans une direction post-moderne. L’enjeu n’est pas d’interpréter la signification sociale des enjeux environnementaux en incluant la question environnementale dans le champ du patrimoine (Harvey Ret Perry, 2015 ; Cameron, 2017). Il est de comment la question environnementale problématise autrement le patrimoine et l’invite à engager sa propre critique. Cette critique « déterritorialise l’anthropocène » (Harrison et Sterling, 2020) en en faisant l’autre des questions posées par le patrimoine. Elle implique de reconsidérer sa place dans les espaces urbains et ses usages.

34Ce n’est cependant pas seulement un effort théorique. Il serait aisé d’envisager une pratique d’éducation environnementale des ruines en proposant aux visiteurs un regard environnemental actualisant un imaginaire environnemental et interprétant le paysage dans ce cadre (Gellereau, 2005), c’est-à-dire reprenant dans le champ patrimonial la pratique de Latour lorsqu’il met sa pensée en scène (Aït-Touati, 2019). À ce point, l’approche philosophique trouve ses limites et il apparait la nécessité de prendre en compte la complexité de contextes humains et institutionnels où une telle pratique pourrait avoir lieu. Quelle qu’en soit la pertinence, cela ne peut avoir de réalité sociale et géographique que si les acteurs s’en emparent. La question est donc celle des conditions qui permettent à ces ruines d’être perçues d’une manière écologique par ceux qui les visitent et celles qui leur permettent d’être instituées comme patrimoine de l’anthropocène. L’évaluer demande deux types de travaux circonstanciés.

35Les premiers s’adressent aux visiteurs des ruines, qu’ils soient amateurs de patrimoine culturel, naturel ou d’exploration urbaine – sans exclusivité. Il s’agit de comprendre comment ils se situent dans le réseau des imaginaires environnementaux des ruines culturellement disponibles et si leur pratique le réinvestit. Il s’agit de saisir comment les pratiques patrimoniales des ruines sont traversées par la question écologique vis-à-vis de laquelle elles se positionnent – sans opposer le patrimoine de l’anthropocène à ceux culturels ou naturels, comme s’il était mieux de faire une expérience environnementale des ruines en raison de la perception de l’urgence écologique. Il serait alors peut-être possible de définir les conditions auxquelles la reconnaissance de la signification environnementale des ruines serait possible.

36Ces résultats seraient incomplets sans d’autres sur la possibilité pratique de visiter de tels lieux, et donc sur la gouvernance du patrimoine. Mettre en place un patrimoine de l’anthropocène implique de s’interroger sur l’entretien et la restauration des ruines patrimonialités et l’ouverture des ruines abandonnées (Cailin DeSilvey, 2017). : faut-il les protéger contre l’artificialisation de leur environnement et les laisser tomber en ruine jusqu’à leur éventuelle disparition ? La conservation ne concernerait pas les traces de la culture, mais l’habitabilité du lieu pour les non-humains. Ce serait une forme d’abandon qui ne qualifient pas les ruines mais leur donne au contraire une fonction. Cela pose des enjeux liés à la propriété, la sécurisation et à l’entretien des ruines urbaines qu’il faudra étudier.

37En plus de ces contraintes sociales et institutionnelles, il faut prendre en compte l’ancrage des différents sites dans leurs territoires. Les ruines peuvent être déjà réutilisées dans des usages qui tranchent avec le caractère inquiétant qu’aurait un patrimoine obscur de l’anthropocène. Elles ne sont pas seulement l’habitat de non-humains (Leblanc, 2010 ; Pérouse de Montclos, 2010). Ne pas prendre cet aspect en considération au nom d’intérêts écologiques plus importants reviendrait à mépriser ces populations et à reconduire l’exclusion de certains acteurs de l’environnement et donc reproduire une forme de RuinsPorn qui serait abstrait de ses réalités locales (Bonnel, 2015).

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Annexe

Illustration 1. Auguste Constantin « Ruines de la Cour des Comptes. 1895 », origine https://picryl.com/​media/​les-ruines-de-la-cour-des-comptes-palais-dorsay-quai-anatole-france-actuel-60e420, licence créative commons.

Illustration 1. Auguste Constantin « Ruines de la Cour des Comptes. 1895 », origine https://picryl.com/​media/​les-ruines-de-la-cour-des-comptes-palais-dorsay-quai-anatole-france-actuel-60e420, licence créative commons.

Illustrations 2 à 5. Sanatorium soviétiques de Tskaltubo (Géorgie). Photographies de Nathanaël Wadbled, 2018.

Illustrations 2 à 5. Sanatorium soviétiques de Tskaltubo (Géorgie). Photographies de Nathanaël Wadbled, 2018.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Nathanaël Wadbled, « L’intérêt environnemental des ruines urbaines : la présence de l’anthropocène au-delà des patrimoines culturels et naturels »Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement [En ligne], 53-54 | 2022, mis en ligne le 12 juillet 2022, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/8645 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/tem.8645

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Auteur

Nathanaël Wadbled

Docteur en Sciences de l’Information et de la Communication
Chercheur à l’Université de Tours (PRIM)
Guide-conférencier
n.wadbled@yahoo.com

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