1La thématique patrimoniale s’est imposée depuis plusieurs décennies comme « une entrée privilégiée pour une géographie sociale préoccupée par l’analyse de la façon dont les groupes sociaux s’approprient directement ou symboliquement l’espace urbain » (Melé, 2005 p.52), et plus généralement pour l’étude de la dimension spatiale des rapports sociaux. La patrimonialisation est interprétée comme une construction sociale et politique conflictuelle et le patrimoine soit comme un instrument de domination et d’exclusion, soit comme un outil de résistance.
2À quelques exceptions près, notamment les travaux de Ter Minassian (2012) sur Barcelone, l’idée que la valorisation du patrimoine favorise la gentrification des centres anciens, des quartiers populaires et des espaces anciennement industriels domine dans la littérature (Bourdin, 1984, Authier, 1997, Semmoud, 2005). Les promoteurs de la patrimonialisation sont alors majoritairement assimilés à des gentrifieurs (Tissot, 2010) dont les intérêts rejoignent ceux des pouvoirs publics, engagés dans des stratégies de régénération urbaine, et des acteurs privés, à la recherche de profits fonciers et immobiliers.
3Si l’intérêt pour les usages alternatifs et contestataires du patrimoine s’est affirmé dans les travaux académiques (Bondaz et al., 2012), ceux-ci portent le plus souvent sur les conflits liés à des processus de patrimonialisation conduits par des élites (Melé et al., 2003), sur les formes de domination symbolique à l’œuvre au profit des groupes sociaux les plus favorisés (Veschambre, 2005), sur l’invisibilisation des usages populaires et de la mémoire des dominés dans les processus de mises en patrimoine (Pappalardo, 2014), et sur la manière dont les exclus de la fabrique patrimoniale défendent leurs héritages menacés (Barrère et al., 2017). Des contributions scientifiques (Giroud, 2007, Clerval, 2011) ont par ailleurs montré que des résistances discrètes à la gentrification pouvaient se former dans les continuités populaires des présences résidentielles, des pratiques quotidiennes de l’espace et des représentations individuelles et collectives. La persistance ou le développement de la présence de minorités ethniques, comme l’existence de diverses ressources à disposition des populations vulnérables (Chabrol et Rozenholc, 2015) peuvent également constituer des freins à la gentrification. Les héritages des quartiers populaires, s’ils sont généralement instrumentalisés au service de changements socio-spatiaux, peuvent donc également constituer des supports d’opposition à leurs transformations. Ces deux alternatives possibles pour le devenir des héritages des quartiers anciens amènent G. Djament-Tran (2019) à identifier des patrimonialisations par appropriation territoriale et des patrimonialisations conventionnelles, qui fonctionnent par désignation institutionnelle.
4Nous proposons dans ce texte d’analyser les caractéristiques d’une patrimonialisation par appropriation territoriale en tant qu’outil stratégique de luttes habitantes contre les évolutions socio-spatiales d’un quartier : comment les héritages sont-ils mobilisés pour résister au changement urbain ? D’autre part, la place de pratiques libertaires et de la pensée anarchiste (Pelletier, 2018) dans ces luttes nous amène à nous interroger sur un éventuel renouvellement du sens donné au patrimoine : peut-on définir, à partir de ces luttes, une approche anarchiste du patrimoine ? Une telle approche renvoie à une (ré)appropriation autonome d’héritages, en opposition aux institutions et dans une perspective d’émancipation individuelle et collective. Cette (ré)appropriation vise le respect des mémoires populaires de l’espace, selon des logiques de mise à disposition de tous et de redistribution aux plus démunis, dans le cadre d’une utilisation du patrimoine comme support pour des activités non-capitalistes, solidaires et inclusives.
5Nous répondrons à ces interrogations en analysant les luttes urbaines, menées par des collectifs d’habitants, qui se déroulent depuis près de 30 ans dans le quartier de la Guillotière à Lyon. Celles-ci se saisissent en effet de la thématique patrimoniale dans le cadre d’une opposition au changement social et urbain du quartier. Au départ registre argumentatif de la critique habitante, le patrimoine fait par la suite l’objet d’une appropriation par son occupation, qui permet à la fois un ancrage spatial des luttes et le déploiement d’alternatives sociales.
6Cet article se base sur une enquête de terrain engagée depuis l’automne 2018. La participation de l’auteur, en tant que membre actif ou soutien proche de deux collectifs récents a permis de récolter divers matériaux de terrain : documents diffusés dans le cadre des luttes, notes de terrain issues d’une participation observante et discussions informelles. Ces matériaux ont été complétés par une quinzaine d’entretiens semi-directifs auprès de membres des différents collectifs. Ce positionnement de « recherche engagée » a fait l’objet d’une explicitation dans un texte précédent (Zanetti, 2021) et nous nous contenterons ici de rappeler qu’il s’inscrit dans une tradition de travaux, relativement ancienne dans les pays anglo-saxons, qui assument (et réfléchissent à) leurs interactions entre académisme et activisme (Blomley, 1994, Pain, 2003, Ruddick, 2004).
7Dans un premier temps, nous reviendrons sur l’histoire récente du quartier de la Guillotière, afin de montrer comment les politiques de rénovation urbaine ont pu inciter ou accompagner un changement social, sans pour autant s’appuyer sur une valorisation patrimoniale. Nous présenterons ensuite les luttes qui se sont opposées aux transformations du quartier, et la manière dont le patrimoine, source d’attachement, vecteur de contestation et outil stratégique, est mobilisé par les collectifs habitants. Enfin, nous tenterons de dégager les caractéristiques d’une approche anarchiste du patrimoine, à partir des conditions et des objectifs de son appropriation dans le cadre des luttes urbaines.
8Dans cette première partie, nous verrons comment le quartier de la Guillotière est la cible, depuis plusieurs décennies, d’une stratégie publique de rénovation urbaine ; et comment cette stratégie a entraîné un processus inachevé de gentrification qui s’est appuyé sur un principe de démolition-reconstruction et non, comme cela a pu être fréquemment observé dans les centres anciens, sur une valorisation du patrimoine.
9Ancienne commune indépendante jusqu’en 1852 et son rattachement à Lyon, la Guillotière est un quartier du 7ème arrondissement lyonnais qui se caractérise par une fonction traditionnelle d’accueil des populations migrantes depuis la fin du XIXème siècle, formant un quartier populaire qui a longtemps abrité de nombreuses activités artisanales et industrielles, avant de devenir une centralité commerçante immigrée (Battegay, 2003). Situé à proximité de l’hypercentre historique de Lyon et du quartier tertiaire de la Part-Dieu, la Guillotière connaît depuis deux décennies une phase de changement social et urbain, qui s’accentue dans les dernières années.
10Comme cela a pu être signalé dès les premiers travaux sur les processus de gentrification (Smith, 1996), les aides en faveur de la réhabilitation des logements et de la modernisation des commerces, la lutte contre l’habitat indigne et insalubre, la rénovation des espaces publics, l’implantation d’équipements ou la création d’infrastructures de transports concourent à l’avènement de ce changement social, parfois en dépit de leurs intentions initiales. Suite à un réinvestissement par les pouvoirs publics, les acteurs des marchés immobiliers voient dans l’évolution des quartiers anciens une opportunité de profit, en raison de l’apparition d’un « différentiel de rentabilité foncière » (Smith, 1987). La hausse des prix immobiliers fonctionne ensuite comme un mécanisme de sélection sociale des populations résidentes. Les quartiers historiques ou anciens connaissent alors, notamment dans les plus grandes villes, des trajectoires de gentrification, de mise en tourisme, voire de muséification, qui modifient largement leurs images, leurs usages, leurs compositions et leurs fréquentations sociales.
- 1 Zone d’aménagement concerté « Les portes de la Guillotière », dossier de création, Ville de Lyon, A (...)
- 2 « Le quartier Moncey au milieu du gué », Bulletin de Sauvegarde et Embellissement de Lyon, n°101, D (...)
- 3 Zone d’aménagement concerté « Les portes de la Guillotière », dossier de création, Ville de Lyon, A (...)
- 4 Doc. cit.
11À la Guillotière, ce réinvestissement des collectivités locales sert une stratégie de transformation urbaine à l’œuvre depuis près de quatre décennies. Alors qu’il a longtemps été délaissé par les politiques d’aménagement, la puissance publique adopte dans les années 1980 un discours de dévalorisation et de stigmatisation du quartier, qui est présenté comme connaissant un « certains déclin, malgré des avantages évidents comme la proximité de la Presqu’île et celle du centre directionnel de la Part-Dieu », et véhiculant une « image de paupérisation1 ». Une élue entend alors « assainir, aérer et hygiéniser le quartier2 ». Ces discours institutionnels sont émis pour justifier la stratégie de régénération urbaine adoptée, dont l’objectif avoué est de renouveler le peuplement de la Guillotière, pour « tirer parti d’une situation géographique privilégiée et renverser la tendance actuelle », notamment par un « apport de population nouvelle3 ». Celle-ci sera « probablement composée majoritairement d’accédants à la propriété qui seront plus stables que les locataires actuels et “fixeront” ainsi le quartier. Le rajeunissement probable de cette population devrait contribuer à faire évoluer le commerce de détail, à revitaliser et dynamiser le quartier4 ».
12Différentes procédures d’aménagement (Opération Programmée d’Amélioration de l’Habitat, Zone d’Aménagement Concertée, Maîtrise d’œuvre Urbaine et Sociale, Programmes de lutte contre l’habitat indigne…) et des projets résidentiels, d’équipements, de voirie ou d’espaces publics (implantation du métro, construction de l’imposant immeuble Centre Liberté Péri (CLIP), arrivée du tramway, aménagement des quais du Rhône, installation d’un commissariat …) ont ainsi été mis en œuvre dans les années 1990 et 2000 pour normaliser le quartier et assurer la « renaissance » de la Guillotière. Le cas de la Guillotière, dont la localisation et l’accessibilité en font un quartier attractif pour les investisseurs privés, traduit donc un processus de gentrification initié et largement incité par les pouvoirs publics.
13Dans les quartiers en gentrification, la recomposition de l’espace traduit un effacement progressif des pratiques et des mémoires populaires et une volonté de répondre aux attentes d’une nouvelle population. Une fois attirée, la présence de celle-ci est légitimée par l’identité et l’ambiance reconfigurée du quartier, tandis que les populations plus anciennes et leurs usages sont disqualifiés. Dans les années 1980, la composition sociale de la Guillotière se caractérise par la forte proportion d’artisans et de commerçants, celle également notable des ouvriers, et par une nette désaffection des cadres supérieurs et des professions libérales. La proportion de ménages de nationalités étrangères (notamment d’origine maghrébine), vivant dans des conditions de logement souvent précaires et parfois indignes, est également importante5.
- 6 INSEE Analyses Auvergne Rhône-Alpes, n°83, 04/07/2019.
- 7 INSEE, RP2006, RP2016, base infracommunale (IRIS).
- 8 C’est notamment le cas des berges du Rhône, qui après avoir fait office de parkings et de lieux d’a (...)
14Selon l’INSEE6, la Guillotière fait partie des quartiers lyonnais qui « rajeunissent et se gentrifient », comme le montre l’évolution de la population entre les recensements de 1982 et 2014. En trente ans, la part des cadres a ainsi augmenté de près de 15 % et celle des personnes de moins de 60 ans a baissé de plus de 10 %. Cette évolution socio-démographique, qui s’est poursuivie dans les dernières années, se traduit en 2016 par une part de cadres atteignant les 36 % de la population active, et de 66 % si l’on ajoute les professions intermédiaires7. Les catégories populaires, qui connaissent une baisse notable, ont donc été remplacées par des classes moyennes et supérieures ainsi que par des étudiants, même si ce phénomène a été plus tardif que dans d’autres quartiers gentrifiés de Lyon comme la Croix-Rousse (Collet, 2015) ou le Vieux-Lyon (Authier, op. cit.). D’autre part, on a pu observer une montée en gamme des commerces (Chevalier et al., 2020) et une augmentation considérable des prix fonciers et immobiliers, tandis que les espaces publics réaménagés ont favorisé de nouveaux usages8 et que la rénovation urbaine a entraîné une destruction du bâti ancien et une densification résidentielle.
- 9 Quelques titres récents en attestent : « Insécurité et tranquillité : en colère, les habitants et c (...)
15Néanmoins, la Guillotière présente encore aujourd’hui des caractéristiques et une identité de quartier populaire. La gentrification tarde à s’y faire pleinement sentir et la Guillotière ne peut pas être aujourd’hui considéré comme un quartier complètement gentrifié, même si une dynamique d’embourgeoisement y est repérable. La présence et la visibilité de populations précaires, immigrées et estudiantines constituent sans doute un frein à une arrivée encore plus massive de catégories aisées, alors que la Guillotière fait régulièrement la une des rubriques faits divers de la presse locale et nationale, qui véhicule une image de quartier insécure9. Le 24 novembre 2021, l’émission de CNews « Face à la rue », animée par J-M. Morandini, recevait Jordan Bardella pour une déambulation en direct à la Guillotière avec une importante escorte policière. La présence du président du Rassemblement National dans le quartier a provoqué une réaction massive d’habitants et de divers collectifs venus manifester pour perturber le déroulement de l’émission et dénoncer une récupération politique, une stigmatisation médiatique et une hystérie sécuritaire.
16Par ailleurs, si le peuplement a considérablement évolué à l’échelle du quartier, une partie de celui-ci est toujours inscrite dans la politique de la Ville, avec la présence d’un quartier prioritaire et d’un quartier de veille active. La Guillotière demeure un quartier marqué par une forte appropriation populaire de l’espace, à travers la présence de commerces « ethniques », d’une économie informelle et d’activités illégales (vente de cigarettes à la sauvette, marché informel), de sociabilités communautaires ou de pratiques déambulatoires. Le quartier constitue toujours un espace de ressources pour les plus démunis, y compris pour des populations extérieures à l’agglomération lyonnaise venant s’approvisionner dans les commerces spécialisés. Ces ressources et usages populaires, qui sont à l’origine de puissants sentiments d’attachement et d’appartenance, parviennent donc à se maintenir malgré les tentatives des autorités publiques pour les contrôler ou les éradiquer. L’ancienne majorité municipale avait ainsi installé durant l’été 2014 un faux chantier sur l’emplacement du marché informel afin de dissuader les regroupements de populations, notamment roms. Une étude relative à la sécurité et à la tranquillité publiques sur le secteur le plus animé du quartier, la place Gabriel Péri, a ensuite été commanditée par la mairie de Lyon, et plusieurs mesures ont été mises en œuvre : renforcement de la présence policière, développement de la vidéo-surveillance et expérimentation de la vidéo-verbalisation, installation de mobilier anti-SDF, mise en place d'un périmètre de sauvegarde du commerce et de l'artisanat de proximité. La rénovation urbaine engagée par les pouvoirs publics depuis plusieurs décennies n’a donc pas conduit à l’effacement total des héritages et des pratiques populaires, et à leur remplacement par une image et des fonctions caractéristiques des quartiers anciens patrimonialisés.
17Comme évoqué en introduction, les stratégies de régénération urbaine qui poursuivent des objectifs de (re)développement économique, notamment dans les secteurs tertiaire, immobilier et touristique, et de renouvellement des populations, intègrent très fréquemment une reconnaissance et une valorisation du patrimoine. Ces stratégies sont « largement favorisées par les élus locaux et les promoteurs du développement économique […], soutenus dans leurs démarches par les associations de défense et de mise en valeur du patrimoine » (Linossier et al., 2004, p. 24). La transformation de l’image des quartiers concernés est un moyen essentiel de ces stratégies de renouvellement qui sont considérées comme des politiques délibérées de gentrification (Bernt, 2012). Mises en œuvre par les collectivités publiques, elles s’appuient sur le patrimoine, car les valeurs d’authenticité et de singularité qui lui sont attachées sont source de rentes de monopole inscrites spatialement. Le patrimoine s’avère donc particulièrement propice à la constitution d’un « capital symbolique collectif » (Harvey, 2008) formé d’éléments matériels et immatériels qui deviennent les supports d’une consommation culturelle.
- 10 Il s’agit du garage Citroën. En activité, de 1932 à 2013, il a ensuite été racheté et réhabilité pa (...)
18À la Guillotière, cette politique de rénovation urbaine, qui a contribué à une dynamique de gentrification, ne s’est pourtant pas appuyée sur les héritages du quartier. Alors que ce dernier ne compte qu’un seul Monument Historique10, acquis par un acteur privé, le patrimoine n’a pas été investi par les pouvoirs publics et les acteurs privés dans une optique de valorisation symbolique du quartier, au contraire de certains grands projets urbains lyonnais comme Confluence ou Carré de Soie (Chaudoir, 2014). La stratégie de régénération urbaine ne s’est donc pas accompagnée de mesures de préservation d’éléments bâtis, et la gentrification du quartier s’est au contraire appuyée sur un mouvement de démolition-reconstruction.
19Quelques initiatives de valorisation patrimoniale et mémorielle ont par contre émergé du tissu associatif. Le Centre des Musiques Traditionnelles Rhône-Alpes a réalisé un atlas sonore sur les mémoires musicales et multiculturelles de la Guillotière, une association a produit un film abordant les parcours migratoires et le rapport à l’espace public d’un groupe de jeunes hommes guinéens autour de la place Mazagran, située dans le quartier. Enfin, une association lyonnaise de sauvegarde et de mise en valeur du patrimoine a récemment consacré deux bulletins au quartier. Outre ces initiatives associatives, et en l’absence d’une véritable politique publique, la thématique patrimoniale et mémorielle a principalement été saisie par des groupes d’habitants dans le cadre de mobilisations urbaines.
20Au cours de cette seconde partie, nous examinerons la manière dont le patrimoine et la mémoire peuvent renforcer les liens entre classes populaires et classes moyennes voire supérieures ; favoriser une mobilisation collective à partir d’attachements individuels au quartier ; et constituer un aspect stratégique de la lutte contre la gentrification.
- 11 Construit entre 1993 et 1995, le CLIP devait rassembler un complexe hôtelier, commercial et résiden (...)
21L’action publique de rénovation urbaine à la Guillotière va rencontrer des oppositions dès le milieu des années 1970 (Bentayou, 2007). Au début des années 1990, le comité Espaces Libres, le Collectif de lutte Guillotière et l’association Solidarité Français Immigrés luttent contre la construction du CLIP11 (Fig. 1), qui sera réalisé non sans avoir renoncé à son intention initiale de programme immobilier haut de gamme. Il devait être suivi de la démolition de 200 logements dans le cadre de la réalisation d’une percée urbaine, mais celle-ci sera abandonnée suite à la mobilisation du comité d’habitants et de commerçants du quartier Moncey, actif entre 1996 et 2016. Toujours à Moncey, le collectif Ballanche s’est formé en 2016 pour s’opposer, avec succès, à la destruction de 4 immeubles (et 40 logements) jouxtant le CLIP, projetée en vue de la requalification d’un espace public.
Fig. 1 : Manifestation des opposants à la construction du CLIP (source : Lyon Figaro, 15/12/1990)
- 12 Les Orientations d’Aménagement et de Programmation sont des outils de planification complémentaires (...)
22À Mazagran, un autre sous-quartier de la Guillotière, le projet d’aménagement d’une place publique va rencontrer, au début des années 2010, une importante contestation de la part de collectifs d’habitants et d’associations. La place sera cependant réalisée après un conflit de plusieurs années. Plus récemment (depuis 2018), deux collectifs, Habitons Mazagran (HMZ) et la Guillotière n’est pas à vendre (GPAV), se sont créés pour s’opposer à l’Orientation d’Aménagement et de Programmation (OAP12) de l’îlot Mazagran, qui prévoit la construction de 120 logements et la disparition d’une vingtaine de logements, d’un parking, d’un garage automobile, d’un carrossier et d’un atelier d’autoréparation de vélos. La mouture initiale de l’OAP a été abandonnée et le projet d’aménagement de l’îlot fait aujourd’hui l’objet d’une redéfinition concertée avec des habitants, associations et collectifs du quartier.
23Dans le cadre de leur opposition à des projets d’aménagement et de rénovation urbaine, tous ces collectifs se saisissent à divers degrés de la thématique patrimoniale. Or, dans les travaux sur la gentrification, la défense du patrimoine par des habitants et riverains est majoritairement vue comme une stratégie pour faire advenir l’embourgeoisement des quartiers. L’existence d’un patrimoine reconnu attire ensuite de nouveaux résidents appartenant à des couches aisées, dotées d’un capital culturel et de niveaux de diplômes élevés. Souvent à l’origine de la création d’associations d’habitants, les gentrifieurs deviennent des « entrepreneurs de mémoire locale » (Saez, 2005, p. 61) et s’organisent collectivement pour peser sur les politiques d’aménagement. L’obtention de dispositifs de protection et de labellisation patrimoniale vient alors consacrer leurs entreprises de requalification symbolique. La littérature académique relève fréquemment que les ménages gentrifieurs, qui appartiennent aux classes moyennes et supérieures, instrumentalisent le patrimoine et l’identité des quartiers qu’ils conquièrent (Clerval, 2008) pour en faire des vecteurs d’appropriation matérielle, sociale et symbolique des espaces (Ripoll et Veschambre, 2005).
24À la Guillotière, les mouvements d’opposition sont bien initiés en grande partie par des classes moyennes voire supérieures, qui sont bien dotées en capitaux sociaux et culturels, mais plus faiblement en capitaux économiques. Les membres des divers collectifs sont souvent jeunes (entre 25 et 40 ans), non racisés et en grande majorité diplômés du supérieur. On retrouve des professions intellectuelles (enseignants-chercheurs, juristes), relevant notamment des métiers de l’urbain (ingénieur en environnement, architectes), mais également un certain nombre de travailleurs sociaux, de salariés du secteur associatif et quelques personnes au RSA. Une majorité des militants est locataire, quelques-uns sont de jeunes propriétaires quand d’autres peinent à se loger. Certains étaient également menacés d’expulsion par le projet d’OAP. Mais à la différence des gentrifieurs qui prônent un discours valorisant la mixité sociale tout en mettant en œuvre des pratiques d’entre soi et d’évitement des classes populaires, l’appartenance de certains membres des collectifs de la Guillotière aux classes moyennes et supérieures ne suffit pas à les assimiler à cette catégorie. En effet, comme nous le verrons par la suite, outre des discours dénonçant la gentrification, les collectifs engagent des actions visant à lutter contre les changements sociaux du quartier et à préserver son caractère populaire au-delà de la seule défense du patrimoine.
- 13 Entretien avec l’auteur, 31/03/2021. Pour la militante interrogée, le squat mentionné devait foncti (...)
- 14 Entretien avec l’auteur, 04/05/2021.
25Ensuite, les trajectoires militantes de plusieurs personnes mobilisées se caractérisent par des expériences antérieures d’engagement plus institutionnelles (appartenance à une association, à un syndicat, voire à un parti) et par la découverte, dans le cadre des luttes urbaines à la Guillotière, d’un militantisme ancré territorialement. D’autres, principalement au sein de GPAV, ont déjà participé à des réquisitions de bâtiments vacants et à l’ouverture de squats selon une perspective anarchiste, comme en témoigne une membre à l’origine de la création du collectif : « parmi les différents squats qu’on a ouverts, il y en avait un avec une interface très aseptisée, mais derrière on mettait des concepts anarchistes13 ». Pour un autre membre de GPAV, le contexte social et urbain de la Guillotière a favorisé « un retour des squats à la Guillotière, parce qu’il n’y en avait pas depuis longtemps, en tout cas en squat tendance un peu anar […] le fait qu’un collectif se fonde sur la question de la gentrification à la Guillotière et que dans ce collectif il y ait des squatteurs qui ne squattaient pas encore la Guillotière, je pense que ça a joué parce que ça a donné l’envie de revenir dans le quartier. Après, tout bêtement, c’est un quartier en changement, il y a beaucoup de logements vides, donc…14 ». Si les collectifs sont donc tous politiquement marqués à gauche, ils rassemblent des individus dont les opinions peuvent différer, allant d’un positionnement social-démocrate à des idées anarchistes et autonomes, la sensibilité à ces dernières étant surtout présente au sein du collectif GPAV.
26La composition sociale des collectifs pose néanmoins la question de leur représentativité pour des classes populaires et des minorités ethniques qui sont à la base de l’identité de la Guillotière et qui sont les premières victimes des changements actuels. Dans le cas d’un quartier marqué par l’immigration, le recours à la thématique patrimoniale et mémorielle peut permettre d’entretenir des liens entre les collectifs mobilisés, les classes populaires et les personnes issues de l’immigration. On l’a déjà vu avec les initiatives associatives citées plus haut, dont deux ont d’ailleurs bénéficié de la participation de différents membres des collectifs HMZ et GPAV.
27À Moncey, le comité d’habitants de commerçants a ainsi progressivement intégré des catégories moins aisées et des populations immigrées en leur faisant découvrir, par le biais de balades urbaines et d’une exposition intitulée « Le quartier Moncey : 250 ans d’urbanisme », l’histoire d’un quartier à laquelle elles ont largement contribué. Toujours à Moncey, le collectif Ballanche s’est mobilisé pour « pour créer des logements, préserver la mixité sociale et le patrimoine du quartier, autrement dit son identité », en démontrant que la « Guillotière détient aussi un patrimoine architectural remarquable, témoin de son histoire et de celle de Lyon15 ». Dans le secteur de Mazagran, le groupe d’habitants opposés au réaménagement d’un espace public a été à l’origine de la création d’une fresque murale (fig. 2) évoquant l’histoire de l’immigration à la Guillotière. Plus récemment, GPAV a traduit certaines des affiches du collectif en plusieurs langues (fig. 3) pour toucher les propriétaires de commerces exotiques menacés par la hausse des loyers et la montée en gamme du tissu commercial.
Fig. 2 : L’ancienne fresque du street-artist brésilien Eduardo Kobra, aujourd’hui disparue et qui se trouvait place Mazagran, illustrant le rôle de l’immigration à la Guillotière (source : blog La Guillotière en mouvements).
28Dans un contexte de gentrification, la valorisation du patrimoine et de l’identité d’un quartier par des catégories aisées est généralement associée à un ensemble de qualités (authenticité, mixité, convivialité, urbanité …). Dans les discours des gentrifieurs, cette mise en valeur traduit un fort attachement à leur quartier, à ses sociabilités et à ses commerces de proximité (Lehman-Frisch et Capron, 2007).
- 16 Entretien avec l’auteur, 29/04/2020.
- 17 Entretien avec l’auteur, 31/03/2021.
- 18 « Le quartier Moncey au milieu du gué », Bulletin de Sauvegarde et Embellissement de Lyon, n°101, D (...)
29À la Guillotière, l’évocation d’un patrimoine chez les personnes mobilisées traduit bien un attachement individuel au quartier. Cet attachement passe notamment par l’identification et la valorisation d’un héritage matériel et immatériel qui s’incarne dans divers lieux porteurs d’une atmosphère sociale spécifique. La richesse des relations d’interconnaissance, de voisinage et de solidarité revient également positivement chez les membres des collectifs. Une membre d’Habitons Mazagran cite par exemple un bar qui symbolise la vie de quartier et sa diversité : « Le Gambetta, c’est un peu la Guillotière dans tout ce qu’on aime, c’est un bar qui est tenu par des descendants de Maghrébins. Donc il y a des gens de leur communauté qui viennent, mais il y a aussi tout un tas de gens qui arrivent du marché, un certain nombre de blancs, des familles, des personnes seules… enfin, plein de gens, et je trouve qu’il y a une vraie mixité16 ». Selon une militante de GPAV, la densité de ces sociabilités de quartier constitue une ressource pour les personnes qui, comme elle, vivent seules : « si je me sens seule, je sais que je peux sortir de chez moi et que je vais sûrement croiser quelqu’un que je connais. Tu es jamais seul, quoi17 ». Expression d’un attachement, la reconnaissance d’un patrimoine est aussi un facteur important d’engagement individuel et de mobilisations collectives (Déchezelles et Olive, 2016), ces dernières ayant pour conséquence de renforcer le sentiment d’appartenance à l’espace et de réactiver des mémoires locales. Attachement et engagement passent alors fréquemment par une défense de l’identité des lieux et des qualités patrimoniales qui leur sont prêtées. Ainsi, le comité d’habitants et de commerçants du quartier Moncey a ravivé une « conscience patrimoniale » pour « redorer le blason » d’un « quartier longtemps stigmatisé et disqualifié » et « valoriser son identité unique (résistante, populaire, métissée…)18 ».
30L’invocation d’un patrimoine à protéger et à défendre face à des intrusions extérieures (ici celles des promoteurs immobiliers et de la puissance publique) constitue un vecteur d’adhésion à une lutte urbaine, en suscitant à la fois des sentiments d’attachement aux lieux et de réprobation envers les projets d’aménagement qui entraîneraient leur perte et une dépossession. À la Guillotière, à partir de l’investissement d’espaces à défendre, comme un garage détruit pour permettre la réalisation d’un programme résidentiel (fig. 4), et encore plus dans le cas de l’ilot Mazagran que nous détaillerons par la suite ; les collectifs soutiennent le développement des liens sociaux à l’échelle du quartier et visent l’élargissement de la base habitante des mobilisations.
Fig. 4 : Manifestation organisée en mars 2019 par Habitons Mazagran pour dénoncer la destruction d’un garage et la construction d’un immeuble de logements (source : Habitons Mazagran).
- 19 Source : Blog du collectif La Guillotière n’est pas à vendre
- 20 « Que se passe-t-il à Mazagran ? », tract du collectif Habitons Mazagran, 15/02/2019.
31Aux discours dévalorisants des institutions sur le quartier, les collectifs (ici GPAV) opposent un récit qui présente le quartier de la Guillotière comme un quartier « ouvrier, d’immigration, [qui] a toujours été un carrefour, un lieu de rencontre : des cafés pas chers, des produits du pays, un espace pour se retrouver, discuter, faire ses courses, s’amuser, habiter », qu’il s’agit de « défendre [pour] qu’il reste populaire et solidaire !19 ». Saisi dans sa dimension patrimoniale, le passé du quartier constitue une « réserve de sens » (Colson, Roux, 1994) qui nourrit une critique des transformations issues de la politique urbaine actuelle et alimente des alternatives au projet d’OAP (fig. 5 a) de l’îlot Mazagran, élaborées par le collectif HMZ et dont la figure 5 b constitue un exemple. Pour HMZ, « à la Guillotière, le patrimoine industriel appartient à la mémoire de tous » et doit permettre d’« accueillir de nouveaux habitants sans pratiquer la table rase, pour conforter l’offre commerciale, artisanale et productive locale, pour permettre aux plus défavorisés l’accès à des logements de qualité20 ».
Fig. 5a et 5b : Le premier projet d’OAP et une des alternatives élaborées par le collectif HMZ (sources : Agence d’urbanisme de Lyon et Habitons Mazagran).
32La dimension patrimoniale est une voie classique de remise en cause des projets urbains et d’apparition de conflits d’aménagement. Le patrimoine est également un enjeu stratégique des luttes tant il représente une réserve argumentative pour s’opposer à la transformation de certains espaces. Il permet en effet de leur conférer un ensemble de qualités, de valeurs et d’usages justifiant une protection et/ou une valorisation.
- 21 « Ilot Mazagran, Diagnostic et propositions du collectif Habitons Mazagran (HMZ) », 14/10/2019.
- 22 Entretien avec l’auteur, 29/04/2020.
- 23 Compte-rendu de l’assemblée de la Guillotière n’est pas à vendre, novembre 2019.
33Le patrimoine est d’abord érigé en argument de contestation des projets de rénovation à partir d’une reconnaissance de ses qualités matérielles. Au sein d’HMZ, qui rassemble plusieurs architectes, une sensibilité pour la thématique patrimoniale conduit le collectif à dénoncer le projet de rénovation pour sa faible qualité urbaine, sa standardisation et sa trop grande densité. Cette critique du contenu de l’OAP, qui fait « table rase de 140 ans d’histoire », est opposée à la rareté et à l’authenticité de l’îlot Mazagran, présenté par le collectif comme le « dernier témoignage conséquent du patrimoine industriel populaire de la Guillotière21 ». Les politiques d’aménagement sont ensuite considérées comme des menaces pour le patrimoine immatériel du quartier, comme le précise une membre d’HMZ : « Il y a le fait d’arrêter de détruire systématiquement pour reconstruire, pour une question patrimoniale, et de justement garder ce qui fait que ce quartier est ce qu’il est22 ». Selon l’analyse des architectes, sa forme spatiale particulière aurait donné naissance à une morphologie sociale elle aussi spécifique, qui serait le support matériel d’un vivre-ensemble et d’une intensité de relations sociales caractéristiques de la Guillotière. Le registre patrimonial n’est donc pas seulement invoqué pour protester contre une transformation physique, il nourrit également une critique sociale et politique qui est encore plus nettement formulée par GPAV. Ce collectif axe en effet sa contestation sur la lutte contre la gentrification, tout en dénonçant la « destruction massive du bâti historique de la Guillotière23 ».
- 24 Entretien avec l’auteur, 26/06/2019.
34Le comité d’habitants et de commerçants du quartier Moncey s’était auparavant emparé des thématiques patrimoniale et mémorielle pour démontrer l’intérêt historique du quartier, à la fois d’un point de vue matériel en s’attardant sur les caractéristiques architecturales du bâti ; mais aussi sur l’aspect immatériel pour ne pas laisser les élus, les techniciens et les médias enfermer le quartier dans une image de ghetto ethnique marqué par des problèmes sociaux et une insécurité. Cette utilisation du patrimoine comme outil stratégique a notamment abouti au classement du quartier en périmètre d’intérêt patrimonial (PIP) et dans la zone tampon du périmètre UNESCO de Lyon. Comme l’évoque une militante, ces reconnaissances patrimoniales ont « relâché la pression qui pesait sur le quartier. Les bulldozers se sont éloignés dans l’imaginaire collectif24 ».
- 25 « Le quartier Moncey au milieu du gué », Bulletin de Sauvegarde et Embellissement de Lyon, n°101, D (...)
35La mobilisation a ensuite permis d’éviter de nombreuses destructions et d’obtenir des relogements sur place pour les personnes qui ont vu leurs logements démolis. Elle sera aussi à l’origine de la création d’un centre social qui propose entre autres services à la population du quartier un pôle d’accès au droit. Le recours à la thématique patrimoniale ne s’est donc pas fait au détriment de préoccupations sociales, et le comité a pu « valoriser le patrimoine visible et invisible, sans tomber dans l’instrumentalisation touristique et la gentrification25 ». Le collectif Ballanche est lui parvenu à empêcher la destruction de quatre immeubles en justifiant leur maintien et leur rénovation en logements sociaux par leur qualité architecturale et par la nécessité de préserver le front bâti. Ces arguments patrimoniaux sont donc conçus pour déjouer les destructions et les opérations de rénovation urbaine, mais aussi pour obtenir la réhabilitation de logements et maintenir les classes populaires dans le quartier, la destruction étant vue comme un moyen de faire advenir la gentrification.
36Présenté comme ordinaire et collectif, le patrimoine est donc saisi stratégiquement par les collectifs en fonction de leurs intérêts contestataires. Il devient ensuite un bien commun à défendre, tout comme les relations de solidarité menacées par la gentrification. Son appropriation se prolonge enfin par une ouverture et une redistribution, selon une approche que l’on propose de qualifier d’anarchiste.
37Dans cette dernière partie, nous verrons qu’une approche anarchiste du patrimoine s’appuie sur une appropriation symbolique et matérielle du patrimoine, avant de définir plus précisément certaines de ces caractéristiques.
38Les processus de patrimonialisation renvoient naturellement à la question de l’appropriation sociale de l’espace. L’inscription spatiale des mobilisations à travers le patrimoine affirme une présence, renforce une visibilité et attribue une légitimité en leur donnant un ancrage territorial et un support pour l’expression d’une identité collective. L’appropriation de l’espace est alors à la fois une modalité, un moyen et une ressource pour l’activité protestataire (Ripoll, 2005). À la Guillotière et notamment sur l’îlot Mazagran, cette appropriation s’effectue de manière autogérée, à travers une mise en valeur symbolique du patrimoine bâti et un marquage de l’espace. Tags, pochoirs, street-art et banderoles constituent des supports d’expression des revendications des collectifs qui défendent l’identité populaire et solidaire du quartier, et appellent à une résistance habitante. Le déploiement de banderoles portant les mentions « Contre la démolition, défendons un îlot vivant et solidaire » et « Vivre, lutter, créer, habiter … bienvenue à l’ECG » sur deux bâtiments de l’îlot est un moyen d’inscrire un message politique radical dans la matérialité des héritages (fig. 6 et 7). L’organisation d’évènements festifs (repas et apéritifs partagés, balades urbaines, déambulation de fanfares …) sur et autour de l’îlot contribuent également à cette appropriation symbolique.
Fig. 6 : Déploiement d’une banderole sur l’îlot Mazagran (source : cliché de l’auteur).
Fig. 7 : Appropriation du bâtiment de l’ECG par du street art et une banderole (Source : clichés de l’auteur).
- 26 Traduction par l’auteur.
39La volonté d’une appropriation autonome de l’espace portée par les collectifs renvoie donc aux caractéristiques des « géographies autonomes » (Pickerill, Chatterton, 2006) ou des « zones d’autonomie temporaire » (Bey, 1991). Pickerill et Chatterton définissent les géographies autonomes comme des « espaces où les populations désirent constituer des formes de vie non capitalistes, égalitaires et solidaires d'organisation politique, sociale et économique par une combinaison de résistance et de création26 » (op. cit., p. 730). Ils prennent notamment pour exemples des centres sociaux autonomes au Royaume-Uni afin d’illustrer les processus et les pratiques de l'autonomie, et la manière dont ces « géographies autonomes » constituent des modalités de résistance et de solidarité repérables dans de nombreux contextes temporels et spatiaux.
40Au-delà d’une dimension symbolique, cette volonté se traduit par une appropriation matérielle du patrimoine, qui constitue également une manière de lutter contre la propriété privée, rejoignant une autre revendication centrale de la pensée anarchiste (Lebrun, 2015). Sur l’îlot Mazagran, plusieurs bâtiments existants ont en effet été appropriés dans le cadre des luttes. Le local du Chat Perché, atelier associatif d’auto-réparation de vélos, constitue le centre névralgique de la contestation. Lieu de réunion pour les collectifs, de sensibilisation de la population par la présentation des critiques et des contre-propositions à l’OAP, et d’évènements en lien avec la mobilisation, il offre un support physique à celle-ci depuis son émergence en 2018.
41Un an après l’apparition de la contestation, un bâtiment vacant de l’îlot est réquisitionné par GPAV pour créer, selon une perspective anarchiste, un squat et un centre social autogéré, l’Espace Communal de la Guillotière (ECG). L’ECG, qui a vocation à être pérenne, héberge des exilés et propose un ensemble d’activités culturelles et sportives, d’aides matérielles (cybercafé, laverie, distribution alimentaire) et de services sociaux (soutien scolaire, cours de français, aides juridiques et psychologiques). L’ouverture de l’ECG permet ainsi l’ancrage territorial de la mobilisation au sein du quartier, et rappelle que les pratiques anarchistes s’inscrivent dans les lieux à travers des réalisations concrètes, dans le cadre d’une politique préfigurative. Pour GPAV, cette inscription dans l’espace est considérée comme hautement stratégique, car la réquisition d’un bâtiment vacant de l’îlot permet la formation d’une base pour agréger les luttes sociales à la Guillotière et offre une possibilité d’organisation politique autonome.
42Le collectif HMZ a été à l’initiative d’un projet d’occupation temporaire d’un autre bâtiment de l’îlot, qui a été soumis à l’aval de son propriétaire et des autorités publiques. L’objectif du collectif était de préfigurer l’aménagement futur de l’îlot en expérimentant des usages et en répondant aux besoins des habitants, en matière d’activités (notamment dans le secteur de l’économie sociale, solidaire et circulaire) et de services aux populations vulnérables (hébergement, accueil de jour, cantine solidaire, bagagerie pour les sans-domicile fixe). HMZ prônait ainsi une concertation par le « faire » qui s’empare du patrimoine existant pour inventer l’avenir des lieux en invitant l’ensemble de la population et des acteurs du quartier.
- 27 L’Armée du Salut est considérée par les militants comme une « multinationale » de la lutte contre l (...)
43L’absence de réponse des collectivités et la perspective de l’installation de l’Armée du Salut dans le bâtiment ont conduit GPAV à le réquisitionner, à nouveau pour de l’hébergement d’urgence et des activités sociales et solidaires27. Après l’échec de l’occupation temporaire, la stratégie de préfiguration d’HMZ s’incarne aujourd’hui dans un projet de construction collective d’une structure légère sur un parking de l’îlot, actuellement en discussion avec les pouvoirs publics.
44Les mobilisations sociales et patrimoniales sont donc indissociables d’une appropriation territoriale et d’un ancrage local, nécessaire au déploiement d’initiatives autonomes. Ces patrimonialisations par appropriation territoriale permettent notamment de transmettre un modèle social territorialisé et de préserver un héritage populaire, en dehors des enjeux néolibéraux de la production patrimoniale dominante. En se saisissant du patrimoine, les collectifs de la Guillotière tentent pour leur part de définir ce qu’ils considèrent comme un bien commun, notion qui entretient une nette parenté avec les pratiques anarchistes et le municipalisme libertaire (Bookchin, 1995). On peut dès lors considérer que ce « commun patrimonial » que les collectifs entendent faire advenir suppose, de la même manière que pour les « communs territoriaux », une « faculté pour les citoyens de s’autogouverner en commun sur un territoire donné (quartier, commune, région, etc.) […], des capacités de prise de décision réelle de la part des citoyens, concernant la gestion de leur territoire » (Jourdain, 2020).
45Souvent associé à un instrument de domination au profit des groupes sociaux les plus puissants, le patrimoine peut également représenter un outil de reconnaissance et de résistance pour les opprimés, dans le cadre de luttes sociales. Mais le patrimoine peut-il également être vecteur d’émancipation et d’autonomie individuelle et collective, au-delà de ce qui serait la seule dimension patrimoniale de la défense d’un droit à la ville et à l’habiter ? Pour R. Bénos, il faut pour cela penser « le patrimoine avant tout comme lieu d’échange et de diversité, constamment réinventé et renégocié » (2020, p.126). C’est notamment dans des lieux ordinaires et des espaces du quotidien que peut s’affirmer une volonté d’émancipation, à travers une réappropriation « par les groupes sociaux de leur espace, de leurs identités et de leurs aspirations » (Busquet, 2017, p.79), mais aussi de leur patrimoine.
- 28 Entretien avec l’auteur, 31/03/2021.
- 29 Entretien avec l’auteur, 29/04/2020.
46Dans une perspective anarchiste, cette réappropriation ne peut advenir que de manière autonome, ce que traduit les propos d’une membre de GPAV : « Personnellement ce qui m’inspire politiquement c’est l’idée d’une réappropriation du territoire, des lieux de vie des habitants […] Donc les habitants, pour moi, ils doivent être les premiers à pouvoir investir les lieux et décider de ce qui se fait28 ». Une membre d’HMZ rappelle pour sa part que l’objectif est de « pouvoir décider ensemble de l’avenir de l’îlot Mazagran et plus largement des dynamiques de notre quartier29 ». La réappropriation patrimoniale défendue par les collectifs de la Guillotière est donc associée à un principe d’autogouvernement qui dénonce les limites de la participation telle qu’elle est conçue par les pouvoirs publics locaux, et rejoint ainsi les principes territorialistes (Magnaghi, 2003).
- 30 Entretien avec l’auteur, 23/03/2021.
47La mobilisation du patrimoine de ces espaces ordinaires constitue ensuite une dimension stratégique et concrète de cette visée émancipatrice, car elle permet sa mise en actes à travers la réquisition et l’occupation. Pour un membre de GPAV, un squat comme l’ECG « crée des choses au niveau autonomie, à la fois dans l’appropriation du lieu et dans l’émancipation30 ». L’aspiration à l’émancipation qui anime ces luttes urbaines s’emparant du patrimoine se retrouve alors confrontée aux institutions. J-L. Tornatore (2017) emploie le terme de patrimoine citoyen pour désigner des actions patrimoniales qui s’affranchissent des institutions et qui traduisent une capacité politique des habitants selon une perspective critique et alternative. Nous avançons pour notre part que plus que par un affranchissement, c’est dans un antagonisme avec les institutions qu’une approche anarchiste du patrimoine se définit, en référence à la tradition anti-étatiste et anti-gouvernementale de l’anarchisme.
- 31 Communiqué de presse annonçant la création de l’annexe de l’Espace Communal de la Guillotière, 11/0 (...)
- 32 Entretien avec l’auteur, 16/02/2020.
48À la Guillotière, ce sont surtout contre les institutions locales (municipalité et Métropole) que se dressent les collectifs, comme le montre cette déclaration de GPAV : « Nous nous opposons à ce pouvoir centralisateur qui prétend connaître mieux que nous nos besoins et envies […] Nous avons donc décidé de prendre part à cette résistance collective qui bourgeonne partout à Lyon, et notamment à la Guillotière. Les pouvoirs publics veulent virer les pauvres et les habitant·es historiques du quartier, à coup de hausse de loyer, d’expulsions et de destructions de bâtiments, de flics…31 ». Pour un militante d’HMZ, la résistance aux institutions contraint également les collectifs à s’écarter des cadres légaux de la production urbaine : « l’appropriation des lieux aujourd’hui est illégale sous prétexte qu’en fait, il y a ce pouvoir au-dessus qui est censé garantir notre intérêt collectif à tous […], mais même lâcher cette grosse banderole-là, c’est illégal, car c’est sur la propriété de la Métropole, peindre la façade du Chat Perché, c’était illégal… enfin, tout est illégal32 ».
- 33 Entretien avec l’auteur, 29/04/2020.
- 34 Tract annonçant la création de l’Espace Communal de la Guillotière, 15/12/2019 (Source : GPAV).
49Si l’appropriation du patrimoine est initiée par des groupes militants, elle est pensée dans un but de mise à disposition et selon une intention d’ouverture à l’ensemble de la population, comme le rappelle une membre d’HMZ : « Pour moi, l’enjeu, c’est l’ouverture. Parce que ça part quand même d’une volonté d’appropriation d’un quartier […], l’origine même du collectif c’est l’appropriation habitante33 ». La réquisition est donc conçue pour résister aux changements sociaux et urbains du quartier, puis pour permettre la mise en œuvre d’activités solidaires et non-marchandes afin de répondre aux besoins des plus précaires, comme l’indique le tract annonçant la création de l’ECG : « depuis quelques semaines, un bâtiment du cœur de la Guillotière semble, après des années d’abandon, reprendre vie. Ce lieu, c’est l’Espace Communal de la Guillotière, plusieurs centaines de mètres carrés que nous aimerions dédier à la vie du quartier, ses habitant.es et leurs besoins […] Nous souhaitons, par cette occupation, […] organiser concrètement la solidarité entre voisin.e.s du quartier, en dehors des rapports marchands et pour se réapproprier notre quartier. Isolé.e.s, nous subissons ces politiques qui nous chassent de la Guillotière. Se voir, s’entraider, s’organiser, mettre en commun, est pour nous une manière de résister34 ». La défense et la réappropriation d’un patrimoine ordinaire s’opposent alors à la valorisation des héritages jugés exceptionnels qui nourrissent les stratégies d’attractivité territoriale et de marketing urbain jouant sur la différenciation. À la Guillotière, la disparition de ce patrimoine ordinaire est mise en perspective avec la réhabilitation récente du garage Citroën, situé juste à côté de l’îlot Mazagran, au profit d’activités marchandes et privées. Sur l’îlot Mazagran, les collectifs s’opposent à une exploitation du patrimoine par un promoteur privé, qui conduirait de plus à sa disparition, pour proposer de redistribuer ce patrimoine aux habitants en y installant des services collectifs et en y maintenant les activités menacées d’expulsion. Les collectifs promeuvent ainsi ce que F. Choay appelle une « participation collective à la production d’un patrimoine vivant » (2009, p.220).
50La « redistribution patrimoniale » engagée par les collectifs s’incarne enfin dans une volonté de rompre avec les modalités dominantes d’exercice de la démocratie (Graeber, 2014) et de mise en place d’une démocratie directe, à travers une demande de co-construction des projets urbains pour HMZ, ou dans une perspective plus radicale d’auto-gestion pour GPAV. Le 5 février 2022, lors d’une réunion du comité de suivi qui rassemble élus, techniciens, riverains et membres des collectifs ou d’associations pour redéfinir l’OAO de l’îlot Mazagran, HMZ s’est opposé à la vision descendante du patrimoine défendue par l’Architecte des Bâtiments de France, contestant ainsi l’autorité de l’État et revendiquant la légitimité d’un patrimoine défini par les habitants.
51L’autodétermination doit donc permettre la définition d’une production urbaine horizontale en impliquant pleinement la population. Les collectifs multiplient ainsi les réunions et mettent en place des initiatives visant à recueillir l’avis de la population et à intégrer de nouvelles personnes, en cherchant particulièrement à favoriser l’inclusion des plus précaires en mettant en valeur l’identité et la mémoire populaires et cosmopolites du quartier. Cette horizontalité, qui est au fondement de la pratique et de la pensée anarchistes, marque également l’organisation interne des collectifs.
52À la différence de la gentrification des centres anciens, qui s’accompagne d’une valorisation et d’une réhabilitation du patrimoine bâti, celle qui se déroule actuellement à la Guillotière se fait par la destruction des héritages et la modernisation urbaine. Pour les collectifs engagés dans une lutte contre le changement social et urbain du quartier, le recours à la défense et à la valorisation du patrimoine doit donc permettre d’éviter une table rase qui renforce la gentrification par un mouvement de démolition-reconstruction. La requalification symbolique engagée à la Guillotière dans le cadre de mobilisations qui s’appuient sur la thématique patrimoniale n’a donc pas servi des intérêts particuliers ou produit des situations d’exclusion. Les mobilisations y sont au contraire marquées par l’ambition de répondre aux besoins des classes populaires et des personnes en précarité.
53Si les dimensions spatiales de l’identité et de la mémoire du quartier y sont bien des ressources pour l’activité contestataire et militante, c’est pour soutenir des revendications politiques et sociales. Le patrimoine devient alors instrument stratégique et un outil de légitimation mis au service de l’émancipation individuelle et collective. Cette saisie du patrimoine invite à se saisir d’une perspective anarchiste du patrimoine pour compléter à la fois la critique de l’appropriation du patrimoine urbain par les élites et l’analyse des résistances à cette appropriation par les classes dominées ; et concentrer l’attention sur des patrimonialisations alternatives et libres.