1Lorsque le groupe de recherche s’est constitué (2006), nous avons tout d’abord cherché à positionner le concept, d’interface, par rapport aux concepts proches de la discontinuité et de la limite (Groupe Interfaces, 2008, Gay, 1995, 2013, 2016, Renard, 1998). Ainsi, l’interface est un objet géographique qui naît d’une discontinuité et/ou est établi sur celle-ci, il est le résultat de la valorisation par les habitants de différences économiques, sociales culturelles entre les systèmes ainsi interfacés. C’est donc la présence même de la discontinuité qui justifie le développement des interfaces. Parce qu’elle traduit l’hétérogénéité de l’espace géographique, la discontinuité autorise la mise en place de concurrences et de complémentarités qui créent l’interface. Tandis que la limite permet la plupart du temps de tracer et de formaliser la discontinuité.
- 1 Par exemple deux pays séparés par une frontière.
- 2 Dans une vision systémique.
2Ces réflexions ont abouti, à une grille de lecture de l’interface (Groupe de recherche « Interfaces », 2008). Cette grille part de l’origine du différentiel dans l’espace sur lequel l’interface émerge1, et qui peut être de nature physique, socio-économique, politique, ou bien encore culturelle ; elle en précise les fonctions d’échange, de régulation des interfaces qui s’établissent dans un enchaînement de processus, marqués par différents processeurs2. Par processeur, on entend ici l’ensemble des mécanismes (techniques, administratifs, économiques) qui assurent les différentes fonctions exercées par l’interface. Ainsi, l’interface peut être envisagée comme un capteur qui attire et canalise les flux, les transmet à un convertisseur qui les filtre et les adapte, avant de réactiver le mouvement afin d’assurer le passage du système de départ au système d’arrivée.
3Au total, ce sont 27 caractéristiques, propres à une interface, qui ont été identifiées. Cette grille de lecture a été par la suite testée par les membres du groupe de réflexion sur les différents types d’interfaces mobilisés dans leurs travaux : l’interface Habitat/Forêt, l’interface Terre/Mer, l’interface Ville/Tourisme de réunions et de congrès, mais aussi les interfaces de type réseaux ferrés, fleuve, sans oublier bien entendu les interfaces de nature géopolitique, ou bien encore en lien avec la santé (Lampin-Maillet et al., 2010). Nous invitons les lecteurs à tester ces caractéristiques sur leurs espaces d’étude afin de vérifier leur intérêt.
4L’interface, telle que nous la concevons, dépasse la logique binaire dualiste : elle n’est pas seulement du « continu » introduit dans du « discontinu » (Frédéric, Génin, 2008), ou bien un vecteur entre les deux opposés (continu et discontinu) ; elle est quelque chose d’autre, de supplémentaire, de l’ordre de la valeur ajoutée. Aborder les territoires à l’aide d’une vision centrée sur l’interface, permettrait de mieux comprendre leurs mécanismes, voire, d’anticiper certains problèmes. C’est également un moyen de faire surgir des processus jusque-là cachés, au fonctionnement discret, ou bien d’en promouvoir ou en renforcer d’autres. L’analyse par les interfaces peut ainsi faire émerger des problématiques jusque-là non mises en lumière, sous-jacentes. Par exemple, notre désir d’être de plus en plus au contact de la Nature et de profiter d’aménités naturelles peut créer un front de contact entre habitats et espaces forestiers qui peut être délétère au niveau du risque incendie. Dès lors, comme le démontre Lampin-Maillet (2009), la vision d’attaque, sous l’angle de l’interface, des fronts de contact entre l’habitat et la forêt, permet de révéler les espaces les plus à risques en termes d’incendie, et d’orienter ainsi fortement le choix de lieux à privilégier pour la prévention en fonction des foyers d’éclosion ou bien encore des zones de propagation par rapport aux habitations.
5L’interface, comme tout élément de l’espace, a à voir avec l’étendue ; elle possède donc une certaine « profondeur » spatiale et temporelle qui peut être décomposée en segments. Ces derniers peuvent correspondre, ou non, à des niveaux d’échelle quantitatifs ou qualitatifs. Par ce découpage multi-échelle, nous supposons que la prise en compte des différentes composantes de l’interface, toute sa complexité, son envergure peuvent être appréhendées. Le travail d’Hélène Dolidon en la matière est d’ailleurs particulièrement instructif (Dolidon, 2007). En effet, l’auteure, à travers l’étude de la répartition des feux de brousse dans la savane, étudie l’interface à différentes échelles spatio-temporelles et analyse leurs interactions, complexifiées par « les interférences » entre les facteurs naturels et anthropiques. Elle finit par en conclure : « à chaque niveau, le regard du géographe évolue, parallèlement à sa perception, de sorte que chaque échelle amène une nouvelle problématique, qui peut même coïncider avec une nouvelle interface ».
6Nous avons choisi d’appliquer cette approche interfacique multi-échelles au littoral niçois à travers l’étude des interactions entre facteurs naturels et anthropiques au sein de cet espace mondialement connu. Nous avons adapté la figure précédente d’Hélène Dolidon à notre espace d’étude (Figure n° 2). Deux composantes majeures sont analysées : la géologie et la société. Si ces deux composantes sont intimement liées à toutes les échelles spatiales, il n’en est pas de même lorsque nous abordons leurs temporalités. En effet, le littoral s’est façonné sur du temps long, géologique, sur plusieurs millénaires (échelle d’observation zonale), il a donné lieu aux plages actuelles, très prisées des locaux et des touristes, et dont la mise en tourisme à l’échelle régionale est relativement récente (2 siècles), tandis que l’usage de la plage varie suivant une temporalité encore plus courte (année, saison, jours, heures). Si la temporalité géologique et celle de la société ne sont pas sur le même plan, nous allons voir comment cette dernière dépend et impacte l’élément naturel, surtout à l’échelle locale, avec des interactions entre les échelles locales et régionales.
7Trois entrées sont donc privilégiées au sein du littoral niçois : le littoral en tant qu’interface physique entre les domaines terrestre et maritime ; sa fonction touristique et de loisirs centrée sur la plage et la baignade, et enfin l’interface littorale en tant qu’élément de coordination de l’urbanisme niçois.
Figure 2. Tentative d’emboîtement d’échelles des facteurs de mise en tourisme du littoral niçois (adaptée de Dolidon, 2007).
Source : Pérez, 2021
8Il y a 20 000 ans, au plus fort de la dernière glaciation (Würm), le niveau de la mer était situé 110 mètres plus bas qu’actuellement. L’élévation qui a suivi s’est effectuée par saccades entre -21 000 et -11 000, mais, entre -14 650 et -14 300, le niveau de la mer a progressé de 14 mètres en seulement 350 ans, plus grande hausse connue, dénommée Meltwater Pulse 1A. Durant cette période, appelée Bolling, l’hémisphère Nord a vu sa température croître de 5°C en quelques décennies. La calotte glaciaire antarctique contribua très nettement à ce phénomène, de par sa forte instabilité lors de perturbations climatiques majeures. Le réchauffement a donc fait fondre la calotte glaciaire, provoquant une remontée du niveau marin. La mer a alors envahi le golfe de Nice, jusqu’à 27 km environ à l’intérieur des terres actuelles. La remontée eustatique holocène et les apports alluviaux d’environ 100 mètres d’épaisseur ont ensuite remblayé les basses vallées ; les plaines alluviales des basses vallées et du littoral se sont alors constituées, tout comme les cordons littoraux, grâce au matériel alluvial grossier ainsi apporté.
- 3 Le lecteur trouvera à la fin de l’article la localisation des toponymes employés.
9La plage de Nice est issue de cette phase de sédimentation littorale. Entre plaine côtière et plateau entaillé par des canyons sous-marins, la plage s’est développée il y a -3 000 ans, alors que l’élévation du niveau marin ralentissait. Depuis 1 500 à 2 000 ans, le niveau marin a peu évolué, entraînant une diminution de l’apport sédimentaire. Des sédiments grossiers, des galets apportés à la mer par le Paillon3 (fleuve côtier), et surtout le Var, constituaient et équilibraient autrefois naturellement cette plage grâce à la dérive littorale. Bordant une marge côtière étroite d’un plateau continental raide et extrêmement restreint, les cordons de galets avaient une stabilité acquise par cet équilibre du bilan sédimentaire.
10Cet équilibre est remis en question, de manière plus ou moins directe, depuis plus d’un siècle par les aménagements humains. Ceux-ci perturbent la dynamique sédimentaire et encouragent l’érosion différentielle ; de telle sorte que les cordons de galets subissent désormais une érosion lente et inégale.
11En effet, il y a plus d’un siècle, le Var coulait dans une vallée large de 1 km environ (Figure 3, ci-après). Mais, en 1908, la construction de la digue sur la rive gauche entraîne un exhaussement du Var de 0,70 m, dans la partie basse de la vallée. L’endiguement progressif au cours du 20e siècle en diminuant la surface de dépôts a entraîné une augmentation du débit et une capacité de charriage plus grande, et un exhaussement plus sensible en aval. Après 1940, les extractions de galets et de sable nécessaires à l’édification de la ville actuelle (ciment) ont été plus importantes que les apports naturels du Var, d’où cette fois, un enfoncement du lit du fleuve, phénomène observé dès 1960. Des seuils, construits alors pour maintenir le niveau du Var et la nappe phréatique, ont modifié le profil en long et la dynamique fluviale. L’urbanisation, en s’installant dans la plaine, a aménagé et rétréci le lit du Var qui, aujourd’hui, occupe 200 à 300 m de large soit à peine un tiers de sa largeur naturelle. Puis, des aménagements ont été réalisés afin de contenir les crues et protéger ces nouveaux quartiers (partie occidentale de la ville) et ont continué à façonner le lit du fleuve qui, parfois, reprend son lit naturel comme lors des inondations de novembre 1994.
Figure 3. Embouchure du Var sur la carte Villaret, 1760
Figure 4. Schéma de l’évolution du lit du Var (1850-2000).
Source : CRDP de l’Académie de Nice
12À mesure que la zone côtière est de plus en plus attractive et aménagée, une désorganisation de la dynamique sédimentaire est observée. En effet, l’artificialisation totale des abords du delta du Var et de l’embouchure du Paillon, l’extension de la plateforme aéroportuaire, des ports de plaisance, d’épis en enrochements sur les plages, ont déstructuré les transits sédimentaires. Comme nous pouvons le voir sur l’image satellite n° 1 où l’eau douce du Var est empêchée de revenir vers les plages niçoises par la plateforme aéroportuaire. De 100 à 500 m estimés d’après des cartes anciennes, la largeur cette fois du cordon de galets est aujourd’hui de 30 m à la plage du Castel de Nice, et même moins dans les secteurs les plus densément aménagés (Images n° 1 à 4, ci-dessous).
Image n° 1. Image satellite Landsat prise le 7/5/2020, résolution 30*30
13Image n° 2. La Promenade des Anglais au niveau de l’hôtel Victoria vers 1855-1857, la structure de la plage sans aménagement est naturellement dissipative, en équilibre.
Source : Garin de Cocconato, l’Éclaireur du dimanche, 1930
- 4 La Promenade des Anglais prend dans cette partie le nom de Quai des Etats-Unis.
Image n° 3. La Promenade des Anglais4 au niveau de la plage du Castel vers 1855, le cordon de galets est bien plus large qu’actuellement.
Source : Catty photos
Image n° 4. La Promenade des Anglais au niveau de la plage du Castel vue depuis le château, 2019.
Source : Flickr
14À Nice, un mur incliné (perré) a été construit pour limiter cette érosion et protéger la promenade urbaine (Quai des États-Unis à l’est du Paillon, Promenade des Anglais à l’ouest), mais il s’agit d’une structure immobile qui ne tient pas compte du comportement dynamique de la plage, ni de la variabilité de sa largeur. Si la dynamique des plages reste principalement sous l’influence de paramètres naturels : houle, courants, vagues, marée, vent, érosion des sols, les activités humaines tendent à supplanter les causes naturelles par la réduction des apports solides des cours d’eau causée par leur « domestication » (barrages, seuils, extractions de matériaux), par l’ urbanisation du littoral sous forme de constructions de murs de protection, d’immeubles, de voies de communication, promenade du bord de mer… ce qui accentue le phénomène érosif en constituant des obstacles au déferlement des vagues dont l’énergie n’est plus dissipée le long des plages. La construction des ports fait également barrage au transport de sédiments le long de la côte provoquant un déficit sédimentaire sur les plages situées en aval, tandis que la conception d’ouvrages de défense (épis, brise-lames, enrochements, digues sous-marines) qui, en modifiant le transport des sédiments, résolvent localement un problème, mais le déplacent sur les plages adjacentes. De plus, le mouillage des bateaux, la pollution, la turbidité de l’eau que cela entraîne dégradent les herbiers de posidonies et cymodocées, qui sont eux-mêmes des agents pouvant freiner la houle.
15Enfin, face à une baie ouverte, à une étroitesse du plateau continental et une pente abrupte, l’action liée à la mer (houle, coups de mer, vents) entraîne la perte des galets vers des tombants de 30 à 90 m de profondeur empêchant de les fixer. Ces cordons de galets qui assurent un rôle de protection des rivages urbanisés contre la mer sont donc menacés aujourd’hui par l’érosion. Chaque année, le déficit est estimé à 15.000 m3, soit l’équivalent de 50.000 tonnes qui sont aspirées vers le fond de la Méditerranée. Les engraissements, réalisés 2 fois par an, doivent compenser le déficit sédimentaire lié à la déstabilisation récente. Ainsi, depuis près de 40 ans, 500.000 m3 de galets ont ainsi été amenés par l’homme (Image n° 5), sachant que l’apport de 15 000 m3 coûte 1,2 million d’euros. Sans entretien, 90 ans suffiraient pour la disparition d’une plage qui a mis plusieurs millénaires à se former. La forte anthropisation du littoral a rendu nécessaire la protection contre l’érosion, la structuration des plages et la protection des infrastructures.
Image n° 5. L’engraissement des plages (avril 2019), photo personnelle de l’auteur
16Mais ce littoral représente un tel enjeu économique que l’entretien des plages, essentiel à leur maintien est assuré, malgré le coût annuel pour les collectivités territoriales. Nice est une ville touristique qui avait jusqu’à l’été 2020 plus de 50 % de son Produit Intérieur Brut lié à cette activité. Le littoral compose l’image qui, depuis 200 ans, fonde l’attractivité touristique et, par ricochet, l’attractivité globale du lieu : baie des Anges, grève, Promenade des Anglais (cf. figure 5, ci-après). Il n’est donc pas envisageable, en termes de marketing territorial et touristique, d’accepter l’érosion de la plage, et une éventuelle déshérence de la Promenade des Anglais, emblème mondialement relayé de la capitale azuréenne.
Figure 5. Coupe de la plage de la Promenade des Anglais.
Source : Mor, 2021
17Ce qui nous amène à considérer la façon dont le potentiel physique des plages a été progressivement exploité pour leur mise en tourisme.
- 5 À cette époque le Comté de Nice appartient au Royaume de Piémont-Sardaigne, le Consiglio d’Ornato e (...)
18Avant le 18e siècle, la ville tournait le dos à ses plages, qui avaient alors peu d’utilité sociale. Il s’agissait plutôt de marécages, de terrains vagues, d’espaces relégués, fréquentés avant tout par les pêcheurs et les « bugadières » (blanchisseuses), avant d’être progressivement mis au goût du jour avec la découverte de leur potentiel, par Tobias Smollett, en 1765. Ce sont d’ailleurs les récits de voyage de ce pionnier qui attirèrent les premiers aristocrates britanniques. La mise en place de l’interface entre le système touristique et le système local s’amorce en 1776, avec la création de toits-terrasses (promenade publique suspendue) ; l’interface s’intensifie en 1821-1822, avec la construction d’un chemin de deux mètres de large en bord de mer, sentier dit des Anglais, car ce sont eux qui le financent. La temporalité en étapes de la construction de la Promenade des Anglais, inscrite dans le Plan régulateur du Consiglio d’Ornato5 se fait en tronçons via différents agencements viaires : 1856 (de l’embouchure du Paillon jusqu’à Saint-Philippe), 1878 (prolongation et élargissement de 110 m jusqu’à Magnan, puis jusqu’à Sainte-Hélène), et 1882 (jusqu’à Carras).
- 6 Notons particulièrement, sur cette interface ultra valorisée et hautement symbolique, le développem (...)
- 7 La Ville de Nice est depuis juillet 2021 inscrite au Patrimoine mondial de l’Humanité de l’UNESCO.
19L’activité touristique de Nice est de nos jours diversifiée (évènementiel, congrès, culture, etc.)6 mais la Promenade et sa plage, interface ville/mer, demeure à la fois l’emblème majeur du lieu7 et un espace attirant tous types de visiteurs en assurant une fréquentation plus ou moins soutenue à la faveur d’évènements conjoncturels, et sur un espace-temps à de multiples échelles emboîtées.
20En toute logique, la fréquentation touristique peut évoluer quantitativement à différents pas de temps. Déjà, elle varie suivant les années : certaines sont de « bons crus », parfois à la faveur de contextes géopolitiques particuliers (Printemps arabes, par exemple, qui ont généré un repli sécuritaire vers les pays européens), tandis que d’autres enregistrent une baisse, suite, par exemple, à l’attentat du 14 juillet 2016, ou bien encore en raison du covid-19 (étés 2020, 2021). Cette fréquentation est surtout différenciée suivant les saisons (Été versus Hiver essentiellement), mais aussi suivant les semaines (au fil de la saison), les jours et le week-end, au cours de la journée, entre la nuit et le jour, voire entre les différentes heures du jour (avec un pic de fréquentation entre 15 h et 16 h) et de la nuit. Certaines plages sont plus fréquentées le matin (Sainte Hélène, Magnan, Forum) alors que d’autres, comme celle de Beau Rivage, connaissent un afflux surtout l’après-midi ; il s’agit essentiellement des plages proches du centre-ville, à l’est de la baie des Anges (Figure n° 6 ci-dessous).
Figure 6 : Évolution de la fréquentation entre le matin et l’après-midi de 4 plages niçoises (22/07/14).
Source : Dargellès.
21Le choix de s’installer sur la plage peut paraître de prime abord un choix individuel ; c’est en fait un choix contextuel. Par exemple, les familles choisissent les places les plus proches de l’estran afin de surveiller leur progéniture, d’autres préfèrent éviter les familles jugées trop bruyantes ... La localisation dépend également des saisons : l’été, les personnes s’installent au plus près de l’eau (pour avoir le moins à marcher sur les galets, très chauds) ; l’hiver, elles ont tendance à préférer le mur perré, à la fois à l’abri du vent et réfléchissant la chaleur. Entre l’hiver et la fin du printemps 2021, en raison du covid les personnes avaient tendance à se mettre spontanément en quinconce (Image n° 6).
Image n° 6. Organisation spontanée en quinconce des usagers de la plage en temps de covid, 21 février 2021.
Source : SYSPEO/SIPA
22Les baigneurs ont le choix entre évoluer au bord de l’eau, nager parallèlement au rivage ou perpendiculairement, jusqu’à atteindre la bouée des 300 m. Au-delà de cette limite des 300 m réservée aux nageurs, c’est le domaine des autres activités nautiques : scooter, jet-ski, ski nautique, planche à voile, etc., des chenaux traversiers étant matérialisés par endroits pour limiter les risques d’accident et pour permettre aux pratiquants des activités de glisse de rejoindre le rivage.
23La fréquentation des plages est également différenciée de multiples façons : statut sociétal, social, âge, orientation sexuelle, pratique du lieu… : jeunes, familles, gay, personnes âgées qui se baignent quotidiennement, touristes, SDF, entre ceux qui fréquentent les plages publiques et ceux qui préfèrent les plages privées, etc. Une différenciation de fréquentation est parallèlement à noter en fonction de la localisation des grèves : les plages occidentales sont surtout fréquentées le matin par des personnes âgées et des familles (plages de Sainte-Hélène et de Carras), tandis que les plages orientales le sont essentiellement par des touristes et des jeunes, voire par une population gay (plage gay friendly du Castel).
24Sur un même espace, la grève niçoise, vont ainsi se croiser, au cours d’un cycle circadien, des populations différentes, aux pratiques variées : jeunes gens venus faire la fête sur la plage à la nuit tombée (engendrant conflits et bris de verre), SDF qui dorment la nuit, abrités du vent et des regards par le mur perré (conflit déchets-hygiène), pêcheurs au petit matin qui installent leurs lignes au bord de l’eau ou à bord de petites embarcations, bateau nettoyeur des plages, premiers baigneurs (généralement des personnes âgées qui profitent d’une mer calme et limpide), familles qui piqueniquent, suivis par les autochtones qui viennent à la plage durant leur pause méridienne, rejoints en début d’après-midi par les touristes avec un décalage temporel en fonction des usages culturels (touristes nordiques en début d’après-midi, et asiatiques après les heures chaudes, par exemple), puis par des autochtones qui ont terminé leur travail, tandis que les pêcheurs investissent à nouveau la plage au crépuscule, et que les jeunes se regroupent pour y boire l’apéritif (la boucle étant alors bouclée).
25Néanmoins, le littoral niçois n’est pas seulement une interface terre-mer, ni simplement le haut lieu de la valorisation touristique de la ville, où les éléments physiques (plan d’eau, soleil) s’interfacent avec les pratiques humaines (Montagu, 2017) ; c’est également une interface urbanistique, organisant la ville.
26Changeons à présent de perspective : vue de la mer, la ville se présente comme un horizon, résultat d’une interaction entre un site et une société, à un moment donné, avec son économie, sa culture et, plus spécifiquement, sa façon de faire la ville. Dans cette section, nous allons voir comment la Promenade des Anglais est devenue elle-même une interface entre le reste de la ville et le littoral.
- 8 Année de rattachement de la ville de Nice à la France.
- 9 Ici le Jardin Albert 1er, la place Masséna.
27Jusqu’en 18608, le littoral niçois représente la liaison vers l’ouest, c’est-à-dire vers la Provence et la France, Nice appartenant alors à la maison de Savoie. L’axe littoral est alors matérialisé par la Route de France, qui joue le rôle de parcours matrice (au sens de Caniggia et Maffei, 1979) pour la structuration des premiers faubourgs occidentaux de la ville. Puis, le besoin se fait sentir, dans la première moitié du XIXe siècle, de planifier la croissance de la ville face à l’afflux d’hivernants, notamment anglais, ce fut alors le rôle de la Promenade. Les deux plans régulateurs de 1832 et 1860, en suivant le schéma type d’organisation de la croissance urbaine de la ville de Turin (Comoli-Mandracci, 1983, Graff, 2000) vont à partir d’une grande place interfaçant les nouveaux quartiers avec les anciens9, dessiner un axe de croissance urbaine (la Promenade) qui va conduire à la structuration d’un damier de rues perpendiculaires et parallèles qui va ordonner l’ensemble du tissu urbain de la ville nouvelle, à l’ouest.
28La Promenade, par le biais de son promenoir, ouvert sur la plage, et des lignes visuelles que le damier offre à toutes ses perpendiculaires, assure ainsi un cadre paysager, partagée par toute la ville nouvelle. La Promenade représentant l’interface à la mer d’une trame urbaine fine et interconnectée, comme le souligne justement Graff (2000). Or, l’organisation urbaine ici esquissée n’est possible que jusqu’au Boulevard Grosso ; au-delà, la butte des Baumettes entame une longue série de collines et de vallons s’avançant ver la mer, laissant à l’urbanisation continue une toute petite bande littorale d’environ 150-200 mètres de profondeur. Le damier de l’expansion occidentale de la ville de Nice se réduit ici à une simple échelle à barreaux, avec quelques axes qui pénètrent plus profondément vers le nord, en correspondance des principaux vallons (la Madeleine, Fabron, Barla, etc.).
29Quant au bâti proprement dit de la Promenade, il suit les règles de l’obéissance géométrique (les bâtiments s’alignent sur la rue), de la mitoyenneté des bâtiments (pour créer un effet couloir important le long de la rue), et de l’orientation différenciée des façades (façade noble et accès depuis le sud avec éventuellement un petit recul héliotropique depuis la limite sud de la parcelle).
- 10 Etabli dans le plan régulateur de la ville de Nice de 1832 et, successivement, matérialisé en prome (...)
30La Promenade des Anglais s’avère être en fait un dédoublement de l’ancienne Route de France (devenue successivement Rue de France, puis Avenue de la Californie), et ce, à partir du principe de route de bord de mer10.
31Mais, lorsqu’un axe est dédoublé au sein d’un tissu urbain, les deux axes se spécialisent fonctionnellement. L’axe de la Promenade devient attractif pour les fonctions à haute valeur symbolique (hôtels, casinos) ainsi que pour les fonctions d’autoreprésentation urbaine (promenoir). Tandis que l’axe plus ancien (Route de France) devient l’axe répulsif pour ces fonctions symboliques, il se spécialise alors dans la logistique, en maximisant l’écoulement des flux, et dans l’accueil de fonctions moins nobles (commerces de proximité).
Figure n° 7 : Le dédoublement des axes : axe répulsif (avenue de la Californie), axe attractif (la Promenade des Anglais)
32Cela s’est bien entendu répercuté sur les prix de l’immobilier qui sont sans commune mesure selon que le bien se situe sur l’axe répulsif ou bien attractif. Parfois lorsqu’un appartement de l’avenue de la Californie possède une vue mer, sa valeur grimpe, mais elle n’atteint jamais celle d’un appartement comparable situé sur la Promenade. Les locaux habitent d’ailleurs majoritairement sur l’avenue de la Californie, tandis que la plupart des biens en front de mer constituent soit des résidences secondaires pour une clientèle aisée (italienne, russe essentiellement), soit des locations saisonnières de type airbnb à forte rentabilité, au détriment alors de l’accès à la propriété ou à des loyers raisonnables pour les autochtones. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’extension du tramway vers l’ouest de la ville initialement prévue pour passer au milieu de la Promenade a été finalement reportée au niveau de l’axe de la Californie, axe fonctionnel par excellence.
33Si nous unifions à présent les axes parallèles de la Promenade et de la Rue de France/Avenue de la Californie, l’organisation de cette section de l’Ouest niçois est alors davantage celle d’un peigne, pour lequel le double axe « Promenade/Californie » constitue l’épine dorsale qui est à la fois interface vers le littoral au sud, vers la ville constituée à l’est, et vers le franchissement du fleuve Var à l’ouest (Figure n° 8).
34Cette duplicité du système Promenade est confirmée par l’analyse configurationnelle du réseau viaire niçois (Tirico, 2016). Ici, l’approche de la syntaxe spatiale axiale (Hillier, 1996) est mobilisée pour calculer la centralité de passage (indice de choice) dans un rayon de 30 pas topologiques (Figure n° 9). À l’ouest, les axes parallèles de la Promenade et de la Californie émergent clairement en tant qu’épine dorsale du système à peigne/échelle à barreaux précédemment décrit. Il est intéressant de noter que ces 2 axes associés à celui de la voie rapide un peu plus au nord continuent d’assurer la liaison avec les nouveaux quartiers de l’Eco-vallée à l’ouest de la ville, seuls espaces plats de la ville, quartiers qui se développent au détriment de terres autrefois agricoles.
Figure 8. La structuration de la ville autour de 2 axes majeurs liés à sa croissance.
Figure 9 : Analyse configurationnelle du réseau viaire de la ville de Nice.
Source : Tirico & Fusco, 2016
35Un projet de piétonnisation de tout l’axe Promenade est dans les cartons de la ville. Cela a déjà plus ou moins commencé dans la partie la plus orientale de la ville, au niveau du quai des États-Unis, assurant alors un espace continu depuis la ville vers la plage, et imbriquant plus intimement ces deux éléments.
36L’espace tel qu’il se présente aujourd’hui devant nos yeux de géographes est le résultat de processus échelonnés sur du temps long, qui ont intégré des éléments issus de la nature avec une mise en valeur humaine plus récente. Depuis le Discours de la méthode de Descartes, nous sommes habitués à décomposer nos objets d’étude en plusieurs parties, pour mieux les saisir. Ces parties peuvent correspondre à des échelles spatiales, selon lesquelles la vision que nous avons de l’objet d’étude peut varier. Néanmoins, la compréhension globale d’un espace nécessite souvent l’imbrication de tous les éléments, même si, "dès lors que deux phénomènes sont régulièrement ou fréquemment associés, l’observation de l’un renvoie à l’autre" (Jolivet, Nicolas, 1991).
37Une interface, nous l’avons vu, contient, en tant que zone de contact entre des systèmes de natures différentes, de multiples échelles dont nous avons essayé de rendre compte ici. De plus, cette interface peut être en relation avec d’autres interfaces (horizontales ou verticales) qui coexistent simultanément. Une multiplicité d’interfaces potentielles au sein d’un espace donné est donc envisageable, d’où la nécessité de passer en revue toutes les échelles.
- 11 Les restrictions ayant commencé en 2021 dès la fin du mois de janvier (couvre-feu dès 18h), restric (...)
38Cette analyse permet alors de faire émerger des processus potentiellement cachés, qui pourraient passer inaperçus sans ce regard, de mieux comprendre le fonctionnement de ces espaces particuliers, dans leur globalité, voire de de repérer les zones de tension, entre les plages qui ont mis des millénaires à se former, une mise en tourisme plus récente qui a profondément modifié la ville, qui a connu une croissance exceptionnelle, croissance qui a nécessité l’extraction de galets dans le lit du Var afin de fabriquer le ciment nécessaire à la construction de la ville nouvelle. Croissance qui a fait surgir 2 axes forts aux fonctionnalités bien différentes. Tensions entre les aménagements nécessaires à l’attractivité du lieu (aéroport), les modifications de transports sédimentaires que cela a impliqué, entre l’engraissement des plages pour assurer leur maintien au fil du temps et le coût que cela représente pour la collectivité, entre les conflits potentiels des différents usagers de la plage, les touristes et les habitants, ces derniers ayant plus de difficultés à se loger décemment au sein de leur ville, ou pouvant parfois ressentir de la crainte en ces temps de covid face à l’afflux de touristes au sortir de phases de confinement particulièrement drastiques à Nice11.