1« Le Morvan est-il maudit ? », telle est finalement l’une des questions que soulevait Jacqueline Bonnamour dans son emblématique thèse d’Etat (Bonnamour, 1966). En décrivant ce territoire écartelé entre quatre départements, perçu de façon péjorative par les territoires voisins, et qui fut ultérieurement court-circuité par les « effets tunnels » des infrastructures routières (Autoroute du Soleil) et ferroviaires (TGV), elle posait déjà les jalons d’une réflexion sur l’hyper-ruralité. Ce concept fait actuellement l’objet d’une attention particulière, faisant suite à un rapport au sénat (Bertrand, 2014) et à une demande sociale accrue (Cornu, 2018). Les territoires hyper-ruraux sont en effet caractérisés par un éloignement aux services (notamment publics) essentiels, éloignement qui pose la question de l’équité entre les citoyens hyper-ruraux et le reste de la population (Veneri et Ruiz, 2013).
2En dépit de tels enjeux, la caractérisation de l’hyper-ruralité reste partielle et en grande partie prisonnière de seuils fixes, sur des indicateurs choisis (densité de population, travail agricole) ne pouvant refléter ni la multiplicité des effets de contexte ni la dynamique d’ensemble de ces territoires (Artz et Peter, 2006 ; Waldorf et Kim, 2015). En France, les conséquences de la révision de la nomenclature du Zonage en Aire Urbaine de 2010 sur ces effets de seuil ont d’ailleurs été particulièrement discutées (Depraz, 2017 ; Pistre et Richard, 2018), notamment dans la façon de définir systématiquement un territoire rural comme étant sous influence urbaine. Plus généralement, la définition de l’hyper-ruralité (et même de la ruralité) à partir des classiques variables démographiques et agricoles est remis en question. Depuis 4 décennies, il est admis que ces variables ne donnent qu’une image très partielle du caractère multidimensionnel de la ruralité (Cloke, 1977) notamment car elles simplifient de façon drastique le fonctionnement des territoires associés (Zrinscak, 2013). Aussi beaucoup de géographes plaident-ils aujourd’hui pour une caractérisation davantage fonctionnelle de l’hyper-ruralité, fondée sur une formalisation des pratiques et des enjeux des espaces ruraux pour eux-mêmes (Weber et Zrinscak, 2013 ; Depraz, 2020). La difficulté est alors de saisir la dynamique des processus qui animent ces territoires, cachés derrière les « signaux faibles des statistiques » (Cornu, 2018).
3En partant de ce constat, le présent article propose une analyse géographique du fonctionnement de territoires hyper-ruraux, à travers l’exemple du Morvan. Il se fonde sur l’hypothèse communément admise que l’hyper-ruralité se caractérise par de basses densités de population, accompagnées d’une rétraction des services et d’une rationalisation des budgets publics (Veneri et Ruiz, 2013 ; Depraz, 2017). Cette hypothèse de la rétraction, dynamique négative vue comme une caractéristique première de l’hyper-ruralité, est ici testée sous deux angles. Le premier est de discuter du caractère avéré de cette rétraction. Pour cela, nous nous fondons sur la définition géographique de la rétraction vue comme une dédensification d’un phénomène, associée à une concentration spatiale de ce même phénomène (Sanders, 1999 ; Aschan-Leygonie, 2000). Autrement dit la rétraction implique un creusement des écarts entre des vides (ici le territoire hyper-rural) et des pleins (les territoires adjacents). Dans cette logique, la trajectoire évolutive de quelques indicateurs caractérisant le Morvan est remise en perspective dans un contexte spatial plus large, à savoir l’ancienne région Bourgogne. Il s’agit de savoir dans quelle mesure les vides morvandiaux se creuseraient (ou non) en comparaison avec un voisinage bourguignon, défini jusque-là implicitement comme un « plein » relatif. Le second angle vise à étudier de façon émique le système spatial morvandiau pour savoir si les éventuelles rétractions observées ne sont pas, au moins partiellement, compensées par des dynamiques de substitution d’activité. L’objectif est d’étayer une vision davantage holistique de la ruralité, intégrant des indicateurs variés au sein desquels pourraient s’observer des pratiques et des initiatives locales, voire des substitutions ou des rebonds d’activité invisibles dans les variables classiques (travail agricole, démographie). Au final, sans prétendre fournir de façon exhaustive un inventaire de ce que pourraient être les marqueurs d’une hyper-ruralité, nous souhaitons proposer une vision nuancée du métabolisme de ces systèmes hyper-ruraux, dépassant le stéréotype de l’atonie.
4Les contours du territoire morvandiau restent flous. Nous considérons ici un quadrilatère centré sur Château-Chinon, étendu sur les limites des quatre départements de l’ancienne région Bourgogne. Regroupant 262 communes, il englobe le territoire du Parc Naturel Régional, mais également les bassins de vie des pôles urbains situés au contact du parc (Autun, Avallon). « Ventre mou » (Bavoux, 2006) de l’ancienne région Bourgogne, il correspond à un territoire dont le caractère répulsif aurait aidé à la structuration des façades bourguignonnes bien peuplées : Nevers et la vallée de la Loire à l’ouest, l’axe Auxerre-Sens au nord et enfin l’axe Dijon-Mâcon au sud-est (Boquet, 2006) (Figure 1). Ce dernier concentre en outre l’activité économique et les marqueurs de l’identité culturelle bourguignonne. A côté de cet illustre voisin, le territoire morvandiau rassemble de multiples adjectifs péjoratifs : « passif et enclavé » (Chiffre, 1999), il correspond pour l’essentiel à des communes de « campagnes vieillies » suivant la nomenclature de l’INSEE (Figure 2). Il est vrai que sur un bilan de 50 ans, le Morvan apparaît avec une croissance démographique atone au sein d’un voisinage atone (Oliveau et Doignon, 2016), loin des formes de reprises démographiques qui sont observées dans les zones rurales peu dépendantes de pôles urbains dans l’ouest et le sud du pays (Pistre, 2011).
Figure 1 : Répartition de la population et de l’activité agricole au sein de l’ex-région Bourgogne (Source : INSEE, RP 2016)
Figure 2 : Typologie des espaces ruraux de l’ex-région Bourgogne (Source : CGET - INRA CESAER/ UFC-CNRS ThéMA/ Cemagref DTMA METAFORT).
5Il en résulte un indéniable creux en termes de densité de peuplement, le territoire morvandiau regroupe actuellement 125000 habitants sur une superficie de près de 6000 km² : la densité de population (20,9 hab./km²) y est du même ordre de grandeur qu’en Lozère. En outre, 85% des communes ont même une densité inférieure au seuil de 30 hab./km² (Figure 1), c’est-à-dire le seuil retenu par l’INSEE pour caractériser les « faibles densités », 25% d’entre elles sont même en-deçà du seuil de 10 hab./km², correspondant au seuil de définition des zones « désertifiées ». Sur le plan de l’activité agricole, les chiffres bruts issus du dernier recensement agricole (2016) ne sont guère plus favorables. Le Morvan apparaît en creux relatif, avec généralement moins de 20 exploitations agricoles par commune, un chiffre nettement en-deçà des communes de la côte viticole (> 30) ou même des communes de la vallée de la Bourbince (> 30 sur l’axe Digoin-Le Creusot) où se développe une activité de maraîchage. Toutefois, les différences dans les spécialisations agricoles rendent caduques les comparaisons brutes : une exploitation tournée vers l’élevage est davantage consommatrice d’espace qu’une exploitation viticole. Face à cette difficulté, la comparaison doit porter sur les trajectoires évolutives, plus particulièrement en comparant les profils de ces trajectoires dans un suivi temporel longitudinal indépendant des valeurs absolues du nombre d’exploitations agricoles.
6La structure interne du Morvan s’articule autour de 5 principaux pôles, qui forment l’armature du réseau des lieux de peuplement : Avallon au nord, Autun au sud, Corbigny à l’ouest, Saulieu à l’est et enfin Château-Chinon en son centre. Autun (13290 habitants, 216 hab./km² en 2017) en est la ville principale, et regroupe en outre l’essentiel des services du territoire, malgré sa position excentrée. Les autres pôles cités, hormis Avallon (6500 habitants), ont moins de 5000 habitants. Tous ont en commun un taux de variation de la population négatif sur le dernier recensement, établi entre -5 et -10% sur la période 2012-2017 (source : INSEE).
7Les pôles morvandiaux sont caractérisés par la rétraction des services publics depuis la décennie 2000 et sont classés parmi les villes « en mal d’activité » dans une typologie française des villes rétrécissantes (Wolff et al., 2013). On y retrouve les marqueurs classiquement attendus des zones rurales isolées, et notamment la fermeture de services médicaux (Chasles et al., 2013). Aux côtés d’une diminution de l’accessibilité aux médecins généralistes (Chevillard et al., 2018), les services hospitaliers ont été largement réduits, avec notamment des fermetures de maternité à Decize, Château-Chinon, Saulieu et Avallon (Figure 3). Actuellement, seule la ville d’Autun dispose d’un centre hospitalier ayant un service de maternité, seules les villes d’Autun et Avallon disposent de services d’urgences. D’autres services publics à dimension régalienne ont fait l’objet de cette rétraction, avec notamment la fermeture des tribunaux d’instance à Avallon et Autun ou encore le centre technique de Météo-France à Château-Chinon (Figure 3). Au-delà d’être les marqueurs d’une forme de déclassement, les élus y voient de façon pragmatique la perte d’emplois de fonctionnaires sur des bassins d’emplois déjà fragilisés. En dehors de ces pôles, la fermeture des agences postales est étendue sur l’ensemble du territoire : 13 agences ont été fermées depuis 2000, et les services qui y étaient assurés n’ont pas été nécessairement réassociés à des commerces locaux.
Figure 3 : Cartographie de quelques marqueurs de la rétraction des services publics en Morvan.
8La rétraction des services n’est toutefois pas récente. L’histoire du Morvan montre qu’elle s’ancre dès 1940 avec les premières fermetures de voies ferrées (Saulieu/Corbigny, Autun/Château-Chinon). Ces voies, bien que d’importance tout-à-fait locales, étaient perçues comme vectrices du désenclavement (Chiffre, 1999). Les dernières lignes convergeant vers Autun voient leur trafic progressivement réduit sur la fin du XXe siècle, jusqu’à une fermeture définitive en 2012 du tronçon Autun/Avallon, suivi du tronçon Autun/Etang-sur-Arroux en 2016. Ces fermetures, peu visibles en termes de trafic, impriment définitivement dans la structure du réseau ferré l’effet tunnel lié au développement de la ligne TGV. A l’instar de ce qu’il s’était produit avec l’apparition de l’autoroute du soleil, déclassant de fait les ex-routes nationales 6 et 7 depuis la décennie 1960, il y a une perte d'accessibilité relative pour les petits pôles morvandiaux lors de la construction de ces infrastructures entre grands pôles. L’ensemble de ces quelques indicateurs, bien que non exhaustifs, renvoient à l’image d’un « Morvan isolé », « loin des routes et du rail » tel que le décrivait déjà Jacqueline Bonnamour (Bonnamour, 1966).
9Notre objectif est de réaliser un suivi spatio-temporel du système spatial morvandiau, permettant de comprendre l’émergence de quelques-unes des structures qui le caractérisent. Il s’agit notamment de tester l’hypothèse de la rétraction qui affecte des variables clés d’une zone hyper-rurale. La rétraction d’un phénomène dans l’espace implique tout d‘abord une dédensification, c’est-à-dire une diminution générale de la densité du phénomène au sein du système étudié. Toutefois, si la densité est une variable classiquement mobilisée en géographie, son interprétation reste relative (Sanders, 1999). La densité doit être qualifiée en fonction de ce que l'on observe ailleurs à la même époque, à ce qu'on observait avant sur les mêmes lieux ou encore à ce que l'on observerait dans l'hypothèse d'une distribution théorique (Pumain et Saint-Julien, 2010). Cette relativité peut d’ailleurs amener à davantage raisonner sur l’ordination des lieux dans la hiérarchie des valeurs de densité que dans la comparaison de valeurs absolues de densités (Sanders, 1999). En se référant à ce principe de relativité de la densité, la rétraction peut être vue comme la combinaison d’une dédensification relative au temps avec une dédensification relative à l’espace, au sein d’un contexte spatial. En effet, une rétraction suppose une dédensification hétérogène sur le territoire aboutissant à une exacerbation des contrastes entre des vides (ici a priori dans les zones hyper-rurales) et des pleins (ici a priori dans les zones d’influence des pôles urbains). Autrement dit, en cas de rétraction d’un phénomène, la dédensification est accompagnée d’une augmentation de la concentration de ce phénomène.
10En nous fondant sur cette grille de lecture, nous souhaitons replacer le Morvan dans le contexte plus vaste de l’ancienne région Bourgogne. Si l’analyse contextuelle est classique dès lors que l’on appréhende le fonctionnement d’un système spatial, nécessairement ouvert, afin de le positionner dans un champ de forces englobant, elle revêt toutefois ici un objectif particulier. Il s’agit de reconstruire l’évolution des écarts relatifs entre le Morvan et le reste de la région Bourgogne sur des marqueurs de la ruralité. Nous cherchons à savoir dans quelle mesure ces écarts relatifs s’exacerbent, comme le laissent à penser l’hypothèse de la rétraction, ou si a contrario ils s’atténuent. In fine, se pose par exemple la question de l’évolution des foyers de population morvandiaux dans la hiérarchie des lieux de peuplement bourguignons et de l’évolution du nombre d’exploitations agricoles morvandelles dans la hiérarchie de l’activité agricole bourguignonne.
11Pour cela, nous suivons dans un premier temps deux indicateurs à l’échelon communal depuis 1968 : le nombre d’habitants et le nombre d’exploitations agricoles. L’échelon d’observation est donc fin, un choix qui s’explique par la volonté de rechercher les spécificités tout à fait locales au sein du territoire rural que constitue le Morvan et de limiter tant que possibles les effets de lissage associés aux échelons supérieurs. Les deux variables, issues des recensement INSEE, ont été choisies pour offrir le recul temporel maximal pour caractériser les trajectoires évolutives. Si ces données sont mobilisées pour reconstituer les tendances de fond, leur principal biais reste de ne pas recouvrir l’aspect multidimensionnel de la ruralité (cf. sup.). Des données complémentaires issues de la base GéoMSA (Mutuelle Sociale Agricole) sont mobilisées pour interpréter ces tendances de fond et, si possible, émettre des hypothèses explicatives sur les dynamiques sociales et économiques à l’œuvre. Ces hypothèses sont en outre testées par une approche émique qualitative (cf. inf.).
12La comparaison des trajectoires évolutives de chaque commune est effectuée indépendamment du poids de la commune, pour se focaliser sur l’allure du profil évolutif. Les trajectoires temporelles des faibles nombres de la population morvandelle doivent être comparées avec les trajectoires de communes plus peuplées. Le suivi du nombre d’exploitations agricoles nécessite quant à lui, plus encore que l’indicateur que constitue la population, des raisonnements en relatif. En effet, conformément au contexte national de modernisation de l’agriculture observé depuis la décennie 1950, le nombre d’exploitations tend à décroître de façon généralisée. A titre de repère, il ne faut pas oublier qu’à l’échelon national, ce chiffre a été divisé par 4 en 50 ans (Desriers, 2007). Une typologie des trajectoires descendantes, au sein de ce contexte national, doit être effectuée. Nous réalisons pour cela une Analyse Factorielle des Correspondances (AFC) sur la population, puis sur le nombre d’exploitations agricoles. La base de données issue des recensements INSEE intègre 7 dates : 1968, 1975, 1982, 1990, 1999, 2010 et 2016 (exploitations agricoles) ou 2017 (population). Une Classification Ascendante Hiérarchique (CAH) est réalisée sur les résultats de l’une, puis de l’autre AFC (distance euclidienne, critère de ward). Les classes obtenues sont les référentiels permettant d’agréger les données afin d’avoir (i) un aperçu des profils moyens des communes de chaque classe, (ii) un aperçu de l’importance relative de la classe en question au sein de l’ensemble de la région, et de l’évolution de cette importance relative. Les graphiques associés à ces traitements permettront d’identifier les classes auxquelles appartiennent les communes morvandelles, et leur évolution dans la hiérarchie bourguignonne. L’ensemble des traitements statistiques et des productions graphiques ont été réalisés avec le logiciel R (R Development Core Team, 2005), et notamment les packages ade4 et FactoClass (Commenges, 2014).
13Sur le plan de la dynamique territoriale en général, et dans le contexte hyper-rural en particulier, la rétraction est une dynamique péjorative si d’autres dynamiques ne se substituent pas à elle. Le danger est alors de ne se focaliser que sur la rétraction d’une activité, d’un service, en occultant la possibilité qu’ait lieu une prise de relais. En effet la rétraction d’un phénomène peut entrer en complémentarité avec une dynamique d’émergence d’un autre phénomène, l’association des deux s’agençant alors dans un processus de diffusion : le retrait d’une activité laisse une place vacante pour l’essor d’une autre. Dans ce cas, le caractère péjoratif de la dynamique d’ensemble est à nuancer. En revanche, en absence de substitution, la rétraction est bien le reflet d’une trajectoire évolutive négative.
14Dans le cas des territoires hyper-ruraux, plusieurs géographes invitent à explorer cette hypothèse qu’existeraient des formes de relais à la disparition des activités économiques, notamment agricoles (Zrinscak, 2013 ; Depraz, 2017). Ils nous incitent alors à sortir des grilles de lecture habituelles, associant notamment ruralité et agriculture. Le secteur informel, le tissu associatif, peuvent être le creuset de ces dynamiques de relais (Zrinscak, 2013). En suivant cette hypothèse, nous avons ainsi recueilli les données concernant le tissu associatif (Répertoire National des Associations) : il s’agit de comparer sa densité dans le Morvan avec sa densité sur l’ensemble de la région Bourgogne. Ensuite, ce travail a été complété par une analyse qualitative de terrain dans l’Autunois, où sont observées ces formes de dynamiques alternatives. Des entretiens semi-dirigés ont été conduits avec 5 responsables d’associations (1 association promouvant la défense de l’environnement, 1 association culturelle, 1 association sportive, 1 association de services à la personne, 1 association à vocation agricole). Ils nous ont mis en relation avec 4 exploitant.e.s agricoles (2 exploitations familiales d’élevage charolais, 2 exploitations d’histoire récente -élevage de chèvre et d’agneaux-) qui ont complété notre corpus. Sans prétendre à l’exhaustivité, ces entretiens ont pour objectif de tester l’hypothèse de l’existence de rebonds, de substitutions à la dynamique de rétraction. Les grilles d’entretien ont en commun de questionner le temps : depuis quand les enquêtés habitent le secteur ? depuis quand exercent-ils l’activité qu’ils mènent actuellement ? ; mais également les motivations de leur installation, de la réalisation de l’activité actuellement menée. Enfin un dernier volet réside dans les interactions sociales que les enquêté.e.s ont su tisser au sein du territoire local, nous permettant ainsi de formaliser partiellement le système des acteurs locaux.
15Les statistiques d’ensemble marquent une tendance nette : alors que le Morvan voit décroître sa population de près d’un tiers depuis 1968 (171839 habitants en 1968, 121762 en 2017), l’ensemble constitué par l’ancienne région Bourgogne est marqué par une augmentation de l’ordre de 10% sur la même période (1502265 habitants en 1968, 1631939 en 2017). La tendance sur le territoire morvandiau est donc celle d’une double dédensification : dédensification dans le temps, illustrée par une diminution en valeur absolue de la densité sur le territoire (31 hab./km² en 1968, 22 hab./km² en 2017), dédensification dans l’espace, illustrée par une exacerbation du déficit en comparaison avec l’ensemble de l’ex-région Bourgogne (-16 hab/km² en comparaison avec le niveau régional en 1968, -29 hab./km² en 2017).
16Au-delà de ces valeurs résumant la tendance, la classification ascendante hiérarchique réalisée sur les résultats de l’AFC quant à l’effectif de population donne une vision plus nuancée des trajectoires évolutives. Elle aboutit à la définition de 4 classes (Figure 4).
Figure 4 : Trajectoires évolutives de la population des 4 classes de communes (Source : INSEE).
17La classe 1 témoigne d’une croissance constante de la population sur l’ensemble de la période 1968-2018 : en moyenne, l’effectif de la population communale croît de 300 à 1000 habitants, soit un triplement. Les communes concernées se retrouvent principalement en contexte périurbain des principaux pôles Bourguignons (Figure 5) : notamment en périphérie de Dijon, Sens, Chalon-sur-Saône et Mâcon ; et dans une moindre mesure en périphérie de Nevers et Auxerre. Une autre classe (classe 4) présente une croissance continue, de rythme modéré : en moyenne l’effectif de la population communale s’élève de 550 vers 800 habitants. Ces communes se situent dans une seconde ceinture périphérique des principaux pôles énoncés précédemment, mais également dans la périphérie des petits pôles secondaires tels que Montbard en Côte-d’Or, Avallon dans l’Yonne, Autun et Le Creusot en Saône-et-Loire, Cosne-sur-Loire dans la Nièvre.
Figure 5 : Cartographie de la classification des communes en fonction de leur trajectoire démographique (Source : INSEE).
18Les deux autres classes regroupent des communes en décroissance, de faible ampleur pour la classe 3, de très forte ampleur pour la classe 2. Dans ce dernier cas, la population moyenne à l‘échelon communal décroît de 1050 à 800 habitants. On retrouve principalement ces deux classes dans les interstices de l’armature urbaine, en plein cœur de l’ancienne région Bourgogne (la majeure partie de la Nièvre, l’ouest de la Côte-d’Or et de la Saône-et-Loire, le sud de l’Yonne). On note tout de même que les principaux pôles urbains appartiennent à ces deux classes. Dijon, Sens, Auxerre, Chalon-sur-Saône et Mâcon sont regroupés dans la classe 3 et sont affectés par une décroissance modérée de leur population. Nevers appartient à la classe 2. Au-delà de ces chiffres moyens, la hiérarchie des communes se trouve bouleversée : alors que les communes de la classe 2 étaient en moyenne les plus peuplées en 1968, elles se retrouvent en troisième rang en 2018. A contrario, les communes de la première classe, au 4e rang en 1968, se hissent en tête de la hiérarchie en 2018. Dans l’ensemble, ce schéma témoigne d’une évolution classique de périurbanisation : les couronnes périphériques des principaux pôles sont en croissance continue, tandis que les pôles eux-mêmes ainsi que les interstices de l’armature urbaine se tassent, voire se vident.
19Au sein de ce tableau régional, le Morvan apparaît comme un territoire qui se vide de sa population. A peine 8% des communes ont une trajectoire de population ascendante (classe 1 ou classe 4), 26% des communes sont affectées par un tassement de leur population (classe 3) et 66% sont marquées par une forte décroissance (classe 2). Dans cette dernière classe se regroupent l’ensemble des petits pôles qui arment la structure des lieux de peuplement du Morvan : Autun, Avallon, Saulieu, Château-Chinon ou encore Corbigny. Les proportions de chaque classe montrent une distorsion significative en comparaison avec le contexte bourguignon (tableau 1) et confirment la rétraction significative des lieux de peuplement du Morvan où les vides de population s’exacerbent vis-à-vis des façades de l’ancienne région Bourgogne.
Tableau 1 : Comparaison de la fréquence des classes de trajectoires démographiques Morvan/Bourgogne.
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Signification
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Ancienne région Bourgogne
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Morvan
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Classe 1
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Forte croissance
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12%
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1%
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Classe 2
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Forte décroissance
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23%
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66%
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Classe 3
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Décroissance modérée
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38%
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26%
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Classe 4
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Croissance
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27%
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7%
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20Au sein du mouvement d’ensemble allant vers une diminution du nombre d’exploitations, la classification sur les résultats de l’AFC permet de distinguer 6 types de trajectoires évolutives, classées en fonction du profil longitudinal et indépendamment de la valeur absolue du nombre d’exploitations agricoles (Figure 6).
Figure 6 : Trajectoires évolutives des effectifs agricoles des 6 classes de communes (Source : INSEE).
21Deux groupes de communes (classe 2 et classe 1) présentent une décroissance moindre du nombre d’exploitations sur leur territoire que la tendance générale sur l’ensemble de la Bourgogne. Les communes de la classe 2 sont caractérisées par une décroissance faible (-10% entre 1968 et 2017) qui leur permet de s’élever dans la hiérarchie : en 2017 cette classe regroupe les communes où le nombre d’exploitations est maximal. La décroissance est plus marquée pour les communes de la classe 1 (-65%) mais reste très modérée eu égard à la tendance régionale. Les communes de la classe 3 sont caractérisées par une décroissance régulière, dont le rythme est conforme à la moyenne régionale : -75% sur la période 1968-2017. Les communes des classes 4 et 5 présentent une décroissance de très forte ampleur, supérieure à la tendance régionale (respectivement -90% sur la période 1968-2017, et -80% sur la période 1975-2017). Enfin, les communes de la classe 6 sont distinctes par l’absence quasiment totale d’exploitations agricoles sur l’ensemble de la période.
22L’examen de la cartographie des résultats de la CAH peine à faire ressortir des localisations privilégiées des communes de chaque catégorie (figure 7). Les principaux agrégats observés sont ceux des classes 4 et 5 observés sur l’ensemble de la plaine de Bresse à l’est de l’axe Mâcon-Chalon-Dijon. Dans une moindre mesure, un agrégat des mêmes classes est observé dans le nord de l’Yonne. Dans le cas de la Bresse, l’explication est notamment liée au nombre très élevé d’exploitations dites secondaires, c’est-à-dire des exploitations dont la SAU est inférieure à 20 ha et occupant moins de 0,3 UTA (unité de travail annuel). Ces exploitations de faible dimension représentaient la majorité des exploitations bressanes dans la décennie 1960, et encore 26% en 2010 (Dussarat, 2014). A titre de comparaison, elles représentaient alors à peine 16% en Saône-et-Loire. Ces exploitations ont subi directement le processus de modernisation et de professionnalisation, qui a favorisé (et favorise encore) leur disparition. Celle-ci s’est faite au profit d’une concentration de l’activité agricole dans des exploitations professionnelles spécialisées dans la céréaliculture, l’élevage bovin ou encore l’élevage de volailles. Cette concentration s’accompagne d’une contraction significative de la SAU de l’ordre de 10,5% (1970-2010, source : Agreste). Dans le nord de l’Yonne, ces agrégats de communes à forte décroissance de l’activité agricole sont plus précisément localisés dans le secteur de Sens, Joigny et Migennes où s’observe également une décroissance de la Surface agricole utilisée (-8 % entre 1970 et 2010, source : Agreste). Sur ces trois pôles, bien reliés à Paris par le rail, cette tendance est à mettre en relation avec l’influence de la périurbanisation parisienne, créant un contexte favorable à l’extension des zones bâties : leur superficie a augmenté entre 80 et 100% sur le secteur (période 1955-2008 in Follea et Gautier, 2008), au détriment des surfaces agricoles.
Figure 7 : Cartographie de la classification des communes en fonction de leur trajectoire agricole (Source : INSEE).
23En comparant les trajectoires des effectifs agricoles des communes bourguignonnes avec les communes morvandelles, il apparaît que ces dernières ne sont pas exagérément défavorisées. La fréquence de chaque classe est comparable au sein des deux ensembles géographiques (tableau 2) avec de surcroît une certaine sous-représentation des communes de catégorie 4, la plus défavorable, au sein du Morvan. De plus, ces trajectoires sont à nuancer en fonction de deux paramètres. Tout d’abord, cette dynamique s’accompagne d’un rajeunissement des chefs d’exploitation. En effet, 14,5% des chefs d’exploitation ont moins de 35 ans sur les cantons morvandiaux en 2019, soit un point de plus que la moyenne bourguignonne, contre 13,4% dix ans auparavant. Ce pourcentage était alors inférieur à la moyenne de l’ex-région. Ensuite, ces trajectoires s’accompagnent d’une décroissance de la Surface agricole utilisée (SAU) plus modérée que dans les autres territoires marqués par la décroissance du nombre d’exploitations, notamment en Bresse (-4% entre 1970 et 2010, source : Agreste).
Tableau 2 : Comparaison de la fréquence des classes de trajectoires agricoles Morvan/Bourgogne.
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Signification
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Ancienne région Bourgogne
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Morvan
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Classe 1
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Décroissance modérée
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25%
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24%
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Classe 2
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Faible décroissance avec élévation hiérarchique
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13%
|
13%
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Classe 3
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Décroissance conforme à la moyenne
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26%
|
32%
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Classe 4
|
Très forte décroissance
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25%
|
18%
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Classe 5
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Forte décroissance
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12%
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14%
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Classe 6
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Activité agricole nulle
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0%
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0%
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24Dans le détail, deux agrégats de communes de classe 4 sont observés dans le Morvan. Tout d’abord dans le secteur du Haut-Morvan, à proximité de Château-Chinon, plusieurs communes (Anost, Glux-en-Glenne, par exemple) situées autour des plus hauts sommets (Haut-Folin 901m, Mont-Beuvray 821m) sont marquées par une forte décroissance du nombre d’exploitations agricoles. Bien que modérée, la diminution de la SAU a constitué un contexte favorable aux vastes campagnes d’enrésinement, enclenchées dès les décennies 1960 et 1970. Sur ce secteur, les taux de boisement atteignent en 1990 50 à 60% des superficies communales, contre 30% au milieu du 20e siècle (Verlynde, 1995). Dans ce secteur, la part d’exploitations secondaires, marquées par une polyculture peu rentable a pu, à l’instar de la Bresse, exacerber le nombre de disparitions, qui plus est dans un secteur à faible accessibilité et où (sans verser dans le déterminisme) le relief exacerbe la difficulté des travaux agricoles.
25Le second agrégat est situé plus au nord, entre Saulieu et Avallon. Dans ce secteur, la décroissance du nombre d’exploitations est accompagnée d’une diminution plus marquée de la SAU que dans les autres secteurs morvandiaux : elle atteint -14% et -17% dans les cantons de Liernais et Saulieu (période 1970-2010, source : Agreste). Les terrains agricoles sont convertis en forêt, notamment dans le cadre d’un enrésinement massif de ce secteur. Les taux de couverture forestière atteignent dorénavant 60 à 80% de la superficie des territoires communaux (source INSEE 2018), dont la majorité correspond à des plantations monospécifiques de Douglas ou Epicéa (PNR Morvan, 2019). La filière bois, dédiée aux matériaux de construction et au combustible, est bien structurée, bénéficiant d’un effet de proximité de l’autoroute A6 facilitant les transports. Encouragée récemment par le plan sur la valorisation de la filière bois (2009), elle semble jouer le rôle économique dominant. A titre d’exemple, 89 emplois directs sont ainsi offerts à la Roche-en-Brénil, un nombre à mettre en regard avec celui de la population (869 habitants en 2017) et du nombre d’agriculteurs exploitants (15 en 2017). Cet agrégat de communes à l’activité agricole décroissante témoigne donc non pas d’un délaissement mais de l’ampleur du lobby associé à la filière bois et d’une conversion des systèmes productifs locaux. L’ampleur de l’enrésinement pose bien sûr des questions environnementales, paysagères, voire éthiques qui dépassent le présent article. Toutefois, un tissu associatif local émerge pour s’opposer à ces lobbys. Leur organisation étaye l’existence d’une dynamique locale qui est à chercher en dehors des indicateurs habituels, à travers une approche émique du territoire.
26Les statistiques concernant le tissu associatif montrent un écart significatif entre la moyenne Bourguignonne (0,019 association par habitant, soit 1 pour 50 habitants) et la moyenne morvandelle (0,031 association par habitant, soit 1 pour 30 habitants). Il en ressort que le tissu associatif est presque deux fois plus dense sur le territoire morvandiau que sur le reste de l’ex-région Bourgogne (Figure 8A). Cette densité est en outre supérieure à celle calculée par G. Zrinscak dans les cantons ruraux du nord du Loiret où la norme s’établit entre 1 association pour 40 habitants et 1 association pour 50 habitants (Zrinscak, 2013).
Figure 8 : Cartographie de la densité du tissu associatif (Source : Répertoire National des Associations, mai 2020), A : Bourgogne, B : Communauté de communes du Grand-Autunois-Morvan
27Malgré un manque dans la base de données pour l’Yonne, ce schéma dépend également des contextes départementaux. La Saône-et-Loire et la Nièvre présentent un tissu dense, révélateur d’une politique départementale incitative, revendiquée par les conseils départementaux à travers l’outil que constitue le Fonds départemental d’aide à la vie associative locale. Les créations d’associations sont en-deçà pour l’Yonne et la Côte-d’Or. Le conseil départemental de l’Yonne (2018) constate ce déficit, qu’il interprète partiellement comme un héritage (les dynamiques de création sont supérieures à la moyenne nationale depuis 2016).
28Pour compenser les limites d’une approche quantitative, une focale sur l’Autunois permet une analyse fine des dynamiques associatives. Plus précisément nous portons notre attention sur les 55 communes de la communauté de communes Grand Autunois Morvan (Figure 8B), regroupant 40000 habitants, 1521 associations. Il en ressort un large spectre des raisons sociales des associations présentes sur le territoire, on retrouve classiquement les associations de loisirs (sportifs, culturels, artistiques), associations d’utilité publique, associations d’aide et de services, mais également des associations de préservation de l’environnement, du développement de circuits-courts ou encore de la permaculture (Figure 9). En regroupant ces associations par thèmes, il apparaît que la majorité d’entre elles ont pour vocation l’entraide, la solidarité sociale (35%), qu’elles soient tournées vers le bas-âge (périscolaire, aide au transport scolaire, par exemple) ou vers les personnes âgées (aide aux repas, transport à la demande, par exemple).
Figure 9 : Spectre des raisons sociales des 1521 associations du Grand-Autunois-Morvan
29De fréquence équivalente, viennent ensuite les associations culturelles (29%) et sportives (26%). Parmi celles-ci, aux côtés des classiques associations de chasse, de théâtre, de club de football ou de judo, on retrouve également des associations fortement empreintes de l’identité locale, ou cherchant en tout cas à la promouvoir : association d’un club équestre promouvant l’éco-citoyenneté et l’environnement du Morvan à Saint-Léger-sous-Beuvray ; association organisant des concours d’attelage à la Grande-Verrière ou de labours à Mesvres, Groupe Folklorique des Morvandiaux à Autun ne sont que quelques exemples de ces déclinaisons. Enfin, les associations dont la raison sociale est la défense de l’environnement au sens large (défense du patrimoine naturel, promotion de la permaculture, par exemple), représentent 4% de ce corpus.
30Le spectre large et diversifié du tissu associatif montre un rôle stratégique, qui peut être illustré qualitativement par deux exemples : (i) une association se substituant aux collectivités locales pour offrir un service, (ii) une association qui joue un rouage dans l’émergence d’une agriculture éloignée des schémas traditionnels de l’élevage bovin. Tout d’abord, dans le premier cas, il arrive qu’une association gère la logistique et le financement du restaurant scolaire (Mesvres, Auxy). Le fonctionnement associatif existe depuis 2017 à Mesvres, avec un double objectif. Le premier est celui de la promotion d’une cuisine réalisée à partir de produits issus de circuits-courts « le statut associatif permet un choix assoupli des fournisseurs afin de maîtriser la nature et l'origine des produits consommés ». Le second est social, avec la facilitation de l’accès à la cantine scolaire en proposant des prix attractifs. La responsable explique que le fonctionnement de l’association repose pour partie sur le bénévolat, mais également sur un emploi salarié (la cuisinière). Le statut associatif permet une souplesse (notamment de gestion financière) que ne permet pas une gestion publique. Par exemple le recueil de dons en argent et en nature est facilité : des concerts, tombolas, sont organisés afin de diversifier les recettes du restaurant scolaire. La commune et la communauté de communes procèdent au reversement de subventions et « accompagnent le projet en facilitant les mises en relations avec des producteurs locaux » (Figure 10). Même si cette organisation est le reflet d’une difficulté à assurer les services fondamentaux sur le territoire, elle révèle également une réalité plus nuancée qu’un simple désengagement des acteurs publics locaux. Ceux-ci cherchent ici le maintien de services de qualité par un transfert de compétence maîtrisé et soutenu financièrement. Ce fonctionnement commence à être érigé en modèle, certaines communes voisines (ex. Saint-Symphorien-de-Marmagne) ayant vu ouvert au débat, lors des campagnes municipales, le fonctionnement de la cantine scolaire. Un autre exemple serait les associations œuvrant pour proposer un service de transports à la demande pour les personnes âgées : elles se calquent sur le même principe d’une hybridation entre des initiatives locales des habitants et le soutien matériel des acteurs publics locaux. Il reste cependant difficile d’avoir un retour d’expérience sur ces initiatives encore récentes (5 à 10 ans). La question de leur pérennité se pose, notamment en raison de l’importance prise par le bénévolat dans l’organisation (Figure 10).
Figure 10 : Réseau d’interactions entre quelques acteurs du Grand-Autunois-Morvan.
31Les associations jouent également un rôle stratégique dans le fonctionnement de l’activité agricole. Parmi celles-ci, on retrouve les Coopératives d’Utilisation du Matériel Agricole (CUMA), ou les associations favorisant les remplacements au sein d’une exploitation agricole en cas de congés, maladie, convenance personnelle, etc. Parmi les signaux faibles observés on peut citer des associations promouvant les circuits-courts, l’agriculture biologique, voire la permaculture. Les responsables de deux associations situées respectivement à La-Grande-Verrière et à Curgy, et créées respectivement en 2013 et 2015, expliquent leurs objectifs communs : créer des vergers et potagers aux espèces rares, avec pour objectif la commercialisation de la production sous forme brute ou transformée (conserves, confitures, par exemple), mais aussi la promotion de la permaculture et plus généralement une sensibilisation au maintien de la biodiversité. La sensibilisation d’un public élargi s’effectue par la commercialisation de semences, greffons, plans et boutures, mais également par des stages éducatifs ou tournés vers un public adulte. Ces initiatives ne sont pas isolées et sont soutenues par la Communauté de Communes du Grand-Autunois-Morvan ou directement par les maires qui jouent un rôle de mise en réseau, ne serait-ce qu’en facilitant et promouvant les marchés de producteurs locaux (Figure 10). « Certains maires jouent particulièrement le jeu en faisant travailler main dans la main les producteurs et les cuisines scolaires. (…) On sent en tout cas un contexte favorable aux circuits courts et même si la majorité des habitants va encore au supermarché, il émerge une envie de privilégier une agriculture présentant un impact environnemental réduit, et de favoriser l’économie locale. »
32Cette émergence est confirmée par des producteurs installés récemment, un exploitant d’un élevage biologique de chèvres, une autre exploitant un élevage biologique d’agneaux. « La demande est réelle, et elle s’est accrue lors du confinement (mars-avril 2020). Les ventes à la ferme se sont alors multipliées, certains acheteurs voyant là une opportunité de faire prendre l’air à toute leur famille tout en respectant les contraintes de déplacement. D’autres, par peur d’une éventuelle rupture de stock dans les supermarchés, se sont retournés très vite vers nous et les autres producteurs locaux. » Arrivés respectivement en 2007 et 2013, ces exploitant.e.s retracent des trajectoires similaires : envie de sortir d’un mode de vie urbain, des convictions environnementales fortes, des idées précises sur la qualité (gustative et environnementale) du produit à vendre. Le choix du Morvan est pour partie aléatoire, du moins en apparence : « je n’avais aucune connaissance ici », nous confirme l’un d’eux, toutefois « un réseau de connaissances m’a fait connaître l’existence de terrains disponibles » et « le cadre de vie et le prix du foncier étaient compatibles avec mon projet ». Les projets, comme indiqué précédemment, sont ancrés dans des convictions environnementales : la promotion de la biodiversité, la diminution de l’impact de la production agricole sur l’environnement. Il s’agit alors aussi bien de limiter les impacts directs (mécanisation, intrants chimiques), qu’indirects en essayant de transformer l’intégralité de la matière première. En plus des classiques productions de viande, de produits laitiers et de fromages, il s’agit alors de valoriser la laine des brebis (bonnets, lainage) mais aussi les matières grasses (production de savon et de shampooings solides, par exemple). « La valorisation de l’ensemble de la matière première fait partie de notre projet, afin de minimiser les déchets. Nous essayons par exemple de valoriser tout le saindoux issu de nos quelques cochons… le savon est un produit idéal pour cette valorisation, qui nous permet de plus de promouvoir le bannissement des emballages plastiques des produits de salle de bain habituels. Mais nous devons toutefois obtenir la certification de nos recettes ».
33Dans la réussite, ou en tout cas le maintien, de ces projets, un rouage important est constitué par les retraités néo-ruraux qui ont le plus souvent grandi dans le secteur et reviennent pour la qualité de vie (Figure 10). Après le plus souvent quelques décennies passées en contexte urbain, « ils sont sensibles à la qualité environnementale et gustative de la production ». Une exploitant.e ajoute qu’ils « assurent une promotion efficace par le bouche-à-oreille notamment par le biais des réseaux associatifs dans lesquels ils sont souvent investis. Ils ont par exemple organisé très rapidement des circuits de distribution informels pendant le confinement avec leurs voisins et leurs connaissances, nous avons eu ainsi accès à une nouvelle clientèle, qui semble se pérenniser depuis ».
34Le Morvan apparaît alors comme un territoire où le faible prix du foncier confère une attractivité potentielle. Des activités nouvelles peuvent émerger et, plus encore, se maintenir. Même si le gain économique n’est pas prioritaire dans les projets de ces exploitant.e.s (la rentabilité suffit), l’accès à des bassins de vie comme Autun et Le Creusot, éventuellement Chalon-sur-Saône, permet d’accéder à un marché de proximité suffisant, dont l’accessibilité est stimulée par les divers réseaux sociaux et associatifs. Il reste certes difficile d’évaluer l’importance de ces circuits-courts et des filières biologiques pour la comparer avec le rôle sans aucun doute toujours dominant des grandes surfaces, toutefois les exploitant.e.s rapportent une forme de croissance de leur activité, loin de l’image d’une agriculture en déclin.
35Les quelques entretiens permettent de proposer une première montée en généralité sur le territoire de l’Autunois (Figure 10). Le système des acteurs montre tout d’abord des acteurs publics qui, face à des difficultés budgétaires, ne sont pas complètement en mesure d’assurer les services attendus. La difficulté d’organiser les transports, l’aide sociale, témoigne de cela et renvoie à l’image des petites villes et centres-bourgs où les équipements et services ferment. Toutefois, ces acteurs publics locaux sont contraints au premier chef par une rétraction des services dont la gestion leur échappe : les hôpitaux, les écoles, les gares, les tribunaux sont quelques-uns de ces services qui ferment en faisant disparaître des emplois directs, puis indirects. Face à cette rétraction impulsée par les acteurs agissant à des échelons supérieurs, les acteurs publics locaux favorisent une forme de proactivité, ou tout du moins d’atténuation, en soutenant notamment les initiatives associatives : en s’associant aux habitants (investis par le biais de bénévolat), ils permettent des transferts de compétences sur certains services clefs en zone rurale. A la rétraction des services publics se substitue une offre de service hybride qui émerge d’initiatives de quelques habitants. Formalisée par le biais du tissu associatif, cette offre est absente des bases de données économiques classiques et se perd ainsi dans les signaux faibles des statistiques.
36Le tissu associatif, dont on a souligné la densité, devient alors le pivot au sein du système des acteurs. En favorisant les mises en réseau, il est : un des éléments pouvant aider de nouveaux exploitants agricoles à s’implanter, un des vecteurs de l’aide apportée par les communes et la communauté de communes vers ces nouveaux exploitants (par exemple en assurant une visibilité ou en aidant à la structuration d’un réseau de distribution local). Enfin il favorise la mise en relation d’exploitants agricoles avec des potentiels clients qu’ils soient publics (la cantine communale) ou privés (les néo-ruraux retraités et leur réseau social). Derrière cette image vertueuse se pose la question de la pérennité d’un tel système. Alors que les offres de services sur les territoires devaient être garanties dans la durée par les acteurs publics, le recours à l’associatif et au bénévolat créé un point de fragilité qui va nécessiter de suivre ces dynamiques dans la décennie à venir.
37L’analyse géographique multiscalaire du territoire morvandiau permet de nuancer les stéréotypes de l’hyper-ruralité. L’analyse spatiale, à un niveau macro, confirme le creux démographique qui s’exacerbe au sein du territoire morvandiau, en dépit de quelques hétérogénéités locales. Toutefois, elle permet de nuancer les trajectoires négatives de l’activité agricole : la dédensification ne se concentre pas dans le Morvan et il n’y a pas, sur cet indicateur, d’exacerbation des contrastes entre le vide morvandiau et le plein des autres voisins bourguignons. Deux agrégats de communes affectées par un déclin agricole sont certes mis en évidence dans le Morvan, ils s’expliquent en grande partie par la dynamique d’enrésinement affectant le territoire et la structuration d’une filière bois devenue un lobby économique localement puissant.
38A une échelle plus fine, le vécu des acteurs montre leur proactivité pour composer avec des formes de rétraction des services impulsées aux échelons de décision supérieurs. Le tissu associatif, peu visible dans les bases de données, est dense et diversifié dans ses raisons sociales. S’il est un indéniable révélateur du désengagement des pouvoirs publics de services fondamentaux, il est toutefois au centre d’un système d’acteurs structuré et ayant pour objectif de maintenir ces mêmes services. Son rôle apparaît également dans l’émergence de nouvelles activités agricoles, le plus souvent combinées à de fortes convictions environnementales.
39Si cette étude est loin d’être exhaustive, elle renforce l’idée que les territoires hyper-ruraux ne sont pas atones. L’image de l’atonie est en partie un trompe-l’œil lié au choix des indicateurs et des nomenclatures mobilisés par les instituts nationaux et qui ne peuvent détecter les initiatives locales. Souvent informelles, fondées ici sur le rôle pivot des associations, ces dernières reflètent a contrario un dynamisme du réseau des acteurs. L’analyse géographique nous invite alors à sortir des grilles de lectures surplombantes, le plus souvent urbano-centrées, pour poursuivre les approches émiques des territoires hyper-ruraux et continuer le travail de formalisation des processus qui les animent.