1Au sein des études urbaines, bien des recherches se sont attelées à mettre en lumière des objets ou processus peu visibles qui pourtant régissent la fabrique et le fonctionnement de la ville, en s’emparant de la dialectique du visible ou de l’invisible comme catégorie d’analyse : parfois de manière explicite (par exemple : Boissonade et al., 2008 ; Bonnin, 2008 ; Choné, 2012 ; De Boeck et Plissart, 2005 ; Devisme, 2014 ; Latour et Hermant, 2009) ; plus souvent de manière implicite, en mobilisant alors d’autres dialectiques : inclusion/exclusion ; centre/périphérie ; dominant/dominé ; matériel/immatériel.
2Ce numéro s’inscrit dans la perspective d’une compréhension de la ville et des études urbaines au prisme de cette dialectique. Considérant que ce qui est visible ou invisible ne l’est pas de fait, mais résulte de choix (in)conscients, la dualité visible/invisible comme clé de lecture permet d’interroger les processus de visibilisation et d’invisibilisation, et donc les rapports de forces à l’œuvre entre acteurs (institutionnels ou profanes) mais également les logiques qui sous-tendent la sur ou la sous visibilité des objets étudiés par les chercheurs en études urbaines. La perspective analytique, au cœur de ce numéro, vise ainsi à mettre en lumière les valeurs qui concourent aujourd’hui, d’une part à la fabrique de la ville et d’autre part, à la production de la recherche urbaine.
3L’invisibilisation est au cœur de la fabrique urbaine. Il n’est que de penser aux équipements structurants dont on cherche souvent à effacer la présence (ou du moins la fonction) à travers l’enfouissement, le verdissement ou l’usage de l’art public pour les « embellir ». Antennes-relais et bornes électriques tendent par exemple à être retirées du paysage à travers différentes formes de camouflage, au profit de l’image d’une ville verte ou esthétique (Blanc, 2012). De la même manière, la conception de certains équipements suscitant la controverse (salle d’injection supervisée, centre d’accueil pour sans-abri) est de plus en plus pensée en fonction de l’invisibilisation de leur fonction. Un jeu de visibilité / invisibilité apparaît donc dans la fabrique contemporaine de la ville, au profit d’une image qui parfois masque certaines réalités (en en revalorisant d’autres) ou certains publics.
4La dualité visible / invisible se manifeste également au niveau des formes de régulation. Si pendant longtemps, la manifestation et l’inscription spatiale du pouvoir semblaient être les garants de son efficacité, il prend aujourd’hui des formes plus subtiles et discrètes. Il s’invisibilise, prenant la forme d’un ambiant power (Allen, 2011) et s’intégrant subrepticement à l’expérience ordinaire des individus. La configuration sociosymbolique de l’espace, en diffusant des ambiances (Thibaud, 2015) associées à certains publics et usages, tend ainsi à orienter les comportements et favoriser la dispersion des personnes « indésirables », lesquelles tendent parfois à invisibiliser leur propre situation pour préserver l’occupation de certains lieux et les ressources sociales qui y sont associées (Margier, 2017). Ces enjeux sont explicités sous des formes différentes et à travers des exemples variés dans les 4 premiers articles de ce numéro.
5En analysant la procédure d’inscription de certains territoires de Rio de Janeiro sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco en tant que paysage culturel, Véronique Zamant rappelle que la patrimonialisation constitue toujours un acte visant à « à désigner, à choisir l’une des perceptions de ce paysage et à l’ériger en référence commune, au détriment des autres », un acte de désignation au cours duquel des conflits et des rapports de pouvoir sont à l’œuvre. Comme elle le montre, dans le cas de Rio de Janeiro, une grande partie des usages locaux et des voix habitantes reste « hors du paysage culturel labellisé » et la patrimonialisation devient ainsi un « régime de visibilité du politique » qui laisse ou met volontairement dans l’obscurité des espaces et des pratiques qui limiteraient ou iraient à l’encontre de ce processus. En « créant une séparation entre le classé et le non-classé et en instaurant ainsi une logique de hiérarchisation », ces choix politiques ont des conséquences majeures, les lieux classés faisant l’objet d’une régulation de plus en plus stricte, lissant et gommant leurs spécificités, tandis que les espaces « hors champ » deviennent plus vulnérables aux transformations urbaines à l’œuvre. Ces deux tendances, d’assimilation et d’éradication, se nourrissent l’une de l’autre dans l’élaboration de cette ville générique et globalisée que les pouvoirs publics souhaitent mettre en visibilité.
6Cette puissance de l’acte de désignation se manifeste également à travers l’importance des discours tel que l’analysent Matthieu Adam et Léa Mestdagh en confrontant leurs terrains - quartier Confluence à Lyon et plusieurs jardins partagés à Paris -, des territoires investis par les classes moyennes au détriment de populations initialement sur place. Les auteurs évoquent la figure de « l’invisibilisateur » pour décrire la façon dont ces nouveaux habitants tendent, dans leurs discours, « à nier l’existence d’usages ou d’usagers antérieurs », de manière à construire leur légitimité à occuper ces lieux. La diffusion de ces discours leur permettrait ainsi de se constituer comme des acteurs participant à la création d’un territoire plutôt qu’à sa transformation sociale par le remplacement et l’éviction de certaines populations. Ces réflexions permettent notamment d’insister sur la puissance des discours et des représentations, tels qu’ils structurent aujourd’hui l’invisibilisation de certains groupes, légitimant la non-prise en compte de leurs usages et pratiques de certains territoires, et orientant la fabrique de la ville.
7La construction d’un récit patrimonial (Zamant) ou d’un discours partagé (Adam et Mestdagh) - qui construisent des représentations communes, et légitiment les transformations urbaines – constituent, pour reprendre les termes de Franck Dorso, « un procédé affirmatif, qui crée quelque chose ». De manière complémentaire aux deux premiers, son article montre comment l’absence d’informations et de désignation peut également, et paradoxalement, contribuer aux processus de régulation urbaine (si ce n’est les structurer). Il analyse en effet l’« (in)visibilisation sous l’angle particulier des rapports au savoir et à la connaissance », en s’intéressant à la régulation des pratiques informelles (autour de 3 cas d’études : Istambul / Salvador / Paris). Cela lui permet de montrer que de façon à maintenir des compromis existants entre différents acteurs, le choix peut être fait par les pouvoirs publics d’éviter la production de connaissances susceptibles d’engager des actions d’aménagement et/ou de régulation finalement peu souhaitées par les pouvoirs publics. Dorso parle alors d’« inconnaissance » - en tant que « processus actif de retrait et de mise à distance de la connaissance » - pour décrire cette volonté de maitrise des savoirs et de contrôle de la visibilité des informations à des fins stratégiques. Loin d’être un partage du pouvoir, puisque souvent maitrisée et mobilisée par les acteurs « d’en haut », cette inconnaissance renverrait néanmoins « à des formes d’intelligence implicite de l’aménagement urbain qui donnent ou laissent du pouvoir d’agir aux acteurs de l’informel » et ouvre par conséquent des pistes de réflexions stimulantes sur l’importance de cette dualité visibilité / invisibilité dans la fabrique de la ville.
8Marion Sabrié, pour sa part, étudie la réappropriation du centre-ville de Nicosie (Chypre) aux abords de la « frontière ». À travers les dynamiques de pacification et d’ouverture de points de passage sur la Ligne verte mais aussi du fait du processus de métropolisation de Nicosie, la visibilité de la frontière évolue. Longtemps survisibilisée, en raison d’une volonté de « mise en scène de la conflictualité », à travers différentes formes de marquage, cette frontière tend dorénavant à s’invisibiliser du fait de la mise en tourisme du centre-ville. La patrimonialisation, l’arrivée de nouveaux commerces et la construction de nouveaux logements de standing attirent à nouveau vers le centre-ville les classes moyennes hellénophones, impulsant des transformations sociales et un nouveau paysage urbain, réduisant la prégnance de la frontière dans ce centre-ville.
9Si la dualité visible / invisible constitue une catégorie d’analyse féconde pour comprendre les faits urbains, elle l’est également pour analyser les objets qui apparaissent comme prioritaires et mobilisent l’attention dans la recherche urbaine. L’attention portée sur certains objets participe en effet à l’exclusion du champ d’inattention, à la « neutralisation de ce qui se trouve à l’arrière-plan, et qui aussi longtemps qu’elle se concentre sur un point déterminé, n’intéresse pas la conscience » (Foessel, 2016, p.173-174). Au fil de l’urgence de comprendre certains phénomènes, de l’engouement pour certains sujets et des effets de modes, la saturation du champ des études urbaines par quelques objets tend à en invisibiliser d’autres, à l’instar des petites villes (Authier et Bidou-Zachariasen, 2017), longtemps oubliées des grands débats théoriques. Autre exemple, et comme le montrent Patricia Lejoux et Corentin Charieau, la zone d’activités économiques (ZAE) constitue un des objets révélateurs des dynamiques de visibilité et d’invisibilité au sein de la recherche urbaine. Bien qu’elle soit au cœur des transformations contemporaines de la ville, la ZAE reste un objet peu investigué dans la recherche en aménagement et urbanisme. L’invisibilisation, de fait, des ZAE dans la ville en raison d’une localisation périphérique, d’une accessibilité souvent restreinte et d’une perte d’attractivité se répercuterait ainsi dans la place prise par cet objet dans la recherche. Pourtant, comme le montrent les auteurs, un renversement de perspective et une mise en visibilité de cet objet permettrait d’ouvrir des pistes de réflexion intéressante, en particulier sur les enjeux de périurbanisation, souvent analysée au seul prisme des emprises résidentielles, négligeant son versant économique, pourtant fondamental.
- 1 Annoncé après la publication de cet appel à communications.
10Le fonctionnement de la recherche semble également jouer un rôle dans l’(in)visibilisation de certaines thématiques, ce que le projet de Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche (LPPR)1, par l’accentuation et la promotion de financements « fléchés », pourrait largement renforcer. Les récentes et vives inquiétudes de la communauté universitaire à l’encontre de ce projet de loi, rendues visibles sous diverses formes (grèves, manifestations, collectifs, blogs, tribunes), dénoncent toutes les logiques d’excellence, de mise en concurrence des sites et des établissements, en reportant les logiques d’arbitrage de budgets d’austérité sur les collègues et les directions des laboratoires de recherche qui ont aussi toutes pour effet de survisibiliser certains appels à projet de recherche et d’exclure et donc d’invisibiliser ce qui ne relève pas des « défis sociétaux » homologués. Les financeurs des projets de recherche paraissent en effet privilégier de plus en plus les consortiums d’acteurs académiques, universitaires, économiques et industriels. Et de manière concomitante, la production de nouveaux savoirs semble de plus en plus n’avoir d’intérêt que si ces derniers participent, dans la même recherche, et suivant les codes de la recherche appliquée, au développement d’outils ou produits appropriables par le monde professionnel.
11Pourtant, malgré les craintes exprimées, le rapprochement incontestable entre acteurs de la recherche et acteurs de la fabrication de la ville notamment, aurait aussi certaines vertus, comme le montre Véronique Biau. Dans son article, celle-ci analyse la place et le degré de visibilité de la recherche sur la « fabrication de la ville » dans le champ des études urbaines. Elle rappelle que « le déséquilibre est grand, en termes de quantité et de visibilité, entre les travaux qui portent sur les sociétés urbaines […] et ceux qui portent sur les processus et les acteurs de la fabrication » de la ville. L’auteur analyse alors les mécanismes ayant concouru à « confiner » et à « réduire » le « contenu » et la « portée » de telles recherches depuis plus d’un demi-siècle. Mais elle montre également qu’au cours de cette période, la recherche sur la fabrication de la ville a connu des moments significatifs de développements, de « dévoilements » : grâce au soutien de la commande publique ayant accompagné le besoin « de connaissance et de prévision sur le monde urbain » après la seconde guerre mondiale et participé à financer les recherches issues du « courant socio-économique d’inspiration marxiste » au cours des années 1970 ; grâce également aux « politiques incitatives » initiées par le Plan Urbanisme Construction et Architecture au cours des années 1990-2000, accompagnant un « moment réfléchissant » chez les professionnels face à « la montée de logiques néo-libérales » dans la fabrique de la ville et notamment du projet architectural et urbain ; grâce, plus récemment, au développement de la « recherche partenariale » et de dispositifs « hybrides », associant chercheurs et « acteurs non académiques ». Pour l’auteure, ces nouvelles formes de recherches, soutenues en partie par les « instances de la recherche publique d’Etat », mais aussi, et de plus en plus, par de nouveaux contributeurs publics et privés, permettent d’ouvrir la « boîte noire » de la fabrication de la ville où de nouvelles scènes peuvent alors être observées, ou des « problématiques enracinées dans l’actualité décisionnelle et professionnelle » peuvent être co-construites, et où, enfin, des phénomènes de « légitimation croisée » des acteurs pourraient émerger.
- 2 Notons tout de même différents évènements passés ou à venir contribuant à ces réflexions (ex : Coll (...)
12Il nous semble important de revenir sur le faible nombre de propositions reçues pour ce second axe de l’appel à contributions. Si ces dernières années, plusieurs publications ont interrogé, souvent de manière réflexive, l’évolution des formes et pratiques d’enseignement en aménagement, en urbanisme et en architecture (Cohen, Devisme, 2018 ; Champ Libre, 2018 ; Douay et al., 2018 ; Faburel, 2018), nous faisons l’hypothèse d’une difficulté ou d’une réticence chez les chercheurs impliqués dans les champs de l’aménagement et de l’urbanisme à interroger les modalités d’organisation de la recherche urbaine2. Un tel exercice permettrait pourtant de mettre en lumière les mécanismes favorisant l’analyse et la survisibilisation d’objets ou de « bonnes pratiques » tout en apportant un éclairage sur les valeurs, les acteurs et les rapports de force sur lesquels ces orientations reposent. Cela permettrait in fine de mieux saisir de quelle manière la recherche urbaine tend à être progressivement incorporée aux logiques actuelles du marché, et de penser les moyens d’y résister.
13Ainsi, en traitant d’objets variés et en s’inscrivant dans des perspectives différentes, ces articles, constituent une invitation à penser la dualité visible / invisible autant comme un axe de réflexion pour appréhender les dynamiques urbaines contemporaines que comme un outil de réflexivité sur nos propres pratiques de recherche.