1Beyrouth, capitale du Liban, constitue le lien entre le nord et le sud du pays, et attire plusieurs milliers de visiteurs par jour (Chelala, 2008). Sur le territoire de la ville sont implantés le port initial du pays, son seul aéroport international et le siège du gouvernement, des administrations publiques et de très nombreuses entreprises privées. Depuis le siècle dernier, la ville ne cesse de s’étendre ; elle a ainsi enregistré une transformation morphologique importante (Faour et al,. 2005). L’urbanisation de Beyrouth peut être qualifiée d’anarchique, et 75% de la surface de la ville centre de l’agglomération sont aujourd’hui bâtis (Adjizian-Gerard, 2013 ; Badaro-Saliba et al., 2013).
2Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que la pollution atmosphérique constitue un problème environnemental important. L’université Saint-Joseph, qui mesure la qualité de l’air depuis 2003, a observé que Beyrouth connait une pollution chronique en dioxyde d’azote (NO2) et en particules fines (Adjizian-Gerard, 2013). Pour Badaro-Saliba et al. (2013), 76% de la surface de la ville de Beyrouth est exposée à une pollution au NO2 qui dépasse le seuil admissible fixé par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). On peut même estimer que 100% de la population de Beyrouth est exposée au seuil limite admissible de 40µg/m3 fixé par l’OMS. De plus, des mesures réalisées montrent que la pollution par les particules en suspension (PM10 et PM2.5) a dépassée de 100% le seuil recommandé par l’OMS en 2005 (Roumie et al., 2011 ; Adjizian-Gerard, 2013 ; Waked et al., 2013 ; Farah et al., 2014). Compte tenu de ces différentes données, il n’est pas étonnant que des études sanitaires récentes aient observé une augmentation des maladies et des admissions hospitalières liées à la pollution atmosphérique (Afif et Thevenot, 2008 ; Borgie et al., 2014, Mrad Nakhle et al., 2015a, Mrad Nakhle et al., 2015b).
- 1 Avec la fermeture de la décharge de Naameh, le 17 juillet 2015, les déchets de la Région de Beyrout (...)
3A ce bilan alarmant, on peut ajouter la crise importante du traitement des déchets solides1, qui a atteint l’agglomération de Beyrouth en 2015 et 2016 et a augmenté la concentration des polluants dans l’air d’une façon alarmante, ainsi que les risques de cancer à court terme (Baalbaki et al., 2016).
4Face à cette situation fortement dégradée en matière de qualité de l’air, une recherche a été menée pour mieux comprendre comment les Beyrouthins perçoivent le phénomène, comment ils tentent de vivre avec, à qui ils font confiance pour le gérer, etc. L’objectif de ce présent article se limite à décrire et analyser la perception de la pollution atmosphérique par les Beyrouthins, à voir quelles causes ils attribuent à ce phénomène. L’article présente quatre parties : la première expose le contexte urbain et social beyrouthin, la deuxième la méthodologie adoptée, la troisième présente les résultats et la quatrième est consacrée à la discussion de ces mêmes résultats.
5L’expansion anarchique de Beyrouth entre les années 1958 et 1975, que l’on peut considérer comme une urbanisation « violente » (Yassin, 2012), s’est faite par une densification horizontale et verticale du bâti (Zaarour et al., 2015). Celle-ci a laissé peu de place aux espaces verts (Adjizain-Gerard, 2013), qui, selon Badaro Saliba et al. (2013), ne représentent plus que 0.64 km2 au total ; en revanche le réseau routier qui parcourt la ville est particulièrement vaste et dense. La constante augmentation de la population a unifié la ville de Beyrouth avec sa banlieue et créé une ceinture de misère autour des quartiers centraux. La Région Métropolitaine de Beyrouth (RMB), définie en 1986 par le ministère du transport et des travaux publics libanais (Faour et al., 2005), est formée d’une cinquantaine de municipalités de la Mohafaza du Mont-Liban. La RMB s’étale sur l’espace situé entre la rivière Nahr el Kalb au Nord et la rivière Nahr el Damour au Sud, et monte à l’intérieur du pays jusqu’à 400 mètres d’altitude (Chelala, 2008). Elle représente aujourd’hui une superficie de 62km2 environ, avec une population plus de 1,7 million d’habitants (Adjizian-Gerard, 2013). C’est à cette échelle que la perception de la qualité de l’air est étudiée dans cet article. La figure 1 rend compte de la situation de la RMB par rapport au reste du pays.
Figure 1 : Position géographique des municipalités enquêtées et de la région Dahié par rapport à la Région Métropolitaine de Beyrouth
- 2 Au Liban, il existe un réseau de bus privés entre les grandes villes (par exemple entre Beyrouth et (...)
6Pour ce qui est des déplacements, au Liban en général2 et à Beyrouth en particulier, l’absence d’un vrai système de transports publics organisé encourage l’utilisation de la voiture individuelle. Grâce aux données recueillies lors des comptages du CDR (2005), il a été possible d’analyser l’évolution heure par heure du trafic routier (Figure 2). On a constaté que les routes de la capitale se caractérisent par des flux constants, sans qu’il ne soit possible de bien dégager des pics aux heures de pointe matinales ou du soir.
Figure 2 : Evolution du trafic routier à Beyrouth Municipe (Chelala, 2008)
7A cette pollution engendrée par la circulation automobile, s’ajoute celle qui résulte des coupures d’électricité fréquentes (souvent programmées à des créneaux horaires fixes) et du recours à des générateurs auxiliaires privés pour alimenter les logements, les commerces et les activités artisanales. La circulation automobile et le fonctionnement de ces générateurs électrique diesels constituent donc deux sources massives de pollution.
8Par ailleurs, le contexte physique complexe de l’agglomération de Beyrouth, prise entre mer et montagne, a tendance à aggraver la situation. La morphologie urbaine particulière de la ville, avec des tours de plus en plus nombreuses, à l’origine du phénomène des « rues canyons », fait que les dynamiques atmosphériques dispersent peu les gaz et poussières et augmentent la pollution de l’air. Jusqu’à arriver à des seuils alarmants (Ecodit, 2010 ; Adjizian-Gérard, 2013).
9Sur le plan social, la ville reste depuis la fin de la guerre, en 1990, divisée en deux secteurs, que l’on peut décrire comme enclavés, avec une interaction minime entre les habitants des deux groupes. Dans chacun des deux secteurs, une image stéréotypée est utilisée pour évoquer les personnes non connues de l’autre groupe. Le Beyrouthin, comme les autres Libanais, adopte volontiers, dans ses représentations des habitants des autres quartiers de la ville, un stéréotype qui s’appuie principalement sur l’appartenance aux différents partis politiques, qui eux-mêmes se calquent sur la division des dénominations religieuses de la population (Yassin, 2012). On verra que cela peut avoir une incidence sur la façon qu’ont les habitants de percevoir la pollution de l’air, et notamment de la localiser à l’intérieur de la RMB.
10Enfin, on ne peut que constater les difficultés de mise en place d’une politique de réduction de la pollution. Les obstacles au changement des comportements individuels et collectifs sont nombreux : absence de budget dédié, hétérogénéité de la population beyrouthine, fortes inégalités entre groupes sociaux, absence d’un relai institutionnel clair pour envisager la question dans son ensemble, etc. La mise en place d’une bonne gouvernance de la pollution atmosphérique aurait pour condition nécessaire mais non suffisante de bien comprendre les interactions entre individus, décideurs privés et institutions ; c’est à quoi cet article tente de contribuer.
11Pour étudier la perception de la pollution de l’air à Beyrouth, un questionnaire divisé en 8 parties a été utilisé : une partie générale pour étudier la satisfaction des enquêtés sur la vie qu’ils mènent dans leur quartier ; une pour comprendre la perception des risques en général et situer celui de pollution de l’air en particulier; une spécifiquement dédiée à la perception de la pollution de l’air ; une pour interroger la perception des risques sanitaires induits par la pollution atmosphérique ; une pour étudier le rôle des médias et des informations dans cette perception ; une pour étudier la confiance attribuée à chaque partie prenante dans la gouvernance de la pollution atmosphérique ; une portant sur le comportement face aux risques engendrés par la pollution de l’air et, enfin, une dernière pour recueillir les différents caractéristiques socio-économiques des enquêtés (cf. questionnaire en annexe).
12L’enquête a porté sur un échantillon de 414 personnes, toutes résidentes dans la RMB. Elle a concerné trois municipalités choisies de manière aléatoire à l’aide du logiciel Excel : Beyrouth, Antelias (nord de Beyrouth) et Hadath (sud de Beyrouth). Il faut noter que les municipalités de la banlieue sud de Beyrouth ont été écartées du tirage, et donc de l’étude, pour des raisons de sécurité : la présence d’enquêteurs non identifiés dans l’espace public pouvait être mal acceptée. Les trois sous-échantillons ont été constitués pour chacune des municipalités selon la taille de la population, en utilisant les chiffres de l’Administration Centrale de la Statistique (CAS, 2008) : 202 questionnaires ont ainsi été passés à Hadath, 160 à Beyrouth et 52 à Antelias (Figure 1). Le questionnaire a été administré par des enquêteurs (l’un des auteurs de l’article, assisté de personnes ayant suivi une formation adéquate), en face à face, dans les rues et places principales de chaque municipalité. Les enquêteurs notaient eux-mêmes les réponses sur le questionnaire, la durée de passation était d’environ 20 minutes. Cet article utilise essentiellement le matériau recueilli par les parties du questionnaire dédiées à la perception de la pollution de l’air ; celles portant par exemple sur la gouvernance, la confiance, le comportement face à cette pollution et le rôle des media ne font pas l’objet de cette contribution (Khazen et al., 2018).
13Pour éviter tout biais de cadrage, il n’était pas révélé d’entrée aux répondants que le questionnaire portait sur les questions de pollution atmosphérique. De plus, la question qui leur demandait de hiérarchiser les risques les plus craints n’en mettait aucun en avant ; il a donc été possible de voir en quelle position arrivaient spontanément ceux liés à la mauvaise qualité de l’air. Les résultats ont montré que les Beyrouthins sont d’abord sensibles aux risques liés aux problèmes de sécurité civile intérieure (62%), puis aux risques liés aux problèmes du trafic routier (25%), puis aux problèmes liés au terrorisme (20%). Les risques liés à la pollution et la dégradation de l’environnement n’arrivent qu’en quatrième position (19.4%), presqu’ex æquo avec ceux liés au terrorisme (Figure 3).
14Les résultats montrent par ailleurs une différence dans la hiérarchisation des risques selon la dénomination religieuse d’appartenance (chrétienne, sunnite ou shiite), les Shiites percevant plus les risques liés au terrorisme, à la guerre et aux questions religieuses que les Sunnites et les Chrétiens (Figure 4).
Figure 3 : Les risques perçus comme les plus importants par la population beyrouthine
Figure 4 : les risques perçus comme les plus importants par la population beyrouthine selon la religion
15Toujours dans la démarche d’aller du plus général au plus précis (construction du questionnaire « en entonnoir »), on demandait ensuite aux répondants de classer par ordre d’importance dans leurs préoccupations les risques que l’on peut qualifier d’environnementaux. Dans cette catégorie, les Beyrouthins perçoivent la pollution de l’air comme le risque le plus important à Beyrouth (62.5% de la population), suivi par celui lié aux déchets solides (42.3%), à la pollution de l’eau (24.4%) et, enfin, aux maladies en général (21.3%) (Figure 5). Notons que cette première place attribuée aux risques liés à la pollution atmosphérique est d’autant plus significative qu’elle a été attribuée alors que l’enquête s’est déroulée en pleine crise des déchets solides, et que les monceaux d’immondices étaient visibles (et perceptibles olfactivement) partout dans les rues et ruelles de Beyrouth.
16Ces résultats peuvent à nouveau être examinés en tenant compte de la religion déclarée par le répondant. On constate que les Chrétiens perçoivent plus que les autres Beyrouthins la pollution de l’air, que les Sunnites mettent l’accent sur le problème des déchets solides, et que les Musulmans (Sunnites et Shiites confondus) sont plus sensibles que les Chrétiens aux problèmes liés à l’hygiène (maladies diverses et pollution des aliments). Notons que cette dernière tendance est encore plus accentuée chez les Shiites que chez les Sunnites (Figure 6).
Figure 5 : Les risques environnementaux perçus comme les plus importants par la population beyrouthine
Figure 6 : Les risques environnementaux perçus comme les plus importants par la population Beyrouthine selon la religion
17Concernant l’appréciation de la qualité de l’air à Beyrouth, 73% de la population la perçoivent comme très mauvaise et 21% comme plutôt mauvaise ; très peu nombreux sont en revanche ceux qui la qualifient de « bonne » ou « très bonne » (6% et 0% respectivement). De même, concernant l’évolution récente de cette qualité, plus de neuf Beyrouthins sur dix (92%) estiment qu’elle s’est détériorée au cours des cinq dernières années. On peut donc dire que le diagnostic des habitants concernant la qualité de l’air qu’ils respirent est globalement sévère.
18Cependant, quand on les interroge sur la qualité de l’air qu’ils perçoivent dans leur propre quartier, ils ont une appréciation nettement plus positive : 43% de la population considèrent que la qualité y est plutôt bonne, soit environ sept fois plus que lorsqu’il s’agit de juger l’air de la ville entière. Logiquement, ils ne sont que 36% à la percevoir plutôt mauvaise, et seulement 17% à la percevoir comme très mauvaise (Figure 7).
Figure 7 : La différence de perception de la qualité de l'air à Beyrouth et dans le propre quartier de l’enquêté
- 3 29% de la population perçoit que le quartier de Dora (Bourj Hammoud) est le plus pollué et 30% perç (...)
19Lorsqu’on interroge les Beyrouthins sur le quartier de la ville qu’ils estiment soumis à la plus forte pollution de l’air, deux régions se détachent : d’abord la région entre Dora–Nahr el Mot (Bourj Hammoud) et Karantina (Medouar), désigné par 59% d’entre eux3, puis, loin derrière, la région de Dahié (banlieue sud de Beyrouth) (10%) (Figure 8).
20En ce qui concernent les signes principaux des manifestations de la pollution atmosphérique à Beyrouth, la population évoque d’abord les odeurs (53%), la poussière (47%), le smog (41%), les maladies (21%) et la couleur du ciel (21%). Concernant les causes de la dégradation de la qualité de l’air, 75% de cette population désignent le trafic routier motorisé, suivi par les industries (33%), la présence des déchets solides (30%), celle des générateurs électriques palliant la défaillance de la distribution publique (28%), l’incinération des pneus et des déchets solides (20%) et, enfin, la diminution de surface des espaces verts (13%).
Figure 8 : Les quartiers de la RMB perçus comme ayant l’air le plus pollué
- 4 Corbin note que, dès les débuts de la révolution industrielle en Europe, ce sont les odeurs qui ont (...)
21Les résultats que nous venons de présenter mettent en avant cinq points intéressants : 1. l’importance des questions de sécurité civile dans les préoccupations des Beyrouthins ; 2. leur conscience des méfaits du trafic routier en matière de qualité de l’air ; 3. leur perception physique de la pollution atmosphérique se faisant surtout à travers l’odorat4 et la vue ; 4. la différence de perception de la qualité de l’air pour Beyrouth en général et pour leur propre quartier ; 5. la différence de perception selon que l’on appartient à telle ou telle dénomination religieuse.
22Beyrouth, ville qui a été en grande partie reconstruite après la guerre civile qui s’est déroulée de 1975 à 1990 (Randall, 2014 ; Faour et al., 2005), reste, comme nous l’avons dit plus haut, divisée en deux grands secteurs enclavés et marqués par des interactions limitées entre les habitants des deux zones (Ragab, 2011 ; Yassin, 2012). De plus, même si depuis 1990 la paix intérieure est restaurée au Liban, le pays a connu plusieurs conflits et troubles civiles : les différents conflits israélo-libanais (1996, 2000 et 2006), la bataille de Danieh en 2000, l’assassinat du premier ministre libanais Rafic Hariri en 2005, la guerre de Bared en 2007. Ces évènements ont débouché sur une série de crises politiques importantes (Nelson, 2013). Avec tous ces problèmes politiques et de sécurité, aggravés par les conséquences de la guerre civile en Syrie, commencée en 2010 (le double attentat de novembre 2015 dans le quartier de Burj El Barajneh en est la conséquence directe), et l’arrivée massive des réfugiés de ce pays, estimés à 1,8 millions en 2014 (MoE, 2014), la population libanaise se sent au quotidien assez peu en sécurité (International Alert/LCPS, 2015). Si on ajoute à cela la confiance faible que les Libanais ont dans le travail des forces de sécurité intérieure et l’amplification de cette situation à risques (Pidgeon et al., 2003) que pratiquent volontiers les médias locaux (International Alert/LCPS, 2015), on comprend pourquoi, dans notre enquête, ce sont les risques liés à la sécurité intérieure qui occupent la première place et, pourquoi, dans leur arbitrage personnel, ils focalisent sur ces derniers.
23Côté risques environnementaux, la pollution atmosphérique est perçue comme le plus important à Beyrouth, et ce malgré le fait que la crise des déchets solides (placée en deuxième position) était dans un de ses moments les plus aigües au moment de l’enquête. Ce résultat, qui met en avant les préoccupations habitantes en matière de qualité de l’air, est en forte congruence avec celui de l’enquête menée, en 2012, par l’Université de Balamand, sur la région côtière libanaise allant du Akkar au Nord jusqu’à Naqqoura au Sud (UOB, 2012). En effet, dans cette enquête financée par le Programme Environnemental des Nations Unies et le Ministère de l’environnement Libanais, la pollution de l’air apparaissait aussi comme risque environnemental principal, suivie par la présence des déchets solides. Et c’était déjà le trafic routier qui était désigné par les enquêtés comme principale source de la mauvaise qualité de l’air.
24Il n’est donc pas étonnant que la population beyrouthine désigne le transport routier comme principale cause de la pollution de l’air dans la ville. Et on peut dire que cette perception des Beyrouthins correspond à la réalité, puisque la mauvaise qualité de l’air et sa dégradation a été mesurée par le ministère de l’environnement libanais en 2014, et que Waked et Afif (2012) ont montré qu’à Beyrouth le transport routier est bien une des causes principales de la pollution en termes de NOx, SOx et CO.
- 5 Il n’existe pas au Liban de statistiques sur l’âge moyen des véhicules ni sur les proportions de mo (...)
- 6 Il est difficile de connaitre avec exactitude l’importance numérique du parc automobile libanais ai (...)
25Au Liban, plus de 1.58 millions de voitures sont enregistrées par les autorités5, selon les statistiques de 2013 du Ministère de l’intérieur et des municipalités, et on peut estimer que plus de 300.000 véhicules entrent dans la RMB et en sortent chaque jour (IPTEC/MoE/UNDP, 2016), en raison de la quasi-inexistence de transports publics. De plus, le parc automobile libanais est très disparate et comprend nombre de véhicules particulièrement polluants : des puissants modèles 4X4 des classes aisées aux modèles très anciens et parfois mal réglés des populations plus déshéritées6. Ce trafic routier intense et les nuisances qui l’accompagnent (les inconforts ayant souvent beaucoup plus d’impact sur la vie quotidienne des individus que les risques, ils sont généralement plus présents dans leur esprit ; Flanquart, 2016), les embouteillages sont considérés, par les Libanais en général et les Beyrouthins en particulier, comme un problème essentiel, si ce n’est le problème le plus important.
26Plusieurs études ont montré qu’il existe en général une relation entre l’intensité de la perception physique et sensorielle des individus et leur perception de la pollution de l’air (Bickerstaff et Walker, 2001 ; Elliot et al., 1999 ; Bickerstaff, 2004 ; Saksena, 2007 ; Flanquart et al., 2013). En fait, la présence des suies sur les bâtiments, les odeurs d’hydrocarbures, les fumées, la visualisation du smog urbain et autres sollicitations sensorielles constituent des indicateurs de pollution de l’air pour le grand public. Et ce même si les teneurs en polluants se trouvent être sous les seuils admissibles de danger. Inversement, la présence d’arbres ou d’espaces verts comme les jardins publics sont perçus comme des indicateurs de la pureté de l’air, alors qu’ils peuvent être des lieux de concentration d’ozone. La perception physique et sensorielle n’est donc pas exempte de biais, et souvent l’interprétation qu’en fait le public est inexacte (ORS Ile-de-France, 2010). Habituellement, la densité du trafic a une forte incidence sur la perception de la pollution atmosphérique, et le transport routier est presqu’automatiquement désigné comme la cause de la pollution de l’air (Gatersleben & Uzzell, 2000 ; Saksena, 2007).
27En matière de perception de la pollution, Beyrouth ne constitue donc pas un cas à part. La population, se référant à des sensations physiques, à des perceptions sensorielles, établit un diagnostic spontané et profane de qualité de l’air. Les différents paramètres que sont les couleurs, les odeurs, la présence de smog, de poussières en suspension, les embouteillages récurrents ou encore les paroles entendues dans l’entourage sur le déclenchement de différentes maladies constituent pour elle des indicateurs réguliers et concordants de la pollution atmosphérique et de ses dangers.
28Cette explication de l’intensité de la perception de la pollution de l’air à partir de ce qui est vu, perçu olfactivement ou entendu par les habitants fonctionne particulièrement bien pour le cas des deux quartiers désignés dans l’enquête comme les plus pollués, notamment celui du secteur de Dora-Karantina, le plus décrié. Pour comprendre cette perception, plusieurs visites de terrain ont permis aux chercheurs de remarquer la présence dans la paysage visuel et olfactif des éléments suivants :
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Les réservoirs de stockage de gaz de l’entreprise Total, bien apparents ;
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L’embouteillage récurrent de Dora, à l’entrée Nord de Beyrouth ;
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La station Charles Helou et la place de Dora qui sont des points de départ et d’arrivée pour les nombreux minibus privés – dont certains en mauvais état – faisant la liaison Beyrouth-Tripoli ;
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La décharge de Bourj Hammoud, saturée de déchets ;
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L’abattoir de Beyrouth, avec ses odeurs lourdes ;
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Le port de Beyrouth et ses activités industrielles ;
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L’estuaire de la rivière Nahr Beyrouth, transformé en canal d’évacuation d’eaux usées (égout à ciel ouvert) et de plus utilisé, durant la période d’enquête, comme dépôt temporaire des déchets solides de la capitale.
29Concernant le secteur de Dahié (banlieue sud), perçu comme le deuxième le plus pollué par les enquêtés (mais loin derrière celui de Dora-Karantina), il est généralement considéré comme la zone de plus forte concentration de population (CAS, 2007), avec de plus des embouteillages importants, puisqu’il constitue l’entrée sud de Beyrouth. A ces caractéristiques s’ajoute encore la proximité immédiate du seul aéroport international du pays, avec ses arrivées et départs constants d’avions, générateurs de bruits et d’émissions de gaz polluants.
30La théorie de dissonance cognitive, produite par le psychologue Léon Festinger (2017 [1957]), explique que lorsqu’un individu possède une croyance forte en une certaine chose et que celle-ci est contredite par des faits – notamment pour son propre comportement –, alors il se trouve en situation de dissonance cognitive. Le Beyrouthin qui conviendrait que la pollution et les risques qui lui sont liés sont très présents dans son quartier se trouverait dans cette situation : il serait dans l’obligation de se demander quelles raisons ont présidé au choix de son quartier de résidence. Désigner son propre quartier comme le plus pollué serait admettre qu’il a non seulement fait un mauvais choix pour la localisation de son logement, mais qu’il s’est placé – lui et sa famille – dans une situation à risques. Pour réduire la dissonance due à la contradiction entre son comportement et sa cognition, et donc ce qui relève d’un “inconfort psychique”, l’individu a le choix entre deux stratégies principales : soit changer son comportement – ici son quartier de résidence –, soit changer sa cognition, pour la rendre plus congruente avec son comportement. Comme pour le Beyrouthin il est souvent, pour des raisons tout à la fois économiques, sociales et religieuses, difficile de changer de quartier, il préfère, « altérer un élément cognitif bien que la réalité demeure inchangée » (Festinger, 2017 [1957], 33). Pour lui, la pire pollution se situe donc chez les autres. Certes elle touche l’ensemble de la ville, mais plus d’autres quartiers que le sien propre. De cette façon, il crée de la consistance entre la réalité et ses croyances.
31Cette déformation de la perception peut être analysée de manière complémentaire en termes de biais comparatif (ou d’optimisme). Milhabet et al. (2002) ont bien analysé et expliqué ce biais, défini comme la tendance à percevoir que le bon évènement est plus probable pour nous-mêmes que pour les autres et, corrélativement, que le mauvais évènement est moins probable pour nous que pour les autres. C’est bien ce qui semble se passer dans le cas de la perception de la qualité de l’air par les Beyrouthins.
32Et si on donne une dimension spatiale à ce biais comparatif, on peut alors recourir à l’analyse de Coanus et al. (2007), qui ont parlé d’effet « mistigri » des risques et nuisances, par référence à ce jeu de cartes où les joueurs doivent se débarrasser au détriment des autres d’une carte « maudite ». Quand la plupart des Beyrouthins placent les risques importants dans un espace plus ou moins lointain plutôt que dans leur voisinage immédiat, qu’ils désignent un autre quartier que le leur comme étant le plus soumis à la pollution, ils « se débarrassent » psychologiquement des impacts de la pollution de l’air et la transfèrent à d’autres. L’équipe d’Irénée Zwarterook (2010) a trouvé le même effet dans la ville industrielle de Dunkerque, où la population affirme volontiers qu’en termes de risques et de pollutions, ailleurs c’est pire (mistigri spatial) ou qu’avant c’était pire (mistigri temporel).
33Un autre résultat intéressant a été mis en évidence : la différence de perception des risques en général, et environnementaux en particulier, selon l’appartenance aux différentes dénominations religieuses libanaises (chrétienne, sunnite et shiite dans notre enquête). Le même type de différences a déjà été mis en évidence par Mario Mhawej, en 2017, dans sa thèse concernant les risques de feu de forêts. On remarque, d’après cette figure, que le plus grand risque de feu de forêt se présente dans les régions comprenant majoritairement des citoyens Shiites, Maronites et Sunnites. Les autres communautés, qui ont souvent des espaces forestiers limités, présentent des risques faibles de déclenchement de feu de forêt. On peut conclure que la religion est en fait un indicateur de culture : par exemple, certaines religions (comme les Druzes) vivent, depuis des siècles, en harmonie avec la nature, ce qui reflète le faible risque dans ces régions.
34De son côté, Dalida Hoyek (2014) a étudié la perception des problèmes environnementaux au Liban chez les écoliers des différentes régions libanaises. Cette étude a trouvé des différences de perception et d’explication selon les régions étudiées, et même si ce n’était le but initial, on peut utiliser ces résultats pour tenter de voir si derrière l’appartenance régionale il n’y a pas des facteurs religieux actifs :
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Les habitants de Beyrouth et du Mont-Liban (essentiellement chrétiens et druzes) perçoivent la pollution puis les embouteillages comme causes principales de dégradation de l’environnement.
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Les habitants d’Akkar et du Nord du Liban (essentiellement sunnites et chrétiens), perçoivent la pollution puis la déforestation comme causes principales de dégradation de l’environnement.
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Dans la plaine de la Bekaa (essentiellement peuplée de Shiites, Sunnites et Chrétiens), la pollution puis la désertification et les problèmes d’eaux sont vus comme les causes principales de dégradation de l’environnement.
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Au Sud du Liban (essentiellement peuplé de Shiites), on perçoit la guerre comme cause principale de dégradation de l’environnement.
35Il reste à se demander si, dans cette dernière étude, c’est bien la religion qui joue le rôle principal dans la perception des dégradations environnementales et de leur impact en termes de risques, ou si les différences de perception constatées entre habitants de régions différentes ont plutôt d’autres sources plus influentes. En effet, au-delà des différences religieuses, les régions présentent aussi des particularités environnementales, géographiques et culturelles asses marquées : les embouteillages sont plus fréquents et importants à Beyrouth et dans sa région, le Sud Liban a été un terrain de guerre important et reste sous tension avec Israël, certaines régions libanaises connaissent une déforestation ou un stress hydrique plus important, etc.
36Pour conclure, on peut dire que la population beyrouthine perçoit bien la dégradation de la qualité de l’air dans la ville, et qu’elle le fait en s’appuyant principalement sur sa perception sensorielle et physique. Les habitants perçoivent que cette pollution et sa cause principale, le trafic routier, constituent des sources de risque importantes pour leur santé et une gêne dans leur vie quotidienne. Ce qui est en parfaite correspondance avec les mesures physiques effectuées depuis plusieurs années. Néanmoins, la perception de ces risques et gênes reste en retrait par rapport à celle des risques liés à la sécurité civile. Dans leur panier de risques (l’ensemble des risques de toutes natures auxquels ils sont soumis ; Flanquart, 2016), les Beyrouthins focalisent plus facilement sur les risques de sécurité, qu’ils voient probablement comme graves à court terme du fait de l’instabilité politique de la région, que sur les risques liés à la pollution atmosphérique, qu’ils considèrent si ce n’est comme moins graves du moins comme plus lointains dans le temps. Ce point, conjugué avec le fait que le pouvoir politique libanais est vu comme faible et peu efficace, peut en partie expliquer pourquoi il existe peu de mobilisation citoyenne dans le pays sur les questions environnementales et en particulier sur les problèmes de pollution atmosphérique et des risques induits.
37Par ailleurs, un biais comparatif a été trouvé dans l’appréciation de la qualité de l’air des Beyrouthins, puisque ceux-ci ont tendance à perçoir leur quartier comme sensiblement plus sain que le reste de la ville. La littérature montre que cela est assez fréquent et peut s’expliquer par la théorie de la dissonance cognitive. En revanche, il existe encore peu de recherches étudiant particulièrement le rôle de la religion dans la perception des risques en général et des risques environnementaux en particulier. Si notre enquête tend à montrer que la dénomination religieuse à laquelle appartiennent les Libanais possède une incidence sur la façon de se représenter l’environnement, la pollution atmosphérique et ses conséquences néfastes, ce fait reste à conforter. D’autres études, menées dans des contextes différents et permettant de mieux isoler le facteur religieux des autres facteurs seraient utiles.