1L’urbanisme durable défie les villes méditerranéennes. Observer l’urbanisme au Proche-Orient confronte à la tension quotidienne entre frénésie spéculative et urbanisme durable. En effet, les investissements immobiliers y assument mal la pérennité patrimoniale. La vulnérabilité est évidente pour les innombrables effondrements par vétusté, redoutée face aux menaces naturelles, alarmante face aux conflits politiques et économiques. Elle nécessite un décryptage des interactions entre facteurs sociaux, techniques et naturels : appropriation foncière et exposition aux aléas naturels, statut immobilier et transmission des contraintes techniques, répartition de ressources et alimentation des habitants, densité urbaine et localisation des secours.
2L’urbanisation exacerbée de Beyrouth témoigne du paysage proche-oriental (Huybrechts, 1999 ; Faour et al., 2005 ; Eddé 2010 ; Verdeil 2011 ; Ghoraieb, 2014). Vitrine d’un libéralisme luxueux, cette excroissance éblouit des bourgeoisies internationales, mais perturbe la perception des limites naturelles du territoire : jusqu’où, quand, qui ? Cette densification paradoxale multiplie les surfaces immobilières mais marginalise les habitants écartés du centre-ville (Davie, 1996 ; Marot, 2012 ; Fawaz, Sabah, 2015 ; Krijnen, 2018). Après des années « d’urbicide » (Verdeil, 2009), transiger avec les règles d’urbanisme représente la norme dominante (Clerc, 2008 ; Lamy, 2010 ; Krijnen, Fawaz, 2010 ; Fawaz, 2016). Les transactions immobilières et foncières de ce Monopoly levantin éclairent les repositionnements sociaux et politiques entre groupes de la mosaïque libanaise qui s’accaparent la rente au prix d’une vulnérabilité collective (Picard, 1994 ; Clerc-Huybrechts, 2008 ; Deboulet, 2011 ; Monroe, 2016 ; Krijnen, 2018). Les enjeux financiers et sociaux de la maîtrise du foncier sont anciens (Lamy, 2010 ; Blanc, 2012 ; Ghiotti, Riachi, 2013 ; Lteif, Soulard, 2015, Marot, 2015). Une des spécificités de Beyrouth est de jouer de la règle (Krijnen, Fawaz, 2010 ; Ashkar, 2015 ; Picascia, York-Smith, 2017) à contre blocage : foncier patricien et foncier communautaire, libéralisme et oligopole, spéculation et blocage des vieux loyers (1939, 1992, et lois de sortie progressive de 2014, avec compensation négociée et délais jusqu’à 15 ans). Les négociations sont d’un commerce ordinaire ; les rapports de force sont constants ; le droit fonctionne sous le régime d’équilibre de la terreur financière et militaire.
Figure 1 : Ruine en centre de Beyrouth (11/04/2016).
3A Beyrouth, le permis de construire est formel depuis 1961 (municipalité et Directions Générale de l’Urbanisme), mais la loi de 1971 (art-16) officialise les dérogations pour les « constructions à architecture remarquable ». En 1964, les périphéries de Beyrouth sont sanctuarisées comme zones de faible densité. En 2004, les modifications des réglementations d’urbanisme offrent la possibilité de négociation constante et de dérogation fréquente (Fawaz, 2016). Les longues procédures judiciaires établissent la valeur du foncier et les potentiels constructibles pour négocier le rattachement des parcelles (Lamy, 2010). Plusieurs espaces urbains restent cependant hors marché : immeubles en ruine en indécision, immeubles en vieux loyers, camps de réfugiés sédentarisés, district SOLIDERE vide mais dont les loyers sont aussi bloqués à un prix exorbitant (plutôt vide que pauvre, les appartements vides échappant aux taxes) (Figure 1). De plus, la taxe d’habitation municipale élevée décourage d’habiter un centre-ville pauvre en services et commodités. Les interventions légales et illégales distordent le marché prédominé par la propriété historique et les rapports de force. L’appauvrissement de certains quartiers (destruction du bâti patrimonial, vieux loyers ruineux, maintien de ruines repoussoirs, implantation de réfugiés, rachat forcé des petites parcelles) et la spéculation foncière renforcent la monopolisation de l’immobilier, le forçage des densités et des hauteurs de construction, le manque de parking, la privatisation du foncier contre l’intérêt publique. Comme le synthétisent M. Fawaz et N. Moumtaz en 2017, l’analyse de 200 permis de construire délivrés en 2013 démontre que l’exception est devenue la règle : appropriation et modulation du paysage par l’immobilier, rente du panorama, tolérance pour le détournement de bâtiments agricoles utilisés pour loger des réfugiés libanais puis palestiniens, légalisation des occupations sauvages faites durant la guerre civile, tolérance à la construction sans titres fonciers, tolérances révocables liées aux allégeances clientélistes, dont par exemple la régularisation parlementaire des reconstructions après l’invasion israélienne de 2006 (Lamy, 2010) (Figure 2). La concentration foncière et financière est légitime sans prétexte du réaménagement urbain, du remembrement, de la titularisation foncière, du socialisme ou du post-socialisme.
Figure 2 : Panorama sud d’Ashrafieh (27/04/2016).
4La gestion des copropriétés montre une évolution des transmissions de logement entre générations (Cartier, Tabet, 2014). Initialement familiales, ces copropriétés logent maintenant une diversité d’habitants obligés de gérer les nécessités techniques (maintenance, électricité, eau, etc.). L’entretien de beaucoup d’édifices est bloqué avec les vieux loyers (Marot, 2015). L’urbanisme souffre de la spéculation immobilière (Fawaz, Mountaz, 2017). Chaque indicateur est inquiétant en soi. Leur combinaison signale une détérioration insoutenable des conditions de vie (Bouillon et al., 2015). Embellir et agrandir certains logements (surface, climatisation, panorama) dégrade l’habitat de tous : saturation spatiale, apparition d’ilots de chaleur, vues bouchées.
5L’immobilier est un des rares secteurs productifs des économies méditerranéennes, mais les crises du logement restent vives (Deboulet, 2011). Manque quantitatif et lacunes qualitatives entretiennent le mal vivre et le danger (Cartier, et al., 2012 ; Fawaz, Sabah, 2015 ; Fawaz, Moumtaz, 2017). De plus, la violence des guerres civiles ruine les investissements et accentue la fragmentation urbaine (Arnaud, 1997 ; Abou Akar, 2012). De son côté, le patrimoine subit plusieurs menaces : la destruction par la guerre ou la catastrophe, la désaffection culturelle ou économique, la transformation dénaturante ou dangereuse (Cartier, El Assad 2010 ; Pieri, 2012). Enfin, sans rentabilité garantie, le manque de solvabilité écarte les capitaux mondiaux de ces zones instables. Le décalage entre besoins des populations et investissements immobiliers se mesure autant à l’aune du marché (Krijnen, 2018), qu’à la faible implication des habitants dans la réalisation et le contrôle technique de leurs logements (Rakotomalala et al., 2015). Entre master plan déraciné (SOLIDERE) et tours mégalomaniaques, les habitants sont écartés de la construction de leurs logements. Les villes libanaises se bâtissent sans recensement, ni décompte des réfugiés, ni localisation des emplois, ni tendances économiques établies, ni mesure des phénomènes naturels (Picascia, Yorke-Smith, 2017). Seule la compilation des permis de construire indique ex-post les opérations accomplies (Fawaz, 2016).
6Le doute latent sur l’envie des communautés libanaises de vivre la ville ensemble accentue les vulnérabilités urbaines. La coexistence confessionnelle pacifique incarne la segmentation comme facteur d’habitabilité de la cité (Davie, 1991 ; Picard, 1994). Les méfiances et confiances réciproques organisent la cohabitation intercommunautaire dans les espaces collectifs, privés et publics (écoles, hôpitaux, places, centres commerciaux). Les routines de fréquentation ou d’évitement codifient les comportements et orientent les usages habituels de la ville (Monroe, 2016 ; M’Boup, 2016). Symboliques ou physiques, les cloisonnements démarquent une sociabilité quotidienne induite par la confiance en la sécurité des lieux. La sociabilité suit des délimitations tacites des espaces de confiance, rigidifiés par les gated communities, les checkpoints et les murs. Les compromis locaux déterminent la coexistence entre classes sociales, entre clans, entre communautés. Faute d’institution de surveillance technique fiable, les solidarités claniques priment pour garantir les échanges, les bâtiments, les investissements. Les séquelles psychologiques et sociales des guerres de quartier façonnent la reconstruction urbaine et de la Cité au Liban, en Palestine, en Irak ou en Syrie.
7Depuis sa renaissance au XIXe siècle, Beyrouth est une cité par et pour les marchands, dont le fonctionnement obéit en premier lieu aux intérêts des doges levantins. Avant de constituer le mouvement national libanais, la bourgeoisie de Beyrouth ruse avec l’administration étatique (ottomane, mandataire, nationale) dans un jeu d’offre et de négociation (Blanc, 2012 ; Ghiotti, Riachi, 2013). Jouant des rivalités internationales, les négociants obtiennent l’autonomie de la ville, puis l’indépendance du pays à l’égard des pouvoirs ottomans, français, syriens. Ils parviennent ensuite à la défendre des forces palestiniennes, israéliennes, syriennes, malgré l’autodestruction de la guerre civile (Picard, 2016). Depuis 150 ans, la régénérescence de la ville est parallèle à l’exploitation de l’hinterland libanais comme réserve de matériaux, de bras, de consommateurs au service de la cité marchande (Picard, 2016 ; Bennafla, 2006 ; Eddé, 2010 ; Blanc, 2012 ; Ghiotti, Riachi, 2013 ; Ghorayeb, 2014 ; Ashkar, 2015) et convertit les gains portuaires et financiers dans le foncier et l’immobilier (Figure 3).
Figure 3 : Villa et tour Sursock, Ashrafieh (05/05/2017).
8Les générations passent mais la problématique foncière et immobilière reste. L’inégalité des fiefs fonciers des générations aïeules a attisé la guerre civile. La guerre civile de la génération parentale a occulté l’appropriation foncière. La génération actuelle efface les ruines en spéculant sur la densification immobilière. Le clientélisme clanique et confessionnel maintient un réservoir de locataires et d’acheteurs libanais. Le port, les universités et l’administration internationale offrent un vivier international de locataires. Tragiquement, la guerre civile détruit beaucoup d’édifices et concentre le peuplement communautaire sécurisé. Le blocage des « vieux loyers » provoque une nouvelle série de ruines physiques et économiques, mais sert la spéculation vertigineuse liée à la construction des tours à partir de 2000 (Frijnen, 2018). Beyrouth devient l’archétype financier de la destruction créatrice, où la spéculation est ouverte à toutes les initiatives. La reconstruction du centre-ville par SOLIDERE dessine un plan d’ensemble, mais les chantiers éparpillés transforment le reste de la ville en chaos (Figure 4).
Figure 4 : Patrimoine en ruine et tour climatisée vide sur le front de mer (23/04/2016).
9Deux règles séparent la ville : le secteur SOLIDERE, où les droits à construire et les hauteurs sont distribués par ilots ; le reste de la ville, où les densités sont octroyées parcelle par parcelle. Pour reconstruire le centre-ville, le remembrement autoritaire, inéquitable et aménagiste de SOLIDERE est un coup de force exceptionnel ; il intègre de larges espaces publics méconnus des rares habitants et des usagers, qui s’en trouvent ainsi spoliés. La reconstruction disloque la ville au lieu de la réunifier (Bibas et al., 1998 ; Zaarour et al., 2001 ; Bancilhon, 2004 ; Saliba, 2004 ; Marot, Yazigi, 2012). Sans aménagement foncier, le hasard des investissements opportunistes détruit le panorama graduel des collines sur l’horizon marin. Les étroites rues historiques deviennent des canyons automobiles irrespirables (Figure 5).
Figure 5 : Rue canyon à Ashrafieh, perspective sur Skytower (12/07/2017).
10L’agglomération enfle en longueur littorale (une cinquantaine de km), en largeur montagnarde (une vingtaine de km) et en hauteur (200 m de hauteur). L’urbanisation des espaces agricoles tampons (réserves hydrographiques, corridors biologiques) (Lteif, Soulard, 2015) et l’usage des ruines et remblais (à la fois déchets et ressources des catastrophes et des guerres) créent des problèmes spécifiques (pollutions, difficultés de transport et de recyclage) (Casagrande, 2017). La saturation territoriale emboite les problèmes : foncier péri-urbain, déplacements, déchets (Figure 6). Beyrouth est désormais une agglomération polycentrique, clivée entre plusieurs quartiers sécurisés, qui épandent les circulations, mais où la congestion rend pénible les déplacements pédestres et collectifs (M’Boup 2016 ; Monroe 2016).
Figure 6 : Déchets à Ashrafieh (22/10/2016).
11Le « capitalisme » doute de la durabilité de ces investissements : quelles sont les limites de ce jeu spéculatif ? L’explosion de la bulle immobilière semble toujours imminente : foncier saturé, patrimoine détruit, tours vides. Le chaos du chantier permanent rend Beyrouth invivable et sans âme. La bourgeoisie délaisse la ville pour le calme de villas littorales, montagnardes ou internationales. Les nantis fuient la pollution et l’asphyxie d’une ville caniculaire à la belle saison, noyée sous ses déchets et presque entièrement minéralisée. La minéralisation gagne d’ailleurs tout le territoire libanais, où les cimentiers arasent les montagnes pour bétonner des tours caniculaires. Les ressources locales (sol, eau, ciment) ou importées (pétrole, acier, automobiles, capital, main d’œuvre) sont surconsommées. Les vulnérabilités s’empilent : fragilité des édifices, exposition sismique, réchauffement urbain, lacunes d’électricité et d’eau, saturation des transports, tours luxueuses mais vides et bâtiments pauvres surpeuplés. La densification matérielle de la ville-centre entraine un éparpillement péri-urbain tentaculaire. La spéculation immobilière est dopée : les banquiers vantent les investissements domestiques et des expatriés libanais, mais les contestataires soupçonnent derrière cet affairisme le recyclage opaque des trésors de guerre des milices. Le nuage financier international arrose un sol favorisé par la baisse des coûts des intrants (pétrole, ciment, main d’œuvre) et la prudence des investissements en Syrie.
12Au Moyen-Orient, les observations convergent vers des doutes persistants de la durabilité d’une urbanisation déséquilibrée (Barthel, 2012). L’urbanisme écartelé multiplie les vulnérabilités : habitat précaire des pauvres, capital instable des riches, menace mortelle pour tous. Le risque de défaillance systémique caractérise et lie ces situations.
Figure 7 : Centre commercial Aishti (28/04/2017).
13Sans recensement des habitants ni de l’habitat, la congestion de Beyrouth interroge sa densité et le manque de transports en communs (Monroe, 2016 ; M’Boup, 2016). Gérée par approximations, la ville devient un labyrinthe. Les habitants s’égarent et l’âme de la ville se perd. Les commerces fuient en banlieue (Figure 7). Un cercle vicieux vide le centre-ville ostentatoire de ses habitants et les activités se dispersent dans les périphéries. Sans aménagements routiers ni équipements publics à la hauteur, l’expansion de l’agglomération sature l’ensemble de la région. Outre la congestion automobile et la pollution de l’air, cette expansion sacrifie le foncier agricole, les forêts et les sources (Figure 8). La « crise des déchets » et les eaux usées intoxiquent toutes les ressources naturelles et s’attaquent à la santé humaine. Les tensions politiques y restent de plus virulentes. Les élections municipales en 2016 ont permis l’expression d’une opposition, Beirut Madinati (Beyrouth ma ville), sur l’ingestion des déchets, la spoliation de la plage, l’ouverture du parc et la sauvegarde de quelques bâtiments historiques. Fondamentalement, ce mouvement politique réclame une réorientation durable de l’urbanisme et la prise en compte de l’avis des habitants.
Figure 8 : Mitage rural jusqu’au sud Liban (12/05/2016).
14La sécurité est la clef de voûte d’un urbanisme durable. L’adaptation aux contraintes naturelles exprime la cohésion d’une population et sa solidarité intergénérationnelle. L’immobilier structure l’adaptation sismique, thermique et des mobilités. Dans les zones de forte croissance urbaine (Algérie, Liban, Turquie, Iran), la gestion de la sécurité sismique est symptomatique de la durabilité des investissements (APAME, 2006 ; Pico, 2006 ; Cartier et al., 2012 ; Truong et al., 2013). Thématique transversale, l’organisation parasismique éclaire les tensions entre incertitude tellurique et expertise savante, entre contrôle privé et contrôle public de la solidité, entre investissement étatique providentiel et suprématie du marché immobilier, entre implication des habitants dans leur habitat et externalisation totale de la construction, entre investissement dans les ressources locales et dépendance envers les matériaux et compétences étrangers (Cartier, 2015 ; Cartier et al. 2017). Maîtrise d’œuvre et maîtrise d’ouvrage ajustent progressivement et approximativement le minimum architectural, qui est ensuite inscrit dans les normes techniques. La suspicion architecturale porte sur les édifices anciens, qui ont souvent subi d’importantes transformations (toits fragilisés, suppressions de murs porteurs, étages surajoutés), et sur les nouvelles tours high-tech (ductilité douteuse des poteaux, assemblages improvisés de matériaux). Densifier le littoral sismo-tsunamique sans aménager en conséquence augmente la vulnérabilité (Balanche, 2011 ; Adjizian-Gérard et al., 2013 ; Verdeil et al., 2016). Le contrôle de la solidité révèle des solidarités légitimes, contractuelles ou tacites, parmi les citadins. Des conventions sociales pérennes régentent la transmission du patrimoine entre générations (Barthel et Verdeil, 2013). Dans une société sclérosée par la méfiance, rétablir une cohésion supposerait une confiance entre les différents acteurs de l’immobilier pour légitimer les échanges, les marchés, les transmissions, les héritages, la maintenance des ouvrages, l’appropriation des ressources patrimoniales et des rentes.
15Les inégalités sociales amplifient les vulnérabilités environnementales (Bouillon et al., 2015). A la fragilité des édifices correspond une exposition différente selon les groupes sociaux. Au Liban, la crise environnementale est partout et affecte chacun. L’urbanisation massive sature les ressources naturelles : foncier, matériaux, eau, inondations, circulation, déchets, risque sismo-tsunamique, réchauffement estival et pollution de l’air. Les dilemmes organisationnels sont quotidiens, et ce du ménage (prendre une douche ? allumer la clim ?) à la nation (construire dix barrages ? louer une usine électrique flottante ? exporter les déchets ?). Chaque réunion gouvernementale se préoccupe de survivre sainement, aménager le territoire, organiser les activités, répartir les contraintes, assumer la justice sociale et la solidarité. Cependant les tensions politiques et les initiatives immobilières dispersées minent les investissements durables. Dans sa fuite en avant, l’immobilier spéculatif écarte les signaux techniques et économiques négatifs. La société est en transition démographique (baisse de fécondité), mais toujours en croissance numérique (naissances encore nombreuses, cohortes importantes de femmes en âge de procréer, immigration). Le contraste de richesse (entre quartiers luxueux presque vides et quartiers vétustes hyperdenses) entraine une surconsommation des ressources (eau, nourriture, énergie, béton, téléphonie). Les vulnérabilités sont aussi sociales : accès au logement (Frijnen, 2018), partage des ressources (Blanc, 2012 ; Riachi, 2013 ; Ghiotti, Riachi, 2013), exposition aux pollutions, distribution de la rente (Assouad, 2015), participation à la décision. Les concurrences (usages du foncier, matériaux) structurent l’urbanisation, créent des tensions sociales et économiques violentes liées aux pollutions, à la captation de la rente et aux évolutions communautaires (entre Libanais et avec les réfugiés palestiniens et syriens). La conjonction des transformations naturelles (climat, géologie, hydrologie, biotopes) et des évolutions sociales (croissance démographique, urbanisation, densification, consommation massive) amplifie une migration internationale importante de la population, où le Liban se transforme en plateforme de transit. La saturation foncière de l’agglomération de Beyrouth laisse peu d’espace pour maîtriser les menaces sismiques, la pollution de l’air et de l’eau, l’accumulation des déchets et la congestion automobile. Dans une ville spéculative comme Beyrouth, l’absence de patrimonialisation bourgeoise prive de bourg, de citadins contribuables, de citoyens décideurs, en somme de tout ce qui fait une Cité.
16Le triomphe de la spéculation immobilière internationalise les vulnérabilités urbaines. La concentration urbaine, le luxe immobilier, la spéculation décuplent la crise du logement. L’habitat dévore les ressources naturelles et l’épargne (privée et publique). Cette rente se perd et les profits ne sont pas réinvestis dans l’urbain. Dans le kaléidoscope méditerranéen, les politiques du logement restent explosives : émeutes du mal logement (Algérie), reconstitution permanente des squats (Algérie, Egypte, Liban), revendication d’un partage de la rente immobilière (Algérie), constitution de conurbations rebelles (Syrie), chantage et clientélisme populiste (Liban, Turquie), blocage ruineux des loyers « anciens » (Liban) ou « populaires » (Algérie), crainte d’un éclatement des bulles immobilières. Même les plans « un million de logements » de l’Etat algérien alimentent la spéculation. Les dilemmes libanais de la reconstruction post guerre civile préfigurent les défis syriens, irakiens, palestiniens pour régir l’accès au foncier, planifier l’aménagement, contrôler les ouvrages, financer l’immobilier, impliquer les habitants (Arnaud, 1997 ; Huybrechts, 1999 ; Berry-Chikhaoui, Deboulet, 2001 ; Lamy, 2010 ; Nahas, 2015). La spéculation sape les fondations techniques, professionnelles et financières. Face à la dégradation générale de l’habitat, les catastrophes (effondrement d’immeuble vétuste de Fassouh à Beyrouth, collapse de quartiers entiers en Iran, Turquie et Algérie) imposent aux pouvoirs publics de régir la construction (codes parasismiques de 1999 en Turquie, de 2004 en Algérie et en Iran, de 2012 au Liban). Chaque secousse révèle les défauts des constructions et les défaillances dans la politique de prévention. Les codes ont pour but de solidifier le bâti, éviter l’effondrement pour malfaçons et imposer une ductilité parasismique. Cependant, la désorganisation de la maîtrise d’œuvre et les décalages entre investisseurs, entreprises et habitants masquent le danger. Même sans diagnostic technique, des symptômes sociaux indiquent des situations préjudiciables, par exemple dans la gestion des copropriétés (Cartier et al., 2012, Cartier, Tabet, 2014). L’enjeu est de stabiliser un investissement durable dans l’immobilier.
17Universellement, le libéralisme s’adapte aux symptômes environnementaux : fourniture de nouveaux services, développement technologique, dédommagement des nuisances. La synthèse libanaise des influences arabes et méditerranéennes fait du bouillonnement urbain un laboratoire international pour le vérifier. La liberté d’expression, les rivalités politiques, la consommation, la concurrence économique, la créativité intellectuelle et la disponibilité financière supposée (l’essentiel étant d’y croire) nourrissent une adaptation souvent qualifiée de « résilience libanaise ». Cependant, la soutenabilité de l’économie libanaise est entravée par le gaspillage du foncier et de l’eau, l’absence d’énergie nationale (en dépit des projets d’extraction de gaz en mer), l’étroitesse du territoire aux frontières souvent fermées.
18Les projets familiaux (prévoyance, éducation, transmission patrimoniale, migration) orientent l’investissement immobilier. L’instabilité et la précarité ressenties déterminent les projets selon la compatibilité des calendriers, l’emprise sur le territoire, l’organisation du travail et les alliances. Rythmée par les soubresauts géopolitiques, l’urbanisation proche-orientale concrétise la domination entre nations, communautés et classes économiques. Les combats, le contrôle territorial, les transferts de populations, les tensions diplomatiques, économiques et communautaires violent la ville. Les alliances, la cohabitation, le commerce, l’art, la culture commune retissent une urbanité pour une coexistence pacifiée (« pourvu que les Saoudiens achètent des appartements pour fêter Noel… »). Que l’autoritarisme ou la démocratie gagne les révoltes arabes, que l’intégrisme religieux ou le libéralisme culturel l’emporte dans les esprits, les populations et les pouvoirs doivent composer avec des contraintes naturelles et démographiques déterminantes. Migrations et développement économique répondront aux politiques en matière d’environnement, de protection des ressources, d’adaptation aux pollutions et évolutions climatiques. Au Liban, l’inquiétude écologique renouvelle surtout l’autorité clanique du zaïm, protecteur du patrimoine naturel du fief (montagne, foncier, eau, culture communautaire). Les proclamations locales bienveillantes ne proposent aucune ligne patrimoniale nationale. Outres les rivalités politiques, cet écart s’explique par la schizophrénie entre investissements urbains spéculatifs et domaines ruraux embellis. Le paradoxe est que Beyrouth souffre d’avoir trop d’argent. Faute d’investissements industriels, trop d’argent se porte sur la spéculation dans l’immobilier sans investir l’urbain. Les taxes sur les permis de construire dopent le budget municipal, mais, hors secteur SOLIDERE, les chantiers ne suscitent pas de réaménagement de voirie, des réseaux ni des espaces publics (Verdeil, 2013). La municipalité dessine un paysage chaotique en octroyant des surfaces bâties très importantes pour chaque parcelle sans respect du voisinage. Le boum immobilier multiplie les surfaces habitables sans constituer de classe sociale solvable pour acquérir ces logements. Le regain de construction de « petits studios de 80m² » ne compense pas la surabondance d’appartements de 250 à 850 m² vides ou inoccupés. La baisse des prix à la vente et à la location sanctionne ces investissements ostentatoires superflus. Réputé libéral, l’Etat libanais intervient pourtant discrètement pour éviter un éclatement de la bulle immobilière : crédits subventionnés, injection monétaire dans l’économie, contrôle passif de chantiers contestés, encouragement à l’urbanisation des banlieues et autres villes.
19L’urbanisme libéral fragmente la nature, le territoire, les codes de construction. Pour une partie de sa bourgeoisie, la question n’est plus de savoir que faire à Beyrouth (construire, aménager), mais que faire de Beyrouth, devenue un chantier chaotique immaîtrisable. L’aménagement du territoire atténuerait le cercle vicieux de la démographie, de la crise, du libéralisme clanique, du clientélisme, du consumérisme, des importations excessives, de l’agriculture sacrifiée, du manque d’eau, des déchets non traités, de la dioxine, des réfugiés, des travailleurs immigrés, du chômage. C’est l’intention politique du projet Beirut Madinati, dont la tentative municipale en 2016 clame le besoin d’urbanisme, de civisme et de lutte contre la corruption. Sa légitimité est renforcée par l’évidence persistante de la « crise des déchets », qui sature la ville en 2015-2016. Cette tentative politique exprime la volonté de la bourgeoisie culturelle de réinstaurer une cité. Echec électoral, le mouvement a néanmoins encouragé la reconnaissance d’une tendance sociale forte. L’expertise urbaine de beaucoup de ses membres offre un réservoir d’idées pour les gestionnaires urbains.
20Urbaniser le littoral méditerranéen doit concilier contraintes naturelles (sismiques, climatiques, hydrauliques, liées aux biotopes), techniques (eau, énergie, transports, déchets, architecture), sociales (démographie, migrations, logement, professions, revenus, patrimoine) et politiques (légitimité des institutions et des procédures, menaces de guerre) sous peine de défaillance systémique (collapse sismique, étouffement urbain). L’ensemble du Liban mérite une prospective territoriale. La saturation de Beyrouth nécessite de planifier pour écarter les activités dangereuses de l’habitat (déchets, usines, stocks, agriculture intensive), réorganiser les déplacements (réguler le fret, recréer des transports publics, connecter les transports privés, protéger les piétons), contrôler l’urbanisme (répartir le logement entre municipalités, calibrer les rues) et l’architecture pour adapter les édifices aux contraintes locales (prospect, parasismique, forages hydrauliques, isolation thermique). L’urbanisation gagne chaque vallée du Mont Liban et les axes routiers du sud. Réservoir hydraulique du Litani, la plaine agricole de la Bekaa est fracturée par l’urbanisation des axes vers Damas et Baalbek. Après le mitage parcellaire, la reconstruction syrienne qui débute génère une vaste zone commerciale et industrielle. Sans plan territorial, la frénésie des initiatives et échecs privés va sacrifier la ressource alimentaire, hydraulique et biologique de la Bekaa.
21Les initiatives pour végétaliser les murs affichent l’utopie de la durabilité dans la transmission du patrimoine en harmonisant béton et écologie, mais l’enjeu est de responsabiliser les « riches » pour réconcilier finance et valeurs bourgeoises. Mais il s’agit d’une vue de l’esprit pour une société aux autorités concurrentes, où la norme dominante est « la propriété pour chacun et Dieu pour tous ».