1Grand centre manufacturier et commerçant de la Palestine ottomane au 19ème siècle, réputée notamment dans les secteurs de la savonnerie et du textile, Naplouse est aujourd’hui la seconde ville de Cisjordanie derrière Hébron, si l’on excepte Jérusalem-Est que son statut d’occupation place à part. Ancienne capitale économique de la Palestine, elle subit un bouclage quasi-total durant la seconde Intifada (entre 2000 et 2009), qui l’isola durablement et marqua profondément à la fois la mémoire de ses habitants et son cadre physique, en particulier dans la vieille ville, gravement touchée par les incursions israéliennes.
- 1 UNESCO : United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization.
2Le territoire cisjordanien est divisé, depuis les Accords d’Oslo II (1995), en trois zones : A, B et C. A l’instar des villes principales de Cisjordanie (moins Hébron, qui possède un statut particulier), Naplouse est située en zone A (Figure 1) et placée sous le contrôle de l’Autorité palestinienne (AP). La zone B, composée de la quasi-totalité des villages palestiniens, se trouve quant à elle sous autorité palestinienne partielle, puisque l’armée israélienne y conserve certaines prérogatives (sécurité et lutte contre le terrorisme). Enfin, la zone C est placée sous contrôle total israélien. Les autorités palestiniennes de Naplouse (AP et municipalité) ont donc théoriquement la main pour répondre aux enjeux qui se posent aujourd’hui à la ville, en particulier ceux de son développement urbain et de l’amélioration de son fonctionnement, notamment ce qui concerne la circulation automobile, l’extension du bâti résidentiel et commercial, la sauvegarde et la réhabilitation de la vieille ville. Le patrimoine – sa désignation et sa protection – est à peu près partout dans le monde un domaine éminemment régalien (même s’il est aujourd’hui concerné par la décentralisation, comme c’est le cas en France par exemple). Dans le contexte palestinien, l’Etat n’existe pas (encore ?), mais ce qui le préfigure – l’Autorité palestinienne – s’appuie en partie sur la construction d’objets patrimoniaux palestiniens pour légitimer et renforcer son existence et la cohésion d’une nation palestinienne. Les candidatures de plusieurs sites palestiniens à l’inscription sur la liste du patrimoine mondial – dont trois ont aujourd’hui abouti – sont un exemple de cette action patrimoniale de l’AP, permise par la récente reconnaissance de la Palestine comme Etat par l’UNESCO1.
Figure 1 : Localisation de Naplouse en Cisjordanie
3Naplouse est dans ce contexte l’une des principales villes palestiniennes, que l’on considère la taille de sa population, son rôle politique et économique ou son histoire. Son patrimoine riche et diversifié témoigne d’une histoire remontant à l’antiquité romaine et des multiples influences (mamlouke, ottomane…) qui l’ont façonnée. Le patrimoine nabulsi semble n’avoir rien à envier à celui d’une ville comme Hébron, dont le centre ancien vient d’être reconnu comme patrimoine de l’humanité. Pourtant, à Naplouse, malgré la diversité des acteurs qui s’y intéressent et la multiplicité des initiatives, le processus de patrimonialisation peine à aboutir et c’est ce constat qui est au cœur de notre questionnement.
- 2 Voici la liste des travaux d’étudiants soutenus dans le cadre de ce projet de coopération décentral (...)
- 3 ONG : Organisation Non Gouvernementale.
4La méthode utilisée dans le cadre de cet article se fonde avant tout sur l’observation de la coopération décentralisée entre les villes de Lille et de Naplouse sur le thème du patrimoine urbain ; coopération à laquelle nous avons collaboré dans le cadre d’un projet financé par le Ministère des Affaires étrangères français (2015-2017) et dont l’Université de Lille et l’Université nationale An-Najah étaient partenaires. Cette collaboration nous a permis non seulement d’encadrer de nombreux travaux d’étudiants français et palestiniens sur ce thème et de faire l’état, avec eux, des connaissances existantes sur le patrimoine nabulsi2, mais aussi d’observer le jeu des acteurs palestiniens de la patrimonialisation (les différents services techniques de la ville de Naplouse, plusieurs ONG3 œuvrant à l’échelon national ou local, certains notables de Naplouse), et de constater qu’ils portent des visions et des discours sur le patrimoine parfois discordants. Après avoir présenté les enjeux de la patrimonialisation des villes historiques palestiniennes dans le contexte de la construction nationale, nous présenterons dans une deuxième partie le contexte spécifique de Naplouse dans le territoire cisjordanien et ce qui y fait patrimoine aux yeux de ses principaux acteurs. La troisième partie proposera une discussion sur les moteurs et les freins au processus de patrimonialisation et tentera d’expliquer ce qui l’entrave.
5La patrimonialisation, pensée comme un processus nécessitant l’intervention d’une kyrielle d’acteurs – institutionnels ou non – et menant à la désignation, la reconnaissance, la protection et la mise en valeur d’objets patrimoniaux, est dans le contexte palestinien un enjeu tout à la fois identitaire, mémoriel et politique.
6Plus que l’objet patrimonial en lui-même, sa nature ou son histoire, il s’agit bien ici de questionner à la fois l’action patrimoniale, c’est-à-dire les politiques publiques au niveau national et à l’échelon local, et l’action des organisations non gouvernementales, des experts locaux et des grandes institutions internationales. Cette action patrimoniale prend un sens particulier dans le contexte de la construction d’un Etat palestinien encore très hypothétique : instrumentalisé à des fins de légitimation politique et de territorialisation de la construction nationale, on peut dire que le patrimoine – en Palestine plus qu’ailleurs – fait de la politique.
7Il est éclairant de constater que ces démarches de patrimonialisation – projet ou création de musées ethnographiques ou de la mémoire, réhabilitation de centres urbains anciens, ouverture de chantiers archéologiques etc. – se sont multipliées sitôt signés les Accords d’Oslo et le processus de paix enclenché. « La mémoire du patrimoine local et autochtone a été fortement invoquée comme une croyance politique dans la nation palestinienne, capable de “rassembler” ses communautés éparses autour des signes de son bâti, de ses monuments » (Bulle, 2005 : 128). La sauvegarde du patrimoine historique est donc un enjeu politique sur lequel existe un très fort consensus (Picaudou, 2006 ; Bulle, 2001 ; De Cesari, 2008 ; Mustafa, 2009) et qui a récemment changé d’échelle, puisqu’il est désormais appuyé et aidé par la reconnaissance de la Palestine en tant qu’Etat par l’UNESCO (en 2011). Cette reconnaissance ouvre en effet la possibilité à l’Autorité palestinienne de déposer des demandes de classement au patrimoine mondial.
8L’espace cisjordanien fait l’objet d’une occupation civile et militaire depuis 1967, occupation qui se traduit par la multiplication des colonies et des avant-postes militaires israéliens. La stratégie d’expansion des colonies en Cisjordanie vise à la fragmentation territoriale de cette dernière et à l’isolement des principales villes palestiniennes, entre lesquelles les communications sont constamment interrompues à cause des nombreux checks-points et les temps de parcours considérablement allongés. De ce contexte difficile, qui se superpose au problème d’une économie extrêmement dépendante à l’égard d’Israël (Salingue, 2013) et d’un pouvoir politique bridé, découle la grande vulnérabilité des territoires palestiniens. Pour ceux-ci, la patrimonialisation des centres urbains historiques s’avère alors une stratégie – parmi d’autres – de résilience, dont on attend des effets à la fois politiques, économiques et sociaux (Habane, 2015).
- 4 MOTA : Ministry of Tourism and Antiquities.
- 5 DACH : Department of Antiquities and Cultural Heritage.
9Faute d’un Etat palestinien en mesure de porter cette politique, l’entreprise patrimoniale a d’abord été initiée par des acteurs privés et associatifs en lien direct avec les municipalités. L’ONG Riwaq fut ainsi créée en 1991 ; bénéficiant de financements de l’agence suédoise de développement international (SIDA), de l’UNESCO et de fonds privés, elle travaille surtout en zone rurale (dans les villages palestiniens) et a produit en 2005 un inventaire des bâtiments traditionnels. La Welfare Association, fondée en 1983, commença quant à elle à intervenir dans les villes palestiniennes en 1994, année où elle porte un premier programme de revitalisation dans la vieille ville de Jérusalem (Habane, 2015). En 2007, à la demande de la municipalité de Naplouse et d’un certain nombre d’institutions locales, la Welfare Association apporta son savoir-faire technique et son soutien financier à la réhabilitation de la vieille ville de Naplouse, lourdement dégradée depuis la fin de la seconde Intifada en 2002. Quant aux institutions gouvernementales, elles sont entrées dans le jeu patrimonial en 1994, date à laquelle fut créé le Ministère du tourisme et des antiquités (MOTA4), et son Département des antiquités et du patrimoine culturel (DACH5) en charge du patrimoine et de l’archéologie. Inexpérience, ressources financières insuffisantes, équipement indigent : les difficultés auxquelles doit encore aujourd’hui faire face le DACH sont nombreuses, mais ne l’ont pas empêché malgré tout de mener depuis 1994 un grand nombre de chantiers archéologiques dans les zones A et B (les sites en zone C étant gérés par Israël, conformément aux Accords d’Oslo). La politique patrimoniale du MOTA se résume ainsi essentiellement à la gestion des sites archéologiques et des onze musées archéologiques et ethnographiques qui présentent les pièces issues des fouilles (Habane, 2015). En 2002, suite à l’expression par le Comité du patrimoine mondial de sa préoccupation concernant la destruction du patrimoine palestinien, l’Autorité palestinienne décide la création d’un Département du registre national, avec l’objectif de construire une base de données sur le patrimoine culturel national. Le seul inventaire alors existant est la liste des sites archéologiques établie par le Département des antiquités du Mandat britannique en 1944, complétée en 1999 par un relevé effectué par une équipe palestinienne financée par la Banque mondiale, puis mis à jour depuis 2000 par le DACH (Taha, El-Jaradat, 2008).
- 6 HRC : Hebron Rehabilitation Committee.
- 7 CCHP : Centre for Cultural Heritage Preservation.
10Concernant le patrimoine urbain et la réhabilitation des villes historiques, deux institutions – créées par décret présidentiel de Yasser Arafat – émanent directement de l’Autorité palestinienne. Il s’agit d’abord du Comité de réhabilitation d’Hébron (HRC6), chargé en 1996 de réhabiliter les maisons de la vieille ville et d’y faire revenir des habitants palestiniens qui l’avaient quittée en masse, fuyant la violence et une vie quotidienne rendue impossible par la présence de colons juifs et de centaines de soldats israéliens (Bosredon et al., 2016 ; Bosredon, 2017). Il s’agit ensuite du Ministère Bethléem 2000 : créé en 1998 pour mettre en œuvre l’ambitieux projet Bethléem 2000 lancé par l’UNESCO, il est en charge de la réhabilitation de la vieille ville en vue de la commémoration du millénaire et de la célébration du christianisme dans le lieu supposé de la naissance de Jésus. L’enjeu fut clairement celui de la pacification et de l’unité des communautés chrétiennes et musulmanes autour de l’intérêt général : le tourisme, l’image de la ville de Bethléem et la célébration d’un patrimoine palestinien (Bulle, 2005). Le Centre pour la préservation du patrimoine culturel (CCHP7) a succédé au Ministère Bethléem 2000, sitôt achevées les célébrations. Placé sous la supervision du MOTA, le CCHP fut chargé de poursuivre les efforts de préservation et de valorisation du patrimoine dans le gouvernorat de Bethléem ; et il existe toujours aujourd’hui, malgré les fortes tensions initiales entre la Municipalité de Bethléem et le Ministère Bethléem 2000 (Hirschorn et al., 2004 ; Habane, 2015).
11Au-delà des cas particuliers de Bethléem et d’Hébron, les municipalités jouent elles aussi un rôle non nul dans la mise en œuvre de projets patrimoniaux, notamment via la définition de stratégies propres pour la réhabilitation et la revalorisation de leur centre ancien. Ainsi, la ville de Ramallah a-t-elle défini la protection du patrimoine culturel comme l’un des six objectifs prioritaires de son plan stratégique triennal 2008-2010 (Ramallah Municipality, 2008). La réhabilitation de ce patrimoine urbain fut impulsée, dès le début des années 2000, par la décision de la Municipalité de confier à l’association Riwaq la restauration de quatre édifices alors laissés à l’abandon mais aujourd’hui emblématiques du renouveau culturel de la vieille ville de Ramallah. Deux d’entre eux accueillent en effet des équipements culturels importants – l’école de musique Al-Kamandjâti et le Tamer Institute – et la Municipalité est devenue en quelques années un acteur direct de l’animation de la vieille ville, appelée à devenir un quartier culturel de Ramallah (Bosredon et al., 2014). A Hébron, c’est le HRC qui gère seul le programme de réhabilitation et de résidentialisation de la vieille ville ; toutefois la Municipalité palestinienne d’Hébron a contribué à l’élaboration du dossier de candidature de la vieille ville au titre du patrimoine mondial de l’UNESCO.
12L’accès au label Patrimoine Mondial a été rendu possible aux villes palestiniennes par l'admission de la Palestine au sein de l’UNESCO en 2011. Cette admission vint couronner la persévérance des Palestiniens qui avaient fait une première demande d’intégration de la Palestine comme Etat membre de l’UNESCO en 1989. L’enjeu de la nomination des sites palestiniens sur la liste du patrimoine mondial est avant tout politique, les Palestiniens souhaitant par cette démarche faire reconnaître aux yeux du monde l’identité palestinienne et l’importance universelle de plusieurs sites, et s'opposer ainsi à un certain nombre de processus de patrimonialisation contestés et conflictuels portés par l’Etat israélien (notamment à Hébron). Il s’agit donc pour chacun de ces sites de décisions politiques lourdes de conséquences.
- 8 ICOMOS : International Council for Monuments and Sites.
13Trois premiers sites ont d’ores et déjà été inscrits par l’UNESCO sur la liste du patrimoine mondial, et chacun d’entre eux l’est sur la liste du patrimoine en péril. En 2012, l’inscription du « Lieu de naissance de Jésus : l’église de la Nativité et la route de pèlerinage, Bethléem » était présentée en tant que proposition d’inscription d’urgence au motif que l’église et son ensemble avaient grandement souffert, en raison de la situation politique, de l’absence d’entretien régulier et de travaux de restauration depuis 1967, Malgré un avis réservé de l’ICOMOS8, le site fut inscrit sur la liste du patrimoine en péril lors de la 36e session du Comité du patrimoine mondial, en juillet 2012. La décision ne manqua pas de provoquer la colère d’Israël et les critiques américaines contre ce que ces deux Etats perçurent comme la politisation d’un site sacré.
14« Palestine : terre des oliviers et des vignes – Paysage culturel du sud de Jérusalem, Battir » est le second site à être proposé à l’inscription, lui aussi selon la procédure d’urgence en raison des risques que la construction d’un mur de séparation par l’Etat d’Israël faisait peser sur ce paysage. Là encore, en dépit des réserves de l’ICOMOS quant à la justification de la valeur universelle exceptionnelle du bien et à la situation d’urgence dans laquelle il se trouverait, le Comité du patrimoine mondial décide l’inscription en juillet 2014. La décision a ici couronné une mobilisation très importante d’habitants et d’associations de défense de l’environnement, qui s’étaient élevés contre le tracé prévu pour le mur.
15La « vieille ville d’Hébron/Al-Khalil » est le troisième et dernier site en date à avoir été inscrit (en juillet 2017). Premier site urbain, il a lui aussi été inscrit selon la procédure d’urgence sur la liste du patrimoine en péril. Le contexte très particulier d’Hébron explique bien sûr ce caractère d’urgence : Hébron est la seule ville de Cisjordanie à compter plusieurs colonies israéliennes en son sein et à revêtir une importance particulière aux yeux à la fois des juifs et des musulmans, puisque son monument Mosquée d’Ibrahim / Tombeau des patriarches est réputé être le lieu du tombeau d’Abraham. Cette fois encore, la décision prise par le Comité du patrimoine mondial d’inscrire Hébron est très politique et ne suit pas les recommandations de l’ICOMOS. Les répercussions géopolitiques furent importantes, précipitant en effet la décision d’Israël et des Etats-Unis de se retirer de l’UNESCO.
16Et Naplouse ? Treize autres sites ont été placés par la Palestine sur la liste indicative (qui signale l’intention de l’Etat-partie de déposer à terme une candidature pour chacun d’eux), dont « la vieille ville de Naplouse et ses environs », « le Mont Gerizim et les Samaritains » (un site très proche de la ville de Naplouse) et « l’ancienne ville de Jéricho : Tell Es-Sultan » (le seul autre site urbain, mis à part Naplouse). L’hypothèse d’une candidature de Naplouse au patrimoine mondial est l’un des sujets récurrents de la coopération décentralisée avec Lille, nous y reviendrons en détail dans la troisième partie de cet article.
17La ville de Naplouse donne à voir les diverses strates historiques d’une ville du Proche-Orient, de la phase de proto-urbanisation de l’âge du bronze jusqu’à la densification et l’étalement des immeubles verticaux du début du XXIème siècle. La vieille ville, construite à partir du premier siècle ap. J.-C. est au cœur d’un ensemble urbain patrimonial qui comprend également le site originel de la ville, localisé à l’est de la ville contemporaine, et des traces d’implantations religieuses sur le sommet du Mont Gerizim. Fort de cette cohérence, ce patrimoine urbain est toutefois fragilisé par une valorisation faible, sa division entre les zones A, B et C, et un processus de patrimonialisation inachevé. Avant de caractériser le patrimoine urbain de Naplouse, il est important de rappeler les conditions dans lesquelles les informations nécessaires à cette description ont été réunis.
- 9 PCBS : Palestinian Central Bureau of Statistics.
18Le territoire cisjordanien est divisé en onze gouvernorats (représentations locales de l’administration centrale), mais à ce maillage administratif se superpose le découpage en zones A, B et C, qui limite de fait la souveraineté de l’Autorité palestinienne sur son territoire. Dans ce cadre, 60 % du gouvernorat de Naplouse – qui comptait 386 552 habitants en 2017 dont 156 906 dans la ville de Naplouse (PCBS9, 2017) – se trouve en zones A et B et 40 % en zone C.
19Peuplée de 23 250 personnes en 1945 (PCBS), la ville de Naplouse connut une première phase de forte croissance démographique à la suite de la guerre de 1948 et de l’arrivée massive de réfugiés. Rappelons ici que le gouvernorat de Naplouse compte trois camps de réfugiés établis en 1950 (le Camp n° 1, le Camp de Balata et le Camp d’Askar) et regroupant approximativement 53 000 personnes au total selon les chiffres de l’UNRWA de 2015. La deuxième phase d’intense croissance démographique commence dans les années 1980 et est principalement due au solde naturel (la population double entre 1980 et 2007, passant de 60 000 habitants à plus de 125 000). Cela se traduit par une croissance du bâti fortement contrainte par le relief (Figure 2) et les limites de la zone A, puisque les permis de construire sont délivrés par l’autorité israélienne en zone B et interdits en zone C. La figure 3 montre ces limites, en particulier au nord, où la zone A jouxte directement la zone C du fait de la présence d’une colonie et d’une route y accédant et interdite à la circulation des Palestiniens.
Figure 2 : Les pentes urbanisées de Naplouse (Elsa Bergery, 2017)
Figure 3 : Fermetures du territoire et entraves à la circulation dans le gouvernorat de Naplouse (2017)
- 10 L’ensemble de ces travaux de master est listé à la fin de la bibliographie.
20Les matériaux de cette recherche proviennent de mémoires d’étudiants de master en aménagement et urbanisme10 réalisés dans le cadre du programme de coopération décentralisée entre les villes de Lille et de Naplouse déjà évoqué. Ces mémoires prennent tous appui sur la thèse de doctorat en géographie et aménagement d’Anissa Habane, soutenue à l’Université Lille 1 en novembre 2015. Les relations universitaires créées entre le département de planification urbaine de l’Université Nationale An Najah (à Naplouse) et le laboratoire Territoires, Villes, Environnement et Société de l’Université de Lille, à l’occasion de ce travail de thèse, ont permis au service des relations internationales de la ville de Lille d’intégrer des échanges d’étudiants dans le programme déposé, en mai 2015, auprès du ministère des Affaires Étrangères et du Développement International. Ce programme, intitulé « Elaboration d’un schéma directeur en matière de développement urbain et durable », répond à deux volontés politiques. Pour l’adjointe au maire de Lille déléguée à la coopération internationale européenne et au tourisme, il s’agit de soutenir la construction de l’Etat palestinien et de redynamiser une convention de jumelage politiquement mise en sommeil entre 2005 et 2012, suite à une consigne de l’Union Européenne qui engageait toute autorité européenne à s’abstenir de coopérer avec des représentants palestiniens issus du parti Hamas. Le maire de Naplouse de l’époque, Ghassan Shakaa (membre de l’Organisation de Libération de la Palestine, réélu en 2014 après l’alternance de Adly Yaish), cherche quant à lui dans les relations de jumelage un soutien à trois axes prioritaires pour le développement de sa ville : la préservation et la valorisation de la vieille ville, la décongestion du trafic automobile, l’amélioration de la place des enfants dans la ville.
- 11 CAUE : Conseil en Architecture Urbanisme et Environnement.
- 12 MCRC : Multi-Purpose Community Resource Center.
21La connaissance produite sur la ville de Naplouse par les mémoires des étudiants l’a été dans le cadre de ce programme de coopération réunissant quatre types de partenaires : les services d’urbanisme et du patrimoine des deux villes, le CAUE11 du département du Nord, le directeur du MCRC12, une ONG de Naplouse et des enseignants-chercheurs des deux universités. Les travaux, discutés lors de cinq missions à Lille et à Naplouse, ont porté sur la définition d’un projet urbain dans le quartier du gouvernorat de Naplouse, sur la réalisation d’outils d’interprétation du patrimoine de la vieille ville et sur la présentation des modalités de réalisation d’un dossier de candidature au patrimoine mondial de l’UNESCO. Ces échanges ont défini les sujets d’atelier donnant lieu à deux mémoires collectifs. « Unbuilt Spaces in Lille and Nablus Key Issue For Urban Development » a été déterminé par les directeurs du CAUE et du service urbanisme de Lille, sensibilisés au thème du passage progressif de l’espace privé à l’espace public suite de la visite de la vieille ville de Naplouse. « Un site patrimonial remarquable à Lille et à Naplouse » a quant à lui été choisi par la chef de projet Site Patrimonial Remarquable (SPR) de la ville de Lille, qui s’interrogeait sur la création d’une zone de protection du patrimoine intermédiaire entre l’aire réglementée par le SPR et le reste de la ville, en référence au principe de la « buffer zone » autour des biens inscrits à l’UNESCO.
- 13 Voir la plateforme LINK UP (Lille Nablus K(c)ooperation Urban Planning), outil de travail collabora (...)
22A côté des services techniques des deux villes, le CAUE du Nord et deux notables nabulsis ont joué un rôle indéniable dans la production des étudiants. Le CAUE, associé au projet pour ses capacités de conseil en architecture et urbanisme et pour la mise à disposition d’un outil, la plateforme S-Pass Territoires13, a accueilli quatre stagiaires, qui se sont rendus à Naplouse afin d’y effectuer un travail de terrain. Le directeur et les architectes du CAUE ont transmis aux étudiants stagiaires une méthode d’analyse de la ville prenant en compte les qualités naturelles du site, le tracé des voies, l’emprise du bâti selon les grandes phases historiques de l’urbanisation et la mise en regard systématique des deux villes. Quant aux acteurs qualifiés de « notables nabulsis » par Véronique Bontemps dans sa thèse sur le patrimoine de l’industrie du savon (Bontemps, 2009), ils ont joué le rôle d’intermédiaires, au sens où ils ont communiqué leur connaissance de la vieille ville aux techniciens de la ville de Lille, au CAUE et aux étudiants. Le premier est le référent officiel du partenariat avec Lille pour la ville de Naplouse. Membre de la famille du maire Ghassan Shakaa (celui qui a signé la convention de jumelage), il a été chargé de mission aux relations internationales de la mairie de Naplouse et est aujourd’hui directeur d’une ONG locale. Le second, architecte de profession, également directeur d’une ONG, est intervenu de manière plus officieuse par rapport à la mairie de Naplouse, au titre d’expert en architecture de la vieille ville. Il est aussi l’auteur de la principale référence contemporaine sur les caractéristiques architecturales de la vieilleville, Nablus, city of civilizations (Arafat, 2012), livre souvent offert en guise de présent aux visiteurs éclairés. L’un et l’autre parcourent la vieille ville quotidiennement et ont des relations régulières et denses avec les habitants, du fait des ONG qu’ils dirigent, par voisinage et certainement par leur position de notable. Leurs bureaux, lieux de réception des visiteurs, sont installés dans des maisons bourgeoises au cœur de deux quartiers différents. Les connaissances qu’ils transmettent sont imprégnées de leurs pratiques quotidiennes de la vieille ville et de leur vision de la préservation du patrimoine.
23Ce qui fait patrimoine à Naplouse, en partie représenté sur la figure 4, correspond aux éléments inventoriés par les travaux des étudiants et par le livre de l’architecte Naseer Rahmi Arafat que nous venons de citer, et visités lors des missions des techniciens de la ville de Lille en mission à Naplouse. Parmi ces éléments, si la vieille ville et ses environs ont toujours été l’objet d’une reconnaissance consensuelle lors des débats entre les techniciens des deux villes, d’autres éléments, objets de tension directe dans le conflit israélo-palestinien, ont été tenus à l’écart des discussions. La répartition dans l’espace de « ce qui fait patrimoine à Naplouse » reflète donc la division de l’espace vécu des Palestiniens, ainsi que les tensions actuelles et passées entre les parties palestiniennes et israéliennes. La carte révèle des sites patrimoniaux consensuels pour les acteurs locaux, situés en zone A et inclus dans le territoire vécu au quotidien par les Nabulsis – la vieille ville et ses alentours –, et des sites sous tensions politiques en zone B ou dans la zone A – le sommet du Mont Gerizim et le village des Samaritains, le Tombeau de Joseph.
Figure 4 : Ce qui fait patrimoine à Naplouse (2017)
24La vieille ville de Naplouse, pour le néo-visiteur, c’est d’abord une ambiance faite de contrastes : ombre et lumière, vie grouillante et vie silencieuse, odeurs âcres et odeurs douces ; le tout rythmé par les affaires des Nabulsis et arrêté sur la période architecturale ottomane. Du point de vue morphologique, la vieille ville, lovée au pied du Mont Gerizim, se distingue du reste de la ville par un tissu urbain compact de 37 ha. Des travaux des étudiants et des discussions entre les techniciens des villes de Lille et de Naplouse se dégagent deux idées principales à son sujet : l’enchevêtrement ou le chevauchement du bâti, caractéristique d’une ville souvent reconstruite sur elle-même, ainsi qu’une organisation spatiale basée sur le cardo-decumanus romain, complétée, pour chaque quartier, par une hiérarchie de voies qui mènent progressivement d’un espace vécu et perçu comme public vers un espace vécu et perçu comme privé.
25L’enchevêtrement et le chevauchement du bâti est propre aux villes organiques, mais résulte aussi à Naplouse des reconstructions successives à la suite de conflits et de tremblements de terre (le dernier ayant eu lieu en 1927). Le sous-sol et le tissu urbain gardent les traces des empires et des dynasties qui ont contrôlé le territoire palestinien. Le cardo-decumanus de Flavia Neapolis, tracé en 52 Av. J.-C. sur un site aquifère à l’ombre de la montagne, donne à la vieille ville sa forme allongée d’Est en Ouest (figure 5). A l’instar des ruines de l’église Sainte-Marie fondée sur le Mont Gerizim, les soubassements des mosquées Al-Kabir et An-Nasr attestent de la période byzantine. L’existence de la ville lors de la première période islamique (636-1099 apr. J.-C.) est attestée dans le récit du géographe Al-Maqdisi (945-1000) ; elle est alors comparée à une petite Damas. La période Ayyubide (1187-1260), qui marque la victoire définitive de Saladîn sur les Croisés et l’influence d’une dynastie venue du Nord, donne à la ville les mosquées aujourd’hui les plus anciennes (Al-Kabir, An-Nasr). La période mamelouke, du nom d’une dynastie égyptienne, est présentée dans l’histoire de Naplouse comme un moment de prospérité, pendant lequel des écoles religieuses, des tombeaux ou des fontaines expriment la richesse d’un mode de vie urbain. Le bâti de cette période sera détruit par le tremblement de terre de 1199.
Figure 5 : Le patrimoine de la vieille ville de Naplouse
26C’est la période ottomane (1517-1917), et notamment sa phase terminale, qui imprègne la majorité du paysage urbain par des éléments architecturaux significatifs (oriels fermés par des moucharabiehs et souvent remplacés par des matériaux de fortune, fenêtres géminées, portes d’entrées richement ornées), par deux grands types de demeures (les maisons des gouverneurs et celles des marchands) et par les savonneries. Les maisons des gouverneurs (au nombre de quatre), appelées « palais nabulsis » et dont le plan suit les dénivelés du terrain, sont structurées par une succession de cours donnant accès à des pièces ouvertes ou fermées et à un jardin. Le palais Al-Bayk Tuqan (Figure 5) établi sur une surface de 35 dunams (3,5 ha) est le plus grand. Les maisons des marchands (au nombre de dix) se caractérisent par la présence de pièces nécessaires aux activités du propriétaire, telles que le diwan (pièce d’accueil des visiteurs), et pouvaient disposer d’un hammam privé. Elles sont souvent accolées à une savonnerie. Aux 18ème et 19ème siècles, les grandes familles de marchands nabulsis contrôlent en effet la fabrication du savon, exporté jusqu’en Grande Syrie et en Egypte. 33 emplacements de savonneries sont aujourd’hui connus dans la vieille ville et ses limites, notamment dans la partie sud, où elles s’alignent le long d’une rue surnommée la « rue des savonneries ». Les savonneries s’élèvent sur deux étages et se reconnaissent à leurs grandes fenêtres grillagées, ouvertes pour le séchage du savon, à leurs portes d’entrées hautes et fonctionnelles et à la demeure accolée du propriétaire, qui s’ouvre sur la rue par un portail richement décoré (Figure 6)
Figure 6 : Le palais Al-Bayk Tuqan (Marie-Thérèse Grégoris, 2012)
Figure 7 : La façade de la savonnerie et de la maison de la famille An Nabulsi (Marie-Thérèse Grégoris, 2017)
27Au cours du 20ème siècle, de nouvelles destructions altèrent ce bâti. Le tremblement de terre de 1927 est resté dans les mémoires comme la dernière grande catastrophe naturelle. Sur un autre plan, les destructions dues à l’armée israélienne lors de la première et surtout de la deuxième intifadas ont également été très lourdes. En avril 2002, Naplouse est ainsi l’une des villes ciblées par l’opération Rempart, lancée par l’armée israélienne. Elle sera suivie d’autres opérations militaires, couvre-feux imposés et nombreuses destructions de maisons, en particulier dans la vieille ville. Réputée ville rebelle et haut lieu de résistance, Naplouse paie un lourd tribut lors de cette seconde Intifada, tant sur le plan humain que matériel. Dans un chapitre de sa thèse consacré aux “empreintes de la guerre dans les mémoires et les pierres”, Anissa Habane (2015 : 228-229) explique comment l’armée israélienne envahit Naplouse en 2002, progressant avec ses tanks et ses bulldozers, passant de maison en maison en détruisant les murs dans l’objectif de déloger la résistance armée palestinienne, avant d’enfermer complètement la ville et ses habitants de 2002 à 2009 à l’aide nombreux check-points.
28L’organisation spatiale de la vieille ville de Naplouse peut se comprendre, à la fois dans sa pratique et dans sa perception, par une logique de gradation des espaces, depuis l’espace public des rues commerçantes jusqu’à l’espace privé et intime de la maison (Correia, Taher, 2015 ; Diéval M., 2015). Au centre, la place Al-Manara, espace public aménagé au 19ème siècle et monumentalisé par l’édification d’une tour de l’Horloge, donne accès à la mosquée An-Nasr et est directement connectée au centre de la vie économique, soit deux rues commerçantes. La première, appelée Old Khan Market et attestée comme telle dès le 16ème siècle, correspond au tronçon central du cardo. La seconde, appelée New Khan Market, se situe sur un axe perpendiculaire. Aux extrémités Est et Ouest des axes structurants, aux entrées de villes, se sont développés des secteurs artisanaux, et plus particulièrement à l’entrée ouest un équipement symbolique de la ville ottomane, le caravansérail Khan El-Wakale. De part et d’autre et entre les deux voies structurantes, la vieille ville se divise en six quartiers. A l’intérieur des quartiers, l’accès aux habitations s’effectue par des hawsh (Figure 7), allées étroites et sinueuses greffées aux voies publiques qui bordent ou traversent le quartier. En arabe, le mot hawsh signifie protection. Dans le tissu urbain des villes palestiniennes, il désigne aussi ces allées ou impasses qui se dilatent parfois jusqu’à former des cours et dont la sinuosité est guidée par le décalage des murs ou des jeux d’escaliers, qui dissimulent au regard l’accès aux cours d’habitations familiales. Ce type de voirie, perçue comme semi-publique, donne accès à un habitat composé de pièces voûtées, organisé par des successions de cours.
Figure 8 : Hawsh Al Atout-Al Fakhorah restaurés entre 2012 et 2014 (Marie-Thérèse Grégoris, 2017)
29Des éléments du patrimoine urbain de Naplouse sont également présents autour de la vieille ville. Situé un kilomètre à l’est de la vieille ville, le site archéologique de Tell Balata (Figure 8) est établi sur le site originel de la ville, à l’entrée de la vallée qui sépare le Mont Ebal (940m) et le Mont Gerizim (880m). Ce lieu de passage entre la vallée du Jourdain et la mer Méditerranée a fixé les premiers occupants sédentaires, au quatrième millénaire Av. J.C., et favorisé le développement de la ville de Shichem (entre 2000 et 1000 Av. J.C.). Les vestiges de celle-ci témoignent de l’organisation d’une ville cananéenne : des fortifications faites d’énormes blocs cernent un ensemble de maisons surplombées par un temple et un palais. Dans le même secteur de l’ancien village de Balata et à proximité du camp de réfugiés de même nom, se trouvent également deux éléments cités par les récits bibliques et évangéliques. Le cas du Tombeau de Joseph est pour l’instant laissé de côté et sera évoqué dans le paragraphe ci-après relatif au patrimoine en tension. Le puits de Jacob, où Jésus rencontra la Samaritaine, est aujourd’hui gardé par des moines et se situe au fond de la crypte d’une église orthodoxe construite au début du 20ème siècle. En limite nord et est de la vieille ville, demeurent les sites des équipements ludiques et religieux de la ville romaine : en plein centre de la ville contemporaine, l’hippodrome est une excavation à ciel ouvert ; au sud-est, les pierres du théâtre s’effacent dans une friche au pied du Mont Gerizim ; à l’est et à l’ouest, deux cimetières gardent encore quelques tombes ; alors que le site du temple de Jupiter, en zone C, surplombe la ville depuis le Mont Gerizim. Pour terminer cet inventaire, les alentours de la vieille ville sont marqués par un dernier type de patrimoine récemment remarqué par la municipalité, il s’agit des maisons de notables construites à l’extérieur de la vieille ville (Figure 9), ponctuellement à partir de la fin du 19ème siècle, et de façon plus systématique après le tremblement de terre de 1927.
Figure 9 : Le site archéologique de Tell Balata (Marie-Thérèse Grégoris, 2017)
Figure 10 : Maison de la famille Masri en dehors de la vieille ville (Marie-Thérèse Grégoris, 2017)
30Hors zone A, le sommet du Mont Gerizim comprend trois éléments patrimoniaux répartis dans les entrelacs du zonage de la Cisjordanie et dans un proche voisinage de la colonie de Bracha ; les traces romaines du Temple de Jupiter, sur le flanc nord du mont, comme les vestiges de l’église byzantine Sainte-Marie se trouvent en zone C, tandis que le village des Samaritains est situé en zone B. Ce village est un espace emblématique des rivalités politiques entre l’Etat israélien et l’Autorité palestinienne. La communauté des Samaritains se dit descendre de tribus bibliques, installées sur le mont depuis le 4ème millénaire avant Jésus Christ. Gardienne de rites et d’une langue liturgique des premiers israélites, elle reconnaît le mont Gerizim comme lieu saint principal. Les Samaritains ont habité la vieille ville de Naplouse, dans une partie du quartier Al-Yasminah, jusque dans les années 1980 au moment de la première Intifida, période à partir de laquelle ils s’installent définitivement sur le mont ou dans la banlieue de Tel Aviv. Fanny Urien-Lefranc (2016) a identifié les concurrences que se livrent les organes nationaux pour la construction de leurs récits identitaires. Dès 1967, l’Etat d’Israël favorise la construction d’habitations pour les Samaritains sur ce lieu. En 1995, lors de la délimitation des zones d’administration de la Cisjordanie, le village des Samaritains se retrouve inclus dans la zone B, administrée par les Israéliens et les Palestiniens. Depuis 2012, le village des Samaritains est aussi un patrimoine revendiqué par l’Autorité palestinienne, qui l’a placé sur la liste indicative des biens palestiniens à inscrire au patrimoine mondial l’humanité. Comme première tentative de valorisation, le MOTA palestinien et l’UNESCO ont financé, dès 2010, la réalisation d’un musée consacré aux traditions liturgiques. Entre ces revendications de niveau national, la communauté tente de se faire identifier sur la scène internationale par un discours pacificateur et développe elle-même des stratégies de mise en valeur touristique. Pour les acteurs de la ville de Naplouse, et notamment pour les notables de la vieille ville, les Samaritains demeurent à la fois d’anciens compagnons de la vieille ville, avec lesquels ils ont gardé des relations, et une curiosité folklorique de Naplouse, témoin de la tolérance des pratiques religieuses, qu’il est bon d’exposer aux visiteurs. Mais il leur est difficile d’imaginer une labellisation UNESCO de ce site, qu’ils estiment plus d’appartenance israélienne.
31En zone A, le Tombeau de Joseph est un site qui révèle les affrontements entre Palestiniens et Israéliens à l’intérieur des limites de la ville de Naplouse, et il peut être présenté comme un lieu saint instrumentalisé dans le conflit israélo-palestinien (Bourmaud, 2008). Le Tombeau de Joseph, cercueil de pierre placé dans une unité bâtie voutée située dans un espace fermé par des murs, est aujourd’hui surveillé par les forces de sécurité palestinienne. Il fait partie de la vingtaine de tombeaux (Arafat, 2013) qui, avec les mosquées, marquent l’histoire de la religion musulmane sur le territoire de la ville de Naplouse. A la différence des autres tombeaux, celui-ci a une histoire biblique qui lui attribue le recueil des ossements de Joseph d’Egypte, l’un des douze fils du patriarche Jacob. Lieu de pèlerinage pour les juifs, il fait l’objet d’un accord entre les autorités israéliennes et palestiniennes, qui autorisent les pèlerinages nocturnes sous escorte militaire israélienne. Les tensions cristallisées par ce lieu sont très fortes, au moins depuis la deuxième Intifada (Chevalier, 2015), pendant laquelle les Palestiniens ont détruit le tombeau. Depuis, il peut être soit occupé massivement par des juifs orthodoxes israéliens pour lesquels les délais d’attente d’une autorisation de pèlerinage sont trop longs, soit attaqué par des jeunes Palestiniens qui réagissent aux soubresauts du conflit (pressions exercées sur la Bande de Gaza, incidents occasionnés par les colons…).
32Aujourd’hui plusieurs acteurs nabulsis agissent en faveur de l’inscription du centre historique de Naplouse sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, à l’image de ce qui a été fait pour Hébron, Battir et Bethléem. Si cette reconnaissance représente pour beaucoup une sorte de Graal, elle n’est pourtant pas le seul indicateur d’un processus de patrimonialisation réussie. Cette inscription intervient de plus à l’issue d’un long processus de négociations, avec une décision finale qui revient à l’Autorité palestinienne.
33L’histoire riche et ancienne du territoire qui est aujourd’hui celui de Naplouse est visible à travers une stratification de traces et de vestiges encore peu étudiés et pour certains difficiles à identifier. Le processus de patrimonialisation de la ville nécessite donc à la fois une connaissance et une étude fine des sites historiques, et une politique de sauvegarde, de réhabilitation et de mise en valeur du tissu urbain ancien. Il s’agira ici d'identifier les initiatives de patrimonialisation prises depuis le 19ème siècle, mais aussi d’expliquer pourquoi de nombreux sites historiques sont, encore aujourd'hui, négligés, dégradés et parfois détruits pour laisser place à de nouvelles constructions. Les grandes périodes historiques qui ont fait Naplouse sont connues, de l’Antiquité romaine jusqu’à nos jours, mais chaque strate de bâti est vue et traitée différemment et plus ou moins reconnue comme une composante du patrimoine. Cette dernière partie s’attachera donc à montrer de quelle manière se sont déroulées les phases successives de la patrimonialisation. Le processus révèle ainsi des initiatives inégales, portées par un ensemble hétérogène de partenaires internationaux et d’acteurs locaux, dont les projets et les visions s’affrontent parfois. Il conviendra d’identifier les blocages inhérents au processus de patrimonialisation qui prévaut actuellement à Naplouse, pour essayer de comprendre pourquoi l’ensemble des initiatives portées jusque-là ont certes permis de préserver certains éléments, mais restent incomplètes ou peu soutenues par les pouvoirs publics.
34La patrimonialisation à Naplouse est identifiable à travers diverses initiatives qui ne sont pas nécessairement liées par une démarche commune, étant donnée la myriade d’acteurs, notamment internationaux, investissant ce champ. Ce processus est révélateur de l’histoire récente de la région, aujourd’hui sous la pression du conflit avec l’Etat hébreu, et de l’évolution réglementaire au fil des périodes britannique, jordanienne et palestinienne.
35Historiquement, les premières initiatives de patrimonialisation, en 1929, sont influencées par la notion d’“antiquité” utilisée dans la loi coloniale britannique pour définir les objets et les bâtiments construits avant 1700. Cette date correspond à l’engouement croissant des pays européens pour les antiquités des pays dits “orientaux”, où des équipes d’archéologues étaient envoyées pour fouiller les sites historiques afin de remplir les musées des grandes capitales européennes (Bergery, 2017). La loi britannique ne reconnaît donc comme patrimoine que les sites archéologiques comme Tell Balata ou les ruines romaines. Pendant longtemps, cette vision du patrimoine prévaudra, comme on peut le voir dans la loi jordanienne de 1966, qui tente d’encadrer les fouilles et le commerce des objets d’art (Berrais et al., 2017).
36Cette conception étriquée du patrimoine, héritée de la colonisation britannique, se perpétue aujourd’hui dans la gestion des sites antiques par l’AP, à travers le MOTA, ministère du tourisme et des Antiquités. L’initiative la plus significative du MOTA à Naplouse est assurément le projet Tell Balata Archeological Park, lancé en 2010 et achevé en 2014. A l’initiative de l’antenne UNESCO de Ramallah, du MOTA et de l’université de Leiden, un plan d’études archéologiques et de valorisation du site fut financé par le gouvernement néerlandais. En plus d’un plan de réhabilitation, la coopération avec les Pays-Bas permit au MOTA de mettre en place une véritable politique de sensibilisation et de formation des professeurs à l’enseignement de l’histoire. Un centre d’interprétation proposant une documentation aux visiteurs fut construit à l’entrée du site (Taha & Van der Kooij, 2014).
37Les autres sites archéologiques, la plupart datant de l’époque romaine comme le théâtre antique ou l’hippodrome (Figure 11), ne bénéficient pas encore d’une protection comparable. Ces sites étant situés sur des terrains privés, le MOTA commence souvent par bloquer les projets de construction, pour tenter de préserver les ruines mises à jour. Mais faute de moyens, celles-ci restent à ciel ouvert et se dégradent au fil des intempéries et des vols de pierres. Pourtant, sous la pression de l’UNESCO, le ministère arrive parfois à mettre en place des plans d'acquisition et de gestion du site, comme ce fut le cas pour Tell Balata, et plus récemment pour l’hippodrome et le théâtre romains (Bergery, 2017 : 45).
Figure 11 A-B : Les ruines du théâtre romain, à gauche, et de l'hippodrome, à droite, laissées à l’abandon et envahies par l’urbanisation (Elsa Bergery, 2017)
38Comme expliqué plus haut, le conflit israélo-palestinien a ensuite progressivement fait émerger un intérêt nouveau pour le patrimoine comme élément porteur de l’identité culturelle palestinienne, en opposition à la colonisation. Petit à petit, les acteurs locaux commencèrent à protéger et à valoriser certains éléments anciens du tissu urbain, comme les palais des grandes familles et les savonneries, symboliques de l’époque où la Palestine était une région prospère de l’empire ottoman. Pourtant, la vieille ville est aujourd’hui dans un état critique pour deux raisons principales. Tout d’abord, les bombardements israéliens de 2002 ont entraîné la destruction totale ou partielle de certains bâtiments. Par ailleurs, le centre historique souffre aujourd’hui d’une mauvaise gestion, tant sur le plan de l’entretien et de la rénovation du bâti que sur le plan de la gestion des déchets et de l’assainissement (Welfare Association, 2011). Quels acteurs sont donc intervenus dans le processus de patrimonialisation de la vieille ville et qu’est-ce -ce qui les empêche aujourd’hui d’aller plus loin ?
39Dès la création de l’AP en 1994, des opérations de réhabilitation commencent à l’initiative des autorités locales et nationales. A Naplouse, la municipalité crée ainsi en 1995 un département pour la réhabilitation de la vieille ville, qu’elle installe dans le centre historique. Des initiatives d’embellissement et de rénovation voient alors le jour, jusqu’au moment où la deuxième Intifada éclate en 2000. Des maisons sont alors bombardées et des murs abattus pour laisser passer les chars israéliens. Ces destructions perpétrées jusqu’en 2007 sont encore visibles aujourd’hui (Habane, 2015). Dès que les incursions de l’armée israélienne dans la vieille ville se sont faites plus rares, la Welfare Association entreprit, en partenariat avec la Municipalité, de réhabiliter le centre historique14. La Welfare est une association internationale crée en 1983, à l'initiative de Palestiniens expatriés. Son premier succès a été la réhabilitation de la vieille ville de Jérusalem en 1994, financée par des donateurs arabes et internationaux. C’est donc avec un savoir-faire reconnu en termes d’ingénierie financière et technique que l’association commence un plan de revitalisation pour Naplouse en 2007 (Bergery, 2017). Les travaux de restauration concernèrent les palais des familles Abdelhadi et Hashem, aujourd’hui transformés en centres culturels et sociaux, ainsi que la savonnerie Arafat et les hawsh Al-Atout, Al-Fakhorah, Obaid et Al-Jitan. Le khan al-Wakala, caravansérail construit au 17ème siècle et fortement endommagé par le tremblement de terre de 1927 puis par les bombardements israéliens de 2002, fut quant à lui restauré conjointement par la mairie (qui racheta l’ensemble du bien à ses propriétaires privés) et l’UNESCO (qui apporta son assistance technique), grâce à un financement de l’UE. Ce projet, initié dès la fin des années 1990, s’acheva en 2012 avec l’inauguration officielle d’un khan rendu à ses fonctions premières d’hospitalité et de commerce. Il abrite désormais un hôtel, des ateliers et des boutiques d’artisanat local, un restaurant et des espaces d’exposition (Bontemps, 2012).
40Ces initiatives de réhabilitation restent des opérations difficiles à mettre en œuvre, à cause de la complexité du droit de propriété dans la société palestinienne (Mustafa, 2009). Tout d’abord, le droit de succession impose la division des biens et rend difficilement identifiables les propriétaires, parfois très nombreux, du bâti historique. L’acquisition d’un bien en vue de sa restauration par la municipalité ou par la Welfare Association est souvent un vrai casse-tête quand il s’agit de retrouver l’ensemble des héritiers et d’obtenir leur consentement à vendre. De plus, le système de blocage des loyers empêche les propriétaires d’investir dans la réhabilitation du bien, freinant les initiatives privées.
41Ce qui fait défaut à Naplouse comme dans l’ensemble des territoires palestiniens occupés est ensuite un cadre législatif clair pour la reconnaissance et la protection des centres anciens. La loi jordanienne de 1966 était peu contraignante, interdisant seulement les percements de nouvelles voies, les démolitions ou les constructions non-harmonieuses ne respectant pas le ratio fenêtre-mur ou les revêtements. Une nouvelle directive nationale fut adoptée en 2011, sous l’influence des associations de sauvegarde du patrimoine comme la Welfare Association. Mais, malgré l’introduction d’une nouvelle réglementation plus précise, de nombreux vides juridiques empêchent encore d’accompagner efficacement les résidents dans les travaux d’entretien de leur bien et de sanctionner les écarts constatés dans les initiatives de rénovation ou de construction (Welfare Association, 2011). De son côté, la municipalité a montré plusieurs fois la volonté de faire de la vieille ville un objet patrimonial attractif et agréable à vivre, mais cela s’est rarement traduit en actes réglementaires, et le document du Master Plan, dont la dernière approbation date de 2013, est encore incomplet pour ce qui concerne la vieille ville.
- 15 CHEC : Cultural Heritage Enrichment Center.
- 16 MCRC : Multi-Purpose Community Research Center.
42Ce sont donc encore ici des initiatives privées, semi-publiques ou associatives, souvent orchestrées par les notables de la ville, qui vont émerger. Ces initiatives mêlent à la fois le besoin de valoriser le centre historique aux yeux des habitants et des touristes potentiels, mais aussi de proposer des services sociaux et culturels aux habitants de la vieille ville, population défavorisée d’un point de vue socio-économique. Dès la fin de l’Intifada en 2002 est créée la Société Civile du Gouvernorat de Naplouse (Lejne Ahliye en arabe), un groupement d’hommes d’affaires et de notables nabulsis lié aux instances nationales mais aussi à des investisseurs internationaux, particulièrement de la péninsule arabique. Le but premier de cette alliance a été de reconstruire des logements de la vieille ville et d’offrir des services sociaux aux habitants, notamment aux familles des prisonniers. Mais très vite, l’organisation s’oriente aussi vers des activités de lobbying auprès de la municipalité et de l’AP et des actions de plus en plus mises au service des intérêts économiques et politiques de certains notables de la ville (Bergery, 2017). D’autres associations suivant la même démarche initiale ont vu le jour. C’est le cas notamment du Centre d’enrichissement du patrimoine culturel (CHEC15) et du Centre de recherche communautaire polyvalent (MCRC16), un centre social lié à l’ONG Project Hope. Le MCRC, actuellement le plus actif dans la vieille ville, propose à la fois des services sociaux (formation pour les adultes, actions d’éducation pour les enfants défavorisés du quartier, centre médical de proximité) et des actions de sensibilisation au patrimoine de Naplouse. Une maquette de la vieille ville a ainsi été réalisée en 2016, provoquant l’intérêt des télévisions palestiniennes comme des délégations internationales. Elle permet aux plus jeunes et aux étrangers de comprendre facilement l’organisation de l’espace et la richesse du patrimoine du centre historique. D'autres initiatives voient le jour en collaboration avec l’UNESCO ou la mairie, comme par exemple une action de nettoyage à Tell Balata ou la création d’une application sur le patrimoine de Naplouse.
43Malgré les difficultés rencontrées par les services de la municipalité en charge de la vieille ville pour faire appliquer la réglementation et améliorer les conditions de vie de ses habitants, la vieille ville représente pour tous les acteurs un site historique unique et remarquable. Même si les actes ne suivent pas toujours la parole, la plupart des acteurs s’accordent sur l’intérêt de préserver la vieille ville dans son ensemble. C’était le cas de Ghassan Shakaa, l’ancien maire, qui a souvent fait de la vieille ville l’étendard de sa campagne électorale, la considérant comme un “trésor national” qui devrait bénéficier d’une vraie réhabilitation grâce à un partenariat entre acteurs publics et privés (Habane, 2015).
- 17 Il s’agit de l’Inventaire du Patrimoine Architectural et Paysager (IPAP) de la Métropole européenne (...)
44Sous l’influence de l’UNESCO et de la coopération des acteurs municipaux de Lille et de Naplouse, le service patrimoine de la municipalité de Naplouse commence désormais à envisager l’établissement d’une zone tampon autour de la vieille ville. Cette patrimonialisation de la zone tampon s’apparente à la notion globalisante de “paysage urbain historique” diffusée par l’UNESCO. Cette zone est essentielle pour la préservation de la valeur universelle exceptionnelle du bienainsi que pour celle de son intégrité et de son authenticité, indispensables à la reconnaissance comme patrimoine mondial. C’est ainsi que le service patrimoine de la mairie de Naplouse a débuté un travail d’inventaire d’une centaine de villas bourgeoises construites en périphérie de la vieille ville au 19ème et au début du 20ème siècle, au cours de la période ottomane. La méthodologie s’est développée au cours de la coopération Lille-Naplouse, inspirée des fiches d’inventaire du patrimoine incluses dans le Plan local d’urbanisme de Lille17, qui préserve les bâtisses répertoriées de la destruction ou d’une modification du bâti ou du paysage non fidèle à ses caractéristiques originelles.
45Cependant, ces initiatives d’identification et de classement pour la définition d’une zone tampon semblent rester cantonnées aux services techniques de la municipalité de Naplouse en charge du patrimoine et sont très peu prises en compte par les pouvoirs publics, le conseil municipal et les associations actives de la vieille ville. Ce patrimoine ne semble pourtant pas sans intérêt pour tout le monde, puisque certaines organisations importantes comme l’ONG Project Hope ou l’Institut Français y ont établi leurs locaux. Mais ces maisons se trouvent sur des zones dédiées au développement urbain, convoitées par les investisseurs. Comme nous le verrons, la difficulté à établir une protection juridique pour une zone tampon, pourtant utile dans la compréhension globale de la ville, est symptomatique des blocages institutionnels, culturels et économiques liés au processus de patrimonialisation à Naplouse.
46Si la vieille ville possède un statut particulier qui lui assure un minimum de protection, il semble que seules les initiatives ponctuelles de réhabilitation décrites précédemment assurent une cohérence du bâti historique ; or la patrimonialisation à Naplouse nécessiterait désormais un plan global intégré au Master Plan de la ville et en cohérence avec les besoins du développement urbain, actuellement incontrôlé. La concrétisation de la protection du patrimoine dans le règlement implique une réflexion globale, tant sur la démarche (de la réhabilitation à la valorisation) que sur la géographie du lieu (de la vieille ville stratigraphique à la zone tampon et aux sites archéologiques extérieurs). Il s’agit donc ici d’identifier les freins à la patrimonialisation, ce qui rend difficile les opérations de réhabilitation et la préservation du paysage culturel de Naplouse.
47En plus des destructions dues au conflit israélo-palestinien, le patrimoine à Naplouse est victime des conséquences foncières et économiques de la croissance urbaine. Le secteur de la construction est en effet majeur pour l’économie palestinienne, puisqu’il représente environ 18 % de l’emploi en Cisjordanie (European Training Foundation, 2014). De plus, les investisseurs immobiliers se trouvent souvent être proches des instances de décision, notamment de la Société Civile du Gouvernorat de Naplouse, qui influence les délivrances de permis de construire (Bergery, 2017). Enfin, les droits à construire étant extrêmement limités en zones B et C, les constructions sur les terrains nus de la zone A se multiplient et se densifient. Ainsi, les immeubles modernes fleurissent un peu partout sur les collines de Naplouse et les anciennes villas ottomanes se retrouvent peu à peu noyées dans un paysage urbain qui s’étire et se transforme (Figure 12). C’est pourquoi l’établissement d’une zone tampon ne semble pas être la priorité des pouvoirs publics et des investisseurs face aux besoins économiques et immobiliers actuels.
48Cette multiplication d’immeubles modernes donne la possibilité à de plus en plus de ménages de vivre le rêve de la modernité palestinienne : un logement spacieux, lumineux et climatisé, pourvu d’une place dans un garage pour la voiture. L’habitat traditionnel de la vieille ville n’offre pas ces aménités, de plus le quartier est mal perçu puisque, désormais, seules y vivent les familles les plus défavorisées, captives de leur logement. Le désintérêt apparent des habitants de la vieille ville pour leur patrimoine peut ainsi passer pour de la négligence, mais il faut garder à l’esprit que ces derniers sont surtout locataires, avec des revenus modestes et peu de connaissances et de compétences quant aux techniques de réhabilitation adaptées aux maisons de la vieille ville. Beaucoup vivent dans des conditions difficiles, dans des maisons endommagées par les épisodes de conflit armé avec Israël, transformées pour accueillir l’agrandissement de la famille, inadaptées à l’évolution des modes de vie. Beaucoup de Palestiniens pensent en effet la modernité à travers la construction d’immeubles correspondant aux paysages des villes phares de la péninsule arabique, comme Riyad, Doha ou Abu-Dhabi (Joanin, 2016). Ce phénomène n’est pas propre à la Palestine mais couvre le Moyen-Orient en général. La plupart des habitants interrogés par Anissa Habane dans le cadre de sa thèse (Habane, 2015) déclarent ainsi qu’ils souhaiteraient vivre ailleurs s’ils en avaient la possibilité. De plus, si le patrimoine est politiquement considéré comme utile à la valorisation de la culture palestinienne, il est aussi vu comme un luxe qu’on peut difficilement se payer dans un contexte aussi instable. Il est plus facile de développer une sensibilité patrimoniale lorsqu’on a la capacité financière de réhabiliter son logement pour habiter le patrimoine dans de bonnes conditions et un confort suffisant. Face à l’urgence de l’enjeu de la gestion de l’eau et des déchets ou de celui du chômage, les autorités mettent ainsi bien évidemment le patrimoine au second plan.
Figure 12 : L’urbanisation à Naplouse, grignotant le flan des montagnes (Elsa Bergery, 2017)
49Ces freins économiques et culturels ne poussent donc pas la municipalité à engager une vraie politique de protection et valorisation du patrimoine et d’y mettre les moyens financiers. Or les initiatives de patrimonialisation et d’intégration dans le développement urbain dépendent des efforts de l’équipe municipale en place. En effet, si la rénovation de certains sites par des associations s’est révélée plutôt efficace, la véritable prise en compte d’un paysage culturel urbain dans lequel s’inscriraient la vieille ville et les autres sites patrimoniaux, elle, attend encore la mise en place de documents d’urbanisme de poids.
50Actuellement, le Master Plan de Naplouse ne consacre que quelques dizaines de pages à la protection de la vieille ville. Alors que les règles de rénovation restent encore floues et n’obligent pas les propriétaires à réhabiliter, les documents d’urbanisme auraient plus de poids s’ils contenaient en leur sein l’identification précise et la reconnaissance officielle de la diversité du patrimoine. En effet, le caractère stratifié de la construction de Naplouse dans l’histoire rend difficile la lecture du patrimoine urbain. Par exemple, certaines constructions ottomanes telles que des rues, des palais, des bains ou des mosquées réutilisent des pièces architecturales romaines, byzantines ou islamiques médiévales. Plusieurs études internationales et palestiniennes ont été menées sur le patrimoine de Naplouse, or les recherches et publications officielles ne se recoupent pas toujours et reposent parfois sur la tradition orale transmise de génération en génération. Un inventaire précis et scientifique du patrimoine, intégré dans le règlement, permettrait de mieux identifier les objets afin de les protéger. D’une part le règlement pourrait être plus clair et contraignant s’il identifiant mieux les éléments de patrimoine et le rôle de chaque acteur (services municipaux, MOTA, associations, propriétaires, habitants). D’autre part, le Master Plan permettrait une meilleure intégration de la vieille ville dans le développement urbain s’il détaillait des mécanismes de projet, d’opérations et de financement.
51Ainsi, il est clair que le manque de moyens financiers freine les initiatives de patrimonialisation, mais cette situation pourrait être contrebalancée par une meilleure entente des acteurs autour de la question du patrimoine. Actuellement, le MOTA, les différents services municipaux touchant à l’urbanisme (et pas seulement le service patrimoine), les associations présentes dans la vieille ville et les professionnels du tourisme ne travaillent encore que rarement ensemble. Parfois les mésententes portent sur des différences de valeurs, et de vision. Par exemple, le MOTA diffuse une vision de la patrimonialisation proche de la muséification, alors qu’il manque cruellement de moyens pour gérer les sites archéologiques à la hauteur de ses ambitions. De l’autre côté, les techniciens du service patrimoine de la mairie sont sur le terrain tous les jours et tentent de sensibiliser les habitants de la vieille ville et de trouver des compromis avec eux en cas de problème de rénovation. Par ailleurs, les associations de la vieille ville prennent elles-mêmes des initiatives là où l’action de la municipalité fait défaut, mais ces initiatives individuelles auraient certainement plus de résultats si elles étaient portées et relayées par tous les acteurs de la ville. En outre, les services municipaux n’ont pas forcément de culture de la transversalité qui permettrait d’ajuster leurs actions et de mieux intégrer la protection du patrimoine dans tous les aspects du développement urbain (Bergery, 2017).
52Enfin, le processus de patrimonialisation est également fortement influencé par les partenariats internationaux. Le site archéologique de Tell Balata, les réhabilitations de maisons bourgeoises, la potentielle zone tampon actuellement imaginée par les techniciens de la ville de Naplouse en collaboration avec ceux de la ville de Lille, les études menées par des universités étrangères (ENSAP de Lille, Université de Lille, ENSA de Versailles…), les actions soutenues par les coopérations décentralisées (avec les villes partenaires de Naplouse : Lille, Naples, Barcelone, Dundee et Stanvanger, ainsi que la région Toscane) ou les fonds internationaux, arabes, européens ou américains montrent l’influence des acteurs internationaux. Les collaborations entre ceux-ci et les acteurs palestiniens ont été remarquées dans le cadre de notre étude, mais n’ont pas été analysées avec précision. Elles mériteraient d’être inventoriées, afin d’évaluer leur rôle dans le processus de patrimonialisation et la complexité qu’elles y ajoutent ; et ce d’autant que chaque type d’acteur palestinien développe ses propres réseaux internationaux. Cette complexité, c’est celle qu’entraînent la multiplication des acteurs et le risque de cloisonnement entre les différents réseaux entretenus de façon bilatérale par la ville de Naplouse. L’initiative soutenue par la Ville de Lille d’un réseau “EuroNaplouse” entre les villes et territoires européens partenaires de Naplouse pourrait consolider l’ouverture et la diversification des partenariats.
53Le processus de patrimonialisation s’est enclenché dans la ville de Naplouse dès la formation de l’Autorité palestinienne, à la fois par des mesures prises par cette dernière, telle la formation d’un ministère dont le rôle est d’abord de protéger les antiquités et de constituer des musées, par la création d’ONG au niveau des Territoires palestiniens capables d’intervenir dans la réhabilitation, et par l’engagement des municipalités qui initient des services d’administration urbaine du patrimoine. Après la deuxième Intifida, des ONG locales émergent dans ce processus, portant, en collaboration avec des acteurs internationaux, des projets de réhabilitation ponctuelle de bâtiments. Malgré cette diversité d’acteurs et un ensemble patrimonial urbain cohérent, le processus de patrimonialisation ne semble pas dépasser le stade d’une simple agrégation d’initiatives pour aller vers une dynamique commune.
54Plusieurs freins peuvent expliquer cette absence de dynamique : une croissance urbaine et une pression foncière fortes qui mettent en concurrence les espaces urbains à potentiel patrimonial et les terrains à bâtir, un manque de moyen des pouvoirs publics qui doivent faire face à des questions plus urgentes que la patrimonialisation, une réglementation de protection qui n’est pas assez avancée et une connaissance scientifique du patrimoine mal transmise vers les services et la planification urbaine.
55Dans ce contexte, l’inscription sur la liste du patrimoine mondial n’est pas une priorité à Naplouse. C’est en effet l’Etat et donc l’AP qui choisit le dossier qu’il va présenter à l'UNESCO, et Naplouse semble être mise de côté dans la politique palestinienne de développement territorial, considérée comme rebelle et pas forcément fidèle au pouvoir central aux mains du Fatah. Depuis la deuxième Intifada, la ville souffre des blocus orchestrés par l’armée israélienne en périodes de tensions et de la prédation des terres par la multiplication des colonies aux alentours (cinq actuellement). Pour ces raisons, Naplouse se retrouve isolée économiquement et géographiquement du nouvel axe stratégique Ramallah-Jérusalem privilégié par l’AP.
56De plus, on peut supposer que les liens entre le pouvoir municipal et le pouvoir central se sont affaiblis ces dernières années. Jusqu’en 2015, la municipalité représentée par Ghassan Shakaa, neveu d’un ancien maire de Naplouse et membre de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) était proche de l’autorité nationale. Cette proximité avec le pouvoir central s’est ébréchée entre 2005 et 2012, lors du premier mandat du maire actuel Adly Yaish, alors affilié au Hamas. Cette période a connu une augmentation des heurts entre la police palestinienne, fidèle au pouvoir central, et les membres du Hamas à Naplouse (Barthe, 2007). Elu à nouveau en 2017, mais cette fois en faisant alliance avec le Fatah, ce maire n’est plus plus aussi soutenu que son prédécesseur par le pouvoir central. C’est peut-être ce qui explique qu’une inscription UNESCO semble lointaine, malgré la richesse et l’universalité du patrimoine de Naplouse.
57Finalement, ces hypothèses nous amènent à penser que le processus de patrimonialisation est d’abord dépendant de la volonté étatique. Si l’AP mise aujourd’hui sur une reconnaissance internationale au travers de son statut à l’UNESCO, elle n’a pas encore mis en place des lois qui encadreraient le développement urbain et la protection du patrimoine. Ainsi, les sites historiques en territoires palestiniens ne bénéficient pas tous des mêmes moyens humains et financiers, puisque certains obtiennent des plans de rénovation et de valorisation, alors que d’autres doivent compter sur les ressources locales ou sur des collaborations internationales.