Les auteurs remercient Sylvie Denante (DRAC PACA) pour la fidélité du partenariat et son regard aiguisé sur les travaux produits, Séverine Bonnin-Oliveira pour sa confiance et son implication, Fadila Tahouati pour sa curiosité intellectuelle et la pertinence de sa veille bibliographique, ainsi que les étudiants du Master 2 parcours « Habitat, Politique de la Ville et Renouvellement Urbain » qui se sont prêtés avec enthousiasme à l’exercice.
1Considéré comme un champ ne pouvant « prétendre ni au statut de science, ni à celui de technique, ni à celui d’art » (Merlin, 2016 : p. 53) par certains, ou comme une discipline, même « pluridisciplinaire » voire « indisciplinée » (Pinson, 2004) par d’autres, l’urbanisme fait ainsi l’objet de nombreuses discussions, non tranchées, dans la littérature scientifique tant francophone qu’internationale quant à son statut et ses fondements (Beard, Basolo, 2009 ; Davoudi, Pendlebury, 2010 ; Dupuy, Benguigui, 2015 ; Fischler, 2015 ; Marshall, 2012 ; Pinson, 2004 ; Scherrer, 2010). Par-delà ces controverses autour de sa nature profonde, le fait que l’urbanisme ait fondamentalement trait à l’action sur la ville et les territoires paraît toutefois acquis.
2Plus précisément défini par Nadia Arab comme une « pratique intentionnelle de transformation de l’espace et de ses usages » (Arab, 2014 : p. 90), l’urbanisme peut aussi à ce titre être qualifié d’« activité de conception » (Fischler, 2015) ; une dimension traduite par les appellations de « discipline de l’action » ou « du projet » qui lui sont fréquemment associées. En écho aux travaux de François Ascher pour qui le fait « d’élaborer et gérer des projets dans un contexte incertain » (Ascher, 2004 : p. 97) constitue une condition première de l’urbanisme contemporain, Nadia Arab ajoute que « les projets d’urbanisme, que l’on peut aussi appeler projets d’aménagement urbain, en sont l’un des instruments privilégiés » (Arab, 2014 : p. 90).
3Si la question de son identité disciplinaire reste sujette à débats dans la sphère scientifique, l’urbanisme n’en demeure pas moins une discipline universitaire à part entière d’un point de vue académique1, auxquelles s’adossent depuis le début du XXème siècle des formations spécifiques. Les modalités relatives à son apprentissage apparaissent de fait, par contraste, relativement plus consensuelles. En effet, et a fortiori dans ce contexte francophone qui nous intéressera plus particulièrement ici, le contenu des formations en urbanisme et aménagement s’avère en grande partie cadré par l’Association pour la Promotion de l’Enseignement et de la Recherche en Aménagement et Urbanisme (APERAU). Créée en 1984 pour visibiliser les instituts d’urbanisme en même temps que pour s’assurer de la qualité de leur contenu, l’APERAU prend aujourd’hui la forme d’un réseau universitaire dont l’un des enjeux a été de définir, par le biais d’une charte, un socle commun à l’ensemble des formations accréditées2, et dès lors tenues de l’appliquer. Celle-ci précise en particulier les trois « piliers » des formations en urbanisme et aménagement que sont le mémoire, le stage, et l’atelier « professionnel », souvent décliné en atelier « de projet », et fonctionnant lui-même de préférence « sur commande » d’un organisme public ou privé.
4A ce titre, l’atelier constitue généralement un élément pédagogique clé de la formation au projet au sein des instituts d’urbanisme accrédités par la section France-Europe de l’APERAU. Toutefois, et si cette forme d’initiation « par la pratique », dès lors dominante, nous semble nécessaire, elle n’est pas pour autant exclusive. Cet apprentissage s’effectue aussi généralement par le biais d’enseignements universitaires dédiées aux théories de l’urbanisme et du projet.
5Dans ce cadre, l’axe problématique exploré par cet article porte sur la possibilité d’une forme « intermédiaire » de pédagogie du projet ; une troisième voie ne relevant ni tout à fait de l’atelier, ni tout à fait des enseignements théoriques à proprement parler : l’étude de cas. Il s’agira ainsi de nous intéresser à cet autre format pédagogique possible, dont nous postulons qu’il constitue à ce titre un exercice d’apprentissage du projet à part entière, complémentaire des deux précédents en ce qu’il permet d’éclairer et d’interroger la pratique projectuelle par la théorie.
6Nous nous baserons pour cela sur notre propre expérience de conduite d’un module d’enseignement d’étude de cas de projet, dispensé au sein du Master 2 « Urbanisme et aménagement » de l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional (IUAR) de l’Université d’Aix-Marseille (2014-2016). Celle-ci sera abordée en trois temps successifs. Nous reviendrons dans un premier temps sur les fondements et spécificités propres à l’étude de cas, ainsi que sur les objectifs pédagogiques et l’organisation que nous lui avons plus particulièrement associés. Puis, dans un deuxième temps, nous avancerons une série d’apports pédagogiques dont l’étude de cas nous a paru porteuse en tant qu’exercice de formation au projet en urbanisme et aménagement. Dans un troisième et dernier temps nous nous proposerons de mettre en miroir ces mêmes apports avec ceux plus heuristiques issus de son application à un objet d’études précis : les espaces extérieurs d’ensembles résidentiels aixois et marseillais labellisés « Patrimoine du XXème siècle » que nous illustrerons par des travaux d’étudiants produits au cours de deux années universitaires successives.
7Dans la perspective épistémologique d’une « pensée par cas » dans le champ des sciences sociales défendue par le sociologue Jean-Claude Passeron et l’historien Jacques Revel, le cas « n’illustre rien au départ : ni type inconnu, ni certitude acquise, il se présente comme une énigme dont le travail analytique doit s’attacher à mettre au jour les termes pour pouvoir tenter de la résoudre » (Passeron, Revel, 2005 : p. 18). Si les auteurs mentionnés abordent ainsi le « cas » dans une optique principalement heuristique, l’acquisition de connaissances qu’il autorise a aussi été déclinée dans le champ de la pédagogie.
- 3 L’étude de cas correspondrait ainsi à une « […] démarche pédagogique inventée à la Harvard Business (...)
8Connue de longue date3, mobilisée à différents niveaux d’enseignements, et en particulier dans le secondaire, l’étude de cas est en effet un exercice relativement « éprouvé » d’un point de vue pédagogique. Il a ainsi fait l’objet de nombreux travaux de chercheurs en éducation dont certains ont proposé sa déclinaison sur la base d’une classification de ses « diverses possibilités d’exploitation selon les finalités ou objectifs visés » (Guilbert, Ouellet, 2009, p. 26). A ce titre, certains types de cas ont été plus particulièrement considérés comme présentant « un réel intérêt pour permettre le développement d’habiletés intellectuelles de haut niveau » de par leur ouverture plus spécifique à « l’analyse d’une situation, la recherche d’informations, la décision et même le plan d’action à établir » (Guilbert, Ouellet, 2009 : p. 26). Notre intérêt se portera en particulier sur le type identifié du « cas-analyse », de par la possible appréhension qu’il ouvre des situations et contextes spatio-temporels complexes dans lesquelles les urbanistes sont amenés à intervenir (Ascher, 2004 ; Bourdin, 2014 ; Lacaze, 2012) :
« Dans ce type de cas, l’apprenant est amené à faire l’analyse d’une situation de façon critique, en la considérant sous différents angles ; il n’a habituellement pas de décision à prendre. Il s’agit souvent de cas où les apprenants ont à considérer toute la complexité et la globalité d’une situation, en portant particulièrement attention aux interactions entre ses divers éléments » (Guilbert, Ouellet, 2009 : p. 26).
9Dans les prochains paragraphes, il s’agira de présenter une possible déclinaison de cet emploi de l’étude de cas dans le cadre d’une formation en urbanisme et aménagement où elle peut être envisagée « comme une pratique sociale de référence » pour « répondre à un impératif de professionnalisation, cela permet de convoquer la pratique du projet dans l’enseignement » (Leininger-Frézal et al., 2016 : p. 63).
- 4 « Institué en 1999 par le ministère de la culture et de la communication, le label Patrimoine du XX(...)
10L’expérience pédagogique à laquelle nous allons nous intéresser s’adosse à un module d’enseignement de 24h intitulé « Etude de cas : conception, mise en œuvre et pratiques dans les espaces extérieurs des opérations d’habitat » inscrit dans le cadre du Master 2 spécialité Habitat, Politique de la Ville, Renouvellement Urbain dispensé au sein de l’IUAR d’Aix-Marseille Université. Bien que présent depuis 2003 dans son offre de formation par l’intermédiaire de l’ancien DESS « Architecture, ville et projet urbain » cohabilité avec l’Ecole d’Architecture de Marseille-Luminy, notre analyse se centrera sur les deux seules années universitaires 2014/2015 et 2015/2016. Celles-ci correspondent à la co-responsabilité de ce module par les deux auteurs et au développement d’un partenariat avec le Service de l’architecture et des espaces protégés de la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC) Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) autour de l’analyse d’opérations d’habitat labellisées Patrimoine du XXème siècle4 dont ce service déconcentré de l’Etat est étroitement associé à l’attribution.
- 5 Apports théoriques portant sur le projet d’urbanisme, la conception et la gestion des espaces extér (...)
11Réalisés par des groupes de 3 à 5 étudiants tout au long d’un module pédagogique d’une durée de trois mois, de son lancement aux rendus terminaux, les huit études de cas produites dans ce cadre ont pris la forme d’un dossier écrit et d’une restitution orale conduite en présence des responsables du module, de la responsable de la spécialité de Master concernée, et de l’adjointe du conseiller pour l’architecture et les espaces protégés de la DRAC PACA. Concernant maintenant les modalités d’accompagnement pédagogique de ce module, celui-ci s’articule autour d’une alternance entre des apports théoriques5 sans portée applicative directe prenant la forme de cours magistraux, des créneaux dédiés au travail de terrain et des séances de suivi conduite sur un format similaire à celui des ateliers de projet.
- 6 Choix du qualificatif d’« extérieur » volontairement générique pour laisser aux étudiants la possib (...)
12L’objectif fixé aux étudiants consiste à construire, à partir d’une présentation d’une opération d’habitat et de son contexte d’élaboration, une analyse argumentée de ses espaces qualifiés d’« extérieurs »6, de leur inscription spatiale, de leur aménagement et leur fonctionnement, notamment en termes d’usages et de pratiques. L’exercice porte ainsi tout à la fois sur une contextualisation de l’opération (son programme, ses acteurs, les intentions initiales des concepteurs, les évolutions successives du projet…), une analyse des liens pensés et vécus entre habitat et espaces extérieurs, une mise à jour des pratiques en intégrant les possibles contradictions et conflits d’usage... Il s’agit par cela de permettre aux étudiants de prendre conscience de la grande diversité des dispositifs techniques et des réponses urbanistico-architecturales pouvant être mobilisés tout en réfléchissant aux modalités de mise en œuvre d’aménagements des espaces extérieurs intégrés à des opérations d’habitat.
13Cette entrée par les espaces extérieurs de projets d’ensembles architecturaux repérés par leur label Patrimoine du XXème siècle, et au caractère dès lors supposé remarquable, nous a semblé particulièrement fédératrice pour de jeunes urbanistes en formation. Celle-ci leur permet en effet d’exercer leur capacité à mettre en lien les temps et les échelles de l’urbain au travers de leur réinterrogation du projet urbain et architectural. Le développement de l’aptitude de l’étudiant à lire un projet habité et vécu au prisme de son histoire et à travailler les interactions ainsi que les fonctionnements urbains a ainsi été visé. Dans cet exercice, le travail sur la déconstruction d’un projet réalisé ambitionne donc la formulation d’une analyse critique interrogeant process et produit.
14Ainsi et si l’atelier participe d’un apprentissage du projet par « composition », l’exercice d’études de cas procède lui plutôt par « décomposition » de tout ce qu’il a fallu mettre ensemble pour en arriver à la situation observée au temps présent. En écho à ce postulat nous chercherons maintenant à revenir sur ses différents apports pédagogiques, à la fois spécifiques à l’exercice d’étude de cas proposé, et complémentaire à celui de l’atelier professionnel, dans une perspective de formation au projet des urbanistes.
- 7 Au point que, pour Marcel Roncayolo, « le projet a été pris en otage par les professionnels ; chacu (...)
15Dans un contexte où la notion de projet se trouve revendiquée par un nombre croissant d’acteurs de la fabrique urbaine7, nous postulons en effet qu’il existe non pas « une » mais bien « des » approches de projets faisant appel à des méthodes spécifiques ainsi qu’à des rapports distincts au site, aux éléments « naturels », aux temporalités, aux échelles, au programme, aux acteurs, au diagnostic et à l’analyse préalable, à la technique… Celles-ci peuvent notamment être appréhendées suivant un prisme disciplinaire, ouvrant la voie à des projets d’architecture, de paysage, de génie civil… de même qu’à des projets d’urbanisme.
- 8 « Les urbanistes s’opposent non sans raison aux architectes sur la façon de concevoir la pluridisci (...)
16L’intérêt d’aborder ces rapports distincts à la pratique du projet en termes d’approche, et pas seulement en termes d’objets d’intervention privilégiés, s’inspire notamment de cette analyse des rapports entre architectes, paysagistes et urbanistes proposée par le sociologue des professions Florent Champy pour qui « […] la question n’est pas tant de savoir si les trois groupes de professionnels interviennent dans les mêmes domaines que s’ils le font de la même façon : urbanistes et paysagistes sont apparus autant pour faire différemment ce que les architectes faisaient déjà, que pour proposer des prestations que ces derniers ne proposaient pas » (Champy, 2000 : p. 222). Et, celui-ci de préciser que les urbanistes se distingueraient des architectes par en particulier la plus forte inscription de leurs interventions (d’ailleurs partagée avec les paysagistes) dans une dynamique de jeu d’échelles et dans une plus forte attention au « temps long de la ville » ainsi qu’à l’histoire des lieux. A cela s’ajouterait leur rapport distinct à la pluridisciplinarité (Champy, 2000 : p. 222)8. Ainsi pour François Grether : « Le travail de l’urbaniste implique une coopération avec des intervenants et acteurs multiples ; celui de l’architecte, avec son maître d’ouvrage, est plus autonome, et constitue une œuvre d’auteur. L’urbaniste, traite un moment, il infléchit le mouvement dans le rythme de l’évolution continu d’une ville ; l’architecte, lui, est tendu vers la production d’une œuvre finie, achevée. Mais tout d’abord, l’urbaniste travaille en amont, au départ de transformations que les maîtres d’œuvre concrétisent » (Grether, 2012 : p. 46).
17Ces différents propos sont pour une large part corroborés par Daniel Pinson pour qui, dans une visée disciplinaire plus vaste, « l’association des deux termes de territoires et de projet dit sans doute la différence de l’urbanisme avec des disciplines voisines : l’expertise des dynamiques territoriales n’est que faiblement, en tout cas partiellement, instrumentée par l’architecture et le génie civil et, si la géographie analyse finement le territoire, elle n’en fait pas le support de la conception d’un nouvel aménagement. Les dimensions (échelles) spatiales et temporelles interviennent également pour différencier l’approche urbaniste de celle de l’architecture, moins contrainte par les aléas du long terme et les retournements de situations économiques et politiques » (Pinson, 2004).
18Par cela, il ne s’agit donc pas pour nous de vouloir à tout prix « essentialiser » un mode de projet spécifique qui serait celui du « projet d’urbanisme » en niant ses possibilités de renouvellement, de croisement, ou de rencontres… mais simplement de tendre à lui conférer une forme d’« autonomie », certes toute relative, mais en tout cas suffisante pour lui permettre d’être distingué d’autres modes et formes de projets connexes autant que concurrents. D’un point de vue pédagogique, l’ouverture de l’urbaniste à l’appréhension d’autres formes de projet - ici un projet à dominante architecturale - lui permet de se familiariser avec les référentiels et le vocabulaire de ceux avec qui il pourra être conduit à travailler par la suite tout en maintenant la spécificité de son approche des espaces urbains et de leur fonctionnement. La réinterrogation d’opérations a priori inscrites aux marges du champ de l’urbanisme à proprement parler amène l’étudiant à prendre conscience, par effet de miroir, des spécificités de sa propre culture de projet qu’il active dans l’analyse. Nous nous inscrivons en cela dans la lignée des préconisations issues du rapport Frébault – Pouyet sur le renforcement des formations à l’urbanisme et à l’aménagement :
« Parce que les métiers de l’urbanisme sont divers, les professionnels souhaitent que dès la formation, soit développée une culture de la pluridisciplinarité, du projet, des dynamiques en œuvre aux différentes échelles des territoires » (Frébault, Pouyet, 2006 : p. 13).
19A noter qu’en dehors de ce rapport faisant encore référence dans le cadrage des fondamentaux de la formation des urbanistes, nous n’avons pas véritablement été en mesure d’identifier de textes définissant de manière claire et univoque ce qui structure et singularise la culture professionnelle des urbanistes ; une situation de nature à conforter ce que certains qualifient de « flou sur l’identité d’une profession » (Matthey, Mager, 2016). Au regard de ce constat et sans prétention à l’exhaustivité, il s’agira dans les prochains paragraphes de mettre en lumière une sélection de trois « ingrédients » qui nous sont apparus constitutifs de cette culture, au prisme des apports offerts par l’étude de cas proposée.
20L’approche proposée se veut originale dans le sens où elle propose d’aborder une opération d’habitat reconnue pour sa qualité architecturale par l’analyse de ses espaces extérieurs non-bâtis. A ce titre, l’exercice offre d’emblée la possibilité d’un autre rapport d’échelle concernant tant le fonctionnement de l’ensemble que son insertion dans des tissus urbains en renouvellement constant. Cela se traduit par une attention forte portée à la question des accès, tant à l’opération en elle-même qu’aux aménités urbaines et paysagères alentours, conduisant nécessairement à une échelle territoriale dont l’appréhension est renforcée par l’analyse du déploiement des usages et pratiques associés, en appui sur les outils de l’enquête et opérée au travers de rapports dialectiques de types « entrée/sortie », « ouverture/fermeture », « public/privé », « montée/descente », « montré/caché », « proche/lointain », « traversant/infranchissable », « formel/informel », « visible/invisible »… A ce titre, l’entrée par les espaces extérieurs permet de retrouver l’usager, redonnant de la « chair » à l’opération. Par la remise en scène du vécu vis-à-vis du technique, il est alors possible d’interroger ce qui a pu être oublié ou mal défini dans la conception (affectation, qualification et dénomination des espaces extérieurs, cohérence et lisibilité des accès et des cheminements, rapport aux éléments naturels et aux espaces intermédiaires…) et dans une logique de complémentarité entre architecture et urbanisme.
21Ce regard « décalé » sur un ensemble architectural ouvre à l’appréhension des impensés de la composition urbaine, en mettant en évidence les éventuelles incohérences entre un projet de secteur et un projet de ville aux évolutions propres, et conduisant par là à la mise en lumière d’un certain nombre de leviers spatiaux d’intervention. Dans une perspective qui se voudrait plus opérationnelle, leur identification pourrait permettre de redonner du sens à ce qui serait devenu une juxtaposition de différents projets.
22Comme le mentionne le rapport rédigé par Jean Frébault et Bernard Pouyet, « l’urbanisme renvoie à la fois à la pensée et à l’action, à la théorie et à la pratique » (Frébault, Pouyet, 2006 : p. 21). Cette spécificité apparaît d’ailleurs mentionnée tant dans la littérature française qu’internationale. Ainsi, Raphaël Fischler, professeur associé à l’École d’urbanisme de l’université McGill de Montréal, avance dans son article sur les « 50 thèses sur l’urbanisme et les urbanistes », que « les cursus d’urbanisme devraient inclure au moins un cours en histoire et théorie de la planification […] Un tel cours donne aux étudiants des modèles qui encadreront leur pensée et leur action (des modèles qui vont de concepts théoriques leur permettant de nommer leurs idéaux à des précédents formels qu’ils peuvent utiliser dans des plans ou projets), situe leur travail individuel dans une perspective historique et, ce faisant, génère en eux à la fois de la fierté et de l’humilité » (Fischler, 2015).
23Si, traditionnellement, cette transmission est assurée par le biais d’un enseignement magistral dédié à ces « théories de l’urbanisme et/ou de la planification », complété par l’expérience de l’atelier de projet où ces apports ont vocation à nourrir le processus de conception, elle peut aussi complémentairement s’opérer par le biais de l’étude de cas. En effet, et comme cela a pu être montré par ailleurs « […] le recours aux cas et exemples n’a de sens que si les étudiants sont capables de les situer par rapport à des concepts clés et des débats théoriques » (Leininger-Frézal et al., 2016 : p. 63).
24Une telle affirmation nous semble particulièrement adaptée à l’urbanisme qui ne peut se comprendre indépendamment des activités et des pratiques des professionnels qui y sont engagés, tant « pratiques de gestion et de conception de la ville qui (…) assurent les fonctionnalités urbaines ordinaires (...) se forment et se transforment par le bas, au contact des problèmes concrets » (Arab, 2014, p. 7). Nous voyons dans cette approche de la ville par la « petite fabrique » (Devisme, 2010) permise par l’étude de cas, une approche complémentaire à celle proposée par l’enseignement sur les théories de l’urbanisme et/ou de la planification, généralement articulée autour de ce que Viviane Claude qualifie d’« histoire des idées urbanistiques », centrée sur ses grands courants et figures marquantes par opposition à une « histoire des pratiques professionnelles » plus attentive à ce qui relève du registre de l’« ordinaire » (Claude, 2006 : p. 10). Dans la lignée des réflexions de Laurent Devisme il s’agit donc aussi, au travers de cet exercice d’études de cas, de transmettre cette idée « que les théoriciens ont des pratiques et les praticiens des théories » (Devisme, 2010 : p. 42).
25Les instituts d’urbanisme forment à des métiers variés en prise directe avec une grande diversité d’acteurs, d’outils, de procédures et de dispositifs dont le projet constitue un des supports privilégiés de leur mise en interaction. A ce titre, « le projet n’est pas seulement le cadre d’une énonciation formelle […], c’est aussi la mobilisation d’un ensemble d’acteurs dont on peut imaginer que l’action a orienté ce devenir en leur faveur » (Toussaint, Zimmermann, 1988 : p. 127). Chaque acteur arrive en effet dans un processus de projet chargé de son identité propre, mélange d’expériences passées et de visions d’avenir, qu’il tente de remobiliser dans l’action avec plus ou moins de poids et de conviction, en fonction de son institution d’appartenance et de sa place dans des dispositifs où l’urbaniste est fréquemment amené à jouer un rôle d’« ensemblier ». Comme le précise Raphaël Fischler, « […] les urbanistes sont des généralistes du développement urbain : ils savent un peu de ce que l’architecte, l’ingénieur, le géographe, le sociologue, l’économiste, l’assistant social, l’architecture du paysage, le promoteur, etc. savent sur la manière dont les villes et les régions fonctionnent, changent et sont façonnées » (Fischler, 2015). Ainsi, et de par leur formation pluridisciplinaire, ils sont particulièrement enclins à endosser une fonction de médiation entre les acteurs. Leur compétence parallèle de « spécialiste de l’usage des sols » leur permet par ailleurs de traduire les intentions projectuelles en termes opératoires. La maîtrise de la boîte à outils de l’action opérationnelle et des identités d’acteurs est donc un élément essentiel de la formation des urbanistes à la conduite de projet. Par la compréhension des processus décisionnels et enjeux d’aménagement issue de la reconstitution de la généalogie d’une opération et de son évolution, l’étude de cas nous semble bien pouvoir participer d’un tel apprentissage en rendant en effet possible l’identification des rôles et apports de chacun des acteurs impliqués.
26De plus, le recul offert sur la prise en compte de la vie d’ensembles résidentiels labellisés patrimoine du XXème siècle ouvre à une analyse de l’appropriation effective de leurs espaces extérieurs par leurs usagers et de leur management par les acteurs de la gestion urbaine (service techniques, associations, acteurs du patrimoine…) (Carmona et al.,2008). Les écarts constatés entre le projet livré et le projet examiné à un temps t + x ouvrent par ailleurs à l’appréhension des ajustements réciproques entre aménagements et pratiques en réponse aux évolutions des attentes des usagers et/ou des gestionnaires vis-à-vis des espaces conçus. De même, l’analyse de ces transformations renvoie à celles des contextes plus généraux de production (économiques, politiques, sociaux…) qui les ont influencées. Ainsi pour Laurent Devisme, « si les espaces urbains sont toujours farcis d’intentions, de désir et d’enjeux, ils ne cessent de se tordre, de se composer entre éléments parfois divergents ; les acteurs stabilisés d’un moment en voient toujours surgir d’autres avec qui ils doivent composer… » (Devisme, 2010 : p. 43). En considérant que « le temps et le dialogue sont essentiels à l’expression et au développement du projet : le temps comme matière même du projet, le dialogue comme fondation d’un processus de projet ouvert et déterminé » (Henry, 2011 : p. 119), l’étude de cas ouvre bel et bien à une appréhension conjointe de ces deux dimensions.
27Au-delà des trois ingrédients qui viennent d’être déclinés et renvoyant pour rappel aux registres de la pensée multiscalaire, de l’articulation entre théories et pratiques, et du jeu d’acteurs en action, l’exercice d’études de cas forme également à l’emploi de différentes représentations graphiques d’analyse et de projet (Figure 1). Cette compétence, intrinsèquement liée à l’activité de conception et à l’action spatialisée des urbanistes, sera étayée au sein de la troisième partie traitant des résultats issus de son application aux espaces extérieurs d’opérations d’habitat labellisées Patrimoine du XXème siècle.
Figure 1 : Typologie des représentations graphiques d’analyse et de projet mobilisées dans le cadre des études de cas (B. Romeyer).
28Cette troisième partie consiste à décliner de manière plus concrète et heuristique les différents apports pédagogiques venant d’être déclinés en nous appuyant sur les travaux réalisés par des étudiants en formation au sein de l’IUAR. Le corpus considéré est constitué de huit opérations d’ensembles résidentiels dont les dates de construction s’étalent de 1947, pour la plus ancienne, à 1972 pour la plus récente, et réparties de manière égale entre Aix-en-Provence et Marseille. À l’exception de la cité universitaire des Gazelles de Fernand Pouillon dont la récente requalification a toutefois relancé le sujet de sa protection au titre du patrimoine9, toutes ont été labellisées Patrimoine du XXème siècle entre 2000 et 2006 (Tableau 1).
Tableau 1 : Présentation du corpus des opérations étudiées (B. Bertoncello – B. Romeyer).
Nom de l’opération
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Localisation
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Concepteur
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Années de construction
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Label et date d’obtention
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Les 200 logements
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Aix-en-Provence
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Fernand Pouillon
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1951-1955
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2000
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La Cité Universitaire des « Gazelles »
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Aix-en-Provence
|
Fernand Pouillon
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1955-1959
|
non
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La Cité Beisson
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Aix-en-Provence
|
Louis Olmeta
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1959-1961
|
2006
|
Le Petit Nice
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Aix-en-Provence
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Georges Candilis, Paul Dony, Alexis Josic, Shadrach Woods
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1962-1966
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2006
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Îlot issu de la reconstruction du Vieux-Port
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Marseille
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André Lecomte, Auguste Perret, Fernand Pouillon, André Devin (architectes en chef)
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1947-1956
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2000
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La Tourette
|
Marseille
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Fernand Pouillon, René Egger, Jean Amado
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1948-1952
|
2000
|
Les Labourdettes
|
Marseille
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Robert Boileau, Jacques Henri-Labourdette
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1955-1962
|
2006
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Le Méditerranée
|
Marseille
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Atelier 9
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1966-1972
|
2006
|
29Si une certaine diversité de concepteurs incarnant autant de courants urbanistiques et architecturaux sont ainsi représentés, il convient toutefois de noter la place importante occupée par Fernand Pouillon dans ce corpus, en tant qu’architecte à l’image méditerranéenne marquée et dont l’œuvre s’ancre fortement dans ces deux villes (Bonillo, 2001). Ainsi, sur les 113 édifices et ensembles labellisés dans les seules Bouches-du-Rhône, 16 ont vu Fernand Pouillon être impliqués dans leur conception (soit un peu plus de 14 %), faisant de lui le concepteur le plus souvent honoré par cette distinction dans ce département10.
- 11 Un tel dispositif pédagogique fait écho à la méthode dite du « cas partiel » décliné par Louise Gui (...)
30En termes de localisation, dans le cas d’Aix-en-Provence, ces ensembles se concentrent dans la couronne péricentrale (Figure 2) alors qu’à Marseille ceux-ci sont majoritairement groupés dans la partie de l’hypercentre au nord du Vieux-Port concernée par la reconstruction post-deuxième guerre mondiale (Figure 3). A noter que ces différents terrains d’études ont été choisis de concert avec la DRAC en fonction de leurs attentes et en appui sur leurs propres données (études commanditées, dossiers d’instruction du label, fiches patrimoine XXème siècle correspondantes, archives diverses…)11.
Figure 2 : Localisation des études de cas aixoises (B. Romeyer ; source : google earth, 2018).
Figure 3 : Localisation des études de cas marseillaises (B. Romeyer ; source : google earth, 2018).
31Ce cadre d’élaboration de l’étude et le corpus des différents cas exposés, nous aborderons maintenant les résultats de l’application de l’exercice proposé en reprenant les trois principaux apports explicités précédemment et en les éclairant par l’intermédiaire d’extraits de travaux d’étudiants choisis au regard de leur valeur démonstrative vis-à-vis du propos développé.
32Afin de mettre en regard apports pédagogiques et apports heuristiques, nous avons constitué une grille de lecture sur la base des trois grands « ingrédients » développés par l’exercice, et elle-même complétée par notre propre connaissance des 8 travaux produits dans ce cadre. Déclinée au travers du tableau ci-dessous, celle-ci servira de fil conducteur à notre démonstration.
Tableau 2 : Les apports pédagogiques de l’exercice d’étude de cas proposé et leurs déclinaisons (B. Bertoncello – B. Romeyer).
Les apports pédagogiques de l’exercice d’étude de cas proposé et leurs déclinaisons
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Pensée multiscalaire :
Une lecture d’opérations par les « espaces extérieurs » ouvrant à une réflexion à l’échelle urbaine.
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L’ouverture à un autre rapport d'échelle sur un ensemble résidentiel (insertion dans tissu urbain, fonctionnement, usages et pratiques).
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Une remise en scène du vécu par rapport au technique qui conduit à l'appréhension des impensés de la composition urbaine.
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Articulation entre théories et pratiques :
Une maîtrise des savoirs et savoir-faire urbanistiques par l’articulation des théories et des pratiques.
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Une approche de la ville par la « petite fabrique » complémentaire à celle proposée par l’enseignement sur les théories de l’urbanisme et plus attentive à ce qui relève du registre de l’« ordinaire ».
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La transmission de l'idée « que les théoriciens ont des pratiques et les praticiens des théories » (Devisme, 2010).
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Jeu d’acteurs en action :
Une appréhension rétrospective des acteurs et des dispositifs au prisme de leurs influences sur la conception, la composition et les évolutions du projet.
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L’identification des rôles et apports de chacun des acteurs impliqués dans la conception et ouvrant à la compréhension des processus décisionnels et enjeux d’aménagement.
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Un regard sur l’appropriation effective des espaces par leurs usagers et sur l’intervention des acteurs de la gestion urbaine.
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La prise en compte de l’évolution des contextes de production et leur influence sur le devenir d’une opération.
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33Ainsi et concernant la question de l’ouverture à l’échelle urbaine, plusieurs des études de cas produites viennent illustrer la manière dont les étudiants ont cherché à repositionner leurs opérations dans un contexte urbain plus large, témoignant d’une réflexion plus orientée sur l’habitat que sur le logement et pouvant se décliner à plusieurs niveaux. Si le premier niveau concerne bien le rapport entre bâti et espaces extérieurs au sein même de l’opération, le suivant permet d’interroger l’articulation avec son environnement immédiat. L’exemple de l’opération dite des « 200 logements » à Aix-en-Provence est particulièrement éclairante à cet égard. Celle-ci, dont l’implantation pionnière sur des terres agricoles a été annonciatrice des intentions municipales d’urbanisation du nord-est de la ville, s’est ainsi faite progressivement « rattraper » par un tissu urbain dans lequel elle s’insère aujourd’hui pleinement, malgré un dialogue plus ou moins évident avec ses alentours (Figure 4).
Figure 4 : Dialogues et liaisons plus ou moins définies entre l’opération des 200 logements et son environnement immédiat (Marcoux et al., 2015 : p. 25).
34Un troisième niveau porterait sur l’insertion de l’opération dans son contexte urbain, sa proximité aux grands axes et équipements structurants, son inscription dans des ensembles urbains plus larges dont ils peuvent en retour constituer des marqueurs. C’est ce que les étudiants ayant travaillé sur la résidence « Le Méditerranée » à Marseille ont cherché à représenter par l’usage de l’axonométrie (Figure 5).
Figure 5 : Vue axonométrique de la résidence Le Méditerranée dans son contexte urbain (Gauberti et al. : 2016, p. 10).
35Enfin, le dernier niveau rencontré a trait à l’intégration de l’opération dans son site d’implantation et sa capacité à devenir partie-prenante d’une silhouette et d’un paysage urbain. Les étudiants ayant travaillé sur l’opération de la Tourette à Marseille ont particulièrement mis l’accent sur ce point, en écho au « souci constant et revendiqué d’intégration au site, de respect du lieu et des habitants » (Denante 2001 : p. 148) associé à son concepteur Fernand Pouillon (Figure 6).
Figure 6 : Intégrations paysagères de l’opération de La Tourette depuis la façade littorale nord et le Vieux-Port (Benhadj et al.,2016 : p. 14).
36L’apport relatif à la remise en scène du vécu vis-à-vis du technique ouvrant à l’appréhension des impensés de la composition urbaine peut pour sa part s’illustrer par l’analyse conduite par les étudiants qui se sont attelés à l’identification des cheminements informels présents dans la résidence du Petit Nice à Aix-en-Provence, où ils jouent le rôle de « chemins de traverse » (Figure 7) :
« [Ils]ne semblent pas récents et les marques laissées au fur et à mesure du temps donnent à penser qu’ils sont fréquemment utilisés. Ces cheminements alternatifs permettent d’accéder plus rapidement à l’entrée de l’immeuble, à contourner un bâtiment ou à atteindre un espace de jeux. […] Ces appropriations mettent en lumière l’inadaptation du réseau piéton aux pratiques instinctives de cheminements » (Michel et al.,2015 : p. 22).
Figure 7 : Les composantes de l’opération du Petit Nice et ses « chemins de traverse » (Michel et al., 2015 : p. 22‑23).
37Ce travail sur le Petit Nice peut aussi servir à illustrer la manière dont les études de cas participent d’une approche des théories de l’urbanisme par la « petite fabrique » plus attentive à ce qui relève du registre de l’« ordinaire ». Cet exemple rend ainsi compte de l’adaptation des conceptions urbanistiques et architecturales de leurs auteurs (le trio Georges Candilis, Alexis Josic et Shadrach Woods) articulée autour de l’idée émergente de cluster qu’ils s’approprient en s’appuyant sur des principes d’organisation en distanciation avec la méthode du plan-masse. Le parti pris consistant à articuler en réseau des objets imaginés ex-nihilo est en effet ici mis à l’épreuve d’une topographie marquée. Celle-ci oblige à des ajustements tels que la réalisation d’imposants soubassements permettant de compenser cette dénivellation et aux pieds desquels ont été reléguées stationnement et circulation automobile (Figure 7).
38Par ailleurs, concernant la transmission de l’idée « que les théoriciens ont des pratiques et les praticiens des théories », la transposition à l’univers du théâtre de la configuration de la résidence Le Méditerranée a permis aux étudiants de proposer une analyse interprétative et stimulante de son organisation et fonctionnement (Figure 8) :
« Pour nous, la configuration de la résidence du Méditerranée fait écho à l’univers du théâtre. Cette sensation n’est pas liée à la conception originelle du projet. Cependant, la monumentalité de la résidence (avec ses hauteurs, ses différents niveaux et ses immeubles qui cloisonnent un espace) lui donne un semblant de huis clos et participe au caractère théâtral. […] Les véritables acteurs de ce théâtre sont en réalité les habitants, ceux qui ont accès aux coulisses les plus techniques ; ne serait-ce que l’accès souterrain aux parkings ou les portes privées dans les murs (les immeubles). Que reste-t-il alors comme actions possibles, comme pratiques autorisées pour les visiteurs ? Ou bien est-ce un scénario, une mise en scène figée qui fixe les usages et ne laisse de place à aucun choix : en somme une pièce dramatique ? Ce qui est certain c’est que le script a été écrit par les architectes, mais il est désormais la propriété des habitants, des copropriétaires » (Gauberti et al., 2016 : p. 19).
Figure 8 : Les principes du théâtre grec et du théâtre contemporain appliqués à la résidence Le Méditerranée (Gauberti et al.,2016 : p. 18).
39Cette analogie théâtrale tirée de l’analyse d’une opération dont les concepteurs avancent rétrospectivement le caractère « pragmatique », peut notamment être mise en résonnance avec les écrits à portée conceptuelle et réflexive du Grand Prix de l’Urbanisme 2012, François Grether, sur le fonctionnement de la fabrique urbaine en elle-même :
« En amont, l’urbaniste endosse le rôle du scénariste qui invente une dramaturgie, mais au bout du compte, ce sont bien les architectures, les paysages, les aménagements qui sont perceptibles, ressentis, à l’image des comédiens qui tiennent la scène. Le scénario implique la forme ; son interprétation dépend des acteurs. Quoiqu’il en soit c’est une histoire qui n’arrête pas de s’écrire » (Grether, 2012 : p. 46).
40Chacun à leur manière, ces deux extraits ouvrent ainsi à l’interrogation de la nécessaire part théorique émanant de la pratique, qu’elle soit ou non revendiquée par les concepteurs des projets.
41Concernant la compréhension des processus décisionnels et enjeux d’aménagement, l’exemple de la mobilisation associative induite par la transformation des espaces publics au pied des tours Labourdette dans le cadre de la modernisation du centre commercial Centre-Bourse est parlant. Leur fonctionnalisation en « espaces-couloirs » (Figure 9), déjà fortement contraints en termes d’aménagements et d’usages par la proximité de l’activité commerciale dont ils assurent l’accès, est remise en question par les habitants qui souhaiteraient voir revalorisés leurs rôles parallèles d’interfaces et d’espaces de respiration.
Figure 9 : Un projet de rénovation du Centre Bourse perçu par l’Association des Labourdettes comme à l’image du peu de considérations accordé à « leurs » espaces publics (Celle et al., 2015 : p. 21).
42A propos de la question de l’appropriation effective des espaces par leurs usagers et de l’intervention des acteurs de la gestion urbaine, les étudiants qui ont analysé la Cité Beisson à Aix-en-Provence ont proposé un regard croisé sur ces deux dynamiques en répertoriant diverses tentatives d’amélioration du cadre de vie par la création d’« espaces d’interactions » (Figure 10).
Figure 10 : Aperçus de quelques tentatives pour créer des espaces d’interactions au sein de la Cité Beisson (Formont et al., 2015 : p. 28).
43Toujours à propos de la manière dont la gestion urbaine participe de l’évolution d’un projet, cette fois dans un contexte d’intervention plus urbain, les étudiants qui se sont penchés sur l’étude d’un îlot de la reconstruction du Vieux-Port à Marseille, ont mis en miroir la répartition des espaces dédiés à la pratique piétonne avec le relevé des différents matériaux au sol utilisés (Figures 11, 12). Cette initiative permet de mettre en exergue les fortes différences de traitement des espaces publics en fonction des usages attendus et les partitions qui en découlent.
Figure 11 : Des aménagements qui permettent l’infiltration de la voiture et canalisent le piéton dans des espaces dédiés en lisière du Vieux-Port (Boulaud et al., 2016 : p. 14).
Figure 12 : Un traitement du sol différencié mettant en exergue un fonctionnement et une intention d’aménagement au diapason en lisière du Vieux-Port (Boulaud et al., 2016 : p. 15).
44Quant à la prise en compte de l’évolution des contextes de production et leur influence sur le devenir d’une opération, la reconstitution chronologique proposée par les étudiants qui se sont intéressés à la résidence universitaire des Gazelles à Aix-en-Provence permet d’interroger la manière dont se sont successivement articulés les différents projets venus se greffer à l’opération originelle (Figure 13).
Figure 13 : Vision diachronique des projets successifs qui ont progressivement modifié le visage de la Cité Universitaire des Gazelles (Deschamps et al.,2016 : p. 8‑9).
45L’analyse proposée montre que les différents ajouts et extensions opérés à l’intérieur du périmètre initial (nouveaux pavillons, ajouts de services administratifs, réhabilitations successives, création de parkings…) se sont progressivement détachés des principes de composition du projet conçu par Fernand Pouillon, contribuant ainsi au manque de cohérence décelé.
46Dans un registre similaire, l’évolution en espace de stationnement du square Protis pensé par ce même Fernand Pouillon pour faire office de « cours-jardin » au centre de l’opération de la Tourette à Marseille, témoigne non seulement du décalage pouvant exister entre les dénominations initiales et la réalité actuelle des espaces, mais aussi plus largement de la dynamique de transformation des espaces extérieurs dédiés aux piétons et aux loisirs au profit de la voiture, transversalement constatée au sein de ces opérations conçues au cours du XXème siècle.
47En effet, pris dans leur ensemble, les travaux produits nous semblent témoigner d’une évolution fortement différenciée entre le bâti et les espaces extérieurs au sein de ces opérations, alors que ces éléments s’avèrent pourtant avoir été pensés de concert et dans une même composition par leurs concepteurs. Il est ainsi possible de faire le constat transversal d’une forme de dégradation des espaces extérieurs des ensembles étudiés au cours du temps, que ce soit par manque d’entretien ou par une forme de fonctionnalisation progressive de ceux-ci, en particulier vis-à-vis de l’enjeu du stationnement automobile, venant faire écho à ce qui a pu être qualifié par Nicolas Soulier de « processus de stérilisation » (Soulier, 2012).
48Dans une perspective de formation au projet d’urbanisme, la somme des cas étudiés témoigne de la nécessité d’anticiper les évolutions de la demande sociale dans la conception d’espaces extérieurs dont la capacité à se renouveler demeure cruciale pour l’accompagnement d’usages et pratiques émergents. Au-delà de ces apports d’ordres à la fois pédagogiques et heuristiques, la mise en œuvre de l’exercice proposé a toutefois pu présenter, du point de vue des enseignants ayant accompagné ces réalisations, quelques difficultés. Ainsi, les différents travaux réalisés ont pu témoigner d’une capacité différenciée suivant les groupes à opérer le passage de la description d’un cas à son analyse critique proprement dite. Il convient toutefois de noter que de telles difficultés à interroger un terrain au prisme d’un axe problématique tendent également à ressortir des exercices relevant du registre du diagnostic territorial.
49Du fait de la diversité et la richesse des différents « ingrédients » du bagage de l’urbaniste (outils, vocabulaire, jeux d’échelles, appréhension des contextes…) qu’elle permet de mobiliser, l’étude de cas constitue bien, en complément de l’atelier, un exercice d’apprentissage du projet à part entière aux multiples vertus pédagogiques et heuristiques. En effet, et si « faire cas, c’est prendre en compte une situation, en reconstruire les circonstances – les contextes – et les réinsérer ainsi dans une histoire, celle qui est appelée à rendre raison de l’agencement particulier qui d’une singularité fait un cas » (Passeron, Revel, 2005 : p. 22), l’étude de cas a bien à voir avec l’interrogation de singularités, qu’elle participe aussi dans un même temps à faire émerger. Un tel enseignement nous semble au moins utile, si ce n’est pour partie transposable à la conduite de démarches de projet dont la vocation même réside justement dans « […] la détermination d’une solution singulière, excluant le mimétisme intempestif, la logique répétitive, la structure bureaucratique qui génèrent un même type de solution pour tout un ensemble de situations-problèmes. La singularité de la solution exprime justement la part d’inédit dont se trouve porteur le projet » (Boutinet, 2014 : 83-84). En complément de la compréhension globale du contexte, la connaissance des interventions antérieurement développées sur un territoire donné aide à la définition de ce à quoi le projet va s’arrimer (ou pas). Plus tard dans la conception, l’étude de cas peut aussi s’exploiter comme une référence, une source d’inspiration à (re)mobiliser.
50Et même lorsque cette étude de cas ne porte pas, comme ici, sur un objet spécifique au champ considéré (un ensemble résidentiel reconnu pour sa qualité architecturale), elle n’en permet pas moins de travailler le rapport aux autres disciplines du projet. En participant ainsi à ce que nous pourrions qualifier d’« acculturation raisonnée » d’apprentis-urbanistes à d’autres manières de faire, par opposition à certaines velléités de développement d’une « méta-culture », transdisciplinaire, du projet, l’étude de cas pratiquée vise à favoriser la prise de conscience de leur spécificité disciplinaire et, par-là, les conforter dans leur identité professionnelle.