- 1 Bernardo Secchi, architecte urbaniste, théoricien et praticien (1934-2014)
1Cet ouvrage collectif de 254 pages, dirigé par Panos Mantziaras et Paola Vigano, architectes-urbanistes, comprend 12 contributions. Édité en 2016, il trouve son origine dans l’organisation, par la fondation Braillard Architectes, d’une journée d’études dédiée à Bernardo Secchi1 et intitulée « le sol des villes, ressource et projet », dans le cadre de l’année du sol, et plus particulièrement de la quinzaine de l’urbanisme de Genève qui s’est tenue du 22 septembre au 10 octobre 2015. Le sol des villes rend compte d'un débat pluridisciplinaire qui mobilise architectes, historiens, philosophes, anthropologues, paysagistes et biologistes qu’ils soient enseignants, chercheurs ou praticiens.
2Il y a 30 ans, B.Secchi (1986) écrivait en réagissant à une pratique urbanistique trop standardisée : « Il me semble que le projet d’urbanisme est en grande partie le projet du sol. Il prend son sens dans un projet social plus ample et acquiert sa « valeur » par le projet architectural […] »
3Pour Panos Mantzarias, qui signe la préface de cet ouvrage, les visions de la ville et les méthodes architecturales et urbanistiques « quelque peu simplistes » (7), héritées du post-modernisme et du fonctionnalisme, auraient contribuées « à la perte des qualités fondamentales de continuité, de connectivité et d’identité que l’espace urbain possédait grâce à son sol, notamment »(7) .
4L’ouvrage est organisée en 4 parties ayant trait à des approches distinctes du sol par le prisme du projet, de l’archéologie, de la culture, de la philosophie et de l’histoire. Mais une lecture plus transversale de l’ouvrage, nous amène à déceler de nombreuses analogies entre les méthodes, les résultats de recherche et les points de vues des différents auteur(e)s, nous proposons ainsi 4 angles de lecture.
5Tout d’abord, plusieurs auteur(e)s mettent en avant le caractère épais et vivant du sol urbain, le fait que ce ne soit pas une surface inerte. Le sol est un milieu, une ressource difficilement renouvelable, qui s’est formé sur plusieurs milliers d’années et qu’il s’agit de préserver, de valoriser et même parfois de reconstituer, afin de lui redonner sa place dans l’écosystème urbain. Le sol rend ainsi un service écosystémique, il doit avoir un rôle significatif dans la production alimentaire, la régulation hydrique, climatique et la biodiversité (Havlicek, 30-31). Le sol urbain permet l’autosuffisance alimentaire et l’exutoire des excréments, il est ainsi indispensable à l’écosystème urbain. Les déchets urbains et notamment les excréments entrent ainsi dans un cercle vertueux permettant l’amendement des sols agricoles, qui produisent en retour de la nourriture pour les « urbains ». Problématique technique au XIXe siècle, cette question devient, au début du XXe siècle, éminemment philosophique pouvant affectée l’existence humaine (Haney, 140). Les sols, appauvris par l’agriculture intensive moderne, doivent retrouver, comme partie intégrante de l’environnement, un statut de droit non uniquement anthropocentré (Marot, 181-182). Fragmentés et menacés par l’urbanisation, ils doivent trouver une fonction à l’échelle régionale comme à celle de l’écosystème urbain (Durand, 198) dans une relation ville-campagne vertueuse, par l’interdépendance des écosystèmes urbain et rural. Ainsi, c’est une nouvelle vision de la nature en ville, par la prise en compte de « l’environnement naturel urbain » (Zutz, 159) dans la ville paysage, qui est à rechercher, trouvant dans le sol urbain un substrat vivant support « d’un paysage cultivé esthétiquement plaisant et écologiquement fonctionnel » (ibid., 168).
- 2 « Permanence quand il n’y a pas de changement d’élément topographique (une rue moderne reprenant le (...)
- 3 « (…) la notion de « Métabolisme urbain » - définie par Sabine Barles (2008 :21) comme l’ensemble d (...)
6Une autre idée traverse les écrits proposés dans cet ouvrage, celle du sol, comme fondement de la « mémoire urbaine » (grâce à la « pérennité du parcellaire ») (Pinon, 90) ; de l’histoire des formes urbaines (98) et de la survivance des pratiques de mise en œuvre du revêtement de sol (Ripoll, 107). « L’archéologie du sol […] appréhende l’espace urbain dans sa totalité […] » (Pinon, 87), elle s’appuie sur les traces, la permanence et la persistance des empreintes2 de la ville ancienne qui s’est construite de manière continue et non successivement par strate (ibid., 89). Le sol est ainsi le gardien de l’identité urbaine. Les traces, les empreintes sont trop souvent niées par une architecture « hors sol », pour laquelle l’architecte, exonéré des contraintes liées au sol, « est convoqué pour son geste créateur » (Meulemans et Labat, 146). Il s’agit de resituer le sol dans le cycle de vie de la ville et ainsi le ramener à la vie en respectant le « métabolisme urbain »3, par un recyclage des matériaux de chantier afin de limiter les apports extérieurs. Réanimer « les sols urbains », c’est « les faire entrer dans un champ de possibilités nouvelles, où leur pertinence en tant que composante des villes est renouvelée » (ibid., 157).
7Un autre angle de lecture est celui qui met en avant l’importance de la gestion des interstices de la ville : les creux, les « vides », qui mettent à nu le sol ; mais qu’il s’agit d’ordonner afin d’y construire un lieu. Comme le souligne P. Nicolas-Le Strat (2006) (Torres et Tixier, 77), ces interstices urbains sont « comme une résistance à l’impératif normatif et à l’homogénéisation urbaine », ils constituent une « réserve de disponibilité ». Il parait indispensable de réinvestir les espaces ouverts afin d’y développer des pratiques culturelles et sociales (H. Mama Awal, 51) en constante évolution. Le sol devenant « L’espace entre les choses », un espace unitaire et un lieu de dynamique sociale qui « acquiert une valeur publique dans le cadre d’une nouvelle tension éthique ». (Bianchettin Del Grano, 239). En 1947, P. Geddes (cité par Martinez-Alier, 1994) prône, sur ces interstices, une intervention douce, collaborative, une « chirurgie conservatrice » (Torres et Tixier, 60-69). Par ailleurs, M. Bianchettin Del Grano (2016 : 231), évoque dans son texte les propos de B. Secchi (1984) qui invite à « travailler sur les interstices, en donnant un sens nouveau à l’ensemble , ou de V. Gregotti (1966) pour qui « faire de l’architecture c’est construire un lieu » et enfin ceux de B. Huet (1984) qui « propose de penser la ville contemporaine comme un espace habitable » en mettant en place « des règles dont l’objectif principal est d’ordonnancer l’espace public » (ibid., 229).
8Dernière approche de cet ouvrage, qui apparaît comme une constante, c’est la mise en exergue de l’indispensable connaissance des lieux et des usages (Torres et Tixier, 61-63). La connaissance des sols urbains, des espaces ouverts de la ville et de leurs usages, passe par l’arpentage, l’observation de terrain, la confrontation sociale et pour cela utilise un certain nombre de supports et d’outils, tels que la photographie aérienne, la photographie sur site, la cartographie, les systèmes d’information géographique. Ces observations et ces outils doivent permettre la lecture de la ville, la compréhension de son fonctionnement et le respect des lieux dans une démarche transcalaire et itérative du territoire à l’édifice (Hodebert, 220) et insuffler sa réécriture de manière incarnée (Mama Awal, 48), permettant le passage d’un « sol de projet » à un « projet de sol » comme l’évoque L. Hodebert (220) en évoquant les travaux d’Henri Prost sur la période 1910-1959.
9Par cette lecture, l’occasion nous est donc donnée de saluer la vertu oubliée des sols urbains. Ce qui fait l’unité de ce livre, malgré la diversité des contributions qui s’inscrivent pour certaines sur le temps long, c’est la référence au sol urbain comme une ressource intemporelle, vivante, fragile et productive qu’il faut « cultiver », fertiliser. Le sol des villes est un jardin, un terreau, un substrat qui doit permettre la fructification de projets collectifs à réinventer. Ces « jardins » mettent à nu le sol des villes, ils représentent les porosités par lesquelles la ville respire, se laisse appréhender. Ce qui est mis en exergue ici est le concept de « ville poreuse » chère à B. Secchi et Vigano (2012). La « ville poreuse », dont les interstices, les creux donnent l’opportunité d’une transformation, d’une réappropriation intelligente et raisonnée de notre « habitat », par la construction de lieux utiles au collectif et permettre une meilleure résilience de nos territoires, liant identité passée et à venir et permettre à l’humain de se reconstruire dans son écosystème urbain, objet conçu, construit et trop souvent subit par l’homme. L’ouvrage remet ainsi à sa place un élément essentiel de nos villes trop souvent considéré, dans les décennies précédentes, comme une surface inerte et stérile. Le projet du sol caractérise le projet d’urbanisme, « le sol des villes est au cœur du projet urbain et territorial du futur » (Vigano, 243). « C’est le projet de l’espace entre les choses, au-delà des objets et de leur introversion, qui fait la ville » comme l’écrit Paola Vigano dans la conclusion de cet ouvrage. L’espace collectif et public, donne ainsi par sa relation stratifiée entre sol et pratiques, son sens à la ville (ibid., 248).