Augé, Marc, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris :Seuil, 1992.
Juliet Carpenter, Christina Horvath, Regards croisés sur la banlieue
Juliet Carpenter, Christina Horvath (dir), Regards croisés sur la banlieue, 2015, Éditions PIE Peter Lang, 271 pages
Texte intégral
1À la suite des émeutes régulières ayant marqué l’actualité ces dernières décennies, et plus encore avec la récurrence des attentats terroristes, les banlieues françaises sont aujourd’hui régulièrement pointées du doigt comme des zones de non-droit, de délinquance et de pauvreté. Ce point de vue, qui traverse les médias et les discours politiques réduit généralement les banlieues à quelques clichés qui paraissent se solidifier avec le temps. Dans cet ouvrage collectif, les auteurs font le choix de prendre le contre-pied de ces stéréotypes en s’attachant plutôt à explorer la créativité qui émerge des banlieues ainsi que les initiatives qui y apparaissent. Pour ce faire, l’ouvrage prend le parti d’une approche multidisciplinaire en abordant les banlieues en trois temps : comme lieux de vie, comme lieux discursifs et comme lieux de création. Sont ainsi conviées une variété de disciplines, de la géographie aux sciences du langage en passant par les études cinématographiques et l’anthropologie ou la sémiotique.
2Dans un premier chapitre, D. Desponds et P. Bergel s’attachent à déconstruire les métonymies récurrentes associant les banlieues aux ensembles de logements sociaux et à de forts taux de chômage. Autour de l’exemple de l’agglomération parisienne et à partir de données sociales et fiscales, les auteurs démontrent que cette association est abusive, voire trompeuse. En effet, du fait des transformations du marché du travail et des évolutions immobilières de la métropole, les communes de banlieues voient une proportion toujours plus grande de cadres et des professions intellectuelles supérieures s’y installer. De la même manière, l’idée qu’il n’existe pas d’emplois dans ces communes de banlieue est battue en brèche, les études montrant que, même s’ils ne sont pas toujours adaptés aux profils des habitants les moins qualifiés, de nouveaux emplois tertiaires se multiplient assez clairement dans plusieurs communes de banlieue. Dès lors qu’elles sont pensées dans un cadre géographique plus large, les banlieues apparaissent donc beaucoup plus complexes que ne le laisseraient entendre des visions les réduisant à la pauvreté et à l’assistanat.
3Or, la stigmatisation persistante des banlieues légitime les politiques publiques de démolition. À travers l’étude de deux quartiers sensibles à Nîmes, P. Kirkness montre que ces opérations de démolition sont considérées par les habitants comme des « investissements qui n’ont rien à voir avec les investissements [qu’ils] auraient souhaité […] si on les avait consultés ». Bien au contraire, cela semble se faire à l’encontre de leurs volontés, et beaucoup d’entre eux éprouvent le sentiment d’être floués par le fait de ne pas être invités à proposer des solutions alternatives. Cet écart entre les solutions imposées et les désirs habitants rappelle l’impérieuse nécessité de faire participer les habitants, dont l’attachement à ces territoires et la connaissance qu’ils en ont sont d’une valeur cruciale pour une planification plus humaine de la rénovation des banlieues.
4L’art constitue par exemple un moyen de redonner la parole aux habitants de ces territoires. C’est le cas du quartier d’Hautepierre à Strasbourg dans lequel B. Morovich analyse diverses pratiques artistiques mises en œuvre dans le cadre de la rénovation urbaine. En invitant les habitants à participer, à s’exprimer sur leur mémoire et leur pratique du territoire, ces pratiques visent à valoriser l’image qu’ils ont eux-mêmes de leur quartier et ainsi à déconstruire certains stéréotypes. L’auteure s’intéresse alors au traitement de ces opérations par les journaux locaux pour saisir leurs effets. Or, si les commentaires sont globalement positifs, elle montre que les illustrations et la communication qui accompagnent l’information sur ces projets reprennent les clichés associés à la banlieue (photos marquant une distance aux personnages, références récurrentes aux tours, essentialisation des habitants, etc.) réinscrivant ainsi les images alternatives du territoire produites par les artistes dans un paradigme dominant stéréotypé.
5Ces enjeux liés au discours sont plus spécifiquement analysés dans une seconde partie. I. Garcin-Marrou analyse, pour sa part, les discours médiatiques à travers le traitement des émeutes à Clichy et Grenoble. Elle s’attarde en particulier sur les « réflexes discursifs » qui émergent lors des premiers temps des émeutes afin de comprendre les visions et les idéologies qui les sous-tendent. Comme elle l’explique, la majorité des discours et des photos tendent à inclure le lecteur du côté des forces de l’ordre, l’assignant ainsi « à une position de victime pour la sécurité de laquelle le rétablissement de la sécurité s’impose ». Même si les positions des journaux divergent dans l’explication des violences entre l’exclusion socio-économique pour les uns et la délinquance pour les autres, l’ensemble des discours inscrit la délinquance comme mode narratif dominant, les enjeux de maintien de l’ordre ouvrant et clôturant les articles tandis que les photos d’illustration décrivent les jeunes du point de vue des forces de l’ordre. B. Turpin complète cette réflexion par une analyse des représentations médiatiques de deux territoires, la cité « des bosquets » et celle « des 4000 », par quatre grands quotidiens français. Le traitement de près de 700 articles révèle que les acteurs les plus cités en référence à ces territoires sont les jeunes et les policiers, tandis qu’il apparaît également, dans ce cas, un renvoi récurrent aux barres et aux tours comme éléments constitutifs et représentatifs de ces quartiers. Si l’analyse des médias pour analyser les banlieues n’est pas nouvelle, ces chapitres montrent l’importance prise par les médias dans la construction de représentations sociales et rappelle le travail de vigilance qui doit s’opérer constamment pour éviter la récupération politique d’enjeux urbains qui dépasse largement ces seuls quartiers.
6Le terme de « jeunes », par exemple, est aujourd’hui utilisé pour décrire par euphémisme et métonymie les émeutiers ou les potentiels délinquants. Or, dans leurs pratiques langagières ordinaires, les habitants des banlieues instaurent une forme de résistance à cette stigmatisation. Par une réappropriation et un détournement du sens attribué communément à ce mot, les lycéens interrogés par W. Guehria à Mantes-la-Jolie utilisent ce terme de « jeune » pour décrire quelqu’un de sérieux en opposition au « youth » qui renverrait plutôt au voyou. Plusieurs chapitres, d’inspiration linguistique, s’attachent ainsi à analyser les pratiques langagières émergentes dans ces quartiers, et révèlent qu’elles dépassent bien souvent les territoires concernés pour se diffuser dans la langue commune, l’enrichissant et la transformant.
7Dans la troisième partie, différents chapitres analysent les productions culturelles de et sur la banlieue, foisonnantes depuis quelques années, qu’il s’agisse de la littérature, du rap ou du cinéma. À propos de la « littérature de banlieue », I. Galichon évoque le fait que, dans un contexte de dépolitisation de la banlieue, le récit de soi est d’autant plus intéressant qu’il offrirait la possibilité de « manifester une voix ». Dans cette perspective, « le récit, par la transmission de l’expérience vécue, rapproche le lecteur du sujet-écrivant et les place dans un espace commun ». En ce sens, le récit de soi permet de faire part du caractère ordinaire de l’expérience des banlieues et ainsi de réinscrire ces territoires dans une expérience partageable, ouvrant la voie à la reconnaissance.
8Ce récit de l’expérience ordinaire des banlieues se retrouve également dans le rap. B. Ghio analyse, à cet égard, la figure rhétorique du « ghetto », présente dans une grande partie des textes de rap. Les débats académiques ont largement montré que l’utilisation du terme ghetto pour les banlieues françaises est aujourd’hui trompeuse. Cependant, si cette appellation n’a pas de sens en termes socio-urbanistiques, il en trouve en termes de représentation symbolique. À l’instar des non-lieux (Augé, 1992), le mot ghetto « ne creuse pas un écart entre la fonctionnalité quotidienne et le mythe perdu : il crée l’image, produit le mythe et du même coup le fait fonctionner ». Ainsi, l’usage du terme « ghetto fonctionnerait donc dans le rap de façon similaire grâce aux évocations qu’il enferme et qu’il éveille ensuite chez l’auditeur : il permettrait aux rappeurs de mettre un nom sur une réalité qui dépasse le seul emplacement territorial, et qui rend compte d’un imaginaire où les banlieues françaises reléguées seront vraiment au même niveau de comparaison que les ghettos américains ».
9En s’attachant à l’analyse des atouts qui se manifestent dans les banlieues françaises bien plus qu’aux maux qui les affectent, cet ouvrage rappelle ainsi le dynamisme et les opportunités que peuvent offrir ces territoires à la société et s’avère, de ce fait, bienvenu. Miser intelligemment sur ce multiculturalisme et cette diversité permettrait notamment d’inscrire ces territoires comme des atouts dans la construction des futurs métropolitains. En particulier à l’heure où les gestionnaires urbains se démènent pour intégrer le réseau des « villes globales ».
Pour citer cet article
Référence électronique
Antonin Margier, « Juliet Carpenter, Christina Horvath, Regards croisés sur la banlieue », Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement [En ligne], 35 | 2017, mis en ligne le 27 septembre 2017, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/4321 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/tem.4321
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