1La tempête Xynthia marque un véritable tournant dans la gestion des risques côtiers en France. Si elle présentait des faiblesses avant 2010 (Meur-Ferec, 2008 ; Ledoux, 1995), elle se caractérise désormais par une profusion de réglementations qui ont souvent été mises en place dans la précipitation au regard des catastrophes subies et de la volonté d’agir rapidement. Ainsi, différents textes juridiques s’entrecroisent, plaçant les gestionnaires et les élus locaux face à une grande complexité de mise en œuvre (Meur-Ferec et Rabuteau, 2013).
2La gestion des risques côtiers implique l’élaboration de politiques publiques, la coordination entre différentes échelles territoriales (européenne, nationale, régionale et communale) et la mise en place de stratégies d’aménagement à plus ou moins long terme. Face à une question complexe et incertaine, plusieurs acteurs aux connaissances et compétences hétérogènes sont appelés à collaborer, notamment pour établir des documents relatifs à l’appréhension et au traitement des problèmes d’érosion et de submersion que subissent les espaces littoraux.
- 1 Direction départementale des territoires et de la mer
- 2 Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement
- 3 Direction générale de la prévention des risques
- 4 Direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature
- 5 Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement
3L’ensemble des participants à la gestion des risques côtiers mérite d’être étudié, qu’ils relèvent des collectivités territoriales, des services de l’État déconcentrés (DDTM1, DREAL2) ou centraux (DGPR33 et DGALN4, CEREMA5), des bureaux d’étude, des centres de recherche ou encore des associations présentes, qu’ils soient conviés ou non aux discussions ou à la rédaction des différents documents. En effet, l’État et ses services, les collectivités territoriales ont la charge de ces questions ; les communes (ou intercommunalités) doivent prendre en compte les documents, tels les Plans de Prévention des Risques, et les annexer aux documents d’urbanisme. Par ailleurs, le maire est responsable de la sécurité publique par l’information, la préparation et l’alerte. Les bureaux d’étude et experts fournissent les compétences et connaissances nécessaires à la constitution des dossiers. Les associations (de défense de l’environnement ou de riverains) veulent faire entendre leur voix, se sentant, au premier chef, concernées par ces questions. Les scientifiques construisent des connaissances éventuellement transférables et transférées.
4Ces acteurs possèdent des savoirs et des savoir-faire variés, ils sont intégrés dans de multiples réseaux qui ne se recouvrent pas toujours et ils agissent à différentes échelles territoriales. Quelles sont alors les connaissances produites par les différents types d’acteurs, comment circulent-elles et comment participent-elles ou non à la gestion des risques côtiers ? Ces questionnements nous permettent de nous centrer sur les différents objets des connaissances (aléas, enjeux, jeux d’acteurs, représentation sociales), mais également sur leur format de production (carte, schéma, numérique, texte) ainsi que sur leur provenance (études scientifiques ou issues de l’expérience). Si la production des connaissances est contrainte par les coûts humains et financiers, leur intégration est assujettie aux exigences des documents réglementaires, à la légitimité des connaissances produites et à la manière dont le risque est défini. La définition du risque, anciennement construite, porte son attention sur les aléas et il existe à son propos une certaine proximité « institutionnelle » (Gilly et Torre, 2000) entre les bureaux d’étude et les services des collectivités territoriales et de l’État.
5Les connaissances produites, hétérogènes du point de vue de leur objet et de leur construction, circulent plus ou moins au sein de réseaux d’acteurs qu’elles contribuent à concrétiser. Certains d’entre eux sont modestes et très territorialisés, d’autres veulent imposer une normalisation et une intégration des connaissances produites. Des choix, explicites ou non, concernant l’objet et / ou le format, sont alors opérés dans un contexte de changement rapide en matière de législation. Comment façonnent-ils la gestion d’une question caractérisée par une forte incertitude et complexité ?
- 6 Le programme de recherche interdisciplinaire « COnnaissance, COmpréhension et gestion des RISques C (...)
- 7 Il distingue dans l'espace public les acteurs issus du système politique central (institutions gouv (...)
6Cette analyse permettra de soumettre à « l’épreuve du réalisme » (Duran, 2010) la gestion des risques côtiers à partir des études menées sur le terrain breton6 (Hénaff, 2014). Après avoir identifié les acteurs présents dans la gestion des risques côtiers sur cinq communes des départements du Finistère et du Morbihan (Guisseny, Île-de-Sein, L’île-Tudy, Le Tour-du-Parc, Pénestin) (figure1), des entretiens semi-directifs ont été menés, de juin à novembre 2012, auprès d’une quarantaine de personnes. Il s’agit de membres des services de l’État, des collectivités territoriales, de bureaux d’études, d’établissements publics administratifs et d’associations, selon la typologie de Jürgen Habermas (1997)7.
Tableau 1 : présentation des enquêtés
Grandes catégories d’acteurs
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Types de personnes interviewées au sein des structures
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Nombre d’entretiens réalisés
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Collectivités territoriales
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Communes et intercommunalités : élus locaux (maire et / ou adjoints à l’urbanisme) et employés Conseils généraux : Responsables de services en lien avec l’aménagement et l’environnement Conseil Régional : Responsables ou chargés de mission au Pôle Climat et à la Direction de la Mer
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20
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Services de l’État
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Services déconcentrés : Agents des Services Risques naturels ou Littoral des DDTM et de la DREAL Services centraux : Directeurs de services à la DGPR, DGALN, CEREMA Préfecture 56 : Responsable SDIS (Service départemental d'incendie et de secours)
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10
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Bureaux d’études
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Directeurs et chargés d’études techniques
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4
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Associations
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Membres d’associations locales d’environnement ; Association Nationale des élus du Littoral
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6
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7La consigne inaugurale donnée aux interlocuteurs était la suivante : « Dans le cadre de vos fonctions / de votre activité, comment êtes-vous amené à prendre en compte les risques côtiers ? ». Quatre grands thèmes devaient être abordés : le contexte d’action (la structure, les fonctions, les dossiers en cours, le territoire), les difficultés rencontrées, les réseaux d’acteurs et les connaissances nécessaires pour mener à bien la gestion des risques côtiers. Les entretiens ont été conduits en face à face durant l’année 2012. Ils ont été enregistrés et retranscrits intégralement. Ils ont alors fait l’objet d’une analyse thématique, d’une analyse de contenu (partie 2) et ont été le support d’une analyse de la structure des réseaux (partie 3).
Figure 1 : Localisation des sites d’étude
8Les objets et formats de la production de la connaissance seront discutés, puis nous nous intéresserons aux statuts des connaissances et pour terminer à leur circulation au sein de réseaux d’acteurs plus ou moins ouverts.
- 8 Parmi ces changements, l’on peut citer : pénurie sédimentaire, élévation du niveau marin
9Les politiques publiques sont confrontées à la multiplicité et à la complexité des questions posées (Muller et Surel, 1998). Les réponses apportées, et notamment l’étude de la vulnérabilité globale face aux risques côtiers, s’inscrivent dans une approche intégrée, systémique et pluridisciplinaire. En effet, les risques côtiers (érosion, submersion) résultent de la combinaison de dynamiques naturelles (évolution permanente du trait de côte qui peut être accrue par les changements environnementaux globaux8) et de dynamiques sociales (accroissement de la littoralisation des activités humaines) complexes. Ainsi, de multiples connaissances doivent être insérées dans le processus de construction de prise de décision, notamment dans la production de documents réglementaires. Cependant, l’aléa est principalement documenté et représenté sous forme de représentations spatiales requérant le plus souvent un traitement numérique des données ; les enjeux font l’objet de quelques études, mais les analyses des représentations des usagers et des jeux des acteurs sont absentes des documents. Les données produites sont caractérisées par leur hétérogénéité et leur incertitude.
- 9 Visant à déterminer les mesures de prévention, de protection et de sauvegarde de la population et d (...)
- 10 Pour renforcer et clarifier l’organisation communale des secours et les compétences du maire en cas (...)
- 11 Objectif : information préventive des populations exposées
- 12 Vise à améliorer les compétences en termes de maitrise d’ouvrage et de mieux intégrer les politique (...)
- 13 Pour inciter les territoires à bâtir des projets de prévention des risques, l’obtention du label PS (...)
- 14 Direction régionale de l’environnement de l’aménagement et du logement
10Si l’on excepte quelques exemples portant sur la mise en œuvre de travaux de construction ou de réhabilitation d’ouvrages de protection, la grande majorité des connaissances produites par les services de l’État, appuyés par les bureaux d’étude, sont exploitées dans la production de documents réglementaires et d’urbanisme. Leur nombre et leur contenu se sont accrus depuis les événements dramatiques liés à la tempête Xynthia en 2010. Qu’il s’agisse des PPR9/PPRL (Plan de Prévention des Risques/ Littoraux), des PCS10 (Plan Communal de Sauvegarde), des DICRIM11 (Document d’Information Communal sur les RIsques Majeurs), des PAPI12 (Programme d’Actions et de Prévention contre les Inondations), des PSR13 (Plan Submersions Rapides)… chaque document, en fonction de ses objectifs et de ses cibles requiert une connaissance territorialisée des risques côtiers. Les documents d’urbanisme tels que les PLU (Plan Local d’Urbanisme) et les SCOT (Schéma de Cohérence Territoriale) doivent également présenter les risques et les dispositions envisagées pour leur prévention, notamment sous la forme de zonage afin de visualiser les réglementations. Par ailleurs, chaque échelon territorial doit intervenir de manière coordonnée : l’Europe a initié les PGRI (Plan de Gestion des Risques Inondations) que l’État et ses services élaborent. Les PCS, DICRIM sont à l’initiative et sous le contrôle de l’État et de ses services déconcentrés, les communes (ou le cas échant les intercommunalités) les élaborent et mettent en œuvre les mesures réglementaires. Certaines collectivités territoriales peuvent soumettre un PSR qui sera instruit par les DREAL14 (Direction régionale de l’environnement de l’aménagement et du logement). Elles peuvent également répondre à l’appel à projet « PAPI » (Meur-Ferec et Rabuteau, 2014). Seul le PPR est élaboré par les services de l’État et les communes sont chargées des mesures réglementaires.
11L’objectif de ces documents est d’identifier et cartographier les zones à risques de submersion et de produire des plans de gestion sur l’ensemble de la France, ainsi de nombreux documents ont été produits ou doivent encore l’être (Le Bourhis, 2007). Les démarches et le niveau de précision diffèrent d’un type de document à l’autre, cependant différents éléments sont présents : diagnostic du territoire, caractérisation des aléas, recensement des enjeux, identification des dispositifs existants, stratégie face aux enjeux et mesures à mettre en œuvre. La variété des documents réglementaires prescrits est, de plus, combinée à une hétérogénéité de production : « il y a beaucoup de PCS qui sont quand même pas forcément bien faits et puis, des DICRIM, j’ai eu des bons exemples, j’ai aussi eu des plutôt mauvais. C’est-à-dire que le DICRIM, ça peut être tout et n’importe quoi. Ça peut être une feuille A4 recto-verso en noir et blanc, qui montre quelles sont les zones avec une carte du PPR qui a été reprise » (Entretien avec un ingénieur du Conseil général 29). Les documents réglementaires sont aujourd’hui très présents dans la gestion des risques côtiers ; ils orientent la production des connaissances et participent ainsi de la construction des réseaux.
- 15 Cette notion permet de dépasser la notion de risque déterminé par l’exposition des enjeux aux aléas (...)
- 16 L’aléa est considéré comme un événement d’origine naturelle ou humaine potentiellement dangereux do (...)
- 17 Les enjeux représentent la valeur humaine, économique ou environnementale des éléments exposés à l’ (...)
- 18 Politiques publiques et mesures de protection
12À la suite de C. Meur-Ferec (2008), nous considérons que la vulnérabilité globale15 est la résultante des interactions entre aléas16, enjeux17, gestion mise en œuvre18 et sensibilité des populations. Il est alors intéressant d’identifier le ou les objets sur lesquels portent les connaissances lors de la production des documents réglementaires. L’aléa est sans conteste la composante de la vulnérabilité la plus étudiée que ce soit par les scientifiques ou par les acteurs des politiques publiques. Si « au XXe siècle, les recherches sur les risques dits « naturels », ont longtemps privilégié l’étude des aléas et donc des approches issues des sciences de la terre et de l’ingénieur » (Hénaff., 2014), les sciences sociales ont investi ce domaine dans les années 1980. Mais dans la production de documents, la démarche reste très technique, qu’il s’agisse des équipements de protection (digues) mais également de la caractérisation de l’aléa.
- 19 La vitesse de la lame d’eau peut parfois être prise en compte
- 20 Celle‑ci a été retenue par le CETMEF en 2012 pour cartographier la vulnérabilité du territoire.
- 21 Dans le guide PPRL 2014 (DGPR, 2014), l’aléa submersion marine est défini par la hauteur d’eau, o (...)
13Concernant les risques submersion, les documents réglementaires se focalisent sur les aléas et notamment dans les PPR ; il s’agit de calculer la hauteur d’eau maximum19 et ainsi de délimiter les zones submersibles et donc celles où la construction sera limitée. La difficulté est alors d’établir la côte maximale que peut atteindre la mer, celle-ci provenant à la fois de mesures disponibles effectuées antérieurement et des résultats de modélisations. La technique20 la plus simple représente, sur un référentiel topographique, les secteurs potentiellement submergés en fonction de la hauteur d’eau adoptée, indépendamment de leur protection par les cordons littoraux ou par des ouvrages côtiers (Le Berre et al., 2014). Par ailleurs, il faut également prendre en compte l’élévation du niveau atteint par les pleines mers de grandes marées à l’horizon 2100. Les bureaux d’études au service des collectivités territoriales et des services de l’État portent ainsi leurs efforts sur la détermination des aléas en développant des mesures de terrain et des outils de modélisation. L’identification de cette composante est maîtrisée par les bureaux d’études : « On sait faire les aléas, parce que c’est du factuel, c’est du quantitatif » (Entretien avec un chargé de mission, bureau d’étude). Le rapport du CETMEF (2011) relève que les nombreuses études portent sur les aléas21 et que les informations disponibles sur le territoire de la France métropolitaine ne sont pas homogènes, certaines zones sont couvertes d’autres non.
- 22 Puissance du phénomène naturel (ampleur du recul du rivage, la hauteur de houle, la vitesse du vent (...)
- 23 Territoire dans lequel sont enregistrés des impacts produits (Hénaff, 2014)
- 24 On distingue durée d’action immédiate et différée (par les conséquences enregistrées) (Hénaff, 2014
- 25 Intensité des dommages potentiels ou observés (Hénaff, 2014)
- 26 Probabilité qu’un aléa d’une certaine magnitude se produise sur une période donnée
14Les scientifiques, quant à eux, développent des recherches pour affiner le calcul de l’aléa. Ils s’appuient sur : une magnitude22, une emprise spatiale23, une durée d’action24, une intensité25 et enfin une probabilité d’occurrence26 (Hénaff, 2014). La caractérisation des niveaux d’eau extrême nécessite de combiner des phénomènes de marée, des pressions atmosphériques, des vents et de la houle, mais également des évolutions de la nappe phréatique et de l’artificialisation des sols. L’absence de connaissances des événements météo-marins anciens et historiques est très souvent identifiée par les scientifiques appartenant aux organismes de recherche. Il s’agit alors de s’intéresser aux conditions, à la distribution spatiale et à la fréquence des tempêtes grâce aux témoignages historiques (à travers les archives) et anciens (géomorphologiques et géologiques). La prise en compte de l’élévation du niveau marin à l’horizon 2010, conduit à construire des modèles qui fournissent des données avec de fortes incertitudes aux échelles régionales. Enfin, les géomorphologues mettent en avant l’incessante dynamique des littoraux et la nécessité de s’intéresser aux évolutions de la topographie et de la bathymétrie de la zone littorale dus aux facteurs océaniques (vagues, marées, courants, tempêtes), aux dynamiques continentales (notamment effet tectonique) mais aussi aux échanges sédimentaires entre le milieu marin et les espaces terrestres (Ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du développement durable et de la mer, 2010).
15Concernant les autres composantes de la vulnérabilité, en 2014, un document du ministère met en avant la nécessité de prendre en compte les enjeux, mais aucune méthodologie n’est fournie et les producteurs de connaissance sont perplexes : « Et, il y a maintenant la partie enjeux… elle est relativement complexe à mettre en œuvre, parce que on est sur des choses qui peuvent être subjectives, politiques, culturelles et il y a différentes méthodes qu’on regarde aujourd'hui, pour savoir comment tenir compte de ces enjeux » (entretien avec chargé de mission, Bureau d’étude). Les études des représentations sociales des risques et des jeux d’acteurs ne sont pas évoquées dans le cadre de nos entretiens réalisés auprès des acteurs de la gestion des risques côtiers sur les cinq sites étudiés. Les méthodologies développées par les scientifiques (qu’ils soient sociologues, psycho-sociologues, géographes, politiques…) sont éprouvées, mais elles nécessitent, pour la plupart d’entre-elles, des connaissances fondamentales et méthodologiques importantes et du temps pour les mettre en œuvre. Les méthodologies développées par les économistes sont en partie transférées vers les acteurs de la gestion des risques côtiers afin qu’ils puissent évaluer les enjeux. La prise en compte des représentations sociales et jeux d’acteurs reste confinée aux démarches des chercheurs.
16Les connaissances sur les aléas sont insuffisantes et les incertitudes très présentes qu’il s’agisse des événements météorologiques, des conséquences du changement climatique sur les espaces côtiers, de la dynamique littorale, de l’impact des activités humaines. Le rapport de la MRN (Mission Risques Naturels) de mars 2010 souligne ainsi que plus de la moitié des PPRN inondation (61 %) ne sont pas renseignés correctement sur l’aléa concerné. Les acteurs de la gestion des risques interrogés sont conscients de la complexité de l’identification de la vulnérabilité et notamment des manques qui concernent l’interface terre-mer, la profondeur historique, la compréhension de la gouvernance, le tout en s’appuyant sur une vision dynamique du territoire. Les interactions entre les différentes composantes naturelles — économiques — sociales sont décrites comme complexes à modéliser, d’autant plus que le temps imparti pour produire les documents est relativement court, que les moyens financiers et humains ne sont pas toujours suffisants et qu’un problème de méthode est identifié (entretien avec un gestionnaire de la Direction générale de la prévention des risques, DGPR).
- 27 Guide méthodologique, Plan de prévention des risques littoraux, décembre 2013.
- 28 Service Hydrographique et Océanographique de la Marine
- 29 Centre d'Etude Techniques Maritimes Et Fluviales
- 30 http://www.rolnp.fr/rolnp/index.php/component/content/category/119‑liens‑utiles
17Les connaissances produites concernent l’aléa et sont principalement restituées sous formes de représentations spatiales issues de données numériques (Feyt, 2011), identifiant les zones à risque en fonction de la topographie et de la hauteur d’eau. Des zonages de couleurs apparaissent ainsi délimitant les zones d’aléa exceptionnel fort (violet), moyen (orange) et futur (jaune). Dans les PPRL, les zones rouges indiquent celles qui sont rendues inconstructibles et les zones bleues celles où les aménagements sont acceptés sous réserve de respecter les prescriptions27. Ces connaissances souffrent de données hétérogènes et éparses, il devient alors nécessaire de les homogénéiser et les regrouper. Différents outils ont alors été conçus, comme par exemple l’atlas des risques littoraux qui a débuté suite à la circulaire Xynthia du 7/04/2010. Des cartes de zones basses provisoires ont été établies à l’échelle nationale, elles ont ensuite été précisées par le SHOM28, le CETMEF29 et les DDTM, suite à la circulaire du 27/07/2011 relative à la prise en compte de la submersion marine dans le PPRL. Le programme « Litto3D » vient renforcer ce besoin de connaissance. Il s’agit d’un modèle numérique altimétrique continu terre-mer réalisé par le SHOM et l’IGN, hébergé en Bretagne par l’infrastructure de données spatiales GéoBretagne. Par ailleurs, dans cette région, l’objectif est de créer un suivi du trait de côte au niveau départemental afin d’agréger les données comme ce qui existe dans le département de la Manche, travaux menés par le Réseau d’observation du littoral Normand et Picard30. Ces outils concernent l’aléa, mais il est envisagé de développer des Systèmes d’Information Géographique (SIG) qui permettraient d’intégrer également les connaissances portant sur les enjeux.
- 31 Les incertitudes liées à l’exposition des enjeux aux aléas restent importantes : choix des niveaux (...)
- 32 Le niveau micro intéresse les propriétaires des terrains désignés comme menacés, les réajustements (...)
18Si la production de données concernant les aléas se structure et prend en compte leur complexité, elle doit également intégrer et gérer les multiples incertitudes31. Les améliorations des systèmes de mesure et des modèles permettent de les réduire mais non de les annuler, sachant qu’il est nécessaire d’identifier les événements fréquents, moyens et extrêmes, ainsi que les transformations climatiques et l’élévation du niveau de la mer. Ces derniers sont sujets à discussion : « L’État a pris deux options pour notre zone, c’est plus 20 centimètres dans les années à venir et puis, jusqu’à 60 centimètres pour ce qu’ils appellent « l’événement centennal »… Le 60 cm, on trouve ça très sous-estimé, ils n’ont pas voulu faire peur à tout le monde, mais la plupart des scientifiques disent que ce sera beaucoup plus que ça, ce sera au minimum 1 mètre, voire 1,50 mètre, voire plus » (Entretien avec un membre d’une association de préservation de l’environnement). Au-delà, la question de l’échelle32 de travail interroge : « nous étions précis à 1 mètre, c’était gênant par rapport à un permis de construire donné, mais, en masse d’enjeux, on ne s’est pas complétement trompé » (Entretien avec un membre de la DREAL). L’incertitude n’est pas négligée mais intégrée selon une règle simple : « Nous demandons aux bureaux d’études de prendre en compte les incertitudes à chaque étape de la procédure. Et, au final, s’ils ne sont pas capables de déterminer la précision du modèle, par exemple, il faut qu’ils prennent par défaut 25 centimètres. Donc, il faudra expliquer aux élus que lorsqu’on aura déterminé l’événement de référence, non seulement on va rajouter l’élévation du niveau de la mer, mais aussi, 25 centimètres d’incertitude sur les résultats » (Entretien avec un membre de la DDTM 56). L’incertitude est ainsi révélée, mais ce type de règle masque ses composantes techniques, méthodologiques, épistémologiques ou sociales ainsi que les différentes étapes qu’elle affecte « lors de la structuration du problème, du choix de l’indicateur, des hypothèses et des paramètres du modèle, ou encore des données » (Van der Sluijs et al., 2008).
- 33 Il est donc prudent de privilégier la simplicité des approches afin de conserver le potentiel de tr (...)
19L’aléa, la composante de la vulnérabilité pourtant la plus étudiée, pose de nombreuses questions quant à son intégration dans les documents réglementaires. Les connaissances ne sont pas homogénéisées et les atlas ne sont pas encore opérationnels. La complexité de la question à traiter génère de nombreuses incertitudes. Les recherches en cours selon une approche intégrative et systémique amoindrissent certaines incertitudes techniques ou méthodologiques, mais peuvent également mener à en identifier de nouvelles et augmenter les controverses (Van der Sluijs et al., 2008). Ces questions sur les incertitudes sont d’autant plus importantes qu’elles entrainent une vulnérabilité d’autant plus forte que la connaissance est imprécise et qu’elles nourrissent les controverses. Comme l’exprime P. Duran (2010), une politique est une prédiction plus ou moins fondée, au sein de laquelle l’incertitude doit être clairement intégrée33. Plus largement, la vulnérabilité est peu évaluée, même si la plupart des acteurs du territoire s’accordent sur l’intérêt de penser la propension des populations à subir des dommages mais aussi leur capacité à les modifier et à y faire face (Metzer et D’Ercole, 2011). L’intégration des différentes formes de connaissances (des experts et des usagers) peut être recherchée pour élaborer la gestion des risques sur les territoires considérés.
20Les résultats présentés dans cette partie proviennent essentiellement de l’analyse d’une quarantaine d’entretiens semi-directifs auprès de quatre grandes catégories d’acteurs : collectivités territoriales, services de l’État, bureaux d’études et associations d’environnement (tableau 1). Des enquêtes spécifiques auprès d’habitants non membres d’associations ont par ailleurs été menées dans le cadre du programme COCORISCO (Krien et Michel-Guillou, 2014).
- 34 Si l’on se réfère à M. Polanyi (1962), celles-ci comprennent des connaissances « tacites », souvent (...)
21Une première analyse thématique a permis de révéler que ces dernières n’avaient pas toutes le même statut, c’est-à-dire la même légitimité à l’intérieur d’un système de savoirs et de compétences hiérarchisé. La légitimité renvoie ici au niveau de confiance accordé aux connaissances qui est fonction de la manière dont elles sont produites et de l’autorité des acteurs dont elles émanent. On distingue ainsi, d’une part, des connaissances qui reposent sur l’acquisition d’une certaine expérience locale34 des risques côtiers et, d’autre part, des connaissances construites par les scientifiques et les techniciens.
- 35 Alceste est un logiciel d’analyse statistique de textes mis au point par la société IMAGE, avec la (...)
22Afin de mieux appréhender l’hétérogénéité des approches, une analyse de contenu des entretiens a ensuite été menée avec le logiciel Alceste35, faisant ressortir clairement des univers sémantiques spécifiques selon les grandes catégories d’acteurs et leurs échelles territoriales d’action (figure 1).
Figure 2 : Résultat d’une analyse du corpus d’entretiens des gestionnaires sous Alceste
23Ainsi, les deux premières classes restituent un vocabulaire relatif, d’une part, à l’action de protection contre la mer (dune, digue, cordon dunaire, sable, protéger, enrochement, polder…) et, d’autre part, à la vie quotidienne (gens, dire, aller, voir, maison, vivre, pouvoir, maire, donner, écouter, habiter, heure...). Ces classes renvoient à la parole des acteurs des mairies (Sein, Le Tour-du-Parc, Guissény, Île-Tudy) et des associations d’environnement locales. La troisième classe fait ressortir des mots de professionnels dont l’action se situe au niveau régional, tenant compte d’enjeux à la fois globaux (enjeu, climat, changement, adaptation, international…) et locaux (territoire, action, charte, SCOT, politique, côtier…). Un champ lexical plus technique (étude, État, ouvrage, projet, dossier, subvention, budget…) renvoie au discours des bureaux d’études, mais aussi à celui des structures intercommunales (SIVOM Combrit / Île-Tudy, Lorient Agglomération) qui ont eu à monter des dossiers tels que des PAPI. Enfin, une cinquième classe à forte connotation administrative (service, DDTM, comité, réunion, piloter, direction, DREAL…) est spécifique au discours des agents de l’État (DDTM, DREAL). La diversité des manières de concevoir les risques côtiers et leur gestion se retrouve dans la distinction entre savoirs issus de l’expérience ou savoirs scientifiques et techniques.
24Le processus de légitimation de ce type de connaissances passe par la présence physique, quotidienne et à l’année, d’individus ou de groupes d’individus sur le territoire potentiellement exposé aux risques de submersion et d’érosion. Il s’agit donc principalement des habitants, des professionnels dont l’activité est en lien avec la mer (pêcheur, conchyliculteurs, sauveteurs…), et des élus locaux. Leur présence sur le littoral permet une observation in situ et en temps réel de l’état des protections contre la mer, du trait de côte, du niveau de la mer, voire du changement climatique : « Moi, ayant quand même fréquenté les sites depuis plusieurs années, j’ai bien vu quelles étaient les conséquences de ce réchauffement, de la montée du niveau des eaux (…) on a vu ces dunes partir, ces arbres tomber sur la plage. Tous ces signes de disparition, petit à petit, du cordon dunaire. » (entretien avec un agent de structure intercommunale, 29). Si ce type de savoir issu de l’observation directe corrobore souvent les discours scientifiques sur l’élévation du niveau marin, il peut également les contredire : « … étant utilisateur de la mer et du rivage côtier depuis 45 ans à peu près, ayant des repères fixes à savoir les bâtiments ostréicoles, je peux vous dire qu’il y a 40 ans à peu près, on avait beaucoup plus d’inondations et des hauteurs plus importantes à plusieurs reprises dans l’année (…) » (entretien avec un membre d’association, 56).
25La valorisation de l’expérience et de la proximité va souvent de pair avec un regard critique sur la distance, à la fois géographique et culturelle des décideurs vis-à-vis du « terrain ». Les qualités de ce type de connaissances apparaissent alors en creux. La non prise en compte des spécificités du contexte et des contraintes locales dans la production technique des connaissances est pointée. De plus, celles produite par les « locaux » sont davantage reliées aux contraintes et questionnements locaux (Girard et Navarrete, 2005). Les lacunes concernant certaines réalités locales (topographiques, sociologiques, économiques, historiques…) sont également identifiées et, sans la nommer, apparait la nécessité d’une demarche intégrative et systémique. Le sentiment de défiance vis-à-vis des services de l’État peut être accru devant le constat de contradictions entre différentes mesures prises « dans l’urgence » suite à Xynthia. Par exemple, le plan de submersion rapide (PSR) ou « plan digue » conforte l’idée de protection immédiate et va à l’encontre d’une autre politique qui consiste à tenir compte de la mobilité naturelle du trait de côte et à prôner le recul stratégique et la relocalisation des enjeux. Les contradictions entre les politiques publiques sont pointées de même que le manque d’inscription dans le temps long. La référence aux « anciens » est ici prégnante. Ces derniers sont réputés avoir su se protéger efficacement contre les dégâts de la tempête, par exemple, en disposant leur maisons les unes contre les autres, à l’écart du bord de mer, et en privilégiant d’étroites ouvertures.
26Ainsi, bien que les élus locaux interviewés se fient aux connaissances des scientifiques et des bureaux d’études, ils sont enclins à utiliser également le savoir empirique local pour les aider à prendre une décision : « Dans cette commission (DUNES), on a un pêcheur, (…) c’est une mémoire. Tous les jours, il a été à la mer depuis qu’il est tout petit, il a 70 ans ou 75 ans, et il connaît le coin comme sa poche, le courant. Donc, ces gens-là, ils nous révèlent des choses, c’est extraordinaire, parce que bon, (…) quand on est adjoint, il faut savoir faire entre un scientifique et les gens du cru, qui ont la mémoire, qui savent comment (…) la mer va réagir (…). Et donc, il faut faire un peu l’amalgame des deux » (entretien avec un élu d’une mairie du Finistère). Cette complémentarité n’apparaît pas tant dans les documents réglementaires que dans la gestion des risques sur le terrain. Le « bon sens » est revendiqué, et certains maires se disent capables d’assumer la responsabilité d’une action (réfection d’un ouvrage, enrochement…) qui pourrait être invalidé par les services de l’État, s’ils sont certains qu’elle répond à une nécessité de protection des populations.
27Les données recueillies portent principalement sur l’évolution du trait de côte et sur les hauteurs d’eau. Elles reposent sur l’élaboration de modèles théoriques destinés à prévoir l’aléa et ses conséquences sur les biens exposés aux risques. Ils tiennent lieu de garantie pour l’élaboration des cartes d’aléas qui servent à établir les PPR, leur validité repose toutefois sur l’observation de données de terrain qui sont à réviser en permanence. Ainsi, des protocoles de collecte de données par photos aériennes ou images satellitaires sont organisés par la DREAL Bretagne pendant la survenue des événements critiques pour vérifier l’adéquation des modèles utilisés pour établir les PPR avec la réalité. La principale limite de cette approche, privilégiée par les services de l’État, est de favoriser des connaissances à grande échelle. Cela rejoint la volonté d’unifier les connaissances et de produire des règlements applicables quel que soit le contexte. L’objectif est d’atteindre un caractère systématique, organisé et pérenne du processus de collecte et de traitement des données. Ainsi, en Bretagne, les DDTM du Morbihan et du Finistère collaborent avec l’Institut universitaire européen de la mer (Observatoire du domaine côtier) et la Communauté d’agglomération du Pays de Lorient (Observatoire du Littoral de Cap L’Orient).
28Par ailleurs, il est nécessaire de prendre en compte la structuration et le fonctionnement des organisations scientifiques et techniques. Ces deux mondes possèdent une partie de leur culture en commun, les techniciens des services de l’État et des bureaux d’études ayant été souvent formés au sein d’écoles d’ingénieurs ou de masters spécialisés. Les connaissances scientifiques sont « disciplinaires et morcelées » (Girard et Navarrete, 2005) et associées à un socle théorique parfois ardu et à une instrumentation élaborée. En fonction des implantations des organismes de recherche et des programmes développés par les laboratoires, certains territoires sont très étudiés (comme Guisseny ou l’île de Sein), alors que d’autres sont délaissés. Les objectifs des uns et des autres ne sont pas identiques, « les problématiques scientifiques ne recoupent pas en général les domaines de l’action publique » (Sabbagh et al., 2014). Des relations interpersonnelles se construisent entre ces mondes en fonction des intérêts des uns et des autres et de leurs expériences antérieures. Elles expliquent la forte hétérogénéité des connaissances scientifiques produites et intégrées dans la mise en œuvre des risques côtiers.
29Ces acteurs ne côtoient pas toujours les territoires sur lesquels ils doivent produire des documents. L’approche « terrain », néanmoins reconnue comme nécessaire par tous les acteurs, prend ici la forme de protocoles plus ou moins formalisés de collecte et de traitement de données. Elle diffère sensiblement de la connaissance issue du vécu décrite précédemment, caractérisée par une dimension systémique (Barthélémy, 2005) et qui passe par l’intégration, rarement explicitée et formalisée, des paramètres physiques, économiques, et socio-culturels d’un territoire. Les avantages des savoirs dits « profanes » comparés aux savoirs dits « experts » ont été démontrés à plusieurs reprises, qu’il s’agisse de la capacité des citoyens « ordinaires » à élaborer des questionnements dégagés d’intérêts pré-établis et des filtres cognitifs liés à une expertise technique approfondie (Joly et al.,2003), ou de l’intégration de la dimension éthique dans les évaluations des innovations technologiques (Lash et al.1999). Cependant, la supériorité des connaissances issues de protocoles scientifiques demeure tenace, comme l’a notamment montré J. Weisbein (2015) à propos du processus de légimation qui a permis à l’association Surfrider de participer, aux côtés de laboratoires de recherche nationaux, à l’élaboration des politiques publiques littorales et maritimes.
30Selon nous, les connaissances non savantes présentent l’avantage d’intégrer les dimensions du risque (aléas, enjeux, représentations, gestion), de prendre en compte les spécificités locales, mais sont de ce fait difficilement généralisables et difficiles à intégrer sous la forme de cartes, supports privilégiés pour la mise en forme de documents réglementaires. De plus, ce savoir profane est soumis à des biais de perception qui mériterait d’être plus souvent interrogé et soumis à la critique comme cela est fait pour les connaissances scientifiques et techniques. En principe adossées à des méthodes et des protocoles homogènes et reproductibles, celles-ci ne sont toutefois pas exemptes d’incertitudes. Elles sont transférables sous forme de représentations spatiales et permettent les généralisations (tableau 2).
Tableau 2 : Deux types connaissances sur les risques côtiers
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Connaissances issues de protocoles scientifiques
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Connaissances fondées sur des savoirs locaux
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Principales caractéristiques de ces connaissances
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Essentiellement centrées sur l’aléa ; légitimées par les Services de l’État
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Intégration spontanée de plusieurs dimensions du risque (aléas, enjeux, gestion, représentations)
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Principaux avantages de ces connaissances
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Transférables sous forme de représentations spatiales (cartes, schémas) utiles à la production de documents réglementaires
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Spécifiques, propres à un contexte particulier / valorisation de la présence in situ, quotidienne, ancienne
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Principaux défauts ou manques de ces connaissances
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Savoir souvent fragmenté, peu contextualisé
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Non soumises à une interrogation critique, peu généralisables / non prises en compte dans le système de réglementation
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31À la complexité des modèles mathématiques dont tous les acteurs sont loin de maîtriser leur construction et les incertitudes afférentes, s’ajoute, pour les élus locaux, celle des cadres juridiques qui entourent la gestion des risques côtiers. Les besoins en accompagnement sont accrus et les liens entre les différents acteurs sont amenés à se développer.
- 36 Gephi est un logiciel open source et gratuit pour visualiser, analyser et explorer en temps réel de (...)
- 37 En moyenne, 71 acteurs uniques (i.e. acteurs différents cités au moins une fois lors d’un entretien (...)
32Qu’elles portent sur l’aléa ou sur les dispositifs réglementaires, qu’elles soient pragmatiques ou plus théoriques, les connaissances circulent au sein de multiples réseaux plus ou moins ouverts, hétérogènes en fonction des territoires et de la présence de certains acteurs clés. Cette partie décrit le double mouvement qui, d’une part, voit les acteurs non inclus dans la gestion des risques côtiers, s’imposer pour faire reconnaître leurs avis et, d’autre part, ceux légitimes en la matière (services de l’État, bureaux d’études, scientifiques…) qui prennent conscience de l’importance d’associer des connaissances multiples, notamment celles issues de l’expérience. Afin d’étudier la structure des réseaux, nous avons utilisé le logiciel d’analyse et de visualisation des réseaux Gephi36. Les graphes ont été construits à partir des entretiens construits selon un guide unique, en relevant l’ensemble des acteurs cités37 par les enquêtés.
33Un lien est observé entre l’importance de la structure dont fait partie l’interviewé, en termes de taille de territoire et/ou de nombre de salariés, et la taille de son réseau, mesurée ici en quantité d’acteurs cités. Les petits bureaux d’études et les petites associations tendent ainsi à citer moins d’acteurs. Inversement, les interviewés des services de l’État, du conseil régional et des conseils généraux ont un réseau plus étendu que les structures intercommunales, qui sont elles-mêmes plus connectées que les communes (tableau 3).
Tableau 3 : Nombre d’acteurs différents cités dans les entretiens
34Les communes s’insèrent dans des réseaux constitués le plus souvent à la faveur de l’élaboration de documents réglementaires ou de projets. En 2012, lors des entretiens, c’est la tempête Johanna de 2008 qui est dans les esprits, et bien sûr Xynthia qui a renforcé la politique en matière de gestion des risques et notamment à travers les PPRL prioritaires, les PSR, les PAPI mer etc. La conception de ces plans oblige les élus à se concentrer sur le montage de dossiers, avec la multiplication des études, le souci d’obtenir des financements, et en même temps, de satisfaire la population. De leur côté, les techniciens peuvent bénéficier de l’apport de réseaux comme ceux créés dans le cadre de la GIZC (Gestion intégrée des zones côtières) ou Natura 2000 qui leur permettent de se tenir informés des législations, d’échanger des savoir-faire et de dépasser d’éventuels clivages entre élus locaux.
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Figure 3. Visualisation des citations entre les gestionnaires interviewés avec Gephi
36En 2007, le Grenelle de l’environnement a instauré le principe de la « gouvernance à cinq », comptant État, élus, syndicats représentatifs des salariés, entreprises et associations dans toutes les démarches de concertation relatives aux politiques et aux projets portés par l’État.
37L’articulation des problématiques « risques » et « urbanisation » est centrale. Elle se traduit concrètement par une volonté de dialogue plus efficace entre les différents services concernés au sein des administrations déconcentrées, mais aussi entre ces dernières et les élus locaux. Ici, la sensibilisation aux effets du changement climatique est un levier qui implique une meilleure connaissance du rapport aux risques, celui-ci étant dépendant de facteurs historiques et socio-culturels qu’il s’agit d’élucider. De plus, la recherche de la « bonne échelle » de gouvernance des territoires est une préoccupation, l’intercommunalité étant souvent supposée, dans les discours, favoriser l’appropriation de ce type de problématiques par la population et les communes. Dans le même ordre d’idées, la gestion de l’alerte en cas de crise est un point à améliorer. Il s’agirait d’impliquer davantage les usagers et leur conférer un rôle de surveillance, d’alerte et d’action en cas de menace. Pour cela, identifier les savoirs possédés et les représentations des risques s’avère indispensable.
38Le manque de vision globale et à long terme des élus est une critique récurrente des associations locales rencontrées pour cette étude. Certaines participent à des groupes de réflexions élargis à l’échelle régionale ou nationale. Elles ont souvent dû s’imposer à défaut d’avoir été invitées par les animateurs officiels de ces réseaux. Un moyen de s’insérer dans le débat a par exemple été de diffuser, sur leur site Internet et avant que les maires ne le fassent, les cartes provisoires des zones basses obtenues directement auprès de la préfecture. C’est par ailleurs en faisant entendre leurs voix auprès d’élus du Conseil général ou en utilisant des relais nationaux (ex. France Nature Environnement, présent aux réunions du Grenelle de la Mer) que des associations ont pu intégrer les comités de pilotage organisés par la DDTM pour l’élaboration des PPRL.
39Cette intégration des associations ou des populations par le biais des élus dans les réseaux de la gestion des risques passe par la reconnaissance (Honneth, 2000) de savoirs et savoir-faire non pensés au départ comme légitimes par les services de l’État. Dans le contexte de décentralisation, ces derniers se doivent de partager leur pouvoir et donc de se mettre à l’écoute des autres acteurs, un nouveau positionnement qui ne va pas sans difficultés et ambiguïtés dans les faits (Moquay, 2005) mais qui représente une réelle perspective pour la gestion des risques côtiers. Ainsi, pour les labellisations de plan submersion rapide (PSR), la DREAL envisageait au moment des entretiens de créer un petit comité au niveau régional qui associerait des assureurs, des associations de victimes, des associations de défense de l’environnement pour labelliser les projets, afin notamment de « voir un peu leur perception et les connaître un peu plus (DREAL) ». Outre ces rencontres, d’autres outils peuvent-ils permettre de développer une culture commune ?
- 38 Le projet ANCORIM (2009-2012) cofinancé par le FEDER dans le cadre du Programme de coopération terr (...)
- 39 IMCORE (2007-2011), financé par le programme Interreg IVB, vise la recherche de méthodes d'adaptati (...)
40Plusieurs programmes de recherche pluridisciplinaires sur les risques côtiers se sont développés ces dernières années. Leur intérêt est double. D’une part, ils contribuent à enrichir et faire évoluer la connaissance de la vulnérabilité dans toutes ses dimensions, en ayant, comme dans le programme COCORISCO, une approche globale de la vulnérabilité prenant en compte l’aléa, les enjeux, les représentations sociales et les dispositifs réglementaires. D’autre part, en favorisant les partenariats multiples, en associant les élus et les représentants de la société civile, ils leur permettent de renforcer leur place d’acteurs de ces relations sciences-société et de participer à l’élaboration de nouvelles connaissances. On peut citer aussi le programme européen ANCORIM (Atlantic Network For Coastal Risks Management)38 qui a permis, pour la Bretagne, de faire travailler ensemble la Région, la communauté d’agglomération de Lorient, et un bureau d’études privé (GEOS) aux côtés de partenaires scientifiques (BRGM, IFREMER). Par ailleurs, pour ces « nouveaux » acteurs impliqués dans des programmes scientifiques (chargés de mission, responsables de service environnement au sein de structures intercommunales, responsables de bureaux d’études), l’intérêt est aussi d’améliorer leurs niveaux de connaissances et de pouvoir enrichir les discussions avec les élus. À ce titre, le projet européen IMCORE (Innovative Management for Europe’s Changing Coastal Resource)39 sur la prise en compte des effets du changement climatique en zone côtière, associant l’UBO et le Syndicat intercommunal du Golfe du Morbihan (SIAGM), est souvent cité en exemple dans les entretiens.
- 40 Ce que certains nomment Science postnormale : « L’approche dite de la « science post-normale » (SPN (...)
41Sans faire preuve de trop d’optimisme, les programmes de recherche interdisciplinaires et intersectoriels participent de la construction d’une culture commune de la gestion des risques côtiers, que ce soit dans l’affermissement de la définition de la vulnérabilité, dans la prise en compte des dimensions naturelles et sociales du risque, ou dans l’appréhension des incertitudes. Comme J. Van der Sluijs et al. (2008) l’évoquent, lorsque les incertitudes sont explicitement et intelligiblement traitées, elles accroissent la légitimité de la science et sont une opportunité pour approfondir le partage des connaissances. La gestion des risques côtiers renvoie à de nombreuses controverses (Herbert et al., 2009). Les savoirs sont souvent hybrides et concilier différents points de vue40 scientifiques, techniques, et d’usage semble la meilleure voie à explorer.
42La gestion des risques de submersion marine et d’érosion est complexe en termes de gouvernance d’acteurs et d’espaces qui se trouvent à l’interface terre/mer, avec des services de l’État et des collectivités locales aux compétences croisées et de nombreux textes juridiques qui restent à articuler. Par ailleurs, le caractère mouvant du milieu littoral et l’accélération de l’élévation du niveau marin doivent nécessairement être pris en compte. Enfin, les enjeux sur ce territoire augmentent, les littoraux demeurant des espaces très attractifs et prisés par la population.
- 41 La compétence d’usage reconnue aux habitants peut aller dans certains cas jusqu’à la « responsabili (...)
43Construire une gestion des risques d’érosion/submersion nécessite de produire des connaissances variées. Elles sont centrées aujourd’hui sur l’aléa, l’intérêt porté aux enjeux s’accroît mais l’étude des représentations sociales et des jeux d’acteurs restent encore l’apanage des chercheurs. Dans le cadre de questions complexes, la participation des divers acteurs doit permettre de collecter des informations variées (scientifiques, techniques, locales41) et de partager les savoirs et savoir-faire. Par ailleurs, les nouveaux outils issus de la modélisation et de la géomatique peuvent permettre d’intégrer des visions hétérogènes du territoire. Ainsi, sera-t-il possible de confronter des visions du monde et d’explorer davantage de réponses. L’enrichissement réciproque des savoirs amateurs et professionnels intéresse de plus en plus les scientifiques et les gestionnaires des territoires. Il s’agira néanmoins de trouver un compromis acceptable entre un modèle intégrant les multiples dimensions du risque mais qui peut s’avérer complexe à nourrir, à traiter et un modèle qui puisse être appropriable (Van der Sluijs et al., 2008). L’effet « boite noire » doit être évité afin de favoriser sa diffusion. Enfin, l’étude sur deux départements d’une même région montre l’hétérogénéité de la mise en œuvre des politiques publiques. Les relations entre les acteurs impliqués diffèrent et une méthodologie de recueil des différentes connaissances à l’œuvre sur les territoires, de partage et de circulation peut être opérante sur un territoire et ineffective sur un autre.