- 2 L’INEGI (Institut national de la Statistique) définit ainsi la localité : lieu compris dans un muni (...)
- 3 La tranche 2 500 - 4 999 habitants passe de 6,51 à 7,26 % de la population de l’État de Veracruz ; (...)
1La répartition du peuplement au Mexique a souvent été illustrée par le poids de la capitale. Aujourd’hui, ce sont les villes comptant entre 500 000 et 2 millions d’habitants qui connaissent les rythmes d’augmentation les plus rapides – de l’ordre de 2 % annuels entre 2000 et 2010 (Garrocho, 2013). Toutefois, le fait urbain au Mexique ne saurait être réduit à ces dynamiques métropolitaines : la trame urbaine continue de se densifier et nombre de petites villes – localités2 de plus de 2 500 habitants – enregistrent également des taux de croissance positifs. Dans des régions rurales, comme l’État de Oaxaca au Sud du pays, le poids relatif des petites villes augmente : alors qu’en 1990, les localités correspondant à la tranche 10 000-15 000 habitants regroupaient 1,5 % de la population totale de l’État, elles en concentrent plus de 5,7 % en 2010. Dans l’État du Veracruz voisin, c’est l’ensemble des petites villes de 2 500 à 10 000 habitants qui voit leur poids relatif renforcé au cours de la période3.
2La croissance des petites villes relève de deux processus principaux. Le premier est celui d’une urbanisation diffuse qui prend la forme d’un étalement de plus en plus lointain et discontinu des zones métropolitaines, mais aussi des pôles urbains régionaux, ainsi que de la construction d’habitats le long des axes de communication. Le second est le développement de localités, sièges de l’administration municipale (cabecera ou agences municipales4) qui ont bénéficié de la décentralisation administrative amorcée par l’État fédéral mexicain dans les années 1990. Dès lors, qu’elles dépassent 2 500 habitants, ces localités sont qualifiées d’urbaines dans le recensement de la population mexicain. Toutefois, au-delà d’une discussion sur la valeur d’un seuil statistique de l’urbain qui varie selon les contextes (Allain et Baudelle, 2000 ; Édouard, 2008 ; Mainet, 2008), il convient d’interroger la nature du fait urbain auquel renvoient ces localités qui se caractérisent souvent par l’éloignement des principaux centres d’emplois et par le déficit en matière de services et d’accès aux réseaux.
3Malgré la précarité des services urbains disponibles, un certain nombre de petites villes continuent d’attirer de nouveaux habitants, notamment depuis les zones rurales mais aussi des zones éloignées de migration, au nord du Mexique ou aux États-Unis. Pour comprendre ce phénomène, il faut admettre que ces petites villes et leurs périphéries offrent des ressources spécifiques, certes incomplètes, mais qui répondent aux besoins des trajectoires sociales et migratoires de leurs nouveaux habitants. Nous souhaitons ainsi documenter et qualifier les processus d'urbanisation en cours dans ces petites localités : d'une part du point de vue des ressources urbaines auxquelles accèdent les habitants, en particulier les nouveaux venus pour lesquels cette question se pose de manière explicite et d'autre part du point de vue des formes urbaines produites. Tant sur le plan de la dynamique démographique que de la morphologie du bâti, nous proposons de montrer ici le caractère incomplet de cette urbanisation, correspondant à des situations sociales précaires et encore à définir.
- 5 Dans l’État de Veracruz : Juan Rodriguez Clara, San Juan Evangelista, Sayula de Aleman, Oteapan, Co (...)
4Nous concentrons nos observations sur douze municipes de la région de Tehuantepec5, situés dans deux États du Sud-est mexicain (Veracruz et Oaxaca), dans lesquels un certain nombre de petites villes ont enregistré une croissance démographique au cours des vingt dernières années.
5Dans une première partie, nous replacerons la zone d’étude dans l’histoire de son peuplement pour pouvoir en cerner les dynamiques actuelles, en observant à partir du recensement l’origine des populations récemment arrivées et la destination des populations qui ont quitté ces localités au cours de la période récente. Nous montrerons que la croissance des petites villes et les formes d'urbanisation induites s'inscrivent dans des dynamiques de mobilité importante, en particulier dans ce sud mexicain aujourd'hui engagé dans un cycle migratoire intensif (Quesnel et al. 2012).
- 6 Habitants, représentante d’un constructeur, responsables de paroisse, producteurs agricoles ou comm (...)
6À partir de données de terrain, nous aborderons, dans une seconde partie, les formes d’urbanisation de manière plus qualitative. Nous mobilisons ainsi un matériau collecté au cours d’une enquête réalisée en juillet 2014, à partir d’observations de terrain et d’entretiens semi-directifs effectués auprès des agents municipaux et d’acteurs locaux6. La croissance urbaine des petites villes renvoie à quatre formes typiques, identifiées en croisant la morphologie du bâti et du tissu urbain, les trajectoires des populations résidentes et les ressources auxquelles les populations accèdent (en terme de prestations du logement, d’emploi et d’intégration dans l’économie urbaine ou encore de prestations sociales). Nous pourrons ainsi interroger la portée de ces formes d’urbanisation pour les populations résidentes. En particulier, les nouveaux arrivants accèdent-ils à des services et peuvent-ils espérer une amélioration de leur niveau de vie ? Ou au contraire, sont-ils captifs de leurs difficultés d’accès à ces services et aux marchés de l’emploi ?
- 7 2 406 787 en 2010 (INEGI, 2010)
7La région de l’Isthme de Tehuantepec (figure 1), à cheval sur les États de Veracruz et Oaxaca, dans le sud-est du Mexique, compte environ 2,4 millions d’habitants7. Elle comprend une forte proportion de population indienne, ainsi qu’une série de villes industrielles autour de l’activité pétrolière et pétrochimique qui emploie une grande partie de la main-d'œuvre. Elle est à la fois exemplaire de la trajectoire démographique de l’ensemble du pays et spécifique par le rôle essentiel de l’industrie pétrolière dans son développement. Après avoir attiré pendant plusieurs décennies une population migrante de la région et du pays tout entier, elle est aujourd’hui une zone de forte expulsion. C’est donc dans une région encore en mouvement en termes de peuplement qu’il faut analyser la récente croissance des petites villes.
Figure 1 : Carte de localisation
Sources : Quesnel et al., 2012 ; INEGI (Instituto Nacional de Estadística y Geografía), 2010.
8Au début du vingtième siècle, la population indienne, largement majoritaire, se concentre alors au sud de l’Isthme, correspondant à l’État de Oaxaca, notamment dans les villes de Juchitán et Tehuantepec, de population zapotèque. Avec la construction d’une ligne de chemin de fer qui relie le port Pacifique (Salina Cruz) au port Caraïbe (Coatzacoalcos), la région connaît une croissance importante. D’autres villes liées au chemin de fer se développent (Ixtepec et Matías Romero). L’activité de raffinerie de pétrole qui s’amorce à Minatitlán, près du port de Coatzacoalcos, crée elle aussi une forte attraction. Alors que, comme dans le reste du pays, la population décuple entre le début et la fin du vingtième siècle, on peut souligner deux phases intenses de cette croissance. Les années 1930-1940 constituent le début de la transition démographique au Mexique, durant lesquelles le développement de l’industrie pétrolière, mais aussi les conséquences d’une importante réforme agraire, s’associent à une très forte croissance de la natalité.
9La phase suivante, celle des années 1960-1970, constitue le « boum » de la croissance démographique et suit à peu près le même schéma : alors que la croissance naturelle de la région connaît des rythmes très soutenus, les investissements réalisés sur les deux sites pétroliers portuaires et la mise en place d’un « corridor » transisthmique par les politiques publiques attirent une nombreuse population régionale et nationale aux deux extrémités du corridor (Allub et Michel, 1982). Dans le même temps, l’isthme est concerné par les différents volets de la politique agraire mexicaine : d’une part, la réforme agraire est relancée et consolide les foyers de peuplement ruraux créés dans les années 1930, d’autre part, le ministère de l’Agriculture ouvre un front de colonisation dans la région centrale de l’Isthme, en priorité pour des activités d’élevage bovin. Ce front de colonisation attire des familles depuis les États voisins ou même lointains.
10Ces deux politiques, agraire et pétrolière, aboutissent à une structure de peuplement assez simple à la fin des années 1980 : deux pôles d’urbanisation au nord et au sud, suffisamment importants pour qu’on puisse parler de métropolisation. Les villes de Minatitlan, de Coatzacoalcos, mais aussi les villes secondaires voisines (Cosoleacaque, Las Choapas), toutes fortement engagées dans l’industrie pétrochimique et pétrolière, constituent une conurbation de 600 000 habitants. Au sud, une trame urbaine assez dense, entre les villes de Juchitán, Tehuantepec, Salina Cruz, Ixtepec et les villes secondaires, rassemble 250 000 habitants. Entre les deux, les zones rurales anciennes se sont également densifiées et le front de colonisation agricole a donné lieu à une multiplication des foyers de peuplement. Autrement dit, le décuplement de la population régionale, qui correspond aux proportions observées pour l’ensemble du Mexique, se traduit ici par une très forte concentration urbaine autour de l’activité industrielle pétrolière d’une part et une densification des zones rurales d’autre part.
11Le ralentissement de la croissance des métropoles observé ailleurs en Amérique latine (Souchaud et Prévôt-Schapira, 2014) trouve son équivalent dans l’Isthme. Le processus est ici encore plus marqué qu’au niveau national, car il est lié au ralentissement des investissements dans l’industrie pétrolière et la crise relative que connaît le secteur depuis quinze ans. En outre, les années 1990 marquent le début d’une forte émigration depuis la région, que ce soit des zones rurales ou des villes industrielles (Del Rey et Quesnel, 2006).
- 8 D’après d'après Censos de poblacions y conteos generales, INEGI, 1990-2010
12Ce nouveau contexte de forte expulsion de population dans la région – en particulier pour l'État de Veracruz – a affecté les zones rurales, mais a également pesé sur le taux de croissance des villes industrielles les plus importantes (Minatitlan et Coatzacoalcos). Les centres pétroliers ont connu des taux annuels de croissance très faibles pour les périodes 1995-2000 et 2000-2005, voire négatifs, pour reprendre un rythme modéré depuis 2005 (entre 1 % et 1,7 % de croissance). En revanche, on trouve des taux de croissance annuels significatifs pour les petites villes, notamment les chefs-lieux de municipes ruraux, dont la population avoisine 15 000 habitants : c'est le cas de Juan Rodriguez Clara, qui après avoir connu un taux négatif pour la période 1995-2000, croît au rythme moyen annuel de 2,60 % entre 2005 et 2010. Le même schéma s’observe au sujet du chef-lieu d’Oteapan ou encore à Sayula (Quesnel et al., 2012)8.
- 9 Données fournies par Rafael Palma et André Quesnel à partir du recensement (Rodríguez et al. 2013)
13Ces différentes étapes du peuplement de la région sont visibles à partir d’une analyse de la structure de la population par âge et lieu de naissance dans trois types de localités : les centres urbains, les localités périurbaines et les localités en zone rurale9. Les centres industriels (Minatitlan ou Coatzacoalcos) se sont constitués à partir des années 1950 par de très fortes mobilités et ont stabilisé leur population depuis 1990, malgré le signe de quelques départs et retours récents. Les localités périphériques, au cœur de notre questionnement, relèvent d’une structure proche : on dénombre plus de 80 % d'habitants migrants (nés dans un autre municipe) parmi la population née avant 1950, cette proportion descendant progressivement à 70 % pour les plus jeunes, nés après 1980. Mais davantage que les centres urbains, les localités périphériques continuent d'attirer des migrants : encore 30 % des habitants nés après 1981 sont nés dans un autre municipe, en priorité de la région ou de l'État de Veracruz. Enfin, ces localités enregistrent également une population jeune (née après 1980) qui est née pour 2,2 % à la frontière nord, ce qui révèle de probables retours de migration de leurs parents.
14Le peuplement des localités en zones rurales, les plus éloignées des centres pétroliers, est plus ancien : 60 % de la population née avant 1950 est née dans la même localité. Mais, de manière moins attendue, on constate que cette proportion ne change pas beaucoup durant le vingtième siècle : les plus jeunes (nés après 1995) sont nés à seulement 76 % dans leur localité de résidence. Cela signifie que plus de 20 % du peuplement de ces zones rurales est encore constitué par des migrations, presque en totalité originaires de la même région, mis à part une proportion de 2,5 % d'enfants nés à la frontière nord. Autrement dit, même si la population des pôles urbains semble stabilisée, la région est encore traversée par des flux de migratoires d’échelle régionale et nationale.
15Pour comprendre comment processus de croissance naturelle et migrations s’articulent pour alimenter la croissance des petites villes, nous proposons de resserrer l’étude à douze municipes qui s’étendent le long de la route entre Salina Cruz et Coatzacoalcos (figure 1) et pour saisir d’éventuelles mobilités résidentielles locales, de les observer à l’échelon de la localité – lorsque les données du recensement le permettent.
- 10 Le municipe de Cosoleacaque compte également une localité de plus de 47 000 habitants : il s’agit e (...)
16En 2010, on dénombre dans ces douze municipes plus de 1 470 localités, dont 108 de plus de 500 habitants. Parmi ces dernières, 24 constituent officiellement des localités « urbaines », par leur rôle de chef-lieu et/ou parce qu’elles comptent plus de 2 500 habitants (figure 2.A). D’une manière générale, le semis des localités est plus dense dans la moitié nord de la zone ; les villes de plus de 10 000 habitants y sont aussi plus nombreuses, prises dans les conurbations autour des pôles urbains régionaux : ainsi Cosoleacaque10, plus de 22 000 habitants et Oteapan, près de 15 000 habitants, autour de Minatitlán ; ou encore Sayula, près de 14 000 habitants, près d’Acayucan. Les autres villes de cette tranche de taille sont plus isolées : Juan Rodríguez Clara à l’ouest et Matias Romero au sud de la zone.
17Le rôle structurant de la route dans la répartition du semis des localités apparaît clairement, en particulier lorsqu’on considère l’ensemble des localités : par exemple, un chapelet de hameaux, réunissant quelques dizaines ou centaines d’habitants, borde la route transisthmique aux abords de Sayula (figure 2A). En revanche, la position par rapport à la route ne semble pas influer sur la croissance des localités.
Figure 2 : Évolutions démographiques dans l’Isthme de Tehuantepec, 1990-2010
Source : INEGI, 2010.
18Cette croissance, observée entre les deux recensements de 1990 et 2000 d’une part, puis entre ceux de 2000 et 2010 d’autre part, reste modeste dans toute la zone. En moyenne, la croissance annuelle des localités de plus de 500 habitants n’atteint pas 0,5 point, ni entre 2000 et 2010, ni au cours de la période précédente (1990-2000). Toutefois, différents profils apparaissent (figures 2B et 2C).
- 11 Sauf celle de Matias Romero, qui perd 100 habitants. Mais la zone urbaine contiguë, située sur le m (...)
19Entre 2000 et 2010, tous les chefs-lieux municipaux croissent11. La ville de Sayula, parmi les plus dynamiques, gagne ainsi 2,6 % de population par an, en moyenne ; le bourg de Santo Domingo Petapa, autre exemple de croissance au sud, en gagne quant à lui 2,3 %.
- 12 Le fraccionamento est un lotissement. Dans le cas de Cosoleacaque, on fait référence ici aux Fracci (...)
20Au nord de la zone, la proximité avec les pôles urbains régionaux constitue un autre facteur de dynamisme. En particulier, de nouvelles localités sont enregistrées en 2000 et également en 2010, sous des noms qui renvoient à des modes de production bien spécifiques : ainsi à Cosoleacaque, trois nouvelles localités en 2010 intègrent dans leur toponyme même le terme de « fraccionamento »12 ; une nouvelle localité est également enregistrée à Soconusco sous le nom de Fraccionamento Santa Cruz.
21Enfin, les municipes ruraux sont ceux dans lesquels les localités en déclin sont les plus nombreuses. Dans le municipe de San Juan Guichicovi par exemple, seul le chef-lieu connait véritablement une augmentation de population entre 1990 et 2010 ; plus au nord, dans le municipe de San Juan Evangelista, dont le chef-lieu compte à peine plus de 4 000 habitants en 2010, un tiers des localités perd de la population au cours de la période (entre -0,3 et -1,3 % en moyenne entre 2000 et 2010).
22Ainsi, si la croissance démographique est faible à l’échelle de la zone observée, elle profite en premier lieu aux localités urbaines. Ce faible dynamisme n’est pas forcément le signe d’une inertie du peuplement régional. L’apparition entre deux recensements de localités correspondant à des lotissements comptant plusieurs centaines de logements suggère au contraire des évolutions rapides des formes urbaines et des mouvements de population non négligeables, au moins à un échelon local inter et intra-municipal.
23On peut saisir en partie les migrations récentes en utilisant les fichiers détaillés (muestra) du recensement. Ils permettent – à l’échelon du municipe seulement – de confronter le lieu de résidence de la population de 5 ans et plus en 2010, avec celui enregistré en 2005.
- 13 Âgée de 5 ans et plus.
24Les nouveaux arrivés représentent une proportion de l’ordre de 3 à 4 % de la population résidente13 dans les petits pôles urbains tels que San Juan Guichicovi, Matias Romero ou encore Sayula. Leur poids relatif augmente dans les municipes de petite taille : ainsi, les quelques 500 personnes enregistrées en 2010 à Santo Domingo Petapa en provenance d’un autre municipe (ou de l’étranger) représentent un peu plus de 6 % de la population résidente. Dans deux municipes, les nouveaux venus pèsent pour plus de 10 % de la population enregistrée en 2010 : il s’agit de Cosoleacaque et de Soconusco, dans lesquels ont été relevés de nouveaux lotissements entre 2000 et 2010.
25L’analyse de la provenance de ces migrants récents permet tout d’abord de souligner le poids des mobilités résidentielles de proximité. Si on considère l’État d’où proviennent les résidents arrivés depuis 2005, ceux de Veracruz et d'Oaxaca constituent ensemble, pour les 12 municipes étudiés, la première origine. Ces migrations renvoient à deux scénarios principaux. Le premier exprime les mouvements de déconcentration des pôles urbains vers leurs périphéries, qui peuvent être spectaculaires lorsque cette déconcentration s’appuie sur des lotissements (près des 2/3 des nouveaux arrivants à Soconusco résidaient en 2005 à Acayucan) ou plus discrets lorsque les modes d’urbanisation sont plus spontanés (27 % des nouveaux arrivants à Santa Maria Petapa résidaient en 2005 dans le municipe de Matias Romero).
- 14 L’analyse de ces départs ne peut être menée terme à terme avec celle des arrivées, puisque la muest (...)
26Le deuxième scénario exprime les liens entre les municipes les plus ruraux et les pôles urbains locaux d’une part, et les liens de ces pôles locaux avec les pôles urbains régionaux d’autre part – Coatzacoalcos en particulier. Ces liens apparaissent de façon plus nette encore lorsqu’on considère non plus les arrivées, mais les départs depuis chacun des douze municipes étudiés14. Ainsi, près du quart de la population qui a quitté Matias Romero entre 2005 et 2010 pour une destination nationale a élu domicile dans le port industriel de Coatzacoalcos.
- 15 Retours dans la région, mais pas forcément sur le lieu de naissance ni dans la localité d’où sont a (...)
27À côté des flux de proximité, l’analyse de la provenance des migrants récents permet de distinguer quatre autres origines : les États-Unis, la région de la frontière nord, le grand Mexico et, de manière moins nette, la péninsule du Yucatan. Ces origines s’accordent avec les grands schémas de migration établis à l’échelle nationale (Sobrino, 2010) et peuvent être interprétées comme des retours depuis les principaux foyers d’émigration15. Les migrations vers le Yucatan, plus récentes, apparaissent de manière nette à l’examen des départs.
28Ces schémas migratoires se déclinent de façon nuancée selon les municipes.
Figure 3 : Deux systèmes migratoires - Santo Domingo Petapa et Sayula
Source : INEGI, 2010.
29Dans le chef-lieu de Santo Domingo Petapa (figure 3), les 501 nouveaux arrivés enregistrés en 2010 proviennent, outre du voisinage (de la ville voisine de Matias Romero, mais aussi de la capitale de l’État du Oaxaca), pour un quart du grand Mexico et plus précisément, pour 20 % du seul municipe de Naucalpan dans l’État de Mexico, suggérant des filières de migrations très construites. L’observation des départs atteste de la pérennité de ces liens : plus de la moitié de la migration interne s’est dirigée, entre 2005 et 2010, vers le grand Mexico. On retrouve, à travers cet exemple, des migrations traditionnelles entre l'État de Oaxaca et la capitale du pays. S’y ajoutent des départs plus récents vers la frontière nord (États de Sonora et Basse-Californie) et les États-Unis.
30Un autre schéma migratoire est celui du municipe de Sayula dans le Veracruz (figure 3). Le poids des flux de proximité apparaît également de manière très nette, aussi bien dans l’examen des départs que des arrivées, en particulier relativement aux pôles urbains régionaux – Coatzacoalcos et Minatitlán –, mais aussi les villes voisines. La frontière nord domine dans les migrations extra-régionales : elle est la provenance de presque un quart des arrivants entre 2005 et 2010, dont plus de la moitié depuis la ville de Ciudad Juárez dans l’État du Chihuahua où se concentrent les maquiladoras. Toutefois, l’analyse de l’émigration laisse penser que ces retours ne sont pas suivis de nouveaux départs : aucun n’a été enregistré entre 2005 et 2010 – effet probable de la récession économique qui a affecté l’industrie manufacturière mexicaine. En revanche, l’État du Quintana Roo, zone de développement touristique, gagne en importance : il est la destination de plus de 10 % de l’émigration extra-régionale.
31Pour résumer, que retenir des différents recensements à cette échelle locale ? Les douze municipes correspondent à la périphérie et l’arrière-pays d’une zone industrielle en plein ralentissement. C’est aujourd’hui une zone de départ, en tout état de cause peu dynamique sur le plan économique comme sur le plan démographique. La particularité de cette région tient dans la croissance des chefs-lieux municipaux aux dépens des zones rurales, et de façon plus nette encore, en faveur des villes relevant de la tranche 10 000-15 000 habitants. Cette inertie apparente masque pourtant d’importants mouvements internes : vers la périphérie des plus grandes villes et, articulés à des circulations de grande distance, vers Mexico, la frontière nord et les États-Unis principalement, où les possibilités d’emplois sont plus grandes. Alors que le mouvement migratoire depuis les campagnes est toujours en cours, ces petites villes sont aujourd’hui des destinations de retour, de transit, de départ.
32Il s’agit maintenant de documenter de manière plus concrète la situation des localités urbaines qui ont connu les croissances les plus fortes depuis 2005. Quatre situations typiques ont pu être dégagées dans la quinzaine de localités visitées. Elles se définissent par l’articulation des formes d’habitat, de l’insertion ou lien de ces nouveaux logements avec les tissus urbains existants, des trajectoires migratoires des résidents, et des ressources urbaines convoitées et auxquelles accèdent effectivement les nouveaux arrivés.
- 16 Le groupe met en scène sur son site internet une chronologie de sa montée en puissance. On peut lir (...)
33La forme la plus visible de la croissance urbaine est le surgissement de lotissements construits par de grands groupes immobiliers nationaux. Le groupe Roma est implanté depuis vingt ans dans le Veracruz, il se définit lui-même comme le promoteur leader dans la partie sud-est du Mexique et revendique plus de 20 000 logements dans la région16. Il « sort de terre » en quelques mois des lotissements regroupant plusieurs centaines de logements, dans les municipes périphériques des grandes villes. Les fraccionnamientos sont destinés à loger des populations de Minatitlán (fraccionamiento Los Mangos dans le municipe de Cosoleacaque) ou Acayucan (Santa Cruz dans le municipe de Soconusco), qui vont consentir à s'éloigner des centres villes pour accéder à la propriété.
34La particularité de ces lotissements est qu'ils sont construits sur des parcelles en totale discontinuité avec le tissu urbain existant, que ce soit celui de la périphérie métropolitaine ou du chef-lieu municipal. De fait, ces constructions sont déterminées par des opportunités foncières qui sont peu nombreuses dans le contexte mexicain : le territoire de la plupart des municipes concernés est formé d'ejidos (terres collectives inaliénables attribuées par le ministère de Réforme Agraire de 1930 à 1992). Depuis la loi de 1992 qui réforme la législation agraire, les tenants d'une parcelle ejidale ont la possibilité d'en demander la pleine propriété et de la céder (par vente ou autre), à condition que l’assemblée de l’ejido et son conseil aient accepté la procédure de privatisation. Or, les municipes voisins de Minatitlán ou d’Acayucan sont, pour la plupart, hérités des communautés indiennes (de langue populuca) qui ont gardé des pratiques foncières communales. Rares sont les ejidos qui acceptent de changer de régime et, même lorsque les parcelles sont individualisées (tituladas), la pression sociale du conseil ejidal peut être très forte. Ainsi, c'est souvent « au milieu de nulle part » que les grands groupes parviennent à acquérir une parcelle pour leur lotissement. Les conséquences de cette localisation sont néanmoins lourdes, pour les habitants et pour les municipalités.
- 17 C’est-à-dire tous les travailleurs permanents ou non qui cotisent au système de sécurité sociale.
- 18 Instituto del Fondo Nacional de la Vivienda para los Trabajadores : Institution de crédit et de gar (...)
- 19 Fondo de la Vivienda del Instituto de Securidady Servicios Sociales de los Trabajadores del Estado.
- 20 Entretien du 28 juillet 2014, Cosoleacaque.
35Le lotissement Los Mangos, tout juste occupé au moment du recensement de 2010, se trouve à deux kilomètres au sud de la ville de Cosoleacaque, à l’écart de la route vers Minatitlán. Les petites maisons individuelles sont parmi les moins chères du marché d’intérêt social. Elles sont proposées en accession à la propriété aidée aux bénéficiaires du Seguro Social17 ; il s’agit ici de salariés du commerce, petits fonctionnaires (policiers par exemple), chauffeurs de taxi, etc. À travers des programmes de type INFONAVIT18 ou FOVISSSTE19 pour les fonctionnaires, ils peuvent espérer accéder au crédit bancaire pour acquérir un logement de 300 000 pesos en moyenne (16 000 euros environ). Les maisons du lotissement Los Mangos valent quasiment moitié moins que les habitations du Najantito, situé au bord de la route de Minatitlán, à proximité des équipements (clinique, nouveau centre commercial) et des infrastructures de transports. S’adressant aux franges les plus modestes des travailleurs salariés du secteur formel, dont la plupart touchent le salaire minimum (voir 80 ou 90 pesos/jour) et ne travaillent pas toute l’année, les logements se révèlent relativement difficiles à vendre, car les crédits sont difficiles à obtenir, malgré les aides comme celles du programme INFONAVIT. Deux ans après la fin des travaux, un bureau de vente est toujours ouvert à l’entrée du lotissement : selon l’employé en poste, un tiers des logements était encore à la vente en juillet 201420.
36La majorité des habitants de Los Mangos ne dispose pas de voiture particulière. Il faut compter 10 pesos pour un taxi collectif jusqu’à Minatitlan, pour 40 minutes à 1 heure de trajet. Au sein même de Los Mangos, la position relativement à la route, doublée d’un différentiel de qualité du bâti, distingue nettement deux niveaux d’offres : les maisons individuelles à l’entrée du lotissement et les appartements collectifs dans la partie la plus éloignée. À l’interface entre les deux parties du lotissement, deux boutiques tenues par des résidents proposent des produits d’alimentation et d’entretien de base. Les habitants sont donc dans une situation d’enclavement et de dépendance quasi totale envers le centre urbain voisin, en matière de services publics et commerciaux, comme d’accès au marché de l’emploi.
Figure 4. Sur la route qui mène au Fraccionamento Los Mangos, un nouveau lotissement du groupe La Roma en construction au milieu des parcelles agricoles
Sources : A. Michel, A. Ribardière, 2014.
37La même logique d’opportunité foncière semble avoir déterminé l’emplacement du lotissement Santa Cruz, sur le territoire du municipe de Soconusco, à 1,5 km du chef-lieu – et à la même distance des franges d’Acayucan. En six ans, seulement 70 % des 2 000 maisons ont trouvé un acquéreur, pour une grande part des ouvriers d’Acayucan.
- 21 Entretien du 29 juillet 2014, Soconusco.
38Du point de vue des municipalités, ces lotissements correspondent à un apport de population à la fois massif et rapide, qui peut être ressenti comme une prise en otage lorsque les finances locales s’avèrent insuffisantes pour répondre non seulement aux besoins des nouveaux venus, mais également pour pallier les manquements du promoteur. Depuis le chef-lieu de Soconusco, qui réunit à peine 6 000 habitants, un fonctionnaire municipal explique que le municipe n’a pas les moyens d’assurer la gestion du lotissement Santa Cruz – dans lequel résident plus de 1 600 habitants en 201021. Non seulement Roma n’a pas développé les équipements prévus (supermarché, église, terrain de foot), mais une fois l’année de garantie passée, il a laissé aux autorités locales la gestion d’un lotissement aux malfaçons patentes. Le réseau d’assainissement s’est par exemple révélé insuffisant compte tenu de la population résidente.
39Même lorsque l’implantation de lotissements ne remet pas en cause de manière aussi radicale les équilibres locaux, les autorités municipales apparaissent impuissantes face au promoteur. Le plan de développement urbain de municipalité de Cosoleacaque en est une illustration : les zones de développement retenues ne correspondent pas aux localités qui enregistrent effectivement la croissance, et les lotissements privés en cours de construction n’apparaissent pas dans ces plans.
40Du point de vue des populations logées dans ces lotissements, elles accèdent certes à la propriété et à un logement aux prestations minimum (trois pièces, cuisine et salle de bain). En termes de ressources urbaines toutefois, elles perdent plutôt au change dans ces nouvelles localisations : elles s'éloignent en particulier des marchés du travail alors même que, du fait de la précarité de leurs emplois, elles seraient celles qui auraient le plus besoin d'y être connectées.
- 22 Pour une étude récente des processus de régularisation à partir de l’exemple des périphéries de Mex (...)
- 23 Entretien du 28 juillet 2014, Oteapan.
41Outre les fraccionamentos, les municipes périphériques des pôles urbains régionaux connaissent également une croissance sous forme d’installations irrégulières. L’achat d’une parcelle aux franges urbaines implique des accords informels qui vont être plus ou moins régularisables ultérieurement au regard de la règlementation urbanistique (Clichevsky, 2008)22. Il paraît toutefois évident que pour certaines municipalités, il est préférable de prendre acte de ces acquisitions illégales plutôt que voir l'installation de milliers de logements d'un coup sur une parcelle que l'on ne pourra pas facilement relier au réseau. Ainsi, un fonctionnaire municipal du municipe d’Oteapan explique comment un projet de fraccionamento du groupe Roma s’est heurté au refus des ejidatarios de vendre les parcelles convoitées23. Les terres ejidales semblent ici fermées aux grands promoteurs extérieurs – la pression foncière y étant également moins forte que dans le municipe voisin de Cosoleacaque. Néanmoins, cette forme de croissance urbaine que l’on peut qualifier de « spontanée » relativement aux lotissements commercialisés par les promoteurs, pose des problèmes de gouvernance spécifiques. Outre la question de la régularisation, l’étalement urbain franchit aisément les frontières municipales, induisant de fait une inégalité de traitement entre les populations résidentes selon le municipe dont elles relèvent.
- 24 Autre forme de propriété sociale au Mexique : terres collectives protégées par la Réforme agraire e (...)
42L’exemple observé dans le municipe de Santa Maria Petapa illustre ces cas d’imbroglios administratifs. La ville de Matias Romero se développe en partie sur un territoire qu’elle ne gère pas, à savoir celui du municipe de Santa Maria Petapa. Or, il s’avère que la consolidation des installations irrégulières sur les terres communales24– goudronnage des voies, adduction d’eau et drainage, électricité – s’effectue selon des rythmes beaucoup plus rapides dans les localités relevant de la municipalité de Matias Romero dont les ressources financières sont sans commune mesure avec celles de Santa Maria Petapa.
43En revanche, l’organisation des réseaux de transports qui relève de logiques privées, dépassent plus aisément les frontières administratives : les bus qui desservent les localités de Santa Maria Petapa sont détenus par une compagnie privée, basée à Matias Romero.
- 25 Entretien du 25 juillet 2014, Rincon Viejo.
44La croissance de ces localités périphériques se nourrit de plusieurs mouvements. Outre la croissance naturelle, les migrations de voisinage sont importantes : plus du quart des nouveaux arrivés entre 2005 et 2010 dans le municipe de Santa Maria Petapa proviennent du municipe voisin de Matias Romero. Ces banlieues de Matias Romero sont aussi les zones de fixation d’une population qui circule entre plusieurs marchés du travail. Ainsi Antonieta, responsable de l’agence municipale de Rincon Viejo, est née ici. Après avoir travaillé comme comptable à Puebla puis à Mexico pendant plus de quinze ans, elle est « rentrée » pour prendre soin de ses parents malades. Elle travaille ponctuellement comme enseignante et son mari, originaire de Mexico, n’a pas trouvé de travail dans cette petite ville. Ils évoquent un projet de retour à Mexico25.
45À la lisière de l’étalement urbain, les formes d’habitat attestent également d’autres dynamiques. C'est en effet dans ces colonies récentes que l'on trouve les traces d'une migration de longue distance. Dans la colonie de Puma Rosa, au nord de Matias Romero, les dernières maisons avant les champs ou la forêt sont de simples baraques, abritant de nouveaux venus du Chiapas qui bénéficient tant bien que mal des possibilités d’emploi dans le petit commerce informel en ville ou comme journalier agricole. Fraichement arrivés, parfois de loin, peut-être déjà partis ou revenus, ils constituent une population fragile qui cherche à accéder au maigre marché de l’emploi urbain et rural du municipe. La localisation aux marges de ces petites villes est un compromis géographique raisonnable : un foncier accessible sinon en droit, au moins de fait, la possibilité de capter les opportunités journalières (travaux de construction ou de voirie, travaux agricoles, ménage dans les commerces du centre, etc.). Dans la colonie voisine de Progreso au contraire, les dernières maisons attestent de manière parfois ostentatoire des moyens des propriétaires : on devine ici des fonds provenant de la migration vers les États-Unis.
46Alors que le semis de localités le long de la route transisthmique, formé il y a une vingtaine d’années, ne retient plus la population, c'est en périphérie des petites villes que l'on retrouve les taux de croissance les plus importants de la zone étudiée – dans le même temps, ces localités en croissance restent des lieux de départ, vers les centres régionaux, le nord du pays et les États-Unis. Cette croissance ne signifie pas pour autant une « urbanisation achevée » pour la population concernée, en particulier en matière d’accès aux services et aux réseaux – le caractère inachevé étant d’autant plus fort lorsque l’étalement s’effectue sur un autre municipe que celui de la ville centre. Elle constitue un reflux, en arrière-plan, des mobilités classiques vers les principaux marchés de l’emploi, pôles industriels et métropoles.
- 26 On entend ici « bourg » comme premier niveau de la hiérarchie urbaine, juste au-dessous de la petit (...)
47Un certain nombre de petites localités, comptant environ 2 500 habitants, a également connu des croissances notables dans la dernière période censitaire. C’est en premier lieu leur fonction de bourg26 qui explique leur dynamisme démographique.
- 27 Programme représentatif des politiques sociales depuis 1992, destiné aux mères de famille pour le f (...)
48Ainsi La Cerquilla, 2 539 habitants, sur la route d’Acayucan vers Tuxtepec dans le municipe de San Juan Evangelista à majorité rurale, fait figure d’interface entre les communautés paysannes et l’administration publique. En particulier, c’est à l’agence municipale que sont distribuées tous les deux mois les subventions du programme Oportunidades27. À cette occasion a lieu un grand marché de produits de première consommation, vêtements, fournitures sociales et ménagères, créant une activité commerciale temporaire, mais localement de première importance. Ce même marché accompagne toutes les distributions d’Oportunidades, par exemple à Aguilera, agence du municipe de Sayula située sur la route et également en croissance.
49Toutefois, cette fonction de bourg-centre n’assure pas seule le dynamisme démographique de la localité. La population de La Cerquilla bénéficie en outre de la proximité d’un pôle d’emploi, en l’occurrence une sablière. C’est suivant un schéma proche que l’on peut interpréter le dynamisme de du chef-lieu de Santa Maria Petapa, 2 322 habitants (dont dépendent les localités de la périphérie de Matias Romero mentionnées plus haut). Située à 10 km de la route et à 18 km de Matias Romero, la localité doit son maintien démographique aux fonctions associées à son statut administratif, mais également à la proximité de la cimenterie Cruz Azul : environ 200 actifs de la localité y travaillent.
50Quoique de poids démographique plus important, la ville de Sayula peut être rapprochée du fonctionnement des bourgs ruraux. Située à un embranchement stratégique de la route, Sayula est une ville indienne de 13 980 habitants, parmi les plus anciens foyers de peuplement de la région. La population a également augmenté (la part de la croissance naturelle y est plus importante que dans les autres localités en croissance), malgré les nombreux départs pour les zones de migration extra-régionale (États-Unis, Ciudad Juárez, Cancún). La fabrication de la viande pimentée, produit traditionnel qui se consomme dans le Sud Veracruz, continue d’employer une bonne partie de la population active. On constate également une forte activité commerciale le long de la route. Une partie de la population va travailler dans les centres pétroliers voisins, et dans ce cas, revient seulement en fin de semaine.
51C’est cette fois le dynamisme des activités rurales qui sous-tend la croissance des petites villes du front de colonisation agricole. Les fonctions de certains bourgs ruraux sont quasi exclusivement dédiées à l’activité locale : la culture intensive de l’ananas à Los Tigres (municipe de Juan Rodriguez Clara), l’élevage bovin à Nuevo Morelos (municipe de Jésus Carranza). Le dynamisme de ces activités agro-commerciales s’accompagne d’une hiérarchie sociale forte, entre les propriétaires des moyens de production et les journaliers, qui s’exprime directement dans la qualité des logements – depuis la baraque dénuée de tout équipement à la maison à étage, construite avec des matériaux de qualité (pierre), entièrement meublée, devant laquelle stationne un véhicule de marque.
- 28 Entretien du 30 juillet 2014, Juan Rodriguez Clara.
52Le dynamisme de certaines localités est tel qu’elles se trouvent en position de concurrence avec le chef-lieu. Ainsi, le chef-lieu de Rodriguez Clara bénéficie du succès de la culture de l’ananas, ou plutôt elle en dépend : la municipalité est aujourd’hui tenue par les familles politiques originaires du bourg de Los Tigres, qui opposent à loisir leur modèle de développement dynamique aux habitudes plus traditionnelles du reste du municipe28. Cette opposition recouvre l’origine du peuplement de ces petites villes : d’un côté le chef-lieu, ancien, plus indien et, de l’autre, les hameaux devenus bourgs, au peuplement plus récent, lié au front de colonisation agricole.
53Dans tous ces bourgs, la dynamique de croissance met l’accent sur le rôle d’interface qu’assume la localité : interface économique, mais aussi administrative comme chef-lieu, ou encore interface physique lorsque la localité se situe sur la route. Toutefois, la croissance démographique n’implique pas véritablement le développement de nouveaux services, ou de nouvelles activités, limitant en cela la portée du processus d’urbanisation.
- 29 Entretien du 23 juillet 2014, Santo Domingo Petapa.
- 30 Pour une analyse du rôle de l’ancrage local dans les trajectoires migratoires des migrants indiens, (...)
54Un constat similaire pourrait être effectué au sujet du village Santo Domingo Petapa (5 429 habitants). Il bénéficie également de la proximité avec la cimenterie Cruz Azul : près de 500 actifs y travaillent. Dans ce municipe indien (zapotèque), toutes les localités rurales du municipe perdent des habitants durant la période, en même temps que les activités agricoles (fruits, culture du maïs) sont abandonnées. Le chef-lieu, seule localité en croissance, s’avère être le lieu d’un type de ressource bien spécifique, lié aux systèmes migratoires. On retrouve dans l’exemple de Santo Domingo Petapa l’archétype de la communauté indienne du Oaxaca, qui s'organise dans une migration collective (figure 3). Les liens avec le village d’origine restent vivaces et se matérialisent non seulement par des retours annuels à l’occasion de la fête du village, mais également de plus longue durée. Ainsi Beatriz, qui travaille actuellement à la mairie, née à Naucalpan (État de Mexico) en 1989, est de retour à Santo Domingo depuis deux ans. Sa mère, toujours à Naucalpan, a passé dix ans aux États-Unis et une de ses sœurs est mariée à un américain29. Le même scénario se retrouve dans le municipe de Santa Maria Guiénégati : filières migratoires stabilisées vers Mexico, le Nord et les États-Unis, déclin de toutes les localités rurales et croissance du chef-lieu30 qui concentre les ressources migratoires.
55La croissance des petites villes observées dans l’Isthme de Tehuantepec apparait comme un écho des mobilités qui ont produit la croissance urbaine de la deuxième moitié du XXe siècle au Mexique. Elles continuent de bénéficier des apports liés aux dynamiques migratoires depuis les campagnes, de courte ou de grande portée, en accueillant sur leurs marges des populations qui tentent d’accéder aux possibilités d’emploi offertes tant par l’environnement rural qu’urbain. Les petites villes sont apparues elles-mêmes comme des points de départ et de retour. Les arrivées récentes qui alimentent leur croissance témoignent de cette fonction de relais, au premier niveau de la hiérarchie urbaine, dans des schémas migratoires qui se dessinent de l’échelle locale (région voire municipe) aux échelles nationale (Mexico, États du Nord) et internationale (États-Unis).
56Pour autant, ces mobilités complexes, qui reflètent un peuplement non stabilisé, s’apparentent de manière nuancée et différenciée à des dynamiques d’urbanisation. Lorsque la localité urbaine bénéficie du statut de chef-lieu municipal, la croissance renforce les fonctions et les services liés à la centralité, y compris de manière temporaire dans le cas des bourg-centres. En revanche, certaines localités qualifiées d’urbaines dans le recensement ne semblent l’être que par le poids démographique de la population agglomérée : les fraccionamentos et le développement des municipes en périphérie des pôles urbains régionaux sont caractérisés par un déficit de services, d’accès aux réseaux urbains et aux marchés de l’emploi qui pourrait qualifier une forme d’infra-urbanisation.
57Ainsi, les conséquences de l’ensemble de ces mouvements conduisent bien à « épaissir » la trame urbaine existante, même si les formes urbaines et les espaces produits relèvent de logiques assez différentes. Ils ne correspondent pas aux mêmes populations, ne s’appuient pas sur les mêmes ressources locales (ressources productives de l’arrière-pays rural, marché – faible – de l’emploi urbain, marché du logement et prestations associées). Toutefois, le processus d’urbanisation s’y limite toujours à la production des seuls espaces résidentiels.
58L’attractivité des chefs-lieux, mais aussi des petites localités urbaines montre qu’il s’agit pourtant, pour les nouveaux venus, d'accéder à de nouveaux marchés de l’emploi, à des ressources urbaines minimums, et surtout de se positionner dans une trajectoire encore indécise entre le rural, les pôles régionaux et les lointaines destinations. On notera partout le caractère précaire, souvent transitoire, de ces installations, qui peut localement être accentué par des difficultés de gouvernance auxquelles les petites localités auront du mal à faire face – gestion des lotissements imposés par la promotion immobilière privée d’une part, consolidation de la production de logement irrégulière, d’autre part.