1À l’exemple de Strasbourg, Montpellier, Bordeaux, Paris ou encore Brest, bon nombre de villes françaises disposant d’un réseau de tramway ont embelli ce dernier d’une commande publique artistique. Cet engouement à l’échelle du territoire interroge sur les réels enjeux qui accompagnent une telle démarche. Cette présence, aux abords des principales lignes, semble en effet apporter un nouveau souffle esthétique aux espaces urbains. Dans un même temps, la sollicitation de cette initiative alliant art public contemporain et transport en commun de surface, mobilise des enjeux socio-urbanistiques relatifs, entre autres, à l’élargissement du patrimoine culturel ou encore à la construction de nouvelles identités urbaines pour les villes.
2Plus largement, la commande publique artistique introduit une trame narrative au cœur des parcours du tramway ainsi qu’au sein de la ville, notamment par les œuvres dites « textuelles » qui ambitionnent d’interagir avec le citadin. Le rapport qu’elles entretiennent avec lui, et plus spécifiquement avec l’espace urbain, interpelle, d’autant que cette approche narrative semble s’instrumentaliser à des fins promotionnelles, en s’inscrivant pleinement dans des directives urbanistiques bien spécifiques telles que la patrimonialisation de l’espace urbain ou encore la compétitivité territoriale. Ces dynamiques concurrentielles, vers lesquelles se tournent actuellement les politiques culturelles et urbaines, amènent à questionner et à reconsidérer les véritables enjeux de la présence, dans l’espace urbain, de ces œuvres textuelles et à plus forte raison, à interroger la construction narrative du projet partenarial, en ce que les discours officiels à son égard sont révélateurs d’une orientation promotionnelle à la fois ludique, récréative, poétique et touristique des villes et des métropoles.
3L’objectif de cette étude étant d’explorer cette « mise en littérature » de la ville au regard des commandes publiques artistiques du tramway, nous proposerons une analyse multiscalaire, où seront notamment étudiées les œuvres textuelles à l’échelle de l’usager, du citadin, mais également à l’échelle du parcours du tramway, du quartier et de la ville. Il s’agira également de recenser les principaux enjeux socio-urbanistiques intrinsèques à ces interventions artistiques, au prisme des différents discours tenus par les acteurs du projet, et dont le champ lexical commun révèle une appréhension ainsi qu’une lecture sensible voire poétique de la ville.
4Si cette « mise en littérature » des villes conduit, à l’échelle du parcours, vers une relecture des espaces traversés, nous verrons, à plus large échelle, quel dessein de l’urbain laisse transparaître une telle initiative, notamment lorsque les notions d’attractivité territoriale et de compétitivité y résonnent. Nous débattrons enfin de l’avenir de cette pratique artistique aux orientations narratives, conciliant flux et imaginaires urbains, à la lumière d’un retour d’expérience des usagers.
5Pour ce faire, nous nous appuierons sur des données empiriques, inhérentes aux observations de terrain menées auprès des principales agglomérations françaises ayant fait appel à une commande artistique, en vue d’accompagner leur réseau de tramway. Nous confronterons ces observations aux documents et discours promotionnels produits par les différents acteurs du projet, mais également aux entretiens menés auprès des commanditaires, des gestionnaires du réseau et des artistes, ainsi qu’auprès des utilisateurs du tramway.
- 1 Composé de personnalités issues du milieu de l’art et de la culture, d’élus et d’autres acteurs de (...)
- 2 La notion de partenariat explicite l’interaction des acteurs du projet, ainsi que les enjeux socio- (...)
6Initiée à Strasbourg en 1994, la démarche art public/tramway sollicite une synergie entre les différents acteurs du territoire parmi lesquels les gestionnaires des réseaux de tramway, les acteurs locaux et régionaux (comités de quartiers, élus…) et les délégations culturelles de l’État, telle la direction régionale des affaires culturelles. L’appel d’une commande publique artistique aux abords des lignes de tramway donne ainsi lieu à la constitution d’un comité d’experts1 devant jouer le rôle de médiateur entre les différents partenaires du projet et les artistes sélectionnés. Une démarche que nous qualifierons dès lors de partenariale2 et qui fera des émules auprès des communes riveraines, mais également dans tout l’Hexagone avec le déploiement du tramway.
7La dizaine de projets recensés actuellement sur le territoire français métropolitain nous permet d’établir une typologie sommaire des principales œuvres d’art sélectionnées par les différents comités d’experts et de pilotage. Nous introduirons à cette occasion les œuvres « textuelles », c’est-à-dire faisant appel à la littérature et à l’écriture, et ayant recours à une multiplicité de médiums plastiques (sérigraphie, son, numérique, etc.).
- 3 Nous faisons ici référence à la note « Pour l’art dans l’usage public » du directeur artistique Chr (...)
8Bien que leurs « frontières » s’avèrent parfois perméables, trois grandes catégories d’œuvres émergent. En premier lieu, nous retrouvons les œuvres dites monumentales. Véritables « valeurs sûres » (chaque commande publique artistique en disposant d’au moins une), celles-ci ont pour première fonction urbanistique de devenir des signes forts, des repères urbains, tel le célèbre « Lion bleu », sculpture de l’artiste Xavier Veilhan installée sur la place Stalingrad à Bordeaux. En second lieu, nous recensons les œuvres dites à valeur d’« usage »3, s’inscrivant pour leur part à mi-chemin entre le simple mobilier urbain et l’œuvre d’art. À titre d’exemple, citons deux œuvres proposées par l’artiste Bert Theis à Strasbourg et Paris, respectivement intitulées « Spirale Warburg » et « 2551913 ». Ces deux installations aux formes similaires, font toutes deux office de bancs publics.
- 4 Un alphabet, créé à cette occasion par l’artiste, permet de décrypter les textes peints sur les pig (...)
- 5 Voir également G. Molina, 2014, « La fabrique spatiale de la littérature oulipienne. Quand l’espace (...)
9Enfin, nous recensons les œuvres dites « textuelles », sujet central de notre contribution. À travers l’emploi du langage (écrit ou verbal), ces dernières conduisent bien souvent le citadin, l’usager du tram, vers des jeux de piste en plein air. En conséquence, la ville et l’espace public deviennent simultanément un lieu de production et d’exposition où les œuvres textuelles tendent à écrire voire à réécrire un récit de ville, à partir de la construction d’une trame narrative singulière. Parmi ces œuvres, certaines impliquent le citadin dans le processus créatif, voire exposent, tel un recueil de textes « grandeur nature », le patrimoine historico-littéraire de la ville. D’autres mobilisent les nouvelles technologies et/ou font appel à l’imaginaire par la voie du jeu, en vue d’interagir avec l’usager du tramway, à l’instar de l’œuvre cryptée « Paroles », conçue par l’artiste Tobias Rehberger et implantée à Mulhouse4. Enfin, certaines investissant la ville en tant que lieu d’expérimentation, deviennent les traces visibles d’une nouvelle forme de pratique littéraire des artistes écrivains. C’est le cas par exemple de l’intervention artistique et textuelle du collectif l’Ouvroir de Littérature Potentielle (l’Oulipo), intitulée « Troll de tram » et disposée sur les colonnes Morris aux abords des stations du tramway strasbourgeois5. Tous ces artistes aux univers artistiques différents mais sollicitant pour chacun d’eux la littérature et l’écriture, conçoivent de fait une multiplicité d’œuvres textuelles faisant écho à la complexité même de la ville.
10Plus généralement, la démarche partenariale art public/tramway entend concevoir une forme de narration urbaine singulière pour chacune des villes y faisant appel. En effet, il apparaît au regard des diverses observations menées sur le terrain ainsi que des documents officiels faisant la promotion d’un tel projet que l’ensemble des œuvres sollicitées vise à construire un récit urbain. Un récit que les œuvres d’art textuelles rendent manifeste et au sein desquelles le parcours du tramway, l’espace public, la ville voire l’urbain, deviennent, comme énoncé plus haut, des éléments matriciels. Ces différentes entités spatiales en constituent pour ainsi dire le thème artistique mais également le terrain d’étude duquel émergera cette fabrique littéraire des villes.
11Notre propos ici n’est pas de dresser un simple panorama exhaustif des œuvres textuelles propres à chacune des commandes artistiques que nous avons pu étudier. Nous chercherons bien au contraire à saisir les différents enjeux multiscalaires et effets socio-urbanistiques qu’elles impliquent, vis-à-vis des utilisateurs du tramway, des citadins et de la ville elle-même.
- 6 « Dossier : l’art en ligne », in Au fil du tram. Le journal du tramway de l’agglomération brestoise (...)
- 7 Ce quartier, constitué principalement de grands ensembles et classé en Zone Urbaine Sensible (ZUS), (...)
12La ville de Brest reste à ce jour l’une des dernières agglomérations ayant sollicité une commande publique artistique, dans le cadre de la mise en place de son tramway inauguré courant 2012. La Communauté urbaine Brest Métropole Océane a notamment sélectionné des œuvres textuelles en vue de personnaliser le parcours du tramway, mais également de produire un récit de ville. Selon Béatrice Simonot, présidente du comité d’experts, « le programme invitait des artistes à raconter des lieux, mais aussi le lien de ceux-ci avec les territoires voisins »6. Ainsi, pour réaliser l’œuvre optique et murale « Signe de vie », l’écrivaine Olivia Rosenthal et le graphiste Philipe Bretelle sollicitèrent en amont les riverains de Pontanézen7. Leur regard sur ce quartier en mutation fut restitué sur les pignons des immeubles d’habitation, sous la forme d’un texte fragmenté reconstituable au moyen de « cartes-clés ». L’habitant peut lire au premier abord quelques mots dispersés et formant, à titre d’exemple, la phrase suivante : « sans être incité ni contraint par autrui ». Mais une fois la « carte-clé » en main, le mot caché « spontané » lui apparaît en toutes lettres. À travers cette intervention artistique originale, qui place l’habitant au cœur de la production de l’œuvre, un récit de quartier semble émerger. Les mots qui le composent prennent une dimension presque socio-anthropologique de l’espace habité, la voix de ses habitants devenant une trace visible et pérenne.
- 8 Entre les stations « Recouvrance » et « Capucins ».
- 9 In « Dossier : l’art en ligne », op. cit.
13D’autres œuvres textuelles ont également été implantées le long du parcours. Elles tendent à mettre en lumière et à valoriser l’image des autres quartiers brestois, à l’instar de l’installation intitulée « le générateur de Recouvrance ». Cette œuvre réalisée par le graphiste et typographe Pierre Di Sciullo se décline en une centaine de panneaux disposés sur la trentaine de poteaux séparant deux stations de tramway8. Elle se compose d’anagrammes, tels que « eau, aurore, courra, œuvre », ou encore « crue, conçue, vécu, croc, erre », qui reprennent tout simplement le nom d’un des quartiers emblématiques de Brest : Recouvrance. Si pour l’artiste, cette intervention artistique doit permettre de « trouver une unité de facture »9 à l’égard du quartier, elle entend également retenir l’attention du citadin, de l’usager des transports, par le biais « d’une interprétation accessible et lisible par tous ».
14Bien que le riverain ne soit pas directement impliqué dans le processus créatif, ces textes disposés le long du parcours l’invitent à un jeu de piste et, plus largement, offrent l’occasion d’écrire une nouvelle « histoire » urbaine sur et de ce lieu. L’assemblage des panneaux forment en effet à eux seuls une narration insolite et fictionnelle qui entend convoquer pleinement l’imaginaire des habitants et des usagers du tramway.
- 10 Cette thématique rappelle, pour l’artiste, les liens que le tramway (re)tisse entre les lieux dans (...)
15Invité par le comité d’experts, dans le cadre du projet artistique du tramway mulhousien (inauguré en 2006), l’artiste allemand Tobias Rehberger choisit pour sa part de travailler la thématique de la connexion10, notamment avec son œuvre murale cryptée « Paroles ». Six rébus, constitués d’un alphabet de barres et de points qu’il a lui-même conceptualisé, sont disposés sur les façades des immeubles jalonnant le parcours du tramway, jusqu’au cœur des quartiers populaires. En invitant usagers et riverains à les décoder, l’œuvre fait de l’espace urbain une aire de jeux à grande échelle, où une forme embryonnaire de récit de ville semble se matérialiser.
- 11 En vue d’accueillir ces œuvres issues de la commande artistique, les espaces sélectionnés font préa (...)
16Ces œuvres textuelles, qui intègrent l’habitant aux différentes échelles du processus créatif, sont l’occasion, d’un point de vue urbanistique, de renouveler l’image de quartiers souvent enclavés et stigmatisés. Leur présence permet dans une certaine mesure de restituer et de mettre en exergue la parole de leurs habitants, tout autant que d’apporter une nouvelle identité aux lieux, afin de répondre, entre autres, à l’ambition politique de réhabilitation urbaine de ces quartiers périphériques11.
- 12 Le long du tramway « T3a », circulant le long des Boulevards des Maréchaux Sud (du Pont de Gariglia (...)
- 13 À noter que l’œuvre n’est pas issue de la commande artistique, mais d’une sollicitation de la RATP, (...)
- 14 « Notre parti d’aménagement était de créer un véritable « boulevard jardiné », énonce Antoine Grumb (...)
17Outre l’échelle du quartier voire de la ville, certaines commandes artistiques mettent au premier plan le tracé du tramway lui-même. Au plus près des motrices, les œuvres textuelles tendent alors à faire de son parcours un « livre ouvert », à l’instar du tramway parisien intra-muros. Celui-ci dispose à ce jour de deux commandes publiques artistiques, respectivement inaugurées en 2006 et 2012. Nous y retrouvons pour chacune d’elles des œuvres textuelles, à l’exemple de « Calligrammes », disposée sur les abris voyageurs12 et conçue par l’artiste et écrivain belge Patrick Corillon13. Voulue en écho aux enjeux urbanistiques et environnementaux d’un tramway pensé et aménagé tel un « ruban vert » par ses concepteurs et commanditaires14, l’œuvre emploie un motif végétal et floral. Elle emprunte également pour ses différents titres, le nom des rues parallèles et adjacentes aux stations (« Fleurs d’Ivry », « Fleurs de Balard », « Fleurs de Montsouris », etc.). Les textes courts qui les accompagnent, aux énoncés fleuris tels que « sur la route des Pâquerettes » (Figure 1), ou « sur la route de la Lavande », nourrissent cet imaginaire floral et sont autant d’univers singuliers que l’artiste entend créer dans ces lieux traversés par le tramway. Sous cette composition hybride et métaphorique, la ligne du tramway est avant tout, selon les propos de l’artiste, « le terreau » fertile pour donner lieu à des histoires. Des histoires aussi bien issues d’un fragment de la réalité, en ce qu’elles reprennent les cartographies de la ville et du tracé du tramway, que de l’imaginaire de l’artiste, à travers ce monde floral qui « végétalise » symboliquement l’espace souvent minéral que constituent les villes contemporaines.
Figure 1 : Extrait « Sur la route des Pâquerettes »
Photo : B. Redondo, 2014.
- 15 Sur le tronçon du « T3b », allant actuellement de la Porte de Vincennes à la Porte de la Chapelle.
18D’autres artistes ont poursuivi cet aménagement textuel des stations dans le cadre de l’extension du tracé15, en l’occurrence les poètes et écrivains Olivier Cadiot et Pierre Alféri.
19Clin d’œil à l’ouvrage posthume de Victor Hugo, l’installation artistique intitulée « Choses lues » se compose de plusieurs panneaux de textes disposés sur les parois vitrées des stations. Conçus telles les pages d’un livre, ces panneaux rassemblent des extraits d’ouvrages sur Paris, des poèmes, des conversations glanées dans la rue et diverses citations d’auteurs (Figure 2).
20Le parcours devient ici un « poème urbain » dont les vers et les strophes se révèlent au fil des stations devenues des pages à feuilleter. Au demeurant, le temps linéaire propre à ce poème et plus largement au récit poétique qu’il convoque, reste intrinsèque aux arrêts du tramway. Une temporalité singulière qui invite à une autre forme de lecture de l’œuvre textuelle, et plus largement de l’espace du parcours.
Figure 2 : Extrait « Choses lues ». Station Aubervilliers (à droite) et exposition « Les artistes et le tramway de Paris » (à gauche)
Photos : B. Redondo, 2012-2013.
- 16 Rosenthal Olivia, « Entretien avec Valérie Mréjen », in Littérature 4/ 2010 (n°160), p. 89-95.
21Certaines œuvres textuelles font appel au médium sonore pour interpeller l’usager et singulariser le parcours. « 30 secondes », réalisée dans le cadre du projet bordelais par la vidéaste Valérie Mréjen, diffuse par exemple des bribes de conversations à même les stations de tramway. L’artiste explique qu’elle avait au préalable « écrit une série de très courts textes de moins de trente secondes inspirés par les conversations que les gens ont à l’arrêt du tramway, sur tout ou rien. L’idée était que ce soit diffusé en aléatoire et qu’on ne sache pas s’il y avait des gens ou si c’était enregistré »16. L’espace du privé semble ici investir celui du public, de même que l’intime se mêle à la foule. Ces narrations fictives, empreintes de quotidienneté et exposées aux ouïes des usagers, prennent le pas sur l’anonymat de l’espace public et de la foule dans les transports publics.
- 17 Cette installation s’inscrit dans la continuité du travail réflexif de l’artiste, où fiction et réc (...)
- 18 Pour le philosophe G. Bachelard (2005 : 26), la maison constitue selon ses propres termes l’une « d (...)
- 19 Voir Ministère de la Culture et de la Communication, 2009, « Dossier de presse : deux commandes pub (...)
22Alors que certaines propositions artistiques concourent à créer de toute pièce un récit urbain là où il demeurait auparavant inexistant, d’autres, au contraire, empruntent la voie de l’histoire afin de le remettre au goût du jour. Le comité d’experts du projet partenarial bordelais, inauguré en 2003, a ainsi souhaité faire de l’écriture et du récit les fils directeurs de son vaste programme artistique, en écho à l’histoire littéraire de la ville, fortement marquée par l’empreinte de grands écrivains (comme Montesquieu et Michel de Montaigne). C’est donc à l’identité culturelle même de la ville de Bordeaux que le projet artistique du tramway tend à rendre hommage. Pour autant, les artistes ne reprennent pas les textes de ces grands auteurs, préférant mettre en scène l’écriture même, la narration, par le biais d’œuvres ponctuelles ou présentes le long du tracé. Parmi les œuvres ponctuelles, se distingue l’une des installations majeures de ce parcours : « La maison aux personnages » des artistes russes Ilya et Emilia Kabakov17. Implantée au cœur d’une petite place bordée par des axes routiers, l’œuvre s’avère au premier abord n’être qu’une maison des plus ordinaires18, avec cette particularité de ne pas être accessible au public. Il n’en demeure pas moins qu’à travers ses fenêtres restant ouvertes, le citadin peut découvrir de véritables espaces aménagés, censés représenter l’un des sept personnages imaginaires habitant les lieux. Pour accompagner ces installations, des cartels narrant les propos de chacun d’entre eux sont disposés à proximité des ouvertures19.
- 20 Dans ce rapport dialectique entre l’espace du dehors et du dedans. Voir à ce titre, Zask J., 2013, (...)
23Si le citadin-spectateur semble ici partagé entre le simple acte de voyeurisme et l’invitation à découvrir ces instants de vie - auxquels il peut semble-t-il s’identifier compte tenu de leur éclectisme -, ces narrations nous interrogent plus largement sur la mise en scène de notre propre espace urbain, de notre propre espace de vie20. Mais également, et plus sensiblement, sur notre rapport à autrui à travers la question du seuil, cet espace interstitiel qui agence tous les composants de la ville et offre à celle-ci ses traits de caractère. Le seuil est d’ailleurs défini par l’architecte H. Gaudin (2003 : 74) comme étant « ce par quoi les humains échangent les paroles d’hospitalité ». Ces récits fictionnels, sont enfin l’occasion de convoquer l’imaginaire au plus près de la réalité, de la quotidienneté du citadin et en l’occurrence, dans l’espace de l’habitat.
- 21 À ce jour épuisé.
- 22 Pour l’anecdote, ce petit ouvrage s’inspire du véritable personnage d’Albert Dadas, premier voyageu (...)
24D’autres œuvres textuelles, pour certaines éphémères, prennent appui sur une forme plus « conventionnelle » de la littérature, à l’instar de l’intervention artistique réalisée par le duo 4 Taxis et intitulée « La poudre d’escampette ». Reprenant les codes graphiques d’un roman-photo, ce fascicule distribué sur l’ensemble du réseau du tramway21, retrace l’histoire d’un certain Albert atteint du syndrome du « voyageur fou »22. L’agglomération bordelaise sert de toile de fond et est scénarisée à travers l’errance du personnage sillonnant les villes et autres rues à la recherche de souvenirs. Au fil des pages, le lecteur - usager du tramway -, peut identifier certains lieux emblématiques voire découvrir d’autres espaces. Cette forme de narration mêlant espaces réels et personnage fictif, concourt plus largement à une forme de valorisation du territoire bordelais.
- 23 Artiste populaire pour ses écritures « aphorismes », Ben bouscule les codes de l’art contemporain d (...)
- 24 In Communauté d’agglomération Nice Côte d’Azur, 2007, L’art dans la ville avec le tramway Nice Côte (...)
- 25 Ibid.
- 26 Parmi lesquels on retrouve les œuvres d’art publiques.
25Si les œuvres précédemment citées sont l’occasion de nous interroger sur le devenir de nos villes ou de mettre en scène le parcours du tramway, certaines commandes publiques artistiques sollicitent les œuvres textuelles en vue de questionner la place même de l’art en ville. La Communauté urbaine de Nice convoquera cette démarche, en sélectionnant l’artiste niçois Benjamin « Ben » Vautier23 pour accompagner la première ligne de tramway de la ville, mise en service en 2007. La note d’intention de l’artiste, préambule de son intervention, explicite en effet que ses œuvres « s’inscriront dans un rapport d’art contemporain qui s’adresse à un public mixte et de passage et induiront une volonté de s’interroger sur l’art lui-même »24. De cette volonté résultent les « aphorismes », des appels à l’éveil placardés sur l’ensemble des abris voyageurs du réseau de tramway ; des phrases se voulant pertinentes, affirmatives ou interrogatives, telles que « l’art est partout », « imaginer autre chose » ou encore « l’instant présent ». Outre la volonté manifeste d’attirer l’attention de l’usager sur son quotidien et sur l’art en lui-même, cette installation propose de « garder en soi une citation comme autant de fenêtres ouvertes sur un art contemporain qui alimente la pensée »25. Ces courts adages résonnent telles des invitations à apprécier autrement le parcours du tramway à l’heure de l’hypermobilité et à questionner plus largement chacun des composants26 qui constitue la ville, l’espace urbain. Ils suggèrent pour ainsi dire, de prendre le temps de nous interroger sur ce qui nous entoure (Figure 3).
Figure 3 : « Il était une fois… » Station Virgile Barel
Photo : B. Redondo, 2009.
26Ce premier panorama non exhaustif a permis de recenser les principales formes plastiques de ces œuvres textuelles, et de souligner leur omniprésence dans le cadre d’une démarche partenariale avec le tramway. Nous avons pu voir, avec ces quelques exemples, que les œuvres textuelles concourent autant à (re)donner la parole aux habitants qu’à mettre en exergue plusieurs échelles urbaines : celle du tracé du tramway, celle du quartier et, plus largement, celle de la ville et de l’agglomération. L’échelle de la ville devient ici un espace scénique de et pour l’œuvre textuelle à laquelle le citadin est invité à prendre part. Véritables outils urbanistiques, ces œuvres convoquant littérature et écriture, construisent une forme de récit singulier en vue de forger de nouvelles identités pour les villes.
27L’historien M. de Certeau (1990 : 171) suggère que « les récits, quotidiens ou littéraires, sont nos transports en commun, nos metaphorai ». Si nous pouvons estimer que la mise en récit des projets partenariaux, par le biais notamment des œuvres d’art textuelles, est l’occasion de mettre en scène à la fois le tramway et la ville, voire de nous aiguiller différemment dans l’espace public et urbain, celle-ci reste plus largement inhérente à des facteurs socio-urbanistiques et économiques qu’il semble nécessaire de préciser tant ils influent sur le choix même des œuvres et des artistes, mais également sur le mode d’appréhension des villes.
28Au préalable, il est indispensable de définir ce que recouvre la notion même de récit. Qu’entend-on par récit urbain ? Le récit en soi est soutenu, entre autres, par le langage oral ou écrit, relatant des faits réels ou imaginaires. « Présent dans tous les temps, dans tous les lieux, dans toutes les sociétés […] le récit est là, comme la vie » (Barthes, 1985 : 167). Dans une perspective urbanistique, il participe à la conceptualisation et à la valorisation des espaces urbains d’autant que, comme le rappelle M. de Certeau (1990 : 170), « les structures narratives ont valeur de syntaxes spatiales » : elles créent pour ainsi dire des interactions entre les différents espaces. En outre, le récit concourt à la fabrication d’un imaginaire urbain, tout en proposant une nouvelle identité aux villes. Enfin, « garant du sens de l’habiter et de la forme urbaine ainsi que de leur synchronicité » (Baudry, 2012 : 71), il entend redonner du sens au lieu et intégrer l’individu dans son environnement.
29L’écrivain J.-C. Bailly (2013b : 51) souligne que « chaque objet a été fabriqué dans une certaine aire culturelle, dans un pli du temps particulier au sein de cette aire, et le raconte ». À cet égard, leur forme « est ce récit, lequel, dès lors que l’objet a pu traverser le temps en restant intact, se dédouble : récit de ce qui fut […] il survient aussi comme une forme qui a lieu, qui a lieu au présent dans l’espace […] » (ibid.). Le tramway, tout autant que la commande publique artistique, portent en eux les stigmates des paradigmes actuels, dont nous avons esquissé quelques pistes précédemment. De même, leur mise en récit est ici représentative des attentes et aspirations politiques du moment.
30La construction d’une trame narrative à l’égard des projets partenariaux apparaît, de prime abord, comme une stratégie de promotion visant à crédibiliser l’initiative auprès des riverains. Elle s’inscrit également au cœur d’enjeux multiscalaires (Redondo, 2015). À l’échelle du projet, et comme indiqué précédemment, il est question de mettre en exergue le parcours du tramway et les qualités socio-urbanistiques de la commande artistique. La narration émanant du projet partenarial permet dès lors au tramway et à l’art public de devenir de véritables signes urbains, ou plus exactement, des éléments symboliques pour ces espaces ayant été requalifiés par l’arrivée de ce mode de transport de surface. À plus large échelle, la mise en récit du projet partenarial révèle sous un jour nouveau les espaces remarquables d’une ville, les sites qui en déterminent l’identité culturelle et urbaine (places et autres). Elle promeut également les enjeux urbanistiques actuels tels que le développement durable, la mixité sociale, ou encore la valorisation patrimoniale du territoire. Sa présence semble également mettre en évidence la compétitivité sous-jacente des villes. En effet, la construction narrative des projets s’inscrit plus largement dans une dynamique d’esthétisation de l’urbain : elle « fabrique » une image et une identité singulière pour chaque ville.
31Bien qu’il soit question principalement de faire la promotion de l’originalité de cette initiative partenariale, la mise en récit tend, dans l’ensemble, à mettre au premier plan le citadin, invitant celui-ci à travers le projet partenarial à faire une sorte de voyage urbain singulier. Dès lors, les discours officiels et autres formules promotionnelles contribuent à créer conjointement la ville poétique que l’on retrouve d’ailleurs en filigrane dans certaines des œuvres précédemment citées (« Choses lues » ou « Calligrammes »).
32« La cité est un discours, et ce discours est véritablement un langage » rappelle le sémiologue R. Barthes (1985 : 265). On parle alors d’un langage de la ville. Cette dernière est d’ailleurs « un phrasé, une conjugaison, un système fluide de déclinaisons et d’accords. Ce sont ces phrases et ce phrasé qu’il faut retrouver (…) En un mot une poétique » (Bailly, 2013a : 17). Une immersion dans les paroles des acteurs du projet partenarial semble nécessaire pour mieux comprendre cette approche poétique.
33Au fil des discours énoncés, qu’ils soient écrits (brochures officielles, ouvrages produits à l’issue des projets, textes écrits lors des expositions rétrospectives des œuvres sélectionnées, etc.) ou oraux (discours d’inauguration de la commande artistique, interviews accordées durant nos recherches, etc.), la récurrence d’un certain vocabulaire émerge. Sont en effet couramment employés les mots « poésie » ou « poétique », notamment pour définir les qualités socio-urbanistiques du projet. À titre d’exemple, le président du comité d’experts du projet artistique bordelais, Alfred Pacquement, déclara que ce dernier permettait d’apporter une « valeur ajoutée » poétique (C.U.B., 2003 : 139). Pour l’architecte Roland Castro, le tramway constitue un « transport poétique », un mode de transport doux et qui, pourrions-nous dire, offre une plus grande « adhérence urbaine », c’est-à-dire une qualité relationnelle avec l’espace (Amar, 2010).
34Cet usage récurrent du vocable « poétique » semble, au regard de nos observations et de l’analyse des textes recueillis, recouvrir plus largement une acception tant nostalgique que sensible de la ville, dans la mesure où son emploi par les édiles, mais également par les comités d’experts des commandes artistiques, suggère une appréhension différente du citadin et de l’usager du tramway, plus proche de l’idée de « flâneur ». L’once poétique accordée au projet, place en effet ces derniers dans la posture d’explorateurs de l’urbain dans une ville qui devient alors un territoire à explorer avec les sens. L’appréhender poétiquement revient à « ne pas perdre de vue une seconde ce qu’elle est et veut être ; c’est lui désirer et lui voir une forme, sa beauté ; c’est la comprendre dans le réseau de liens et d’échos, proches et lointains, clairs et obscurs, qu’elle fait naître et en retour lui apportent sa substance même » (Amar, 2004 : 244-245).
35La commande publique artistique du tramway, et plus spécifiquement les œuvres d’art textuelles, accompagnent de fait le citadin dans une rêverie poétique et l’invite à parcourir autrement le tracé en convoquant tous ses sens, tout en jouant sur l’émotion esthétique. Parallèlement, elle crée une poésie de ville, par un espace paysager singulier que la mise en récit du projet partenarial entend constituer. De l’ordre du sensible, ce paysage porte en lui divers enjeux dont, en premier lieu, celui d’harmoniser l’espace urbain disparate. L’arrivée du tramway offre en effet à lui seul l’opportunité de désenclaver certains quartiers périphériques. La présence d’œuvres d’art, et plus particulièrement d’œuvres textuelles, vise alors à créer une narration urbaine singulière autour du tracé où la nouvelle identité du lieu serait mise en exergue. Ces œuvres permettent en outre d’introduire de nouveaux repères à l’échelle de l’aire urbaine. C’est à ce titre que le projet partenarial entend être l’un des premiers éléments de l’identité paysagère à l’échelle de l’urbain.
- 27 « Dossier spécial : Tours, un tramway qui reflète la ville », in Ville Rail et Transport, octobre 2 (...)
36Au demeurant, en invitant à repenser le paysage urbain non plus selon une dialectique centre/périphérie, mais à l’échelle de l’agglomération voire de la métropole, certains parcours de tramway deviennent des espaces paysagers à part entière qu’il faut alors promouvoir, à l’exemple du tramway tourangeau. Les discours sont d’ailleurs plus qu’explicites : « On a imaginé que le tramway y serait le quatrième paysage. Le premier, c’est la Loire ; le deuxième, c’est les jardins. Et le troisième, c’est le patrimoine »27, énonce Régine Charvet-Pello, en charge de son design.
37Force est de constater, la mise en récit du projet partenarial semble s’articuler autour de deux registres. Le premier par le biais des œuvres textuelles elles-mêmes, qui invitent à la création d’une narration singulière des villes. Le second dans la phase promotionnelle du projet. Nous parlerons alors des « récits autorisés » pour reprendre l’expression de l’historien de l’art J.-M. Poinsot (2008 : 144). Ces récits institutionnels « apparaissent après l’œuvre ou dans sa dépendance lors de sa présentation ou de sa représentation » et assurent la pérennité du projet. Toutefois, ce dernier registre renseigne un peu plus sur une forme actuelle de concurrence entre les villes, comme énoncé précédemment.
- 28 Auxquelles nous rattachons dans le cas présent les projets partenariaux.
38La production narrative au cœur du projet partenarial semble intimement liée au développement du capitalisme « artiste » (Lipovetsky et Serroy, 2013), lui-même fruit de la mondialisation et conduisant vers une forme marchande de l’esthétique. Le capitalisme artiste « crée de la valeur économique par le biais de la valeur esthétique et expérientielle » (op. cit., 2013 : 41), et met en exergue la sensibilité de l’individu, à travers des processus de mise en scène ou de spectacle. Telle une résultante directe de ce système économico-social, les villes sont également impactées : elles spéculent sur cette valorisation des démarches culturelles28 notamment pour renouveler leur image, et deviennent à leur tour de simples lieux muséifiés voire récréatifs. Certes, l’art public peut apparaître « comme un loisir gratuit, une beauté non marchande » (ibid. : 333) ; mais la ville est transformée en un espace de loisir et de consommation par des opérations culturelles et urbanistiques visant, entre autres, à l’« esthétisation du paysage urbain ». En outre, comme le rappelle B. Grésillon (2014 : 99), pour les politiques actuelles, « en plus de créer, les artistes doivent à la fois faire office de travailleurs sociaux en « recréant du lien social », animer les quartiers, faire surgir l’art dans les angles morts de la ville, et, si possible, améliorer l’image de la cité, celle-ci se devant d’être « dynamique » et « créative » ». Ainsi, « l’art et la culture ont cessé d’être les résidus des politiques urbaines. Ils sont considérés aujourd’hui comme des enjeux centraux » (ibid. : 100).
- 29 À l’instar des projets brestois, parisien et niçois. Ce dernier est même conçu comme une collection (...)
- 30 L’analyse de cette approche touristique autour des projets, est actuellement en cours dans nos rech (...)
39La ville se met en scène au travers de ces projets, proposant de nouvelles formes d’expérimentation urbaine et s’accordant à promouvoir une nouvelle urbanité, au détour d’une réflexion sur la rencontre. C’est une approche touristique du projet partenarial qui s’esquisse à présent, avec les visites commentées par des acteurs de la culture et du tourisme29, mais également autour d’outils promotionnels divers (guides audio, ouvrages, expositions, etc.), destinés à mettre en scène l’arrivée du tramway ainsi que les œuvres jalonnant son tracé30.
40Cette forme promotionnelle est une fois de plus centrée sur le citadin. Il devient en effet et pour ainsi dire le protagoniste de cette narration urbaine, ce que suggèrent d’ailleurs les œuvres textuelles qui reprennent et s’inspirent de sa parole. Le citadin apparaît alors tel un flâneur, un arpenteur des villes ; au fil du parcours, ses sens sont alors mis en éveil.
- 31 C. Grout (2000 : 40-41) rappelle que l’œuvre s’inscrit dans un « hors-temps », « son caractère a-te (...)
41« La ville […] pour être vraiment lisible et lue […] réclame la voix, c’est-à-dire les pas du marcheur, de l’explorateur, du découvreur-lecteur » (Paquot, 2006 : 71-72). Si la ville se dévoile en marchant, nous constatons que la posture du « flâneur » est présente au cœur du projet partenarial. Ce dernier entend d’ailleurs instituer de nouveaux rythmes urbains, voire questionner les différentes temporalités urbaines qui structurent les villes. En effet, au regard d’une relecture spatio-temporelle des villes confrontées à l’hypermobilité, l’initiative partenariale et notamment les programmes artistiques, sont l’occasion d’instaurer des temps de « pause »31. Plus largement, au « temps-distance » généré par les infrastructures de transport, se greffe le « temps-substance » (Amar, 2010 : 58), ce temps où la sensibilité et l’affect prédominent et où les œuvres textuelles semblent trouver une place de choix.
42L’usager des transports, s’il le désire, peut arpenter autrement la ville par les œuvres d’art du parcours, et ainsi s’extraire de ses mouvements pendulaires pour tracer de nouvelles voies, de nouvelles lignes, car « depuis que les hommes parlent et font des signes, précise l’anthropologue T.Ingold (2011 : 10), ils fabriquent et suivent des lignes ».
43Certes, le récit « fait voir ce qu’on observe pas » (Baudry, 2012 : 40). Pour autant, celui-ci est inhérent à l’expérience du sujet, au-delà de toute forme prédéfinie. Le récit est un cheminement dont le sens n’est pas écrit en bout de phrase mais advient tout au long de la narration. Dès lors, si la ville est appréhendée comme un « livre ouvert » ou une forme singulière d’écriture et que les œuvres textuelles tendent à en faire la promotion mais également à en déchiffrer les ponctuations, l’usager du tramway, à travers ses déplacements, parvient-il à en lire des fragments ? En somme, est-il un lecteur attentif, un vrai « voyageur » ?
- 32 À l’instar des projets brestois, tourangeau, parisien et bien d’autres.
- 33 L’artiste Jean Dubuffet (1986 : 98-99) rappelle d’ailleurs qu’« une production d’art n’a de signifi (...)
44Nombre de projets partenariaux s’offrent telles des « invitations au voyage »32 pour reprendre l’expression baudelairienne. Toutefois, le voyage en soi est propre à l’expérience de l’individu (Bonnal, 2002). Certes, nous pouvons ici prétendre que le projet partenarial, tout comme le voyage, se définit par une forme d’altération de l’espace et du temps. Néanmoins, ce rapprochement entre le simple usager et le voyageur reste fébrile. En effet, bien que le tracé du tramway semble être parfois détourné de sa fonction initiale par ses usagers (à l’occasion d’une promenade insolite de la ville ou pour le simple plaisir de parcourir la ligne d’un bout à l’autre), sa réalité fonctionnelle le rattrape, étant perçu avant tout comme un simple moyen de transport en commun. Nous avons pu également observer au cours de nos échanges avec les utilisateurs des réseaux de tramway que nombre d’entre eux ignoraient la présence d’un programme artistique aux abords des lignes. En outre, même si les œuvres sont pour certaines identifiées in situ, le lien avec le projet de tramway s’avère bien souvent inexistant. Enfin, peu d’œuvres recueillent une affection et une place dans l’imaginaire du public lambda. Aussi, l’appréhension des œuvres reste entravée, contrariée, plongeant certaines d’entre elles dans un oubli précoce33.
45« On parle dans la langue et l’on marche dans la ville. Ce qui vient, ce qui finit toujours par venir, c’est une pensée, une ligne qui dérive dans la loi, une voie, une voix » (Bailly, 2013a : 39). La présence des œuvres d’art textuelles au sein des commandes publiques artistiques des tramways et ce, dans une perspective de valorisation urbanistique des villes, a permis de répondre à certaines de nos interrogations et de soutenir quelques unes de nos hypothèses autour des réels enjeux qui animent une telle démarche. Bien que la démarche artistico-littéraire apparaisse comme une évidence, en ce que la ville et l’écriture sont intrinsèquement liées, nous avons pu mettre en lumière les véritables enjeux qui conduisent à faire appel à ces œuvres. L’attractivité du territoire passe par la ressource littéraire où le récit, la mise en narration sont entendus comme des valeurs sûres pour la promotion d’une ville. Mais n’oublions pas, au demeurant, que la construction de ces nouveaux espaces urbains n’est plus uniquement l’affaire d’une voix, mais d’une symphonie d’acteurs (urbanistes, architectes, élus, riverains, écrivains, plasticiens, musiciens…) qu’il faut « accorder ».
46En définitive, au regard de nos observations, le projet partenarial art public/tramway doit encore faire ses preuves auprès d’une partie de la population locale. L’initiative, énoncée précédemment, permet tout de même de nous interroger sur l’avenir de nos villes et de nos modes d’appréhension de ces espaces réaménagés. Elle offre, entre autres, aux concepteurs de l’urbain, l’occasion de penser différemment la ville, en tenant compte de ses différentes temporalités. Mais également d’y inclure celles de l’individu, ainsi que ses sens. L’occasion pourrions-nous dire d’écrire une nouvelle trame urbaine.