1Depuis les années 1980, dans un contexte de désengagement de l’État consécutivement à l’application des Programmes d’Ajustement Structurel (P.A.S), les zones frontalières ouest africaines connaissent une intense circulation marchande. L’application de ces programmes, au cas par cas, a contribué au renforcement des disparités politiques et réglementaires entre états bordiers ; créant du coup une rente frontalière fortement exploitée par les acteurs du transfrontalier. La frontière devient une ressource qui attire et mobilise (Diallo, 2014 ; Bennafla, 2002 ; Igué, 1995). En effet, entre Sénégal-Gambie et Sénégal-Guinée Conakry en particulier, les zones frontalières sont le théâtre d’une intense activité marchande portée par les marchands et les consommateurs. L’activité marchande s’y intensifie à la faveur de l’exploitation des différentiels frontaliers par les acteurs, à partir de la mise en place de stratégies, générant des flux licites et illicites. Marchands et consommateurs se déplacent de part et d’autre de la frontière pour vendre et acheter avec une variabilité de la direction des flux dans le temps et dans l’espace, en fonction des contextes structurels et conjoncturels. La frontière, à travers les différentiels qu’elle génère, conditionne la circulation marchande qui impacte sur les paysages frontaliers support des échanges marchands.
- 1 Le terme désigne un marché hebdomadaire en langue locale peule. Les enquêtés se sont déroulées dans (...)
2Cet article se fonde sur les résultats d’enquêtes menées sur les espaces frontaliers sénégalo-gambiens et sénégalo-guinéens entre juillet-août-septembre 2009 et novembre-décembre 2010. Au total, les enquêtes ont concerné treize loumo1 en raison de 60 marchands et 30 acheteurs par loumo, soit un effectif de 1000 personnes (660 marchands et 340 acheteurs). Partant de l’hypothèse que la frontière a une influence réelle sur la circulation marchande, nous considérons qu’il est nécessaire de s’interroger d’abord sur le contexte d’émergence des frontières dans cette partie de l’Afrique de l’Ouest avant d’étudier la circulation marchande transfrontalière à travers l’analyse des acteurs, liens et lieux de l’activité marchande. Ensuite, la problématique de l’activité marchande transfrontalière se pose du point de vue spatial, c’est-à-dire dans ses incidences sur les paysages commerciaux. En effet, aujourd’hui de nombreuses localités rurales et urbaines, haut lieu de l’activité marchande, connaissent de fortes dynamiques spatiales avec de réelles transformations sur les plans territorial et socioéconomique. Ces mutations socio-spatiales sont-elles consécutives à l’intensité de l’activité marchande ?
Carte 1 : Localisation de la zone d’étude en Afrique de l’Ouest
Conception et réalisation : M. M. Diallo, 2012.
3Sur les frontières sénégalo-gambienne et sénégalo-guinéenne, la circulation marchande tire profit principalement de l’existence de fortes disparités frontalières. Dans cette partie de l’Afrique de l’Ouest, la géographie des frontières reste assez spécifique. La frontière Sénégal-Gambie est un exemple emblématique des rivalités coloniales. Mise en place à la suite de l’arrangement franco-britannique du 10 août 1889, elle institue une configuration géographique très singulière avec un État, la Gambie, complètement à l’intérieur d’un autre, le Sénégal (Kane, 2010). En outre, issus de deux empires coloniaux aux logiques administratives différentes, britannique pour la Gambie et français pour le Sénégal, les États sont marqués par de fortes disparités politiques, économiques, fiscales et monétaires (Barry, 1988).
4Quant à la frontière Sénégal-Guinée Conakry, fixée par le décret du 27 février 1915, elle résulte de la seule volonté de la France, car les deux États appartinrent à l’Afrique Occidentale Française. Cependant, le départ précipité de la Guinée de l’empire colonial français, avec son indépendance en 1958, va aboutir à une construction nationale différente des logiques françaises. Le pays adopta sa propre monnaie, le franc guinéen, à la différence du Sénégal qui conserva le franc CFA.
5L’espace étudié est ainsi marqué par de fortes disparités réglementaires dues à la diversité des héritages coloniaux. Ces différentiels se sont accentués après l’indépendance, lorsque les états nouvellement indépendants, dans le cadre de la construction de l’état-nation et de l’affirmation de leur souveraineté décidèrent de la mise en place de politiques très différentes (Barry, 1988). Les disparités réglementaires s’expriment sur trois principaux registres : le diffentiel monetaire, le différentiel de prix et d’offre de produits. Elles influencent fortement les échanges frontaliers (Igué, 1983).
6Dans ce cadre territorial fragmenté avec de fortes disparités frontalières, la circulation marchande est intense. Elle s’organise à partir de places marchandes constituées de marchés quotidiens des centres urbains frontaliers, de villes entrepôts mais aussi et surtout de loumo. L’émergence des loumo frontaliers dans l’espace étudié daterait selon plusieurs sources des années 1970 (Diallo, 2014 ; Dramé, 2004 ; Ninot et al., 2002 ; Fanchette, 2001 ; Tounkara, 1998), dans un contexte de crise agricole et de monétarisation progressive des campagnes (Van Chi-Bonnardel, 1978). Puis, les loumo se sont multipliés et ont connu un grand essor à partir des années 1980-1990, à la faveur de la défaillance des circuits étatiques de commercialisation des produits agricoles, de la crise socio-économique, du désengagement de l’État et de la libéralisation économique déterminée par les P.A.S (Meagher, 2003) ainsi que des pénuries alimentaires dans les régions nord de la Guinée, en profonde crise.
7Ces loumo bénéficient d’une bonne position géographique comme l’illustrent ceux de Diaobé, Darou Salam Manda, Sare Bodjo et Farafenni. Ils sont accessibles grâce à l’existence d’une bonne desserte routière et bénéficient de la présence d’une rente de situation. De plus, ils se situent à l’interface d’une aire consommatrice et d’une zone productive et s’inscrivent dans une région au peuplement appréciable où la circulation monétaire est relativement intense. Il faut noter qu’à l’exception des loumo gambiens de Farafenni, Brikama Ba et Kaur, tous les autres se situent en milieu rural, espace dans lequel existe une demande en produits manufacturés et alimentaires mais aussi des produits primaires destinés à satisfaire la demande urbaine. L’analyse du fonctionnement des loumo frontaliers permet de faire une catégorisation distinguant le loumo local (Médina Sabakh, Foulaya, Foulabantang…), régional (Farafenni, Brikama Ba, Pata, Fongolimbi…) et sous-régional (Diaobé, Darou Salam Manda et Sare Bodjo) dont les différences s’observent en termes de l’aire de polarisation, de l’affluence (nombre de commerçants et d’acheteurs), de l’importance des quantités de marchandises échangées et du dynamisme du loumo.
Tableau 1: Caractérisation des 3 types de loumo
Type de loumo
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Rayon d’action maximale (en km)
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Commerce dominant
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Quantité des produits
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Affluence
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Local
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Moins de 20
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Local (survie alimentaire)
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Faible
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Faible
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Régional
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30 à 100
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Régional et interrégional
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Moyenne
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Moyenne
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Sous-régional
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Plus de 200
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National et sous-régional
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Forte
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Forte
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Source : M.M. Diallo, 2010.
- 2 À l’interface des grands centres urbains d’approvisionnement et des loumo, les entrepôts frontalier (...)
8En dehors des loumo, l’espace marchand comprend les marchés urbains d’approvisionnement situés dans les capitales régionales (Kaolack, Kolda, Basse Santa Su, Labé), les villes secondaires frontalières (Farafenni, Bansang, Brikama Ba, Koundara, Vélingara), ainsi que les capitales d’État, Banjul et Conakry. Les villes frontalières sont des villes-entrepôt2. Les entrepôts frontaliers bénéficient d’une situation géographique favorable à l’activité marchande. Ils se situent à la proximité de la frontière et/ou à la jonction de plusieurs axes routiers régionaux, nationaux et internationaux. Enfin, il faut intégrer dans l’espace marchand les centres de collecte ruraux correspondants aux zones de production ; ils sont fortement connectés aux autres lieux marchands, les loumo frontaliers en particulier qui peuvent, par ailleurs, assurer la fonction de centre de collecte des produits agricoles comme c’est le cas de Médina Yoro Foula, Médina Sabakh, Sare Bodjo, Fongolimbi, Thiocoye.
9L’espace marchand de la zone étudiée est donc constitué d’une multitude de places marchandes aux fonctions multiples. Les loumo régionaux et sous-régionaux exercent ainsi une triple fonction d’approvisionnement, de collecte et de redistribution des produits primaires et finis en direction des villes et des zones rurales. Ils animent divers types de commerce (courte, moyenne et longue distance).
10Quant aux marchands, ils sont des personnes d’âge jeune (moins de 35 ans) et d’âge adulte (35-60 ans). Ils sont principalement Sénégalais et Guinéens avec une prédominance des marchands d’ethnie peule et wolof. Ces marchands agissent individuellement et/ou de manière collective dans le cadre de réseaux constitués sous la bannière ethnique (peule) et religieuse (mouride). L’analyse de leurs caractéristiques socio-spatiale et économique permet de distinguer trois principaux groupes de marchands.
- 3 À Kolda, de nombreux détaillants peuls Fouta appartiennent à la même famille et/ou à la même région (...)
- 4 Le bana-bana est un marchand qui achètent au bord de champ (ou dans les centres de collecte) des qu (...)
11Il y a d’abord, les grossistes spécialisés dans la vente de produits manufacturés et alimentaires. Il s’agit de grands commerçants qui tiennent des magasins dans les capitales d’état, les villes régionales et les villes frontalières. Une certaine spécialisation est à souligner ; les grossistes mourides sont plus tournés vers les produits manufacturés tandis que leurs confrères peuls Fouta s’adonnent à la commercialisation de produits alimentaires. Une seconde catégorie de grossistes est occupée par la commercialisation de produits de cueillette (huile de palme). Ce premier groupe se retrouve essentiellement au loumo de Diaobé et est composé majoritairement de peuls et dans une moindre mesure de wolofs. Les grossistes réalisent un commerce national et international ; ils approvisionnent les détaillants qui animent les loumo. Ensuite, il y a les marchands détaillants ; ils tiennent des boutiques dans les marchés quotidiens des villes frontalières. Ils sont parfois apparentés aux grossistes3 auprès desquels ils s’approvisionnent. Ils sont les principaux animateurs des loumo frontaliers qu’ils sillonnent pour écouler les produits reçus des grossistes. Ils réalisent un commerce régional et interrégional de courte et de moyenne distance. Il faut souligner la présence parmi ce groupe de bana-bana4. Enfin, le troisième groupe est constitué par les paysans-commerçants. Il s’agit de paysans qui viennent dans les loumo pour écouler leurs produits agricoles. Ils réalisent un commerce au détail de portée locale.
12Les marchands fréquentent les diverses places marchandes où ils échangent produits primaires en provenance des campagnes et/ou manufacturés importés du marché mondial via les ports côtiers avant d’être acheminés vers les villes frontalières puis les loumo. L’étude de la circulation marchande permet de noter un fonctionnement scalaire et témoigne d’une connexion entre les catégories d’acteurs marchands avec une place centrale des loumo.
13La mobilité des paysans-commerçants donne lieu à un premier niveau scalaire de circulation marchande entre espaces ruraux frontaliers. C’est un commerce de proximité avec un écoulement des produits agricoles dans les marchés ruraux frontaliers ; dans la mesure où la distance joue sur le coût du transport, les paysans-commerçants préfèrent écouler leurs productions dans les loumo qui leurs sont le plus proches. C’est un commerce de « survie alimentaire » qui permet aux paysans d’avoir accès au numéraire. En effet, les loumo sénégalais constituent un important centre d’écoulement des produits primaires pour les paysans Gambiens et Guinéens. Par exemple, le loumo de Fongolimbi est le principal centre d’écoulement des produits agricoles pour les paysans des villages guinéens frontaliers comme Firita, Koppu, Foulaya, Média, Kenendé, Soliya. Ce choix s’explique par leur souhait d’accèder au franc FCFA plus bénéfique que leur monnaie nationale, le franc guinéen, non convertible. Sur la frontière Sénégal-Gambie, le loumo de Médina Sabakh est un important centre d’écoulement des produits agricoles pour les paysans gambiens qu’il reçoit chaque dimanche (carte 2) comme l’illustre la photo 1.
Carte 2 : Aire de polarisation du loumo de Médina Sabakh (Sénégal)
Source : M.M. Diallo, 2010.
Photo 1 : Le loumo de Médina Sabakh, centre d’écoulement des produits agricoles des paysans gambiens
Source: M.M. Diallo, 2010.
14La forte fréquentation des loumo sénégalais par ces paysans est motivée par la possibilité d’accéder au franc CFA. En effet, depuis plusieurs années, le dalassi, monnaie gambienne, qui est non convertible, connaît une forte dépréciation. De plus, le prix au producteur est plus intéressant au Sénégal qu’en Gambie. A titre illustratif, le kilogramme de mil et d’arachide est respectivement de 135 et 150 FCFA au Sénégal contre 120 et 125 FCFA en Gambie. La variation du prix au producteur est un facteur conjoncturel qui influence le comportement des paysans-commerçants. En effet, entre 1997-2001, le prix au producteur était plus intéressant en Gambie du fait d’une subvention de l’État ; et les paysans Sénégalais écoulaient leurs productions d’arachide dans les marchés frontaliers gambiens.
- 5 Du lundi au dimanche, exception faite du vendredi pour des raisons d’ordre religieux et culturel.
- 6 Il faut, cependant, souligner que quelques marchands détaillants habitent dans des localités rurale (...)
15Ensuite, la circulation marchande donne lieu à un second niveau de commercialisation toujours centrée sur les loumo frontaliers. Il s’agit d’un commerce de courte et moyenne distance à l’échelle régionale et interrégionale. Cette mobilité marchande, portée principalement par les commerçants détaillants, s’organise à partir des villes frontalières et portent sur des produits manufacturés et alimentaires reçus des grossistes. Ils sillonnent quotidiennement5 les différents loumo à partir des villes frontalières, leur lieu de résidence6, où ils tiennent une boutique au marché central et s’y approvisionnent parfois. Les cas des deux commerçants détaillants ci-dessous sont emblématiques de cette situation :
Yaya. S, 46 ans est un natif de la ville gambienne de Bansang. Spécialisé dans la vente de produits textiles, il s’approvisionne principalement à Banjul et Kaolack où il compte des partenaires qui lui cèdent, parfois, la marchandise à crédit. Comme ses compères du marché de Bansang, où il détient une cantine, Yaya. S fréquente les loumo de Pata (le lundi), Sare Bodjo (le mardi), Brikama Ba (le samedi) et Médina Yoro Foula (le dimanche). Les autres jours, il étale sa marchandise au marché quotidien de la ville et en profite, parfois, pour se rendre à Banjul ou Kaolack pour s’approvisionner.
Rouguiyatou. B, 28 ans, est une jeune commerçante Guinéenne, originaire de Koundara. C’est dans cette ville guinéenne, qu’elle habite, que Rouguiyatou. B s’approvisionne. Car son capital financier est faible pour lui permettre de se rendre à Boké (capitale régionale) encore moins à Conakry (capitale d’état). Ensuite, elle vient participer au loumo de Darou Salam Manda (le mardi) avant de continuer sur Diaobé, le mercredi. Elle y reste jusqu’au jeudi pour ensuite regagner Koundara. Aussi bien à Darou salam Manda qu’à Diaobé, Rouguiyatou. B s’appuie sur un réseau relationnel constitué d’amis et de parents pour faciliter son commerce.
Carte 3 : Circulation marchande transfrontalière
Source: M.M. Diallo, 2010.
16Ainsi, la mobilité des commerçants détaillants témoigne d’une circulation urbaine-rurale et illustre la dynamique des relations villes-campagnes à la faveur du commerce transfrontalier.
17Enfin, se déroule, dans l’espace étudié, un commerce de longue distance qui a la particularité de mobiliser toutes les catégories marchandes évoquées précédemment avec une articulation entre différentes niveaux scalaires. L’huile de palme illustre parfaitement cette trajectoire qui articule lieux d’approvisionnement correspondant aux zones de production rurales d’une part, et marchés d’écoulement c'est-à-dire loumo frontaliers, d’autre part. En effet, les grossistes installés à Diaobé s’approvisionnent dans les zones de production guinéennes de Macenta, N’zérékoré et Yomo puis acheminent (par voie terrestre, avec des camions) le produit à Diaobé où il est rétrocédé (au comptant) à des « bana-bana » qui sont en majorité des peuls Fouta de la Guinée et dans une moindre mesure des Sénégalais (wolofs et foulacounda). Certains de ces intermédiaires notamment les peuls Fouta sont apparentés aux grossistes Guinéens (parenté ethnique et/ou village d’origine). Les intermédiaires redistribuent ensuite vers les détaillants qui à leur tour fournissent le produit aux consommateurs sur place à Diaobé et dans les autres loumo frontaliers environnants (Dinguiraye, Saby, Darou Salam Manda, Sare Bodjo).
18La frontière a un effet réel sur la vie frontalière en tant qu’objet utilitaire valorisé par les consommateurs pour leur approvisionnement. Les populations vivent de la frontière qu’elles ont acceptée, en dépit de son caractère exogène ; elles développent des stratégies pour exploiter les opportunités offertes. Ainsi, les ménages des villages sénégalais frontaliers dépendent principalement des marchés urbains gambiens pour leur approvisionnement comme l’illustre la carte 3. Sur les 30 acheteurs interrogés, 13 viennent du Sénégal. Le loumo de Fongolimbi (carte 4), illustre la même tendance. La mobilité transfrontalière des consommateurs donne ainsi lieu à des interactions entre localités rurales et entre localités rurales et urbaines d’autre part, à partir des loumo.
Carte 4 : Provenance des acheteurs du loumo de Farafenni (Gambie)
Source: M.M. Diallo, 2010.
Carte 5 : Provenance des acheteurs du loumo de Fongolimbi (Sénégal)
Source: M.M. Diallo, 2010.
19Il faut dire que la mobilité des consommateurs s’est intensifiée au cours de ces dernières décennies à la faveur du dynamisme démographique des bourgs ruraux et de l’augmentation de la demande, notamment des villages de la Casamance fortement secoués par le conflit armé. Dans ce contexte, la dépendance des populations rurales sénégalaises vis à vis des marchés gambiens qui offrent une diversité de produits s’est renforcée. De plus, la transformation des modes de consommation en milieu rural à la faveur de la modernité a contribué à l’intensification des échanges et surtout à la diversification des produits échangés. Si pendant longtemps les produits alimentaires ont largement dominé la gamme des produits échangés, au cours de ces dernières années, d’autres produits comme les fripes, les tissus et surtout les matériels électroniques (radio hi-fi, téléphone portable, lampes à gaz) ont envahi les marchés frontaliers où ils font l’objet de fortes transactions.
Photo 2 : Loumo de Fongolimbi (à gauche) et Sare Bodjo (à droite)
20Dans l’espace étudié, le rapport consommateurs/frontière est étroit et se fonde sur l’exploitation, par les consommateurs, de la rente frontalière à partir de logiques économique (différentiels de prix, d’offre de produit) et utilitaire (proximité et accessibilité du marché). Le choix du lieu d’approvisionnement est déterminé par le prix des produits, l’offre de produits et la proximité. L’un ou l’autre des facteurs peut être plus important en fonction de la nature de la frontière et de l’organisation de l’espace frontalier.
21Le différentiel de prix est un facteur déterminant des échanges commerciaux. La politique commerciale gambienne qui promeut l’importation de produits finis du marché mondial à travers l’application de taxes douanières raisonnables, fait que le prix des produits est moins élevé en Gambie qu’au Sénégal (Cazeneuve, 1999). Ce différentiel de prix est fortement exploité par les Sénégalais. Il est cependant moins important dans la mobilité des consommateurs sur la frontière sénégalo-guinéenne. Ici, l’espace marchand s’organise autour de localités rurales où la présence de produits finis n’est pas aussi importante. En plus, les loumo se concentrent principalement côté sénégalais limitant ainsi le déplacement des populations sénégalaises vers la Guinée Conakry.
22Par ailleurs, la mobilité est liée à la disponibilité des produits. Dans les marchés gambiens, on note une grande diversité de produits qui constitue une attractivité pour les Sénégalais. Aussi, le déplacement des Sénégalais vers le marché de Foulaya ou encore le loumo de Fongolimbi est lié à l’existence de produits agricoles guinéens (fonio, igname, brissures de manioc) très prisés. De même le déplacement des Guinéens vers le loumo de Fongolimbi pour l’achat de condiments et de produits industriels est dû à l’absence voire la très faible présence de ce type de produits dans leurs villages très éloignées des centres urbains de l’intérieur (Mali, Koundara, Labé).
23La proximité aussi constitue un facteur important dans l’approvisionnement des populations car « les consommateurs fréquentent en général l’établissement dont ils sont le plus proches » (Pumain et Saint-Julien, 2001 : 37). L’organisation de l’espace dans les zones transfrontalières sénégalo-gambiennes montre que les localités rurales sénégalaises sont plus proches des centres urbains gambiens que des villes sénégalaises. Ainsi, Pata est à 65 km de Kolda (Sénégal) et 9 km de Brikama Ba (Gambie), Médina Yoro Foula à 90 km de Kolda et 15 km de Bansang (Gambie), Médina Sabakh (Sénégal) est à 28 km de Nioro du Rip (Sénégal) et à 2,5 km de Farafenni (Gambie).
24En outre, l’accessibilité du marché est très importante. En Haute Casamance, Cazeneuve (1999) note que « l’enclavement de la région conduit les populations à se détourner des circuits d’approvisionnement à partir de Dakar, pour privilégier les circuits marchands plus courts. La position marginale de la région entraine une situation d’extraversion du système d’approvisionnement tourné vers les pays frontaliers ». Ce phénomène de polarisation est favorisé par le manque de voies de communication et la non praticabilité des rares pistes reliant les localités rurales sénégalaises à leur chef-lieu. Aussi bien à Médina Yoro Foula qu’à Pata, il est plus facile de se rendre dans les villes gambiennes qu’à Kolda, la capitale régionale.
25La logique utilitaire est également très marquée sur la frontière sénégalo-guinéenne. La configuration spatiale avec la présence d’un relief très accidenté et l’éloignement des centres urbains de la frontière influe sur la mobilité des consommateurs. A titre d’illustration, les populations de Koppu et de Médya (Guinée Conakry) ne dépendent que de Fongolimbi pour leur approvisionnement. En effet, il est très difficile de se rendre à Foulaya, pourtant plus proche du point de vue de la distance ; mais dont l’accessibilité physique pose problème du fait de la présence d’une montagne qui oblige les populations venant de Koppu et de Médya à faire un long détour.
26Finalement, nous sommes en présence d’une circulation marchande intense qui mobilise une diversité d’acteurs marchands et de consommateurs. Se déroulant à différents niveaux scalaires, elle a de réelles incidences sur le plan socio-spatial et territorial.
27La circulation marchande a d’importants effets sur les paysages marchands frontaliers. Les mutations sont d’ordre socio-spatial. La circulation marchande crée une structuration spatiale transfrontalière, voire transnationale et entraine une mutation des territoires tant du point de vue socioéconomique que spatial.
28La mobilité des marchands structure l’espace ouest africain à travers un important maillage du territoire (figure 1). Les acteurs marchands créent une forte relation entre villes et campagnes, zones de production et centres de consommation et, entre pays, via les loumo frontaliers qui apparaissent aujourd’hui comme un véritable facteur d’intégration territoriale. Par exemple, les marchands installés dans des villes frontalières comme Farafenni, Bansang, Vélingara, Koundara et Mali s’approvisionnent dans des capitales régionales (Kolda, Boké et Labé) et/ou dans les capitales d’État (Banjul, Dakar et Conakry) et acheminent leurs marchandises vers les loumo frontaliers (Diaobé, Fongolimbi, Médina Yoro Foula, Farafenni, etc.) où ils sont commercialisés.
Figure 1 : Structuration spatiale transfrontalière et transnationale
Source: M.M. Diallo, 2010. Conception : M.M. Diallo, 2012
29Cette connexion spatiale entre différents points de l’espace marchand traduit une forme d’intégration sous-régionale en ce sens qu’elle permet une articulation entre des espaces situés de part et d’autre de la frontière. Comme le constatent M. Abdoul et T. Dahou (2005), « ce type de commerce contribue ainsi à mailler le territoire autour d’axes de communication qui relient points de rupture de charge et bourg-marchés. L’articulation entre ces différents points de l’espace est donc le fait de dynamiques spontanées qui n’ont fait l’objet d’aucun appui de la part de politiques publiques ». Il faut aussi noter que la circulation marchande en permettant une mise en liaison entre espaces périphériques (loumo frontaliers, villes-entrepôt frontalières) et villes de l’intérieur (capitales régionales et capitales d’état) à travers l’approvisionnement/ravitaillement contribue à l’intégration nationale. Elle est ainsi facteur de consolidation du puzzle territorial national (Bennafla, 2002).
30L’observation de la mobilité des marchands permet de constater la mise en relation des lieux marchands et la création d’une structure spatiale intégrée et connectée par un maillage de réseaux et de nœuds. L’espace marchand s’organise donc à partir de localités rurales et urbaines. La circulation des marchands permet une connexion spatiale ; elle crée une continuité de lieux entre la ville, lieu de résidence du marchand, de stockage de la marchandise et parfois d’approvisionnement, ainsi que les loumo, centre d’écoulement des produits, mais aussi des grands centres urbains d’approvisionnement. Les cas de Yaya. S et de Rouguiyatou. B évoqués précédemment permettent de mettre en évidence le processus de construction de territoires à partir de la mobilité marchande. Ce sont des territoires transfrontaliers constitués d’une multitude de lieux marchands fréquentés périodiquement. Même s’ils ne sont pas contigus spatialement, ils constituent un ensemble spatial bien articulés et intégrés par des réseaux bien connectés. Il s’agit de territoires multi-situés. En effet, le territoire multi-situé « désigne certains espaces sans continuité spatiale et dont la territorialité repose sur l’assemblage fonctionnel de plusieurs lieux » (Giraut, 2013 : 294).
31Cependant, plusieurs récits de vie de marchands interrogés renseignent sur le caractère mouvant de leur territoire marchand. En effet, la variation du taux de change ou du prix d’un produit, le renforcement du contrôle douanier sur un axe routier, la présence de coupeurs de route (en Casamance notamment), la dégradation d’une voie empruntée, la disparition d’un marché (cas des loumo de Lamoye, Soulabali et Gambissara Sénégal), sont autant de facteurs qui peuvent modifier la trajectoire circulatoire d’un marchand et en conséquence le périmètre de son espace marchand dont les frontières oscillent. Dans ce cas, nous sommes en présence d’espaces marchands mobiles (Retaillé, 2005). Il s’agit de territoires circulatoires mouvants car constitués de lieux (places marchandes) qui ne sont à l’évidence jamais définitifs mais éphémères et provisoires pouvant être abandonnés au profit de nouvelles places marchandes ou de nouveaux circuits de commercialisation plus porteurs.
32Enfin, il convient de souligner la forte polarisation spatiale résultant du commerce transfrontalier. Il y a une réelle polarisation des espaces ruraux sénégalais (Dinguiraye, Médina Yoro Foula, Keur Ayib) par les marchés urbains gambiens frontaliers (Brikama Ba, Bansang, Farafenni). Ces marchés exercent un fort attrait sur les populations rurales sénégalaises du fait de l’existence d’une gamme de produits à moindre coût et non disponibles au Sénégal.
33Outre cette polarisation urbaine sur l’espace rural, la circulation marchande met en évidence la présence de bourgs ruraux dynamiques grâce à la seule présence d’un loumo qui leur permet de construire une attractivité territoriale vis à vis de l’espace rural environnant. Ainsi, Darou Salam Manda, Pata, Médina Yoro Foula, Touba Mouride, Fongolimbi et Thiocoye exercent une grande polarisation transfrontalière sur leur environnant rural. Il s’agit de localités qui ont pu se construire une influence territoriale grâce à la présence de leur loumo qui constitue un centre d’échange entre populations venues de part et d’autre de la frontière.
34La circulation marchande illustre parfaitement le rôle déterminant que peut jouer la frontière dans la dynamisation d’un espace frontalier (Bennafla, 2002 ; Reitel et al., 2002). Le développement des échanges marchands consécutivement à l’exploitation des différentiels frontaliers et des complémentarités agro-écologiques entraine des mutations territoriales dans les espaces frontaliers sénégalo-gambiens et sénégalo-guinéens.
35Une première transformation des paysages commerciaux transfrontaliers est l’apparition, autour des marchés frontaliers, de chemins de contrebande. Autour des marchés gambiens comme Farafenni, Brikama Ba, Bansang, Basse Santa Su se sont développés de nombreux chemins de contrebande, pistes utilisées par marchands et consommateurs, pour se livrer à un trafic frauduleux de produits alimentaires et manufacturés gambiens vers le Sénégal. Il s’agit essentiellement de pistes sablonneuses, éloignées des routes bitumées et de trafic intense où sont principalement localisés les postes de contrôle douaniers. Ces pistes de brousse permettent une articulation, certes de manière informelle, entre les marchés et entrepôts frontaliers, lieux de stockage des produits et, les centres de consommation aussi bien ruraux qu’urbains (Kaolack, Nioro du Rip, Médina Sabakh, Keur Moussa dans le cas du marché de Farafenni), lieux d’écoulement.
36Ensuite, l’activité marchande surtout quand elle est très intense favorise une dynamique socio-spatiale avec la naissance ou le développement de localités marchandes ou vivant de l’activité marchande. De nombreuses localités doivent en partie leur dynamisme démographique et spatial à l’activité commerciale. Ainsi, le village de Darou Saloum Manda a connu ces dernières années d’importantes mutations de son paysage. Localité-carrefour connectée à plusieurs centres urbains (Vélingara, Tambacounda, Médina Gounass et Basse Santa Su), adossée à une zone de production bananière et proche de la frontière gambienne et du village entrepôt de Bolibana, Darou Salam Manda dispose d’un important loumo. Cette localité créée au début des années 1980 est devenue une plaque tournante de la circulation marchande mobilisant des marchands en provenance de la Gambie, de la Guinée Conakry et du Sénégal. Cette situation a favorisé l’installation de populations venues d’horizon divers avec une forte présence de peuls Fouta de la Guinée Conakry. Au-delà de sa dynamique spatiale, Darou Salam Manda connait un processus de mutation sociale qui affecte profondément son identité territoriale. En effet, la forte affluence de peuls Fouta originaires de la Guinée Conakry est en train de transformer progressivement ce village qui aujourd’hui présente sur plusieurs plans le visage d’une localité guinéenne.
37La localité frontalière de Keur Ayib, elle aussi, subit les effets de la circulation marchande transfrontalière. Sa position frontalière, à 5 km de Farafenni, en fait une base arrière pour les commerçants sénégalais exerçant au marché quotidien de cette ville marchande gambienne qui y ont leur logement. En outre, Keur Ayib attire de plus en plus de migrants sénégalais venus des villages environnants ou plus ou moins proches. Il s’agit généralement de populations qui sont attirées par le coût moins cher de la vie dans ce village sénégalais du fait de sa proximité avec la Gambie. En même temps que s’accroît la population et que le village s’étend, son économie se transforme et se développe progressivement. Jadis les populations étaient essentiellement occupées par l’agriculture. Cependant, le développement du commerce transfrontalier avec notamment la proximité de la Gambie a fortement transformé le visage économique de la localité. Keur Ayib tire un grand intérêt de sa position frontalière. La forte demande gambienne en matériel de construction (ciment, fer, tuile, ardoise) a entrainé la mise en place de quincailleries dans le village. De même se développent le petit commerce avec l’apparition de boutiques et tabliers, le transport, la restauration, la menuiserie. Aujourd’hui, Keur Ayib se présente comme une localité en transition de rural vers l’urbain. Aussi, alors que la proche ville frontalière gambienne de Farafenni connait un dynamisme spatial extraordinaire, on pourrait s’attendre à la formation d’un continuum territorial Keur Ayib-Farafenni. La connexion-continuité des lieux marchands notamment entre villes-entrepôt, marchés centraux et loumo frontaliers entraine déjà des mutations spatiales dans de nombreuses localités à la fois rurales et urbaines. Un continuum rural-urbain est en train de se constituer dans les zones Pata-Brikama Ba, Médina Yoro Foula-Bansang ou encore Darou Salam Manda- Médina Gounass-Vélingara.
- 7 Le loumo a été inauguré le 24 décembre 1974 par Monsieur Jean Collin alors ministre de la républiqu (...)
38La localité sénégalaise de Diaobé offre un bel exemple de mutations socio-spatiales consécutives aux pratiques marchandes. Diaobé est une localité-carrefour située aux frontières du Sénégal, de la Gambie, de la Guinée Bissau et de la Guinée Conakry. C’est cette position stratégique qui a favorisé le développement de son loumo, de dimension sous-régionale, qui est à l’origine de toutes les mutations spatiales, démographiques, sociales et économiques. Depuis sa création en 19747, le loumo attire de nombreux commerçants, grossistes, semi-grossistes et détaillants, venus de la sous-région ouest africaine. Ce fût d’abord les Bissau-guinéens qui arrivèrent dans le village suivis quelques années plus tard par les Guinéens de Conakry. Les commerçants Guinéens amenant beaucoup de produits, notamment primaires, vont attirer ceux du Nord du Sénégal. Le loumo se développe alors. Et rapidement, d’autres pays comme la Gambie, la Mauritanie et le Mali commencent à participer. Des migrants d’autres pays de la sous-région (Côte d’Ivoire, Sierra Leone, Libéria, Ghana et Cameroun) s’installent à leur tour. Diaobé connaît dès lors un boom démographique avec une croissance exponentielle de sa population. De 699 habitants en 1988, la population passe à 2997 habitants en 2002, soit un taux d’accroissement moyen annuel de 10,9 %. Et d’après les informations collectées sur le terrain, la population dépassait les 10.000 habitants en 2009 ; traduisant la dynamique démographique avec l’arrivée récemment de plusieurs migrants venus de la sous-région.
- 8 Il s’agit d’un style de construction fait d’un bâtiment en dur avec une toiture ayant la forme d’un (...)
39La dynamique démographique s’accompagne d’une forte croissance spatiale. Diaobé s’étend de manière vertigineuse. L’extension est par exemple forte au Nord de la RN6. Dans cette partie, englobant le site originel, on retrouve les populations autochtones, les Foulacounda ; plus au Nord, on a les mandingues et les wolofs qui habitent vers le forage. Au sud de la RN6, l’extension spatiale est aussi une réalité visible. Cette partie est habitée par quelques Foulacounda, des Balantes et des Cognaguis. Elle est cependant plus peuplée de peuls Fouta dont la présence est d’ailleurs attestée par le nombre important de maisons style « pentes américaines »8. La carte montre également une densification de l’espace au centre de Diaobé, à l’est et à l’ouest. Il faut dire que l’arrivé des migrants s’est traduite par une forte demande de parcelles à bâtir notamment par les Guinéens et les Maliens. Aussi, le marché s’étend davantage avec la construction de nouveaux magasins de stockage, de gargotes et boutiques.
Carte 6 : Évolution spatiale de Diaobé de 1974 à 2010
Source : Google Earth, 2010 – Enquêtes M.M. Diallo 2010
Conception et réalisation M. M; diallo 2012
40Par ailleurs, la floraison du loumo a permis le développement d’autres activités connexes comme le transport hypo-mobile, la restauration, l’activité de change, etc. Le loumo a également « dynamisé les activités maraîchères en leur offrant un débouché sûr » (Fanchette, 2001 : 110). On note aussi un transfert de technologies avec les migrants Maliens qui ont introduit dans le village des techniques de transformation de savon et de séchage de poisson.
41En dépit de ces importantes mutations démographiques, spatiales et économiques, Diaobé reste toujours un gros village-marché. La localité garde toujours les caractéristiques d’une localité rurale. Cependant, la poursuite des dynamiques actuelles pourrait contribuer à la transformation de la localité en un centre urbain. Son érection en chef-lieu de commune en 2008 et la dynamique de modernisation enclenchée notamment par les constructions des migrants Guinéens pourraient accélérer ce processus de mutation territoriale.
42Cet article a mis en évidence l’existence d’une intense circulation marchande transfrontalière. Grâce à l’existence de disparités frontalières, les marchands animent des échanges commerciaux structurant différents niveaux scalaires, du local au transnational, en passant par le régional et le national. Ainsi, alors que les paysans-commerçants animent un commerce de portée locale, rural-rural, les détaillants développent un commerce interrégional de courte et moyenne distance entre villes, leur lieu de résidence et, campagne, lieu de localisation des loumo. Ce type de commerce, favorise une polarisation territoriale témoignant d’un dynamisme des relations villes-campagnes. Le commerce de longue distance, illustré par la filière huile de palme, met parfaitement en évidence le fonctionnement scalaire et la connexion entre différentes catégories marchandes. L’étude de l’huile de palme révèle son caractère transnational. Elle montre une interrelation entre divers acteurs et une continuité spatiale, des zones de production rurales de la Guinée forestière aux centres de consommation urbains du Sahel, via les loumo frontaliers (Diaobé) et les marchés urbains de regroupement et de redistribution. Cette circulation marchande permet une mise en relation de divers lieux marchands aboutissant à la construction de territoires marchands mais qui sont mobiles du fait de la fluctuation de leurs frontières en fonction de changements conjoncturels.
43La circulation marchande est centrée sur les loumo frontaliers. Plaque tournante des échanges transfrontaliers, les loumo constituent des espaces marchands structurants. Ils assurent la collecte et la redistribution de produits de part et d’autre des frontières tout en jouant un rôle important dans l’approvisionnement des populations rurales et urbaines en produits manufacturés et primaires. Les loumo sont dès lors un facteur d’intégration territoriale tant à l’échelle nationale que sous-régionale. Ce haut lieu de l’échange marchand permet un rapprochement des économies, des sociétés et des territoires dans cet espace fragmenté entre la zone CEDEAO et la zone UEMOA à laquelle n’appartiennent pas la Gambie et la Guinée Conakry. Il s’agit d’une intégration informelle fondée sur l’exploitation des différentiels frontaliers mais avec des échanges aussi bien légaux qu’illégaux. En outre, la circulation marchande se fonde sur des complémentarités agro-écologiques et permet l’échange de produits agricoles entre les différents espaces de cette partie de l’Afrique de l’Ouest. Elle montre ainsi la nécessité de prendre en compte les dynamiques transfrontalières dans le cadre des politiques d’intégration régionale. La réalisation de la route Labé-Médina Gounass-Tambacounda (tronçon du corridor Dakar-Conakry) par l’UEMOA, s’inscrit dans cette perspective de soutenir l’intégration régionale par l’amélioration de la mobilité marchande.
44Au niveau local, la circulation marchande contribue à la dynamisation des localités frontalières vivant du commerce transfrontalier. Les mutations induites se manifestent par le dynamisme démographique et spatial de bourgs ruraux et de centres urbains frontaliers, mais aussi par d’importantes évolutions de l’économie locale avec sa diversification et un développement du tertiaire.
45La circulation marchande pourrait constituer une importante bouffée d’oxygène pour les collectivités locales frontalières confrontée au défi du financement du développement local du fait de la faiblesse de leurs ressources financières ; car le transfert de compétences, dans le cadre de la décentralisation n’a pas été suivi par la mise à disposition de ressources suffisantes. En effet, les loumo sont une importante source de recettes pour les collectivités locales les abritant. La commune de Diaobé-Kabendou, par exemple, a pu tiré des ressources conséquentes de son loumo, grâce à la mise en place d’un dispositif efficace de collecte des taxes commerciales, qui ont permis la mise en place d’équipements sociaux. Cependant, l’absence d’une bonne organisation empêche le bon recouvrement des taxes dans la plupart des loumo frontaliers. Alors que l’État et les collectivités locales sont confrontés au défi du financement du développement local dans un contexte de crise économique, la bonne rentabilisation des avantages fiscaux offerts par les loumo frontaliers constitue une belle opportunité à saisir.