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La création des musées d’art contemporain de province en Grèce dans les années 1960

Enjeux artistiques, économiques et identitaires
Creation of Greek Art Museums in the Province during the 1960s : artistic, economic and identity issues
Christina Ntaflou
p. 90-103

Résumés

La création de musées d’art contemporain publics en Grèce après la Seconde Guerre mondiale est liée aux transformations du pays et au déséquilibre entre la capitale et la province. A cette période, la situation du marché de l’art contemporain n’est pas favorable aux peintres et le nombre d’acheteurs d’œuvres d’art contemporain est très restreint. L’année 1960 est un moment historique important car le premier musée d’art contemporain de province s’ouvre dans une ville au nord-ouest du pays, à Ioannina. Les artistes se professionnalisent et leur statut social s’affirme, ce qui est lié à un dynamisme économique du marché de l’art contemporain, dans la capitale comme en région. À partir de ce moment-là et jusqu’à la dictature des colonels (1967-1974), on observe un élan culturel, grâce aux gens de lettres, aux artistes, aux bourgeois lettrés et, souvent, aux gens de gauche. Des changements urbanistiques, économiques et artistiques ont lieu dans tout le pays, et sont la marque du modernisme et du développement. L’importance du musée d’art contemporain étant acquise pour les acteurs du monde de l’art contemporain, d’Athènes essentiellement, il contemporain devient un symbole de supériorité culturelle et de modernisation. Une ville où s’ouvre un musée offre également des ouvertures vers un développement touristique et économique et vers l’expansion du marché de l'art contemporain. Les institutions qui soutiennent la valorisation muséale des arts plastiques sont un signe de modernisation d’une société locale et modifient la carte et l’architecture de la ville en lui donnant de nouveaux lieux culturels. Les artistes et les associations tiennent une place prépondérante dans la création des musées qui fonctionnent comme des miroirs pour la société. Nous verrons comment ces musées d’art contemporain contribuent tant aux discours identitaires nationaux qu’au renouveau artistique et à la vie économique de certaines villes de province.

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Texte intégral

Introduction

  • 2 Après une guerre d’Indépendance contre les Ottomans, la Grèce fut reconnue par les Grandes Puissanc (...)

1La formation de la conscience, de l’histoire et de l’identité nationale grecque moderne remonte au XVIIIe et surtout au XIXe siècle (Koubourlis, 2005 ; Herzfeld, 1986). Elle est donc antérieure à la création de l’État Grec, en 18302. Une fois la libération culturelle et politique atteinte, les Grecs n’ont fait qu’exalter l’Antiquité et leur glorieux passé qui légitimait leur existence en tant qu’État-nation. En même temps, d’un comportement réservé envers l’Europe, ils sont passés à l’admiration de l’Occident. Ce processus d’adulation du passé et de désir de modernisation mis en marche depuis le XVIIIe siècle (Toynbee, 1981) est connecté à la question de la continuité de la Grèce antique à travers la Grèce moderne. Le sujet de la continuité acquiert ainsi un caractère a fortiori politique puisqu’elle a servi d’argument pour la constitution d’un nouvel État (Herzfeld, 1986). Le patrimoine antique et byzantin, l’imaginaire, le symbole et le désir d’une orientation culturelle européenne ont servi d'arguments importants pour l’existence de la Nation (Peckham, 2003). Dans ce contexte de modernisation et d’européanisation, Athènes, capitale depuis 1834, acquiert des infrastructures et des institutions culturelles et patrimoniales afin de forger son image prestigieuse.

2Ainsi, depuis un siècle et demi, État et citoyens ont essayé soit de renouer avec l’Antiquité et la tradition, soit d’échapper à cette tendance à se référer au passé. L’effort de l’État pour affirmer son existence, ses symboles et son patrimoine est indéniable. L’appui de l’Etat aux artistes et aux expositions n’est pas propre à la Grèce, comme le montre le cas des États-Unis (Crane, 1987 : 7). De même, la constitution d’un milieu artistique qui soutient la création contemporaine est liée à des facteurs historiques, politiques, sociaux et artistiques. Les classes sociales de la société grecque moderne et contemporaine ont joué un rôle majeur dans la création d’un monde de l’art grec, et la bourgeoisie tient les rênes dans cette formation. La contribution à l’affirmation d’une identité nationale à travers la mise en valeur de l’histoire locale et son apport à la culture et à l’histoire nationale reste un sujet riche qui a été étudié par nombre de chercheurs (Couderc, 2008 ; Voutsaki, 2003). À l’inverse, ce qui fut moins étudié est le processus de créations de musées d’art contemporain. Qui sont les individus à l’origine de leur création ? Quels sont les objectifs recherchés par la création des musées d’art contemporain ? Nous aborderons ces questions dans une étude des efforts faits par des individus, des sociétés savantes, des artistes et des instances politiques pour créer des musées d’art contemporain, et notamment en province. La période étudiée est celle qui succède à la Seconde Guerre mondiale, et en particulier les années soixante qui furent significatives pour la création des musées d’art contemporain en Grèce.

1. Politiques officielles et rôles des musées d’art contemporain en Grèce

3Le patrimoine, la création artistique et le développement du pays sont protégés par la politique officielle contemporaine dans le cadre des objectifs suivants : protection du patrimoine national (antique et byzantin), renforcement de la création contemporaine, effort pour la diminution des déséquilibres régionaux et développement touristique du pays. Ces objectifs, en liaison avec un discours ethnocentrique de l’État (Hamilakis et Yalouri, 1996 ; Brown et Hamilakis, 2003 ; Zacharia, 2008), constituent le cadre de l’histoire des musées d’art contemporain en Grèce.

4Dans ce contexte, le défi qu’un musée d’art, et plus encore un musée d’art contemporain, doit affronter est celui de la patrimonialisation de ses objets. Par le biais de la collection d’œuvres d’art contemporain exposée, le musée contribue à la reconnaissance de l’évolution culturelle de la société et du marché de l’art. Le musée est de plus un appui à l’enseignement de l’école publique puisqu’il sert principalement de lieu d’éducation esthétique (Kakourou-Chroni, 2006). Le musée était au XIXe siècle une institution de prestige et c’est selon cette approche que sont créés les premiers musées d’art. Or, le musée devient progressivement au XXe un signe de développement financier et culturel d’une ville et/ou d’une région, d’où les aménagements urbanistiques réalisés pour moderniser l’image urbaine, comme le montre le cas du musée de la ville de Larissa, fondé dans les années 1980 suite à une donation du chirurgien Georges Katsigras, un amateur d’art originaire de cette ville, et installé en 2003 dans un nouveau bâtiment dédié à la fonction muséale (figure 1). À la fin du XXe siècle, le musée, tant archéologique que des beaux arts, est un signe urbanistique de développement, notamment quand il est intégré dans une vaste zone d’aménagement ou quand il est question de création de quartiers muséaux. Le musée G. I. Katsigras a fait l’objet d’un tel projet, qui n’est pas pour autant devenu réalité.

Figure 1 : Pinacothèque de Larissa – Musée G. I. Katsigras.

Figure 1 : Pinacothèque de Larissa – Musée G. I. Katsigras.

Source : Photographies de C. Ntaflou (du 14.01.2009).

5Le musée contribue au maintien des mythes constitutifs de la nation, donc à sa cohésion. Ceci devient manifeste lors des festivités de commémoration et plus encore lors des inaugurations officielles de ces musées, où participent presque toujours les instances politiques, religieuses et civiles, nationales ou locales selon l’importance qui lui est attribuée (figure 2). Ainsi, en 1961, la pinacothèque de Ioannina fut inaugurée par le roi en présence de tous les pouvoirs locaux, évêque compris. En 2000, quand elle a ouvert de nouveau ses portes dans un nouveau bâtiment, le président de la République Costis Stephanopoulos en a fait l’inauguration, le 13 janvier, date commémorative de l’annexion de la région au pays en 1913.

Figure 2 : Inauguration officielle et bénédiction de la pinacothèque de Ioannina en 1961, par le roi Pavlos (a) et son épouse Frédérique (b), en présence de leurs trois enfants, des instances politiques, du clergé et des gens de lettres (c). Vue de certaines œuvres (d)

Figure 2 : Inauguration officielle et bénédiction de la pinacothèque de Ioannina en 1961, par le roi Pavlos (a) et son épouse Frédérique (b), en présence de leurs trois enfants, des instances politiques, du clergé et des gens de lettres (c). Vue de certaines œuvres (d)

Source : Instantanés d’après une courte vidéo appartenant aux collections des Archives Audiovisuelles Nationales (EOA), au n° d’inventaire D 1078.

6Ce signe matériel qu’est le musée dans la ville fonctionne comme un argument – autant que comme preuve – du développement du lieu en question et plus encore, du développement grâce à la décentralisation et à la valorisation touristique qui participent aux débats sur l’évolution de la Grèce après la Seconde Guerre mondiale. Or, bien avant d’arriver à ces discussions des dernières trente années, la situation à laquelle les villes grecques ont dû faire face est éloignée de sujets liés à la décentralisation et au développement du tourisme culturel. La majorité des villes annexées à l’État Grec à la fin du XIXe et au début du XXe siècle ont d’abord expérimenté des changements décisifs dans leur tissu urbain, leur urbanisme et leur architecture (Dimoglou, 2008 ; Loukakis, 1997). Par ailleurs, des villes qui ont vécu pendant des siècles sous un climat multiculturel, telle Thessalonique, changent complètement leur caractère dans un effort, réussi dans le long terme, d’hellénisation de leur population ethniquement mixte et de leur visage urbain.

  • 3 La première rencontre entre des représentants des artistes ‒ le peintre Démos Dimas, le graveur Eut (...)

7Après la Seconde Guerre mondiale, l’État grec s’est tourné vers la (re)construction et le développement économique, urbain et touristique. Il ne s’est pas montré très actif dans la mise en place d’organismes et d’une législation pour la culture, hormis à Athènes et dans une moindre mesure à Thessalonique (Konsola, 1999). Pourtant, le domaine du patrimoine archéologique fut protégé par la politique officielle : en 1960, la responsabilité du patrimoine antique a été attribuée au premier ministre (dénommé « ministère de la présidence »). Cette reconnaissance ministérielle renforce ainsi le statut professionnel des archéologues (Karouzos, 1995). Bien que des artistes aient soutenu, après la guerre mondiale (1940-1945) et civile (1944-1949), la création des musées d’art contemporain dans chaque dème (circonscription administrative de base) du pays, cette idée n’a pas été réalisée. Les propositions en faveur de la culture et des arts contemporains faites par les artistes n’ont pas eu de retombées directes sur la politique culturelle officielle3. À cette époque, les arts plastiques se trouvaient sous la responsabilité du ministère de l’éducation nationale et des cultes qui gérait la Direction des beaux-arts et du théâtre. Un ministère de la culture qui regroupait la gestion du patrimoine et de la culture moderne et contemporaine n’a été créé qu’en 1971. La politique culturelle et muséale privilégiant le patrimoine ancien, ainsi que le manque de financement public font que ce sont les individus (artistes, galeristes,critiques) et les collectivités qui ont lancé les actions dans le domaine de la culture et, notamment, dans celui des arts plastiques.

8En termes de géographie du développement, les inégalités entre Athènes et la province se sont accrues après 1945 et ont été particulièrement manifestes, donc contestées, à partir des années 1970. La capitale a assumé le poids de la reconstruction du prestige national, mais les fruits de cet effort n’ont répondu que partiellement au besoin de rattraper intellectuellement et artistiquement le reste du monde (Burgel, 2002). Le but de l’État n’était pas tant de soutenir la création contemporaine que de renforcer son image nationale en tant que pays riche en antiquités et en patrimoine historique. Ainsi des efforts coordonnés pour la construction des musées archéologiques en province datent de 1950. Les musées dédiés à l’époque byzantine voient également le jour, notamment après 1960 (Voudouri, 2003). De ce fait et compte tenu que la Grèce fut depuis toujours un état centralisé, le dynamisme de l’auto-administration – locale et régionale – de la vie artistique et culturelle contient un substrat plutôt politique (Kontogeorgis, 2003).

9Les revendications culturelles sont souvent le fait de citoyens, notamment des classes sociales moyennes et élevées d’après-guerre. Les soucis identitaires sont liés au sens des lieux, à la façon dont ils sont perçus et aux relations que les citoyens entretiennent avec leur ville. C’est dans un climat de mutations diverses que les historiens d’art, les artistes, les esprits plus ouverts du pays ont senti que si l’État ne prenait pas en charge la promotion de l’art grec contemporain en Occident, celui-ci n’existerait pas sur le plan international. Ainsi, des collectionneurs décidèrent d’ouvrir leurs collections d’art moderne et contemporain au public à défaut d’institutions publiques dans le paysage muséal grec, et cela notamment après 1980 (Polère, 1999) : la donation en 1981 de 700 tableaux par le collectionneur et médecin Georges I. Katsigras (1914-1998) à la municipalité de Larissa, en Thessalie, a marqué les esprits. Les arts plastiques se sont fait par ailleurs une place dans des galeries, dont le nombre s’est accru, en particulier à Athènes (Skaltsa, Ioannou et al., 1989). Parallèlement, les expositions d’art grec moderne et contemporain se sont multipliées, notamment à l’étranger. Souvent, des Grecs de la diaspora ont pris l’initiative d’organiser ces expositions, avec les artistes grecs, surtout les artistes connus au niveau international et considérés comme les plus représentatifs, comme le montre l’exposition Peintres et sculpteurs Grecs de Paris réalisée au musée d’art moderne de la ville de Paris en 1962 et l’exposition Eight artists, eight attitudes, eight Greeks réalisée à l’Institute of contemporary arts de Londres en 1975.

  • 4 La Société de Critiques Grecs fut fondée en 1966.

10Dans l’histoire de la création des musées d’art contemporain, généralement appelés pinacothèques en Grèce, il est question de développement culturel et artistique. Il est également question d’évolutions sociales liées aux diverses transitions dans l’immédiat de la Seconde Guerre Mondiale (Nitsiakos, 2003). La question de la création de musées d’art contemporain régionaux tourne autour des initiatives des collectivités locales et relève de sujets qui touchent autant à la psychologie personnelle et collective des représentations (Debarbieux, 2001) qu’à des enjeux économiques. Cette histoire des musées se lie, enfin, à des évolutions dans le monde du travail, à savoir la consécration de la profession de l’artiste, de l’historien d’art et du critique4. Une autre évolution est à noter au niveau culturel, à savoir l’ouverture de la société vers les arts plastiques et les musées.

11La pinacothèque devient un organisme public par la donation à une municipalité. Ainsi le musée est soutenu par les désirs de renouveau des intellectuels attachés à leur lieu d’origine. Les années 1960 présentent une période d’élan culturel et artistique créé par des gens de lettres, des artistes, des bourgeois lettrés et souvent, des gens de gauche. Elle est une décennie de changements à plusieurs niveaux et d’expérimentations dans les arts, tant dans le théâtre, qu’en musique et dans les arts plastiques. Jusqu’en 1967, début de la dictature des colonels, les synergies culturelles entre individus, associations et municipalités préparent le terrain pour les évolutions muséales, culturelles et idéologiques qui sont établies après 1975 quand les discussions sur la culture sont soulevées dans un climat démocratique et européen. Les artistes sont des acteurs-clefs dans la défense de la cause muséale puisqu’ils participent activement et avec enthousiasme à la création de ces musées, en tant que donateurs originaires, selon l’expression de Jean Davallon (2006).

12Le projet de création en 1960 d’une pinacothèque municipale à Ioannina, capitale de la région d’Épire au nord ouest de la Grèce, va nous permettre de percevoir les forces qui portent la création d’une nouvelle structure institutionnelle et culturelle à destination des publics grecs.

2. Les artistes, promoteurs de la création des musées : l’exemple de la pinacothèque de Ioannina, premier musée d’art contemporain de province en Grèce

13Les donations, de la part d’individus ou de groupes, tiennent une place centrale dans l’histoire de la création des musées d’arts plastiques lors des différentes étapes qui ont marqué la transition de la Grèce vers un modèle occidental et européen : aide américaine du Plan Marshall, déstabilisation politique, dictature des colonels (1967-1974), rétablissement de la démocratie (1974/1975), entrée dans l’Union Européenne (1981). Pour les premiers musées archéologiques du XIXe siècle et la Pinacothèque nationale, le rôle des donations des particuliers (des évergètes, en grec) fut déterminant (Kokkou, 1977 ; Voudouri, 2003). L’acte de donation des amateurs-collectionneurs s’inscrit dans une approche théorique de la construction des modernités (Matthiópoulos, 2003). Le don – de jadis et d’aujourd’hui – fonctionne surtout comme un acte complémentaire de l’appareil d’État et de ses institutions. En ce sens, la donation est un acte politique qui engendre certains profits et présente des enjeux divers au sein d’une société (Davallon, 2006).

14Étant donné que les collections privées, princières ou autres, étaient inexistantes en Grèce, les pinacothèques se sont créées suivant trois modes distincts :

    • 5 Outre le cas de la pinacothèque de Larissa, déjà cité, celle de Sparte a été créée suite à la donat (...)

    à partir de la donation d’une collection d’un notable, de Grecs de la diaspora ou de personnes qui veulent offrir des œuvres d’art à leur lieu d’origine5 ;

    • 6 A l’exemple des Pinacothèques de Ioannina (1960), de Thessalonique (1966), de Kalamata (1962), de F (...)

    grâce aux actions menées par des sociétés ou associations culturelles locales, des groupes d’intellectuels et d’artistes, voire une personne assistée par d’autres6 , à l’exemple de la pinacothèque de Rhodes créée en 1964 à l’initiative d’Andréas Ioannou, Grec de la diaspora vivant aux Etats-Unis et rentré dans son pays natal ;

    • 7 Par exemple : le musée d’art graphique de T. Katsoulidis à Messinia, musée monographique dédié à la (...)

    enfin, en raison de la donation d’un artiste qui offre ses œuvres à la municipalité dont il est, le plus souvent, originaire7.

15Il existe d’ailleurs une règle implicite qui veut que les artistes exposant temporairement dans les pinacothèques y laissent une de leurs œuvres afin d’enrichir les collections du musée. Par statut, la majorité des pinacothèques grecques se doivent d’ailleurs de promouvoir l’art grec, et en particulier les artistes locaux.

16Lors de la création d’institutions culturelles dans les villes grecques, l’argument territorial est largement utilisé, mais l’argument de poids – qui constitue une expression identitaire et parfois même nationaliste – est géoculturel (Gravari-Barbas, 2005 ; Bailly et Beguin, 2001) : le territoire compte parmi les « symboles qui aident à structurer les identités collectives » (Claval, 2003 : 92). Les pinacothèques d’art contemporain, institutions créées pour valoriser les arts plastiques, montrent l’évolution de la société locale et s’ajoutent aux lieux culturels d’un territoire, enrichissant les capacités de ce dernier à produire de nouveaux signes culturels. Un musée se distingue soit par son architecture traditionnelle, soit par son architecture imposante et moderne, comme le montrent les figures 1 et 3 (Gilabert, 2004). De même qu’une sculpture dans l’espace public ou une association culturelle sert de point d’accroche identitaire, symbolique et valorisant pour les citoyens, de même le musée d’art contemporain fréquenté par le public peut entraîner la production de nouveaux signes culturels. Par ailleurs, les discours d’inauguration officielle permettent de mettre en valeur la ville et de prouver son importance au niveau national.

Figure 3 : Diversité architecturale des pinacothèques en Grèce

Figure 3 : Diversité architecturale des pinacothèques en Grèce

a : Bâtiment de la pinacothèque de Ioannina : architecture néoclassique avec des influences locales d’Epire (photo du 19.08.2008)
b : Bâtiment néoclassique de l’annexe de la pinacothèque nationale à Sparte (Coumantarios pinacothèque) (photo du 04.02.2009)
c : Bâtiment d’architecture éclectique et néoclassique de la pinacothèque municipale de Thessalonique (la villa Mordoh, située dans secteur Est de la ville) (photo du 22.01.2009)
d : Bâtiment neuf initialement destiné à la pinacothèque municipale de Thessalonique dans le quartier d’Ano Toumba (photo du 23.01.2009)

Source : Photographies de C. Ntaflou.

  • 8 Directeur de la pinacothèque nationale de 1949 à 1972, il était aussi critique d’art, secrétaire gé (...)

17Dans la création de la pinacothèque de Ioannina, le premier des musées d’art contemporain de province fondé en Grèce, les bienfaiteurs, les artistes et les amateurs d’art jouent un rôle important. À la fin des années 1950, un groupe de personnes originaires – dans leur majorité – d’Épire forment une association qu’ils nomment : « les Amis de Ioannina » (AdI), un club de lettrés, souvent des bourgeois et des gens originaires de familles illustres, sis dans la capitale. Parmi les personnalités influentes de l’époque, tant dans le domaine des lettres que de la politique locale ou nationale, qui vont jouer un rôle fondamental dans la création du musée de Ioannina se trouvent Marinos Kalligas (1906-1985), directeur de la Pinacothèque nationale8 (PN), et le peintre Costas Malamos (1913-2007) qui habitait à Athènes mais a tout fait pour aider son lieu d’origine, l’Épire, sa petite patrie.

  • 9 A. Procopiou (1909-1967), historien inspiré du matérialisme historique, fut le premier à écrire une (...)

18Dès sa création donc, l’association AdI a décidé de fonder une pinacothèque à Ioannina (PI). Les principaux acteurs de cette institution se mettent d’abord à la recherche d’un toit et oeuvrent à la constitution d’une collection ex nihilo. C. Malamos approche des artistes contemporains afin qu’ils offrent leurs œuvres à l’institution. Il convainc également l’archevêque Spyridon d’acheter 150 à 170 dessins des guerres balkaniques de Thalia Flora-Karavia pour en faire don à la nouvelle institution. Une collection d’icônes que la municipalité d’Ioannina possédait constitue également une base de collection d’art religieux. Vassili Pyrssinélas, premier maire de Ioannina depuis son annexion en Grèce en 1913, confie à C. Malamos son souhait de donner toute sa collection à la pinacothèque de la ville. De son côté, Angelos Procopiou, professeur d’histoire de l’art à l’École nationale polytechnique d’Athènes9, utilise les journaux et des émissions radiophoniques pour donner une tribune à la création de la pinacothèque de Ioannina. Au fur et à mesure que l’association AdI développe des actions en faveur de la pinacothèque et d’un musée d’art populaire, d’autres personnalités et amateurs d’art se proposent pour donner des œuvres. Même si l’association rencontre à l’époque des difficultés financières, elle pense son action en faveur de la région épirote et insiste sur le statut municipal de la PI, démontrant sa foi dans les pouvoirs politiques locaux et son souci des besoins culturels de la communauté régionale.

  • 10 La multiplication des fouilles clandestines et la demande croissante des collectionneurs jouèrent u (...)

19La pinacothèque ouvre finalement ses portes le 18 septembre 1960. Cet événement s’accompagne d’une conférence, organisée à l’Académie Pédagogique de Zossimas. Costa Malamos y prononce un discours en démotique, donc dans une langue vernaculaire et non dans la langue officielle utilisée par l’État et lors des discours publics. Dans ce discours, C. Malamos ne cherche pas à justifier la muséographie choisie pour l’exposition mais fait l’apologie de l’art grec, moderne et contemporain et des artistes dont le statut social et économique demeure problématique. En effet, Costas Malamos appartient à une génération qui a vécu la Seconde Guerre mondiale et la guerre civile durant lesquelles les artistes n’avaient pas toujours de quoi vivre (Vyzantios, 1994). Même si, à l’époque où il se bat pour la création de la pinacothèque de Ioannina, il est un artiste reconnu, expose et a un public, même s’il est très au fait de la situation du marché de l’art à Athènes, il ne vit pas encore de son art et est obligé, pour vivre, d’enseigner les arts plastiques au prestigieux Collège d’Athènes. En défendant les artistes et l’art contemporain, C. Malamos agit comme un acteur culturel engagé en faveur de la création artistique contemporaine, et en sollicitant les artistes à donner leurs œuvres, il cherche à créer une dynamique au sein du marché de l’art. Dans les années d’après-guerre, le marché de l’art, exclusivement athénien, est inexistant pour la peinture contemporaine (Matthiópoulos, 2002). Le système artistique marchand, l’importance donnée après la guerre à la fondation de musées archéologiques ainsi qu’aux fouilles archéologiques10 et les commandes publiques pour les sculptures ont entrainé une situation défavorable aux peintres qui avaient pourtant leur public restreint, intellectuel et souvent bourgeois. En raison des conditions difficiles pour les expositions d’art et le marché artistique, C. Malamos caractérise son effort de recherche d’œuvres pour la pinacothèque de Ioannina comme une croisade. Pour les mêmes raisons, il croit que l’art prendra de la valeur par le biais des musées d’art contemporain. D’ailleurs, ses appels à la donation envers le monde des artistes ont créé un effet considérable au sein de l’École supérieure des beaux-arts d’Athènes, puisque le corps enseignant s’est mobilisé et a donné des œuvres : les sculpteurs Yannis Pappas (1913-2005), Costas Démétriadès (1881-1943), Antonis Sochos (1888-1975), le peintre et graveur Costas Grammatopoulos (1916-2003), par exemple. Ces appels à donation contribueront au renforcement des activités culturelles qui soutiennent l’éducation et la culture de l’esthétique.

20Dans ce discours de 1960, C. Malamos souligne aussi l’importance de la ville de Ioannina, qui est la première ville de province à acquérir un musée d’arts plastiques. Elle n’est pas une institution consacrée à l’art en général mais à l’art grec contemporain, c’est-à-dire aux artistes. C’est pour cette raison que la PI, aux yeux de Malamos et d’autres membres du monde de l’art, n’est pas juste un premier musée d’arts plastiques en province, mais une preuve que l’art vivant existe en Grèce, dans tout le pays. Elle est la preuve que les villes de province autant que les artistes revendiquent une vie culturelle et un équilibre du marché de l’art entre Athènes et les centres urbains de province. À la même époque pourtant, Marinos Kalligas, directeur de la Pinacothèque nationale, menait ses propres efforts pour la construction d’un bâtiment pour le musée national d’art et les expositions partielles des collections de la pinacothèque au palais de Zappeio à Athènes. A Thessalonique, les amateurs d’art étaient aussi quasi inexistants (Skaltsa, 1986), ce qui ne permettait pas aux nombreux artistes de l’après-guerre de vivre de leur art (Polère, 2008). Or, dans cette ville de Thessalonique aussi, les artistes, intellectuels et associations culturelles ont pris en charge le mouvement artistique et la création des musées et autres lieux dédiés à l’art. Derrière la fondation de la pinacothèque de Ioannina et d’autres villes, nous sentons donc les différentes « forces de création » à l’oeuvre pour fonder une institution destinée, notamment, à la peinture : les conditions économiques et sociales, le besoin de communication entre artistes et publics et le sens d’émulation entre villes au niveau culturel.

21L’apport des artistes dans l’aventure de la création de la première pinacothèque de province est ainsi marquant. En 1969, date de la concession de la collection à l’État, on compte 50 donateurs/artistes et 9 donateurs/collectionneurs. En donnant des oeuvres à la nouvelle pinacothèque de Ioannina, les artistes agissaient aussi pour leur propre avenir, en défendant leur rang professionnel et leur statut social (Liot, 2004), même si dès 1944, la création de la Maison des artistes avait commencé à contribuer à l’établissement du statut professionnel de l’artiste (Matthiópoulos, 2005). Par ailleurs, C. Malamos, toujours dans son discours de 1960, remercie deux représentants du monde de l’art et, à travers eux, l’archéologie, discipline établie depuis le XIXe siècle, et l’histoire de l’art, une discipline naissante en Grèce. Il remercie donc l’archéologue S. Dakaris, premier directeur de la Pinacothèque d’Ioannina, une personnalité prestigieuse qui donnait de l’importance à la nouvelle institution compte tenu des fouilles qu’il avait menées à Dodone, enrichissant ainsi l’imaginaire des Ioannitès sur leurs origines. C. Malamos remercie également l’historien d’art Marinos Kalligas, ami personnel du peintre, démontrant ainsi que les institutions artistiques avancent souvent par réseaux personnels, ami qui considère la Pinacothèque de Ioannina comme une « soeur cadette » de la pinacothèque nationale dont il est le directeur.

  • 11 Tiré d’un discours du président du Conseil Municipal, D. Giotitsas en 1997. Que Mr Giotitsas soit r (...)

22Le retentissement de cette inauguration de la PI dans les autres villes de province (Thessalonique, Rhodes, Kalamáta, Chios) est significatif des mouvements de l’époque en faveur la création artistique. L’art contemporain et le musée sont relativement bien accueillis par la presse et le public. Le réseau mis en place par l’association AdI afin que la création de la pinacothèque soit connue de tous les citoyens grecs, et surtout des artistes, a fonctionné. Cependant, les difficultés économiques de l’association fondatrice et de la municipalité de Ioannina ont eu comme résultat la donation de la pinacothèque et de ses collections à l’État en 1969. Une partie des collections est alors exposée au musée archéologique de la ville de Ioannina. Le sujet d’un bâtiment qui serait réservé à la pinacothèque est envisagé après 1975, et ne sera réalisé qu’en 2000. Les acteurs qui participent cette fois au projet sont des conseillers municipaux et des maires, toujours avec l’aide active et les conseils de Costa Malamos. Le financement de la réhabilitation du bâtiment qui accueille aujourd’hui la pinacothèque – l’hôtel Pyrsinnélas – a été principalement pris en charge par la Banque Agricole et des entreprises de la région d’Épire. Les personnes impliquées dans l’histoire de la pinacothèque de Ioannina – et surtout dans les longues démarches pour la réouverture en 2000 – ont toujours agi dans l’idée que « la ville de Ioannina, ville de lettres, d’arts et de légendes, mérite de posséder sa propre pinacothèque »11.

3. Le développement des pinacothèques de province en Grèce

23Thessalonique, dans les années 1960, revendique aussi son identité culturelle et territoriale. Les projets culturels d’associations (telle l’association Téchné), les constructions d’architecture moderne (tel le musée archéologique et le palais de la Société d’études macédoniennes), le dynamisme croissant de la municipalité pour la mise en valeur culturelle de la ville amènent ainsi à la fondation de la pinacothèque municipale en 1966. Thessalonique présente des similitudes avec le cas de Ioannina car leur région respective, l’Épire et la Macédoine, expérimente des problèmes urbanistiques et économiques semblables. Les dernières guerres – mondiale et civile – ont laissé des traces considérables : destructions et déplacements des villages entiers (Collard, 1993), séparations de familles de part et d’autre d’une frontière, vagues d’immigration, terres à l’abandon, divisions sociales et idéologiques (Tsoucalas, 1984), exode rural vers la capitale de la région. La Société d’études macédoniennes (SEM) a été fondée en 1939 et fut un modèle pour la Société d’études épirotes, fondée en 1955. Thessalonique et Ioannina ont ainsi collaboré, dans un climat de formation et de renforcement de l’identité locale et de la création artistique. Le tissage de liens et de réseaux culturels est donc dense. Par ailleurs, les instances pour le développement touristique de ces villes — la politique, l’intelligentsia et l’économie, les trois agents principaux pour la création et le développement des musées en Grèce — participent aux projets d’ouverture de musées d’arts plastiques.

24La pinacothèque, en tant qu’institution disséminée dans toute la Grèce depuis 1960, reste en conséquence le lieu par excellence de la formation et de la projection de l’identité d’une ville, fondée notamment sur les mythes urbains (et nationaux) qui l’accompagnent depuis la création de l’État, tels la supériorité culturelle grecque, l’importance du passé classique d’Athènes ou de l’évergétisme (donations). Ioannina est souvent considérée comme une ville des lettres et des arts car elle a connu un développement politique considérable lors de l’époque ottomane et un développement intellectuel lors de ce qu’on appelle les Lumières grecques (XVIIIe-XIXe siècles). En raison de son passé, la ville cherche à acquérir une place de niveau national à l’époque contemporaine. Son développement culturel et touristique signifie que la ville continue, d’une certaine manière, la tradition d’appui à la culture. Elle acquiert ainsi une réputation nationale, tant pour ses musées d’arts plastiques, aujourd’hui nombreux, que pour son comportement ouvert envers les arts et les lettres, dont l’habitude des donations est, aux yeux d’un Épirote, la plus significative.

25La ville de Thessalonique fut durant l’époque ottomane un carrefour des cultures et de l’économie. Cherchant une image de son passé qui lui est propre, elle revendique une identité distincte en lettres et en art. Sa pinacothèque municipale, comme ses nombreux musées contemporains, participent à la mise en valeur de la création artistique de la Grèce du nord et d’une scène artistique régionale, balkanique et européenne. La Société d’études macédoniennes, l’association Téchné (fondée en 1952), la municipalité et divers autres acteurs culturels tiennent leur part dans ce travail sur l’identité de cette ville du nord de la Grèce. Thessalonique a toujours soutenu les artistes de la ville, de Macédoine et de Thrace, « artistes de Thessalonique » que la pinacothèque municipale met en valeur par une muséographie dédiée au sein de son nouveau bâtiment d’exposition (figure 4). Ainsi, pour cette ville, sa distinction culturelle et artistique se fait aussi en opposition à la création artistique d’Athènes, même si durant les premiers efforts d’organisation d’une vie culturelle dans les années 1950, Athènes a servi de modèle à Thessalonique, notamment à travers les artistes qui y avaient été formés et avaient profité de la vie culturelle et artistique de la capitale.

Figure 4 : Collection d’artistes originaires de Thessalonique et de Macédoine exposés dans le nouveau bâtiment de la pinacothèque de Thessalonique à Ano Toumba

Figure 4 : Collection d’artistes originaires de Thessalonique et de Macédoine exposés dans le nouveau bâtiment de la pinacothèque de Thessalonique à Ano Toumba

Le choix d’œuvres et l’étude muséographique ont été réalisés par Nicolas Lorimy et Chará Théophanous.

Source : Photographies de C. Ntaflou (du 23.01.2009).

26En Grèce, la pinacothèque fonctionne en général comme une source de fierté pour la société, les citoyens et notamment la bourgeoisie, puisqu’elle est un signe de modernité. Elle donne aussi une valeur artistique et une valeur marchande aux créations des artistes contemporains : il est généralement admis que la présence d’œuvres d’un artiste dans une pinacothèque est un facteur de valorisation de l’ensemble de ses œuvres sur le marché de l’art, surtout si la pinacothèque est d’envergure nationale. Inversement, la présence d’œuvres d’artistes contemporains dans une pinacothèque met en valeur le rôle de l’institution muséale dans le monde de l’art grec. Aujourd’hui, à travers la programmation d’expositions, la pinacothèque prend souvent part aux enjeux contemporains de construction et déconstructions d’identités artistiques, par le biais des objets qu’elle expose, tout comme elle sert encore largement d’institution symbolique, identitaire, valorisante et éducative.

27Ceux qui formaient la vie culturelle et artistique des années 1960 étaient des patriotes cosmopolites de la capitale, de la petite patrie, du monde, qui agissaient selon leurs idéaux et les tendances culturelles de leur époque. Le mouvement artistique de la Grèce d’alors passait par la capitale. Le collectionneur-amateur et donateur de la ville de Larissa, Georges I. Katsigras, achetait ses tableaux auprès des commerçants d’Athènes dans les années 1950-1960. Les galeries créées à Athènes organisaient des expositions dans des îles ‒ par exemple à Hydra ‒ pour des raisons de prestige et d’attraction touristique. L’essentiel, pourtant, passait par Athènes, ce qui changea progressivement à partir des années 1980. Cette décennie marquera l’ouverture autant des musées d’art municipaux que de musées privés, ce qui se traduira dans les années 1990 par une multiplication des lieux publics d’exposition et un développement significatif du monde de l’art de Grèce.

Conclusion

28La fondation de musées d’art contemporain dans les villes de province en Grèce a contribué à donner à chacune d’entre elles une importance dans la hiérarchie urbaine et une identité culturelle propre. C’est dans un cadre d’attachement à la fois au passé éloigné et au passé récent que le monde des arts et des lettres – des patriotes aussi – décide de créer des musées où l’art contemporain sera exposé. Cette volonté de créer des musées d’art contemporain est liée aux évolutions que les artistes souhaitaient dans leur art et dans leur statut social, quitte à être initiateurs de plusieurs de ces musées. Le désir des villes d’appuyer leur renouveau se sent également dans les créations d’institutions qui exposent essentiellement de l’art grec, moderne et contemporain.

29La création des premières pinacothèques de province est aussi une conséquence de l’aide financière que les Etats-Unis ont apporté à la Grèce en vue d’éviter l’expansion communiste dans cette zone du monde. Les gouvernements américains ont soutenu des expositions artistiques à Athènes ou les voyages aux États-Unis d’artistes grecs et de professeurs d’histoire de l’art. Sous une autre forme d’intervention, la fondation Ford a offert des bourses à des artistes et a soutenu des manifestations artistiques d’avant-garde dans les années 1960. Le besoin de développement touristique, qui allait de pair avec l’extension à toute la Grèce des constructions publiques d’hôtels, accompagne aussi les efforts de création de pinacothèques en province. La nécessité du changement s’explique également par les conditions socio-économiques (taux d’immigration élevé) et les besoins de la classe bourgeoise à s’attacher aux institutions culturelles (européennes) de leur rang. Les musées d’art contemporain sont, enfin, liés au développement de l’histoire de l’art comme discipline, à la multiplication d’écoles des beaux-arts et au développement du marché artistique, et pas simplement à la démocratisation de la culture des élites. Ce besoin se fait fermement sentir dans les années 1980, quand les esprits se tournent vers la notion de démocratie culturelle, donc de « polyphonie culturelle ».

30Dans un pays comme la Grèce, riche en antiquités archéologiques et byzantines, la projection identitaire par le biais du patrimoine historique ne manque jamais d’être à l’ordre du jour de la politique officielle (Mouliou, 1994). Les arts plastiques ont, quant à eux, été plutôt protégés et mis en valeur par des individus (Mertyri, 2000). Parler des pinacothèques, premiers musées d’arts plastiques ouverts au public en Grèce, signifie les étudier à différentes échelles, provinciale, régionale et nationale. Très peu de ces musées, souvent municipaux, ont acquis une importance au niveau européen et international, car leurs stratégies de développement et leur politique de gestion ne leur ont pas donné l’occasion de mettre en valeur leurs collections.

31Ces musées sont consacrés aux arts plastiques, mais ils n’ont pas été suffisamment envisagés comme des institutions propres à promouvoir l’art et l’esthétique. Le statut municipal des musées d’art créés dans les années 1960-1980 a eu comme conséquence une dépendance vis-à-vis des instances locales et des pouvoirs politiques. Leur action de promotion du caractère culturel local, tant par la formation de collections d’artistes locaux qu’en négligeant de fonctionner à une échelle nationale, par la publicité ou par des collaborations, ne leur attribue qu’une faible importance dans le développement du monde de l’art grec.

32Leur multiplication à partir des années 1990, ainsi que la fondation de plusieurs musées privés, a changé cette situation. Certains de ces musées ont atteint une audience au niveau européen par le biais de quelques collaborations avec des institutions étrangères analogues. Aujourd’hui, en raison de la crise financière, politique et sociale du début du XXIe siècle et de leur dépendance toujours importante vis-à-vis des municipalités, ces musées sont entrés dans une phase de grande précarité.

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Notes

2 Après une guerre d’Indépendance contre les Ottomans, la Grèce fut reconnue par les Grandes Puissances (Royaume-Uni, France, Russie) en tant qu’État en 1830. En 1833, elle devint un royaume, qui s’est maintenu jusqu’en 1974. Aux frontières initiales de la Grèce, se sont rajoutés progressivement la Thessalie et Arta (1881), la Macédoine (1912), l’Épire (1913) et le Dodécanèse (1947/1948).

3 La première rencontre entre des représentants des artistes ‒ le peintre Démos Dimas, le graveur Euthymis Papadémétriou et le sculpteur Michel Tombros ‒ et le ministre de l’enseignement Constantin Tsatsos a eu lieu en 1949 (journal Ethnos du 17.08.1949). Les sujets suivants ont été abordés : l’établissement de mesures en faveur des artistes, la création d’une pinacothèque et d’un musée de sculpture à Athènes, ainsi que la création de pinacothèques municipales afin d’exposer les œuvres achetées par les municipalités. La pinacothèque nationale d’Athènes n’a ouvert partiellement qu’en 1976 et le musée national de sculptures ne fut ouvert qu’en 2004.

4 La Société de Critiques Grecs fut fondée en 1966.

5 Outre le cas de la pinacothèque de Larissa, déjà cité, celle de Sparte a été créée suite à la donation de la famille Ioannis Coumantaros à la Pinacothèque Nationale (1982) ; celle de Chio par les donations de trois familles de l’île du même nom (1994). La donation Tériade, faite après une exposition à Paris en 1973, à la municipalité de Mytilène, principale ville de l’île de Lesbos dont Tériade, critique d’art et éditeur, était originaire, est une des rares qui contienne des œuvres d’artistes étrangers (Matisse, Picasso, Chagall...).

6 A l’exemple des Pinacothèques de Ioannina (1960), de Thessalonique (1966), de Kalamata (1962), de Florina (1977, et 1985 pour le deuxième musée).

7 Par exemple : le musée d’art graphique de T. Katsoulidis à Messinia, musée monographique dédié à la gravure et fondé en 2002 ; la pinacothèque de Didymoticho avec les œuvres et fresques de Dimitri Nalbandis (1999).

8 Directeur de la pinacothèque nationale de 1949 à 1972, il était aussi critique d’art, secrétaire général du ministère de l’Éducation (1951 et 1957-1958), membre permanent du comité pour les expositions à l’étranger jusqu’en 1960, membre du comité de décisions pour la Biennale de Venise, membre du comité des critiques d’art du ministère de l’éducation et président du comité grec de l’ICOM, International Council of Museums (Matthiópoulos, 2002).

9 A. Procopiou (1909-1967), historien inspiré du matérialisme historique, fut le premier à écrire une histoire de l’art grec moderne et un des premiers à propager la culture occidentale en Grèce (Matthiópoulos, 2002).

10 La multiplication des fouilles clandestines et la demande croissante des collectionneurs jouèrent un rôle dans le développement d’un commerce illégal international d’antiquités.

11 Tiré d’un discours du président du Conseil Municipal, D. Giotitsas en 1997. Que Mr Giotitsas soit remercié de m’avoir communiqué des documents de ses archives personnelles.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Pinacothèque de Larissa – Musée G. I. Katsigras.
Crédits Source : Photographies de C. Ntaflou (du 14.01.2009).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/docannexe/image/2154/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 272k
Titre Figure 2 : Inauguration officielle et bénédiction de la pinacothèque de Ioannina en 1961, par le roi Pavlos (a) et son épouse Frédérique (b), en présence de leurs trois enfants, des instances politiques, du clergé et des gens de lettres (c). Vue de certaines œuvres (d)
Crédits Source : Instantanés d’après une courte vidéo appartenant aux collections des Archives Audiovisuelles Nationales (EOA), au n° d’inventaire D 1078.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/docannexe/image/2154/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 148k
Titre Figure 3 : Diversité architecturale des pinacothèques en Grèce
Légende a : Bâtiment de la pinacothèque de Ioannina : architecture néoclassique avec des influences locales d’Epire (photo du 19.08.2008)b : Bâtiment néoclassique de l’annexe de la pinacothèque nationale à Sparte (Coumantarios pinacothèque) (photo du 04.02.2009)c : Bâtiment d’architecture éclectique et néoclassique de la pinacothèque municipale de Thessalonique (la villa Mordoh, située dans secteur Est de la ville) (photo du 22.01.2009)d : Bâtiment neuf initialement destiné à la pinacothèque municipale de Thessalonique dans le quartier d’Ano Toumba (photo du 23.01.2009)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/docannexe/image/2154/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 212k
Titre Figure 4 : Collection d’artistes originaires de Thessalonique et de Macédoine exposés dans le nouveau bâtiment de la pinacothèque de Thessalonique à Ano Toumba
Légende Le choix d’œuvres et l’étude muséographique ont été réalisés par Nicolas Lorimy et Chará Théophanous.
Crédits Source : Photographies de C. Ntaflou (du 23.01.2009).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/docannexe/image/2154/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 199k
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Pour citer cet article

Référence papier

Christina Ntaflou, « La création des musées d’art contemporain de province en Grèce dans les années 1960 »Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement, 19-20 | 2013, 90-103.

Référence électronique

Christina Ntaflou, « La création des musées d’art contemporain de province en Grèce dans les années 1960 »Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement [En ligne], 19-20 | 2013, mis en ligne le 01 mai 2015, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/2154 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/tem.2154

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Auteur

Christina Ntaflou

Docteur en Histoire de l’art1Cet article s'inscrit dans le cadre d'une thèse sur la création et le développement des musées d'art contemporain en Grèce. Que toutes les personnes qui m'ont aidée et donné l'autorisation de chercher dans les archives du musée soient remerciées.
UFR 03 - Histoire de l'Art et Archéologie
EA 4100 Histoire Culturelle et Sociale de l’Art (HiCSA)
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