« L’archive ne dit, peut-être pas la vérité, mais elle dit de la vérité, […] c’est-à-dire dans cette façon unique qu’elle a d’exposer le Parler de l’autre. »
Farge A. (1989), Le goût de l’archive, Ed. Le Seuil, collection Points Histoire, p.40.
1Face à l’enjeu sociétal que représente la fermeture d’une mono-industrie sur laquelle tout une commune a construit son développement, la question du devenir et de l’identité du territoire est posée. Si les jeunes citoyens ne sont pas en capacité de peser sur les choix nationaux, il n’en demeure pas moins que les questionner sur le devenir de leur territoire peut être un moyen de les impliquer en tant que « public concerné » (Soubra, 2021) en leur demandant comment ils pensent l’avenir de leur territoire. Cette contribution cherche à comprendre comment la jeune génération qui a grandi sur un territoire nucléarisé, s’approprie la thématique de « l’après-centrale ». De fait, cet article retrace les résultats d’une expérience d’un jeu sérieux qui porte, en son sein, une question sur les enjeux qui découlent du démantèlement d’une centrale nucléaire, celle de Fessenheim (Alsace, France). Elle aborde la manière dont de jeunes citoyens, des « pratiquants d’un territoire nucléaire », se projettent dans une nouvelle trajectoire et/ou accordent de l’importance à la mémoire industrielle de l’activité nucléaire passée. Elle émerge en continuité de premiers travaux menés à la suite de la fermeture de la centrale de Fessenheim (Bour et Erné-Heintz, 2021 ; Meyer et al., 2021).
2La problématique sous-jacente est de savoir si l’histoire de la centrale suscite une demande de mémoire ou de patrimonialisation ou constitue un levier facilitateur pour transitionner. Nous testons cette question auprès des jeunes collégiens afin d’évaluer la place que doit occuper le nucléaire en tant qu’histoire industrielle. L’approche passe par un serious game et plus précisément un jeu de discussions, un tribunal des idées, qui s’opère autour de trois scénarii comme autant d’activités possibles post-démantèlement. Ces trois scénarii s’analysent comme trois options, trois manières différentes d’investir l’espace après le démantèlement de la centrale en posant la double question de la transmission d’une mémoire industrielle et du dépassement de l’identité nucléaire. Ce choix méthodologique s’explique par l’opportunité d’un jeu à constituer un outil d’apprentissage, à développer des compétences (Cohard, 2013), à mettre immédiatement en situation de comprendre les enjeux du sujet (Blanchet, 2010). Pour répondre à cette problématique, la première partie revient sur le contexte particulier de la fermeture de la centrale et les différentes pistes qui ont été ouvertes pour envisager des axes de reconversion. La seconde partie présente les résultats de l’expérience auprès de publics scolaires qui ont vocation à se positionner dans un projet de déploiement territorialisé.
- 1 Les Observatoires Hommes-Milieux du Centre Nationale de la Recherche Scientifique (CNRS) ont vocati (...)
3Le projet de recherche auquel se réfère cette contribution interroge l’enchâssement entre technique et société dans une logique de science citoyenne. Il a bénéficié d’un financement OHM-Fessenheim-LabEx DRIIHM1 (Laboratoire d’Excellence, Dispositif de Recherche Interdisciplinaire sur les Interactions Hommes-Milieux). Cette recherche vise également à déployer une méthodologie qui prend en compte les incertitudes (Callon et al., 2001) quant aux trajectoires futures d’un territoire nucléarisé. Dès lors, dans ce contexte d’ignorance, « l’après-atome » fait débat.
- 2 Ce dispositif n’a pu être mis en place que grâce à la disponibilité d’un partenaire associatif, la (...)
4Les chercheurs ont retenu le jeu de discussions comme support d’expérience en raison de sa dimension ludique et de sa propension à être un « jeu actif » (Abt, 1970), de sa capacité à échanger avec de jeunes collégiens autour d’un sujet sérieux techniquement difficile (le démantèlement d’une centrale nucléaire), à créer les conditions facilitant la résolution collective d’une problématique sociotechnique, sans pour autant être un divertissement (Zyda, 2005 ; Cohard, 2015). Il ne s’agit pas de « faire savoir » mais de construire un projet ensemble. Autrement dit, l’objectif principal de ce jeu est de scénariser les trajectoires potentielles ; il invite les participants à se projeter collectivement dans un futur possible. De fait, il encourage également la collaboration, la dynamique de groupe et le travail d’équipe. En effet, le protocole s’est construit de sorte que de jeunes collégiens soient parties intégrantes de l’activité scientifique en les impliquant dans la production de connaissances sur leur territoire. Le jeu de discussions leur offre l’opportunité de défendre leurs arguments. Cette expérimentation s’est faite dans la salle d’une association médiatrice des sciences2.
- 3 Il existe deux options qui engendrent des coûts de dépollution différents : l’option brown field co (...)
5Le contexte de notre étude de cas se révèle particulier : la centrale de Fessenheim a été controversée dès sa construction et ce, jusqu’à son démantèlement. D’ailleurs, son avenir l’est tout autant puisque certains nouveaux projets ravivent les premières oppositions. Effectivement, la centrale nucléaire de Fessenheim est avant tout un site industriel dont la déconstruction interroge l’avenir du site : les options3 « retour au vert » ou « industrielle » permises par l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) conditionnent le type de projet post-démantèlement (Erné-Heintz, 2019). A ce jour, EDF a déposé un dossier de démantèlement qui est en cours d’instruction par l’ASN. Le déclassement du site est prévu en 2041.
6Mis en service en 1977, le Centre nucléaire de production d’électricité (CNPE) de Fessenheim a connu une histoire houleuse. Entre contestation et symbole d’indépendance énergétique, sa fermeture, reportée à plusieurs reprises, est devenue effective en 2020, après 43 ans d’exploitation. Cette fermeture avait, par ailleurs, donné lieu à un rassemblement des antinucléaires français et allemands qui souhaitaient célébrer la fin de l’ère atomique dans la Région du Rhin Supérieur.
7Actuellement dans sa phase de pré-démantèlement, les travaux ont éliminé 99% de la radioactivité présente sur le site. Entre 2025 et 2040, le démantèlement et la démolition des bâtiments ont pour objectif de réhabiliter le site afin de permettre un nouvel usage industriel (l’option brown field de l’AIEA). Pour l’heure, le site reste reconnaissable car ce n’est qu’à partir de la phase de démantèlement qu’il connaîtra une reconfiguration visible à l’extérieur. Le site se situe en plaine d’Alsace à 1,5 km du lit du Rhin, à la frontière entre la France et l’Allemagne et à 40 km de la Suisse. Il occupe un espace de près de 100 ha dont une zone au sud de la centrale classée zones Natura 2000 et Ramsar (zone humide d’importance internationale), et une autre zone naturelle au nord et à l’est, d’intérêt écologique, floristique et faunistique (ZNIEFF). La centrale est située en contrebas du Grand Canal d’Alsace, sous la plus grande nappe phréatique d’Europe.
- 4 Le document est disponible sur le site du département du Haut-Rhin : https://www.haut-rhin.gouv.fr/ (...)
- 5 Le PAT cherche à renforcer les partenariats franco-allemands : il a été signé par des acteurs allem (...)
8Au terme d’un long processus, un Projet d’Avenir du Territoire de Fessenheim4 (PAT) a été signé le 1er février 2019 par 13 signataires (représentants de l’État, d’EDF ainsi que des collectivités locales) dont cinq allemands5. Il ambitionne de faire de cette zone une référence européenne dans la décarbonation à l’horizon 2050. Il s’est construit autour de quatre axes (le développement économique, les mobilités transfrontalières, la transition énergétique et l'innovation) afin de soutenir divers projets de réimplantation d’activités productives pour maintenir l’emploi sur le territoire. Différents projets convoquent plusieurs logiques renvoyant à plusieurs légitimités qui nourrissent une réflexion autour de la notion de substitution : substituer est une dynamique, une nouvelle trajectoire qui, sur un territoire, représente davantage qu’un simple remplacement d’une activité industrielle par une autre (qu’elle soit ou non nucléaire). Cette substitution est, sur le plan de la rhétorique, primordiale car elle contribue à l’acceptation des futurs possibles. C’est pourquoi, notre étude se concentre sur la persistance de l’identité nucléaire du territoire – non pas à travers des dangers ou des risques – mais davantage sur les enjeux en matière de patrimonialisation d’une histoire industrielle passée, la centrale étant fermée.
9Le projet phare du PAT, qui se veut porteur d’opportunités pour le territoire, est un parc d’activités appelé EcoRhena (Figure 1), zone à vocation industrielle, portuaire et fluviale, au nord du CNPE. Toutefois, elle est aujourd’hui confrontée à des contraintes réglementaires et urbanistiques liées à la zone d’implantation des activités futures (incidences Natura 2000, modification du PLUI nécessaire pour ouvrir à l’urbanisation certaines zones, défrichement et impact forestier, zones humides). EcoRhena, en passant de 200 hectares à 80 hectares, demeure aussi un exemple concret de mise en œuvre de la doctrine en matière d’atteintes à l’environnement – Eviter-Réduire-Compenser (ERC) – tout en maintenant des projets de développement économique. Il illustre aussi la difficulté à construire un projet de remplacement d’une activité industrielle ayant fortement marqué le territoire, tant dans son développement que dans son identité.
Figure 1 : La zone du PAT
- 6 Avec un million d’euros en capital : 25% par le Conseil Régional, 19% par la Collectivité européenn (...)
10L’irruption de la centrale sur le territoire de Fessenheim a reconfiguré le paysage suscitant d’importantes craintes quant aux conséquences de sa fermeture (Erné-Heintz, 2022) et ce, malgré le PAT qui affiche une volonté de transformer le territoire en une terre d’accueil de sites pilotes en matière de transition énergétique. A ce titre, une étude franco-allemande (Badariotti et al., 2022) de faisabilité avait pour objectif de faciliter la concrétisation de projets concernant des batteries vertes, l’hydrogène et des réseaux intelligents (smart grids). Le financement binational de cette étude confirme l’approche transfrontalière du PAT qui trouva son accomplissement dans le Traité d’Aix la Chapelle, signé le 22 janvier 2019. Ce dernier officialisa cette coopération franco-allemande. Il intégra l’Allemagne par le biais d’une société d'économie mixte6 (SEM) dont l’objectif était de mener des projets d'aménagement et de développement économique. Cependant, alors que la SEM avait été soutenue par les collectivités territoriales et créée en avril 2021, elle a été dissoute le 14 octobre 2022. De fait, la coopération franco-allemande pour la revitalisation du territoire reste hésitante à ce jour. L’esprit transfrontalier défendu dans le Traité d’Aix-la-Chapelle s’est incontestablement assoupi. Autrement dit, les incertitudes à « faire vivre » les projets du PAT attestent de la difficulté à anticiper la fermeture de la centrale qui, localement, a provoqué des incompréhensions. Les craintes se sont concentrées sur les conséquences immédiates dont le manque à gagner fiscal des collectivités locales impactées.
11En somme, l’histoire de la nucléarité du territoire est aussi révélatrice de la conflictualité sur un territoire : dès le projet d’installation, la centrale divise au même titre que la fermeture a divisé. Le PAT souhaitait symboliser la réconciliation entre les acteurs par le processus participatif duquel il était issu. De fait, l’arrêt de la production d’électricité nucléaire semblait sonner le glas à l’identité nucléaire et se confirmer avec le départ des compétences des salariés de l’opérateur et l’évacuation progressive, mais continue, des matériaux.
- 7 En septembre 2021, la fédération allemande pour l’environnement et la protection de la nature (Bund (...)
12C’est dans ce contexte que le technocentre est apparu dans le PAT. En effet, ce technocentre a vocation à traiter (par fusion) des déchets métalliques très faiblement radioactifs issus d’installations nucléaires afin de valoriser le métal mais aussi de standardiser le processus de démantèlement nucléaire et ainsi optimiser la filière française de déconstruction nucléaire. Au total, pour Fessenheim, EDF estime à 3500 tonnes de métaux divers (acier, inox, plomb, cuivre, …) dont plus de 80% valorisables dans des filières locales. Ce projet de technocentre est fortement décrié tant par les associations environnementales que par les partenaires allemands7. Les opposants dénoncent, entre autres, les effets néfastes sur l’environnement du transport régulier de matières radioactives à travers l’Alsace et le Pays de Bade.
13De fait, l’annonce du technocentre, qui dès son inscription dans le PAT ne faisait pas consensus, a remobilisé ces militants : 32 associations et organisations politiques alsaciennes et badoises – implantées sur les deux côtés des rives du Rhin – ont signé une « déclaration de Fessenheim » pour dévoiler leur opposition franche au projet d’installation, à côté de l’actuelle centrale, de cette usine de recyclage de composants métalliques radioactifs. Leur mot d’ordre est : « Une Alsace sans nucléaire ». En réalité, ce projet de technocentre qui s’inscrit dans une dynamique d’économie circulaire et de valorisation de déchets de très faible activité (TFA) en matériaux recyclables aboutit également à une circularité de l’identité nucléaire du territoire : la fermeture de la centrale a pu faire croire que cette identité nucléaire allait s’éteindre avec le déclassement du site. Or, la réintroduction de la problématique du recyclage des déchets TFA in situ repositionne la nucléarité comme une option pour l’avenir du territoire. La circularité inhérente à une démarche d’économie circulaire promue comme trajectoire durable, fait, paradoxalement, resurgir le nucléaire comme projet de transition.
14Cette recherche nait dans ce contexte de controverses. Elle ambitionne de questionner de jeunes habitants sur les « futurs souhaitables » et la façon dont ils formulent leur territoire en posant la question : « Quel avenir après la fermeture de la centrale ? ». L’hypothèse est que la construction de scénarii peut être, pour les jeunes habitants, des vecteurs de prise de conscience (Nagels, 2008 ; Bandura, 2007) et de connaissance (Nordmann et Vidal, 2004) du territoire, pour être en capacité à agir sur son territoire, à le transformer et/ou à influencer son futur. En ce sens, un serious game sous la forme d’un tribunal des idées a été élaboré pour susciter un dialogue sur le devenir du territoire après la fermeture de la centrale.
15Si la loi du 22 juillet 2013 relative à l’enseignement supérieur et à la recherche appelle à « favoriser les interactions entre sciences et société », ces formats de « dialogue sciences-société » (public engagement) peuvent être très disparates. Notre expérimentation interroge les processus d’apprentissages (De Bal, De Landsheere & Paquay-Beckers, 1976) qui prennent des formes aussi diverses que la transmission d’informations dans le cadre strictement scolaire (un cours en classe) ou la participation à un atelier libre lors d’une expérience de médiation scientifique. Plus encore, elle mobilise les lieux de sociabilisation primaire comme l’école. Dans la tradition d’Émile Durkheim, cette socialisation par l’école permet d’inculquer des normes et des valeurs qui font société. Ici, le groupe de pairs (les camarades de classe) agit de façon informelle lors des échanges et de la construction de l’argumentaire.
16Construire un jeu de discussions sur un objet sociotechnique potentiellement difficile à appréhender (le nucléaire) constitue une voie possible pour recueillir des récits, développer des échanges, inviter à se sentir concerné et initier une intelligence collective. Cette appropriation d’une capacité d’anticipation et d’une propension à se projeter dans un nouveau scénario est alors source de dialogue et de prise de conscience. Susciter la participation en les questionnant sur leurs conceptions du territoire est aussi un facteur qui transforme le scénario d’une trajectoire possible en une trajectoire désirable combinant plusieurs systèmes de valeurs et pluralité d’imaginaires, de représentations et de récits en lien avec la conception du monde des jeunes habitants.
17Concevoir et agir pour son territoire sont ainsi les éléments clés dans une dynamique d’agentivité, un processus en trois temps (Figure 2), qui désigne le fait, pour un citoyen, de se donner les moyens d’investigation pour agir, s’impliquer et se réapproprier son cadre de vie. Ces trois étapes décrivent un processus d’apprentissage par compréhension (Cohard, 2015) : apprendre pour connaître, avoir « un aperçu » des enjeux et du contexte, étudier les actions à réaliser afin de déterminer le scénario à déployer (Morin, 1996).
18C’est pourquoi, le jeu sérieux permet d’écouter et de récolter les récits, de comprendre comment de jeunes collégiens se représentent leur territoire (i). Le jeu sérieux agit sur la capacité à construire un scénario (ii), à prendre conscience de sa connaissance de l’espace pour ensuite décrire une trajectoire, un avenir (iii). Il est aussi un défi pour la recherche : mettre en lumière les convergences, les antagonismes voire les tensions entre les différentes conceptions du devenir du territoire avec, en filigrane, les leviers susceptibles d’être mis en place pour engager un changement transformateur dans et de leur territoire.
Figure 2 : Le jeu de discussions pour devenir acteur de son territoire
19Notre serious game mobilise plusieurs compétences, chacune étant liée à un processus d’apprentissage. Ainsi, selon la taxonomie de Bloom (1956, citée par Hameline, 1979), sont mobilisées les sphères cognitive (compétences mentales telles que la connaissance, la compréhension, l’application, l’analyse, la synthèse et l’évaluation), affective (en lien avec le développement émotionnel : participer, répondre, considérer, organiser, internaliser des valeurs) et psychomotrice (en référence au développement manuel et physiques permettant une adaptation). Le travail de groupe à partir de documents (annexe 1) a vocation à solliciter ces diverses compétences en étant capable de contextualiser les savoirs ou souvenirs personnels, d’entrer en participation avec d’autres et de résoudre une question scientifique en expliquant son point de vue de façon objective. La procédure de vote finale met en œuvre des activités visant à classer, à adopter des règles collectives et, de fait, à évaluer des projets d’aménagement pour proposer une solution. En somme, ce jeu sérieux développe les différentes activités (Figure 3) énoncées dans la pyramide des objectifs d’apprentissage d’Anderson et Krathwohl (2001) : se souvenir, comprendre, appliquer, analyser, évaluer pour émettre un jugement sur des alternatives, être créatif dans le processus ou dans la vision postnucléaire du territoire.
Figure 3 : Apprendre par la simulation
Type de connaissance développée
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Exemples
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Objectif
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Factuelle
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Lister, classer, combiner, comprendre
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Acquérir les compétences nécessaires pour répondre à la question posée
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Conceptuelle
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Décrire, expliquer, interpréter, expérimenter, planifier
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Construire le cadre d’action, contextualiser pour rendre opérationnelle l’approche
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Procédurale
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Prédire, définir des critères de choix, calculer, hiérarchiser, arbitrer
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Définir une méthode de travail ou d’analyse, une procédure à suivre avec des critères de sélection
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Métacognitive
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Agir, atteindre, construire, apprendre par un processus essais-erreurs
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Mettre en œuvre les différentes compétences acquises
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20En effet, la transformation d’un territoire aborde des questions économiques, sociales, environnementales, éthiques et de santé. Elle peut être un levier pour répondre à la crise écologique en tant qu’outil d’exploration des futurs envisageables. En cela, le tribunal des idées peut être un facteur d’appropriation dans la construction des trajectoires « souhaitables » d’un territoire : le jeu permet au joueur de se connecter à un environnement, de « transmettre un message appréhendable par l’utilisateur » (Cohard, 2015, p.15). A ce titre, le jeu peut être défini comme un « apprentissage par résolution de problèmes » (Simon, 2004, p. 196). En cela, un scénario n’est pas une prédiction. Il permet de réfléchir à un futur sur la base d’un passé plus ou moins présent ; il est autant exploratoire que ciblé. Le défi scientifique qui en découle se situe aux interfaces entre sciences-société puisqu’il s’agit d’enraciner les imaginaires de jeunes collégiens d’un territoire nucléaire et les scénarii plausibles qu’ils souhaitent voir se développer.
21Ce jeu de discussions s’est déroulé le 20 Janvier 2023 en présentiel à la Nef des Sciences8 à Mulhouse. Il trouve sa place dans une journée dédiée aux Cordées de la Réussite9. Ce dispositif vise l’égalité des chances via un accompagnement et une découverte culturelle ayant pour objectif de lutter contre l'autocensure qui peut être d’autant plus forte que le sujet porte sur une thématique très technique (le démantèlement d’une centrale nucléaire). Le travail de terrain a été mené en collaboration avec des médiateurs scientifiques de la Nef des Sciences en raison de leur grande expérience en matière d’actions de vulgarisation scientifique et de savoir-faire pédagogique dans la mise en place de projets ludiques à destination des jeunes. Ces médiateurs ont participé à la définition des modalités du jeu de discussions. Ils agissent ainsi comme des « traducteurs » (Latour, 2005) de notre problématique.
22Le tribunal des idées est intégré dans le programme d’une journée autour de trois activités : la visite de la petite Camargue alsacienne à Saint-Louis sous le thème de « L’eau dans les milieux naturels » (atelier de 4 heures), un « Rallye-défi » dans la ville de Mulhouse (atelier de 2 heures) et le tribunal des idées avec pour titre « Et demain, Fessenheim ? ». Il s’agit de quatre groupes de jeunes collégiens de Mulhouse (soit 72 élèves) qui disposent de 2 heures pour réfléchir à la question « Lorsque la centrale sera entièrement démantelée, que pourrions-nous faire de ce site ? ». Ils sont invités à imaginer et construire un avenir afin de débattre ensemble d’un projet. Ces jeunes citoyens habitent le territoire et sont localement concernés par la transformation induite par la fermeture de la centrale ; ils sont donc impliqués dans le processus et constituent un « groupe concerné » (Callon et al., 2001). Ce travail repose sur des réalités vécues d’espaces de vie à caractériser qui se basent sur des habitudes d’usagers d’un territoire. Ces jeunes s’inscrivent dans le temps long, celui de la centrale qui a fonctionné durant plus de 40 ans, englobant ainsi différentes générations. La fermeture de la centrale représente un repère dans le temps en raison de l’irréversibilité de son caractère ; il existe une forte conjonction entre l’objet (la centrale) et le sujet (l’avenir du territoire).
23Introduire un jeu de discussions peut constituer un dispositif facilitant les enchaînements d’arguments au profit d’une issue consensuelle ; la progression d’arguments individuels vers une décision collective se conçoit alors comme un processus rationnel. Ici, l’apprentissage opère comme la résolution d’un problème d’incertitudes (la réalisation des scénarii possibles) par la participation à la reconstruction d’un nouveau monde dont les caractéristiques sont exogènes. Dès lors, nous pouvons définir un consensus comme une procédure qui aboutit à un accord qui obtient le consentement du plus grand nombre. Le jeu constitue alors un moyen pour résoudre un problème (ici, l’avenir du territoire après le démantèlement de la centrale), les interactions avec les autres constituant une voie facilitant cette résolution.
24C’est pourquoi, le tribunal des idées s’est construit comme un jeu de discussions, un jeu qui permet de réfléchir à des problèmes sérieux. Ce défi décisionnel autorise le débat, les controverses, les connexions entre les connaissances du joueur et celles nouvellement acquises par le biais du jeu (annexe 1). Il s’agit de réfléchir ensemble aux options possibles, ici et maintenant, en créant une communauté d’intérêt autour de l’après-démantèlement et de « faire collectif » tout en favorisant l’acculturation et l’appropriation en raison du caractère local, de proximité du sujet (la centrale à Fessenheim, celle du village). Cette communauté d’intérêt repose sur l’idée que ces jeunes partagent une histoire commune (Coulon, 2007) qu’il s’agit d’interroger et de solliciter dans le cadre de la gouvernance de la transition. Les collégiens prennent conscience du sérieux du jeu et de son objectif local. Le choix de ne pas introduire un « expert » dans le jeu est un parti pris méthodologique qui s’explique par la volonté de confronter les joueurs à un monde incertain qui, ni ne cloisonne les possibilités ni les influence. Autrement dit, le jeu de discussions introduit, par son caractère inductif, un processus d’apprentissage basé sur des connexions entre individus dans lequel la réitération des échanges (à l’instar d’un processus essais-erreurs) autour des scénarii possibles fait office de règle et aboutit à une « solution heuristique », un « hasard sauvage » (Taleb, 2009). Le tribunal des idées porte en lui cet objectif scientifique : permettre d’inventer, de découvrir, d’explorer les futures trajectoires. Autrement dit, cette expérience du jeu s’inscrit dans la tradition de l’apprentissage expérientiel (Piaget, 1975 ; Morin, 1996) qui combine à la fois une expérience personnelle (la proximité de la centrale) et la théorie (le devenir du territoire).
25Ce processus heuristique d’élaboration d’un argumentaire permet également d’identifier les aspects de l’objet sociotechnique que le joueur ne maîtrise pas. Dès lors, le jeu s’envisage comme un processus qui relie d’une part, la connaissance (son corpus, ses arguments initiaux, ses préférences a priori) à l’action (débattre collectivement) et d’autre part, l’action (interagir avec les autres, trouver un consensus, devenir médiateur) à la connaissance (défendre le projet). Le rendu final s’apparente alors à une scénarisation des contenus pour faciliter le développement des échanges entre les divers groupes.
26Le tribunal des idées a été conçu de sorte que chaque collégien puisse librement s’exprimer. Une courte présentation (annexe 1) par les médiateurs clarifie les objectifs et expose les modalités d’échanges et de restitution. Cette étape est incontournable car elle concourt à une bonne compréhension du fonctionnement du jeu dont la durée totale était de 2 heures.
27L’information communiquée à l’ensemble du groupe est volontairement assez sommaire. Il est indiqué que « La centrale nucléaire de Fessenheim (village alsacien situé près de la frontière allemande entre Colmar et Mulhouse) est définitivement à l’arrêt depuis le 30 juin 2020. » Une photographie du site illustre le document. Le travail demandé est le suivant : « Faîtes parler votre talent d’historien, de technophile (scientifique) ou d’écologiste pour convaincre votre auditoire ». Trois groupes répartis de façon aléatoire sont constitués (total 72 élèves) de sorte que chaque groupe représente une communauté : « les historiens », « les technophiles » et les « écolos ».
28Chaque groupe reçoit des feuilles pour inscrire ses idées et laisser libre cours à son imagination. Une petite documentation (annexe 2) concernant spécifiquement leur dossier leur est fourni. Ainsi, le groupe des historiens reçoit une fiche explicative10 de la Maison du Lac, un espace de découverte EDF de la centrale de Brennilis dans les Monts d’Arrée. Elle présente le lieu et les contenus pédagogiques (expositions, animations) du musée dédié à l’électricité. Concernant le projet de technocentre, les élèves du groupe des technophiles ont pu découvrir le dispositif via un dossier de presse de l’entreprise Socodei11 du groupe EDF qui présente un exemple de centre de traitement des déchets radioactifs, CENTRACO situé sur la commune de Condolet dans le Gard, et quelques chiffres clés en termes d’impacts socioéconomiques et environnementaux. Le groupe des écolos avait comme objectif de créer une zone naturelle dédiée à la protection de l’environnement. Le choix des différents projets obéit à un choix pragmatique qui découle de projets réalistes dans lesquels il est possible de se projeter. Les options sont intimement liées au PAT susmentionné.
29Chaque groupe prépare un argumentaire pour encourager le vote de leur projet qu’il porte afin de présenter oralement les différents arguments en faveur de son projet : les historiens défendent ainsi le projet de musée aux autres élèves ; les technophiles ou scientifiques promeuvent le technocentre et les écolos, la zone naturelle. Ensuite, chaque élève vote pour son projet préféré. Il est important de noter que si les élèves choisissent majoritairement l’option qu’ils ont défendu publiquement, il n’en demeure pas moins que le vote majoritaire (Figure 4) est l’option « musée » du fait du report de vote de certains élèves provenant des groupes « les écolos » et « les scientifiques ». Autrement dit, l’option patrimoniale remporte 34 voix (47%). Les options « technocentre » et « réserve naturelle » obtiennent, à une voix près, les mêmes résultats soit, respectivement 24% et 22% des voix. Le groupe des « écolos » est celui qui a connu le plus grand nombre de déperdition de voix puisqu’ils ne sont qu’une petite moitié à avoir voté pour leur propre projet ; il a été celui qui a eu le plus de mal à convaincre de la pertinence de son projet de renaturalisation du site. Ce résultat fait écho aux récents travaux de l’ADEME (2023) au sujet d’une timide traduction des préoccupations environnementales dans l’engagement des jeunes de 15 à 25 ans.
Figure 4 : Les différents groupes et leurs votes respectifs
30Tout au long du jeu de discussions, les jeunes collégiens ont pu formuler puis reformuler des choix individuels, des réactions, des retours d’expérience. Cette hétérogénéité des apprentissages s’accompagne d’un phénomène d’autocorrection chez les joueurs puisque le but du jeu était de défendre un projet de territoire. Ainsi, le groupe des historiens insistent sur le besoin d’archives, de patrimonialiser l’histoire industrielle. Il traduit une volonté de mettre en lumière le savoir-faire des ouvriers via un musée dédiée à l’énergie nucléaire, de transmettre un héritage. Les élèves insistent sur la nécessité de laisser une trace comme « un devoir de mémoire » pour mettre en valeur le travail des salariés ; ils émettent le souhait d’une projection qui retracerait également l’histoire de la centrale, une escape game, des maquettes interactives qui reproduiraient la salle de contrôle et le fonctionnement des réacteurs, des films documentaires avec des témoignages d’anciens salariés. Ils imaginent des statues représentant des atomes ; ils insistent par-dessus tout sur la nécessité de récupérer des machines et des objets issus du démantèlement pour les exposer, pour conserver une trace. Ce souhait de « mettre en récit » l’héritage industriel, de valoriser la vie sociale exprime aussi un objectif de « rendre hommage ». Ce goût pour l’archive, ils le justifient pour leur génération, un besoin de comprendre le nucléaire dans sa globalité, mais aussi, pour les générations d’après. D’ailleurs, les élèves imaginent le nom de ce futur musée : le « Fessenworld », le « Nucléoscope » ou « Electrioworld, le musée nucléaire de Fessenheim ». Ce musée serait explicitement construit pour « garder la mémoire citoyenne et technique de la centrale » en imaginant trois étapes dans la vie de la centrale : l’histoire des machines, la vie au travail des ouvriers et les activités de la centrale. Ici, la centrale constitue un objet de patrimoine, un patrimoine de proximité. Ce musée, imaginé multiculturel et bilingue, français-allemand, évoquerait également l’histoire du conflit militant et la place du nucléaire en France et en Europe. Le caractère transfrontalier apparaît nettement : le musée sera transfrontalier ou ne sera pas. Pour eux, il semble important de rappeler le caractère transfrontalier et singulier de la centrale : « première en Alsace », « elle a produit des emplois mais aussi du culturel ». Ce musée « garderait des morceaux de la centrale pour se souvenir » et diffuserait des films pour « mieux comprendre le nucléaire ». Ce musée serait « un lieu de conseils et de réflexion des activités liées à la production d’électricité ». Ils racontent ainsi leur projet :
« Pour commencer, des navettes vous emmèneront jusque devant la cheminée pour que vous puissiez profiter de l’incroyable projection qui retracera l’histoire du site et qui vous plongera dans l’histoire. Ensuite, un ascenseur vous emmènera jusqu’au haut de la cheminée pour que vous puissiez admirer le site. Puis, en descendant, vous verrez une démonstration des machines utilisées et des maquettes représentant, en miniatures, ces machines. Puis, pour se rappeler des ouvriers travaillant sur ce site, des automates. Plusieurs activités comme des séminaires, des expériences de réalité virtuelle pour s’immerger dans le quotidien de ces ouvriers. Pour finir, des magasins de souvenirs seront disponibles et une piscine naturelle qui ferait référence ou qui rappellerait la fameuse piscine du réacteur. Ce musée va allier la technologie et la nature dans le souci de préserver le souvenir du lieu. A l’extérieur de la cheminée de refroidissement, on pourrait voir des écrans géants sur la partie haute de la cheminée. On installerait des panneaux solaires sur chaque bâtiment. »
31Les élèves du groupe « les écolos » mettent en avant la nécessité de supprimer la centrale de sorte que l’absence de trace facilite l’oubli, le passage à un autre univers. De fait, la renaturation du site permettrait de faire table rase du passé industriel et des risques induits. Ce site qu’ils baptisent « Eco-Teen » aurait vocation à accueillir un parc naturel, une forêt, des activités pédagogiques pour sensibiliser et éduquer à l’écologie, à devenir une zone de reproduction d’espèces à protéger. Implicitement, cette réserve naturelle pourrait se concevoir comme une réconciliation d’un passé industriel au profit d’une histoire environnementale, comme une forme de réparation symbolique pour passer à autre chose, un avenir plus écologique. La transformation de cet espace inclut des facteurs physiques (bâtis, infrastructures, paysage) mais aussi immatériels (identité). Les arguments expriment un besoin de reconstruire par l’effacement, comme une reconquête de sens via le foncier. Les élèves énoncent une liste des bienfaits de cette future réserve naturelle :
« Une réserve naturelle permet d’ajouter une zone de flore et de faune mais qui sera, contrairement à une zone naturelle banale, protégée et surveillée. Les zones florales pourront être utilisées comme piège à CO2 car ce sont des filtres naturels. Cela permet également d’instaurer certains écosystèmes et de diminuer la pollution. Les règles générales des réserves naturelles peuvent servir pour faire prendre conscience aux humains à quel point la nature est fragile et doit être protégée et maintenue. » ;
« Notre idée : laisser la nature rependre ses droits. Aider la forêt en plantant des plantes radiophiles. Pourquoi ? La réserve naturelle, c’est moins de pollution, c’est restaurer l’écosystème, rétablir la biodiversité. Elle serait visitable ; il y aurait un sentier pieds-nus, un accrobranche, une pisciculture. »
32Les élèves du groupe des technophiles argumentent en faveur de la recherche et soulèvent la nécessité de trouver des solutions qui seraient applicables aux autres sites nucléaires : « Il faut des solutions techniques pour les gros déchets. C’est important de traiter les déchets TFA car ils peuvent être dangereux et polluants pour l’homme, les animaux et l’écosystème en général. Le technocentre fait avancer les sciences et la recherche ». Les enjeux économiques et sociaux (attractivité, emplois, famille) ne sont pas en reste et arrivent très rapidement dans le débat : « Le technocentre crée des emplois pour les habitants aux alentours et qui dit emplois dit formation donc on aura aussi besoin d’un centre de formation ». Très rapidement, les jeunes débattent autour des solutions en matière de gestion des déchets radioactifs : « les enterrer sous terre », « les jeter dans l’espace », « les incinérer », « on pourrait conserver une partie du bâtiment pour réduire les déchets et faire des économies », « on sait déjà traiter ce genre de déchets, il faut faire comme en Suède, utiliser ce savoir-faire », « il faut le faire sur place, ça coûte moins cher ». Ils utilisent d’ailleurs plus volontiers la notion de « déchets radioactifs » que de « déchets nucléaires ».
33En somme, les jeunes portent un regard très investi sur les différents projets et identifient clairement l’objet nucléaire et les enjeux d’un démantèlement : ils se projettent dans des horizons sociotechniques malgré l’emprise symbolique de l’activité nucléaire. En d’autres termes, par le débat, ce jeu de discussions a permis de réfléchir collégialement à un projet d’avenir, une trajectoire post-démantèlement. Dans notre cas, le serious game a bien fonctionné dans la mesure où les jeunes ont été investis et ont contribué aux débats ; la phase de débats a donné lieu à des échanges et réactions langagières très fertiles. Le fait qu’il ait été réalisé dans un cadre hors scolaire a peut-être contribué à cette réussite. Il a également été conçu de manière à ce que les jeunes puissent devenir contributeurs de la transition en leur laissant la capacité de se projeter et de choisir la trajectoire et s’inscrit de fait dans la tradition des serious games ludo-éducatifs (Mauco, 2011 ; Alvarez, 2007). Le fait que les trois scenarii proposés soient crédibles et reposent sur des exemples réels a incontestablement facilité la capacité à se projeter dans un futur probable voire désirable, sans qu’il n’y ait une bonne ou une mauvaise réponse. Il est à noter qu’aucun jeune n’avait, au préalable, déjà participé à un serious game. Notons que ce jeu de discussions n’a pas été élaboré en tant qu’outil de communication (Lavigne, 2013) ou d’évaluation (Chabert et al., 2010) mais en tant qu’outil permettant de créer de la coopération et une capacité à se projeter dans un projet commun. La résolution du jeu par le débat offre la possibilité à chaque joueur de s’inscrire dans une « transitionnalité » (Kaës, 1979) c’est-à-dire de remanier les représentations personnelles au profit d’un faire ensemble. Il s’agit bien de coopération au sens où chacun peut contribuer au débat puis voter pour son scénario préféré. Au final, l’identification aux trois voies de changement a été facilitée par la proximité de l’objet d’étude en sachant que le but de l’expérience était d’inviter les jeunes à se positionner positivement dans le futur, à considérer le démantèlement de la centrale comme une opportunité et non un frein.
34Dès lors, notre expérience est envisagée comme une initiative qui appelle à défendre un projet d’aménagement, à échanger des arguments, à donner un élan collectif en faveur de la chose publique, de la vie de la cité comme lieu de vie partagé. Le jeu de discussions suppose une délibération qui éveille à différentes alternatives et invite à prendre part aux débats. En cela, il s’inspire des capabilités (Sen, 1999), des stratégies d’empowerment qui promeuvent la participation aux décisions publiques (Sauvé, 2017). De simple spectateur, l’habitant devient acteur de son territoire : cette agentivité suppose alors une « auto-efficacité » (Bandura, 2007), une appropriation de la question et de l’élaboration de sa réponse. Ici, le tribunal des idées « met en discussion » les enjeux du territoire en permettant à des citoyens de s’exprimer sur un scénario collectif et leurs propres préférences. Il s’apparente à un forum propice aux échanges, au débat et à la co-construction d’une trajectoire consensuelle. En cela, le jeu de discussion traduit aussi une forme d’adaptation, « un équilibre des tensions » (Cohard, 2015, p. 17). En somme, le devenir du territoire de Fessenheim, l’après-centrale, dans le cadre du jeu sérieux devient un objet d’apprentissage (Rabardel, 1995) dans la mesure où les joueurs entrent en interaction avec l’objet d’étude.
35Cette contribution présente les résultats de cette première expérience scientifique qui a vocation à se décliner dans d’autres terrains. Elle ambitionne de mettre en exergue la parole des jeunes générations et la façon dont ils s’emparent du devenir de leur territoire, dont ils se projettent dans des avenirs sociotechniques. Elle déploie un jeu de discussions pour sa capacité à susciter des débats autour de l’avenir d’un territoire. Il place de jeunes habitants dans un contexte, leur contexte, un territoire de proximité qu’ils connaissent et fréquentent. Il représente un outil de science ouverte, un facilitateur de prise de parole pour des habitants qui n’ont pas toujours l’opportunité ou les capabilités de participer aux décisions. Cette expérience traduit un souhait de la part des chercheurs, celui de créer une passerelle entre science et société (Houllier et Merilhou-Goudard, 2016) en mobilisant des savoirs citoyens afin de comprendre leur sensibilité aux problématiques induites par la fermeture de la centrale nucléaire. L’objectif de ce travail est de questionner la place du nucléaire dans la mémoire de la jeune génération dans un territoire qui a connu une histoire industrielle, dans un contexte où les projets de décarbonation sont inscrits dans un projet d’avenir, le Projet d’Avenir du Territoire (PAT) de Fessenheim. En l’espèce, le tribunal des idées, mobilisé dans notre cas, a montré l’importance de la trace, tant symbolique que de savoir-faire industriel ou qu’en tant qu’enjeu énergétique ; les collégiens insistent sur le besoin de mieux comprendre les conflits du passé pour pouvoir se projeter dans les alternatives énergétiques futures et mieux comprendre leur potentiel de transformation sociale (Boulanger, 2015). En d’autres termes, ce serious game a facilité la mise en récit de la place du nucléaire.
36La décision d’intégrer de jeunes collégiens dans le processus de construction d’un futur obéit à une volonté d’aller plus loin qu’une simple concertation en permettant, à travers cet exercice argumentatif, d’entrer dans le débat. Le jeu de discussions s’appréhende alors comme une opportunité de démocratie délibérative, de « politique démocratique de la discussion ou du discours argumenté » (Bouvier, 2007) pour partager des expériences (d’un espace, d’un paysage) et des visions du territoire. L’expérience d’un jeu sérieux pose une question épistémologique car, en prenant la forme d’un « forum de discussions », elle donne la voix à des personnes en leur proposant de se saisir d’un « problème public », de prendre le temps de la délibération et de réfléchir à « comment est pensée / perçue la transition dans un territoire nucléaire ». Autrement dit, le jeu de discussions peut se concevoir comme un moyen de favoriser la participation des citoyens à la vie publique locale. Il met en relation l’espace et le temps autour d’une projection, d’un scénario d’avenir.