Faire du terrain en Corée du Nord
Valérie Gélézeau & Benjamin Joinau (dir.), Faire du terrain en Corée du Nord, Ateliers des Cahiers, Paris, 2021, 332 p., ISBN : 979-10-91555-51-7
Texte intégral
1À pays singulier, livre singulier. En fait, pluriel, puisque co-écrit par 9 auteurs et autrices, principalement suite à deux missions menées en 2013 et 2018.
2La Corée du Nord, un des pays les plus fermés au monde, aux habitants soumis (selon nos normes occidentales) à la dictature paranoïaque de la dynastie Kim depuis des décennies, peut-elle faire l’objet de travail de terrain par des chercheurs en sciences humaines étroitement encadrés, comme tous les étrangers, lorsqu’ils parviennent à entrer dans ce pays ?
3C’est cette question, a priori loufoque, qui est posée avec beaucoup de sérieux – mélangé d’humour – par le collectif d’auteurs, Valérie Gélézeau (géographe, spécialiste de la Corée du Sud), Benjamin Joinau (anthropologue, vivant en Corée du Sud) et leurs collègues Évelyne Chérel-Riquier (coréaniste), Yannick Bruneton (spécialiste du bouddhisme coréen), Koen De Ceuster (historien de la Corée, Néerlandais), Alain Delissen (historien de la Corée coloniale), Henri Desbois (géographe, spécialiste du Japon), Françoise Ged (architecte, spécialiste de la Chine) et Pauline Guinard (géographe, travaillant sur les espaces publics urbains).
4L’ouvrage, qui n’est pas une géographie de Pyongyang, se présente comme une série de réflexions, avec commentaires croisés entre les auteurs, de forme très libre, sur la notion de « terrain », qui fait l’objet de nombreux travaux récents en géographie et d’autres sciences. C’est aussi un récit de voyage, rempli d’anecdotes, avec tous ses aléas (obtention de visas), ses programmes millimétrés et intenses sujets à négociation partielle, ses imprévus et absurdités, ses (rares) moments de relaxation, qui révèle des contradictions étonnantes entre un accès libre à Internet dans une université un jour, et une exigence de 300 dollars pour un simple e-mail le lendemain dans un hôtel, pour finalement envoyer le message depuis l’antenne diplomatique française.
5Un fil directeur de l’ouvrage est la recherche de « thomassons » (objets urbains inutiles, car placés au mauvais endroit) dans ce que les auteurs ont pu percevoir de l’espace urbain de Pyongyang, entre les immenses esplanades où le régime organise ses parades militaires, les appartements modèles (habités ou non ? les auteurs sont d’avis différents) et le bizarre « hôtel » Ryugyong, gratte-ciel pyramidal de 105 étages, inachevé.
6Parfois nos auteurs jouent de ruses pour avoir un tantinet de liberté (jogging à 5 h du matin pour échapper au contrôle des encadrants, pas encore arrivés à l’hôtel) permettant de capturer quelques bribes de la vie sociale réelle des Nord-Coréens. Le soir, alors que les guides invitent tout le monde à aller se reposer tôt, les Français se rebiffent avec humour : « on ne va pas se coucher avec les poules », expression qui intrigue des interprètes trop sérieux (« nous ne sommes pas des poules »), avec une réplique impayable : « non, vous êtes des poulets ».
7L’impossible – a priori – peut arriver, comme faire cours dans une université nord-coréenne, mais… avec des PowerPoint caviardés, ou en utilisant la périphrase « une grande ville asiatique » pour parler de Séoul devant des étudiants en architecture et urbanisme qui ne sont pas dupes et savent fort bien qu’il s’agit de cette ville.
8Cheffe de mission, Valérie Gélézeau, qui comme les autres, a son petit carnet pour noter le plus de choses possibles (à la façon des militaires qui suivent chaque geste de Kim Jong-un ?) relate en fin d’ouvrage ses frustrations agacées face aux figures imposées (dépôt de gerbes de fleurs devant des monuments, spectacles avec chants de propagande dont les textes traduits sont édifiants…), tandis que plusieurs auteurs se voient confrontés à leur double identité de chercheurs occidentaux spécialistes de la Corée du Sud, du Japon ou de la Chine, ce qui les contraint à réviser leurs façons de voir et de faire (pour ceux qui parlent coréen, éviter les mots sud-coréens différents de ceux utilisés au nord, ne pas apparaître comme un agent de propagande sud-coréenne, et pour ceux qui ne parlent pas cette langue, évoluer sans pouvoir lire ou comprendre sans interprètes). Il s’agit aussi, comme dans les photos floutées et les dessins remplaçant certaines photos, de protéger les contacts nord-coréens du groupe de chercheurs européens, pour qui le seul fait d’avoir des relations de travail avec des Occidentaux peut être une menace pour leur sécurité – et leur vie ? – au gré des sautes d’humeur de Kim Jong-un.
9L’expérience nord-coréenne, unique pour certains membres du groupe, répétée quatre fois pour Valérie Gélézeau, avec toute l’angoisse d’un isolement du groupe pendant le séjour nord-coréen, sans contact aisé avec leurs familles, les amène ainsi à une passionnante réflexion sur la recherche en « terrain » difficile, peu transposable sans doute à d’autres pays (encore que le Turkménistan pourrait être un autre exemple contemporain d’Absurdistan), mais utile pour réfléchir à la notion de terrain et au rôle du chercheur occidental dans des pays si différents : acteur ou spectateur ?.
Pour citer cet article
Référence électronique
Yves Boquet, « Faire du terrain en Corée du Nord », Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement [En ligne], 63 | 2024, mis en ligne le 19 juin 2024, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/11512 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11urb
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