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Editorial

Patrimonialisations urbaines, valeurs, processus et mobilisations

Marie-Thérèse Grégoris et Pauline Bosredon

Texte intégral

1Ce numéro cherche à faire le point sur la place du patrimoine dans la fabrique de la ville contemporaine, trente ans après l’engagement de politiques de valorisation des centres-villes et de politiques de régénération et de renouvellement urbain dans les anciens quartiers industriels. Après cette période d’effervescence des processus de patrimonialisation, comment le patrimoine participe-t-il aujourd’hui aux dynamiques urbaines ? La fabrique de la ville désigne la transformation du tissu urbain, mais renvoie aussi à des valeurs, des représentations, des usages et des pratiques ; elle résulte de processus où le jeu des acteurs est primordial. La capacité d’agir sur l’espace urbain, telle qu’elle est envisagée dans ce numéro, relève de deux angles d’approches : celui des analyses de « méthodes d’urbanisme » (Lacaze, 1990) et celui des analyses de pratiques et modes d’habiter (Stock, 2006). Le patrimoine au cœur de ces deux types d’approches est envisagé dans une acception large : naturel ou culturel et « en tant qu’héritage matériel et immatériel, reconnu par les sociétés afin d’être transmis aux générations futures » (Veschambre, 2007). Les interrogations portent sur la façon dont les méthodes d’urbanisme et les pratiques habitantes se saisissent de cet objet dans la ville contemporaine.

2Les articles réunis par cette interrogation, sur la relation entre patrimoine et la fabrique urbaine, ont d’abord pour caractéristique une grande diversité des objets et des contextes urbains. Les objets discutés sont des ruines définies comme des objets hybrides, entre nature et culture ; des médinas maghrébines saisies par la patrimonialisation du bâti, les pratiques récréatives et l’appropriation citadine ; des musées qui perpétuent le patrimoine d’un quartier en transformation ; une friche ferroviaire, dont la patrimonialisation est révélatrice des dynamiques socio-spatiales à l’œuvre à Tirana et plus largement en Albanie ; un ancien quartier industriel, dont la patrimonialisation cristallise les luttes urbaines contre sa gentrification ; des vitrines de grands magasins dans lesquelles se reflète un imaginaire de la ville et de son patrimoine ; des terres arables menacées par les grands projets immobiliers ; le « genius loci » d’une ville patrimoniale inscrite par l’UNESCO saisie à travers la littérature ; des châteaux en ruine situés dans les campagnes françaises et devenus à l’heure du numérique les copropriétés de milliers d’individus issus du monde entier.

3Les contextes urbains interrogés dans ce numéro sont également variés. Ils concernent à la fois des métropoles et des villes moyennes, des espaces centraux ou péricentraux, construits ou non, urbains, en partie dédiés à des usages agricoles ou en relation entre ville et campagne. Ils sont localisés en Europe, aux Philippines, au Canada et sur la rive sud de la Méditerranée.

4Au-delà de la diversité et de la variété, deux thèmes structurent le numéro : la première partie porte sur le jeu d’acteurs et les mobilisations qui se construisent autour de la question patrimoniale ; la deuxième partie aborde l’énonciation de nouvelles valeurs et de représentations patrimoniales.

Partie 1 : Patrimoine, jeux d’acteurs et mobilisations

5Les cinq articles réunis par une approche centrée sur le jeu d’acteur donnent à voir la ville en train de se faire par des dynamiques endogènes. L’attention portée aux pratiques et aux usages sollicités par des objets patrimoniaux met en valeur la diversité des modes de mobilisation des habitants et leur place dans la fabrique urbaine.

6Dans le quartier de la Guillotière à Lyon, par une approche dite anarchiste, attentive à l’appropriation de l’espace et à ses effets sur le commun, l’article de Thomas Zanetti révèle les capacités des collectifs de revendication urbaine à intégrer les populations les plus modestes dans les luttes contre les projets immobiliers. Ces capacités reposent sur des savoir-faire de mobilisation acquis pendant plusieurs décennies de revendication, sur la mobilisation de la mémoire de la vie populaire du quartier, sur l’ancrage de la vie des collectifs et des revendications dans des lieux-ressources du quartier.

7Zeineb Youssef nous donne à voir, par son regard d’architecte, la médina tunisienne de Mahdia jusque-là peu étudiée et révélatrice d’un processus de patrimonialisation amorcé par des pratiques de restauration privées. Elle explique ainsi la capacité d’agir d’un type d’acteur, les « familles mahdoises de souche » propriétaires et restées dans leurs maisons malgré une généralisation des dynamiques de départ de population de la médina. Cependant, ce type d’action par la restauration privée non relayée par des institutions, demeure très fragile, d’autant plus que la médina est aussi transformée par d’autres logiques urbaines que celle de la patrimonialisation.

8Dans la médina plus connue de Tunis, néanmoins délaissée par les financements publics de restauration, Irène Valitutto et Anaïs Beji, renouvellent l’approche de l’appropriation patrimoniale en se focalisant sur la pratique de l’urbex. Elles resituent d’abord, trois types d’associations correspondant à trois générations d’acteurs de la patrimonialisation, avant de montrer le lien qui peut exister entre la pratique exploratoire des lieux abandonnés et une nouvelle façon d’inventorier le patrimoine, initiée et partagée par les individus. Les images choisies et déposées sur les réseaux sociaux par les urbexeurs incitent les citoyens, habitant ou non la médina, à participer à nouveaux choix patrimoniaux et à rétablir des liens identitaires forts avec ce patrimoine urbain.

9En s’intéressant à la création de musées dans le quartier chinois de Binondo à Manille, Catherine Guéguen interroge plus largement la place du musée dans l’adaptation d’un ancien quartier central aux relations économiques contemporaines entre la Chine et les Philippines. Portées par des initiatives privées, ces musées promeuvent la communauté chinoise des Philippines et la prospérité économique passée du quartier. Ces nouveaux musées sont installés dans des opérations immobilières importantes qui renouvellent et adaptent le quartier à la demande des nouveaux migrants chinois. En contrepartie, la « chinatown » renouvelée de Binondo apporte à la capitale des Philippines une visibilité internationale.

10Par une lecture des usages de l’espace de Stacioni i Trenit à Tirana, Stela Muçi et Franck Dorso démontrent plusieurs fragmentations, celle d’un espace, à la fois « quartier et vaste friche », celle d’un héritage, la fois ancienne gare centrale de la période socialiste et pâturage pour des petits élevages, et celle du processus de patrimonialisation où les actions d’usagers trop éloignés socialement ne se rejoignent pas. Il ressort aussi que ce qui fait l’unité de Stacioni i Trenit est d’être un morceau de ville en attente de transformation, une ressource foncière dans une ville en cours de métropolisation et un espace témoin des mutations urbaines propres à la capitale de l’Albanie.

Partie 2 : Valeurs et représentations patrimoniales

11Par l’intermédiaire d’entrées conceptuelles nouvelles ou de méthodes d’analyse sémantique ou textuelle, d’objets ou de processus patrimoniaux, les articles de cette deuxième partie questionnent les limites contemporaines de la notion de patrimoine et le rôle des représentations dans la fabrique du patrimoine urbain.

12L’intérêt des promeneurs pour les ruines du palais d’Orsay dans le dernier quart du XIXe siècle, est le point départ de la réflexion de Nathanaël Wadbled sur une nouvelle catégorie de patrimoine hybride qui ne séparerait plus la nature de la culture. Analysées dans le cadre de pensée de l’Anthropocène, les ruines contemporaines portent les valeurs patrimoniales d’une société attentive à l’écologie. Parce qu’elles sont constituées de l’enchevêtrement de l’artificiel et du sauvage, les ruines de l’Anthropocène ont des valeurs pédagogiques et citoyennes d’apprentissage à l’environnement. Les reconnaître comme une catégorie de patrimoine, renouvelle aussi une autre dimension, celle de la qualité du patrimoine à provenir non seulement du passé, mais aussi à être intégré dans un « futur en train d’advenir », soit une qualité patrimoniale qui inclut et donne à voir les transformations environnementales à venir.

13Interface entre l’intérieur du commerce et l’espace public, la vitrine est une représentation, une composition imaginaire qui stimule les passants. En convoquant régulièrement des représentations architecturales dans leur composition, les vitrines des grandes villes telles que Paris, font entrer l’image de marque de la ville dans les logiques marchandes. Les éléments architecturaux et urbains sélectionnés par ces compositions sont emblématiques et consensuels. Dans la mesure où ils sont convoqués de façon récurrente, Nathalie Simonot voit aussi dans l’interface de la vitrine, un lieu d’exposition de l’architecture accessible à un large public. La vitrine entretient ainsi un imaginaire patrimonial construit par des logiques de marchandisation.

14À partir de l’étude de la transformation de maisons construites par des populations d’origine rurale,

15Keira Bachart démontre que l’acception du patrimoine dépend du contexte urbain dans lequel il est placé. Dans une ville comme Djelfa en Algérie, en très forte croissance, sans passé de ville traditionnelle et où le sol est soumis à la spéculation foncière, les maisons modestes qualifiées de patrimoine urbain ordinaire constituent une source de revenu important pour leurs propriétaires. Aujourd’hui, le contexte transition énergétique, pourrait donner à ce patrimoine entendu au sens de la capitalisation, le potentiel de devenir un patrimoine entendu comme un « bien commun à garder ».

16Par une analyse sémantique de discours d’acteurs, Fabien Jakob retrace le processus par lequel une enclave foncière de terres arables, située dans l’espace périurbain de la ville de Québec peut être soustraite des logiques d’urbanisation capitalistes pour devenir un patrimoine culturel et naturel approprié par une communauté. La diversité des modes de contestation et de leur interactivité permet aux acteurs de dégager une argumentation précise source de valeurs de sauvegarde. La variété des contestations et des propositions de valorisation ainsi que leur ancrage dans des registres politiques et civiques produisent, au-delà de l’objet, un bien commun.

17En étudiant la gestion managériale et dématérialisée de châteaux en ruine Ioana Iosa éclaire les limites de l’arène patrimoniale. Les mécanismes de gestion inhérents au fonctionnement de la start up étudiée ont pour conséquence de réduire la communauté d’acteurs liée au bien patrimonial. La communauté des « crowdfunders » attirés par le discours enchanteur de la start up est vite écartée de ses rêves participatifs, de même que la communauté des experts scientifiques et institutionnels, lente à réagir par rapport aux rythmes de l’entreprise n’est pas sollicitée. Pour ce type de patrimoine privatisé et déterritorialisé, l’expertise ne relève plus alors que du champ émotionnel, réduisant ainsi le registre des valeurs patrimoniales à l’émotion.

18Pour Ema Galifi, l’imaginaire littéraire attaché au génie du lieu participe à la valorisation du patrimoine, en permettant aux lecteurs, « potentiels usagers de la ville, de se projeter et de flâner » et de donner un sens à leur appropriation de l’histoire de la ville par la visite. L’analyse des œuvres de Dominique Fernandez, Hippolyte Taine et André Suarès par une méthode textuelle et comparative, lui permet de révéler finement les aspects morphologiques et émotionnels du « genius loci » de Sienne.

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Bibliographie

Lacaze J.-P., 2012, Les méthodes de l’urbanisme [1990], « Que-sais-je ? », Paris : Presses Universitaires de Frances.

Stock M., 2006, Pratiques des lieux, modes d’habiter, régimes d’habiter : pour une analyse trialogique des dimensions spatiales des sociétés humaines, Travaux de l’Institut de géographie de Reims, 115-118, pp. 213-230

Veschambre V., 2007, Patrimoine : un objet révélateur des évolutions de la géographie et de sa place dans les sciences sociales, Annales de géographie, Vol. 4, n° 656, pp. 361-381, mis en ligne le 01/01/2010, consulté le 18/07/2023, URL : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-annales-de-geographie-2007-4-page-361.htm.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie-Thérèse Grégoris et Pauline Bosredon, « Patrimonialisations urbaines, valeurs, processus et mobilisations »Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement [En ligne], 53-54 | 2022, mis en ligne le 19 juillet 2023, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tem/10601 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/tem.10601

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Auteurs

Marie-Thérèse Grégoris

Univ. Lille, Univ. Littoral Côte d’Opale, ULR 4477 - TVES - Territoires Villes Environnement & Société, 59000 Lille, France
marie-therese.gregoris@univ-lille.fr

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Pauline Bosredon

Univ. Lille, Univ. Littoral Côte d’Opale, ULR 4477 - TVES - Territoires Villes Environnement & Société, 59000 Lille, France
Pauline.bosredon@univ-lille.fr

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