- 2 Dion, 2005, p. 145.
- 3 Alcouffe, 1978, p. 40.
- 4 Chriten, 1868, p. 318.
- 5 Id., ibid.
- 6 Brongniart, 1791, p. 192.
- 7 Brongniart, 1845, p. 392.
- 8 Coupe en émail grisaille, Description méthodique n° 393.
- 9 Alcouffe, 1978, p. 40.
1La renaissance, au xixe siècle, de l’émail sur métal, après plusieurs siècles de déclin, est connue grâce aux recherches d’Anne Dion pour la monarchie de Juillet2 et de Daniel Alcouffe pour le Second Empire3. Cet art est étroitement lié à la fabrication des pierres synthétiques, les orfèvres s’adressant aux émailleurs pour mettre en couleur leurs créations et aux peintres émailleurs pour y ajouter des figures. Ces derniers se fournissent en demi-produits (verre, cristaux colorés et émaux) auprès des fabricants de strass, des compositeurs de pierres fausses4 et des chimistes pour la haute verrerie5. Brongniart, qui s’intéresse depuis longtemps à la technique de l’émail6, rassemble un fonds d’objets en émail pour le Musée céramique et vitrique7 à partir de dons provenant des expositions. Il encourage les essais de peinture en émail à la manière de Limoges pour retrouver les techniques du xvie siècle8. Le 1er janvier 1846, son adjoint à la direction de la Manufacture, Ebelmen, crée l’atelier d’émail sur métaux. C’est sous la direction de Régnault à partir de 1859 que cette production s’est développée avec des artistes comme Meyer-Heine et Philipp pour s’achever dans les années 1870 ainsi qu’en témoigne l’inventaire de la Cité de la Céramique (fig. 1)9.
Fig. 1. Vase forme calice représentant les saisons, émaillé par Philipp, figures et ornements composés et exécutés par Gobert, Sèvres, MNC 7503
© RMN-Grand Palais (Sèvres, Cité de la céramique)/Martine Beck-Coppola.
- 10 Tableaux de l’inventaire des couleurs pour la porcelaine, l’émail et le verre, les pâtes colorées e (...)
2L’atelier d’émail a développé ses propres recettes et s’est aussi approvisionné chez les fournisseurs de demi-produits, dont 28 datés de 1848 à 1873 ont été réunis aux collections du musée dans les années 1980 grâce à l’initiative d’Antoine d’Albis, directeur technique de la Manufacture, et d’Antoinette Faÿ-Hallé, conservateur du musée. Parmi ces verres, 9 étaient opalescents ou opaques10 et font l’objet de cette étude (fig. 2, tableau 1), la détermination de l’opacifiant constituant un défi au moment où le C2RMF s’est équipé d’un microscope à balayage à effet de champ.
Fig. 2. Vue des échantillons en coupe, microscopie optique, champ imagé 1,3 x 1 mm sauf c
© C2RMF/Marie Collin.
Tableau 1. Description des échantillons étudiés
Nature
|
Aspect
|
Date
|
Fabricant
|
Application
|
Fondant opalin verdâtre
|
opaque
|
22 août 1864
|
|
|
Émail bleu lapis, très clair
|
opaque
|
11 avril 1864
|
Appert Paris
|
émail
|
Chrysoprase vert bleu
|
opaque
|
15 juin 1850
|
Appert Paris
|
|
Opale blanche
|
opalescent
|
13 novembre 1848
|
Tulout n°6 Paris
|
|
Rose opaque
|
opaque
|
04 janvier 1850
|
Tulout Paris
|
|
Jaune transparent orange
|
légèrement opalescent
|
19 août 1862
|
Manufacture de Sèvres
|
émail sur cuivre
|
Émail turquoise ou céleste AC
|
opalescent
|
08 octobre 1860
|
Tilry Venise
|
porcelaine tendre
|
Bleu céleste pur
|
opaque
|
|
|
|
Bleu turquoise
|
opaque
|
|
Dal Moro Murano
|
|
- 11 Turner, 1959, p. 18. ; Moretti, 2013, p. 1.
- 12 Ryde, 1926, p. 282.
3Une des propriétés fondamentales du verre est habituellement sa transparence, mais pour certaines applications, on peut souhaiter que le verre soit opacifié. Il existe de nombreuses méthodes pour rendre le verre11 opaque ou opalescent, toutes consistant à introduire dans la matrice vitreuse une seconde phase, finement divisée, d’indice de réfraction différent de celui de la matrice. Le plus souvent, il s’agit de cristaux. La physique de l’opacification est bien connue depuis longtemps12, et, classiquement, on différencie l’aspect optique par la dimension des particules. Si les particules sont plus grandes que la longueur d’onde de la lumière, on parle alors de diffusion de Mie et le verre est opaque, tandis que lorsque les particules sont plus petites que la longueur d’onde de la lumière, c’est la théorie de Rayleigh qui explique la diffusion. Dans ce dernier cas, elle est isotrope et l’intensité diffusée suit une loi en k/λ4 : les courtes longueurs d’onde sont plus diffusées que les grandes, de sorte qu’en lumière diffusée, l’objet a un reflet bleuté alors qu’en lumière transmise, il apparaît légèrement brun-jaune. Ce dichroïsme est parfois recherché par les artistes. On voit donc que la dimension des particules est un paramètre primordial si on veut étudier finement des objets opacifiés et que l’échelle à considérer est plus petite que le micron, ce qui nécessite des instruments présentant une bonne résolution.
4La différence entre verre opalescent et verre opale est connue empiriquement au moins depuis la fin du xviie siècle à Venise, avec l’introduction de l’arséniate de plomb13. D’une manière générale, le xixe siècle a été une période de bouleversements dans les procédés de fabrication, avec le développement de la chimie, la découverte de nouveaux éléments, etc. Dans le domaine de l’opacification, c’est à cette époque que les fluorures de sodium et de calcium ont été introduits et sont largement utilisés depuis lors. Il était donc très intéressant de voir comment ces développements s’étaient traduits dans le cas des verres qui font l’objet de cette étude.
5De plus, si l’opacification des verres sodocalciques a fait l’objet d’un certain nombre de recherches14, l’opacification des verres au plomb a été beaucoup moins étudiée.
6L’analyse élémentaire moyenne des verres a été obtenue par PIXE-PIGE (Particle Induced X-Ray Emission et Particle Induced Gamma Emission) grâce à l’accélérateur AGLAE, dans des conditions classiques15.
- 16 Les préparations ont été polies au diamant (0.25 µm) puis recouvertes d’une fine couche de platine (...)
7L’observation des cristaux responsables de l’opacification des verres a été effectuée sur des sections polies à l’aide d’un microscope à balayage à effet de champ JEOL 7800F, en mode « électrons secondaires » et « électrons rétrodiffusés », ce dernier mode étant plus adapté à la détection de phases de composition différente de celle de la matrice16.
- 17 Tube de cuivre (50 kV, 0,65 mA) équipé d’une optique permettant d’obtenir un faisceau parallèle et (...)
8Les diffractogrammes ont été obtenus sur les prélèvements polis et sur d’autres finement broyés auxquels un peu de quartz a été ajouté pour constituer un étalon interne, avec un appareil Rigaku R AXIS IV++17.
9Les résultats des analyses élémentaires PIXE-PIGE sont reportés dans le tableau 2. Tous les verres étudiés sont des verres au plomb, ce qui n’est pas surprenant dans la mesure où il était nécessaire d’avoir des verres dont la viscosité était faible à une température assez basse.
Tableau 2. Analyse moyenne PIXE-PIGE des échantillons (en % en poids d’oxyde)
10Le fondant opalin verdâtre se distingue car il contient très peu d’alcalins et beaucoup de bore : c’est le plus riche en plomb et le seul à contenir de l’étain. On sait que le bore est un fondant efficace utilisé à partir de la fin du xviie siècle18 ; il confère également au verre une bonne durabilité et diminue son coefficient de dilatation, deux propriétés qui ont pu inciter à l’employer ici. Le jaune transparent orange de Sèvres pour émail sur cuivre est potassique, l’émail turquoise de Tilry pour la porcelaine tendre est sodique. Les autres verres contiennent à la fois du sodium et du potassium. L’opale blanche et le rose opaque de Tulout présentent une grande similitude, le second contient plus d’arsenic, de magnésium, de fer et de manganèse ; ce dernier élément, sous forme oxydée, confère sa couleur rose pourpre au verre. Le cuivre est responsable de la coloration de l’émail turquoise de Tilry, du bleu céleste pur et du bleu turquoise de Murano, le cobalt de la coloration bleue de l’émail bleu lapis très clair d’Appert, l’argent de la coloration du jaune transparent orange de Sèvres pour émail sur cuivre. Quant à la teinte du fondant opalin verdâtre, il n’est pas évident d’en déterminer l’élément colorant responsable. Enfin le chrome, utilisé à partir du xixe siècle comme colorant vert, est présent dans le chrysoprase vert bleu d’Appert.
11D’après ces analyses élémentaires globales, on peut suspecter la présence d’opacifiants de type cassitérite (SnO2) dans le fondant opalin verdâtre, de type phosphate dans l’émail bleu lapis très clair d’Appert et dans l’émail turquoise de Tilry, d’antimoniate dans le bleu céleste pur et le bleu turquoise, sans qu’il soit possible de dire s’il s’agit d’antimoniate de calcium ou de plomb, encore que ce dernier soit peu probable puisqu’il donnerait une teinte verte aux échantillons. Enfin, des teneurs élevées en arsenic sont détectées dans le fondant opalin verdâtre, l’émail bleu lapis très clair d’Appert, l’opale blanche, le rose opaque de Tulout et l’émail turquoise de Tilry, et pourraient être le signe que ces échantillons sont opacifiés à l’aide de l’arséniate de plomb.
12Les images MEB obtenues sur tous les échantillons conduisent à des faciès très différents qui peuvent être classés en plusieurs catégories :
-
Gros cristaux géométriques : fondant opalin verdâtre (fig. 3), bleu céleste pur (fig. 4), bleu turquoise.
-
Nodules de l’ordre du micron : émail bleu lapis très clair d’Appert, rose opaque de Tulout (fig. 5).
-
Cristaux géométriques de l’ordre du micron s’organisant en étoiles : chrysoprase vert bleu (fig. 6).
-
Nodules de l’ordre de 0,1 micron : émail turquoise de Tilry (fig. 7a), opale blanche de Tulout (fig. 7b), jaune transparent orange de Sèvres pour émail sur cuivre.
Fig. 3. Fondant opalin verdâtre, image MEB sur coupe polie, électrons rétrodiffusés, champ imagé : 120 x 90 µm
© C2RMF/Patrice Lehuédé.
Fig. 4. Bleu céleste pur, image MEB sur coupe polie, électrons rétrodiffusés, champ imagé : 12 x 9 µm
© C2RMF/Patrice Lehuédé.
Fig. 5. Rose opaque, image MEB sur coupe polie, électrons rétrodiffusés, champ imagé : 24 x 18 µm
© C2RMF/Patrice Lehuédé.
Fig. 6. Chrysoprase vert bleu, image MEB sur coupe polie, électrons rétrodiffusés, champ imagé : 12 x 9 µm
© C2RMF/Patrice Lehuédé.
Fig. 7. a : émail turquoise ou céleste AC ; b : opale blanche, images MEB sur coupe polie, électrons rétrodiffusés, champ imagé : 2,4 x 1,8 µm
© C2RMF/Patrice Lehuédé.
13Si on s’en tient à la définition que nous avons donnée concernant la différence entre opalescent et opaque, seuls le jaune transparent orange de Sèvres pour émail sur cuivre, l’émail turquoise de Tilry et l’opale blanche de Tulout devraient être opalescents, puisque ne contenant que des particules de taille inférieure à la longueur d’onde : c’est effectivement le cas.
14La détermination de la composition élémentaire des opacifiants par EDS ne pose pas de problème quand les cristaux mesurent quelques microns, en utilisant des conditions classiques (typiquement un faisceau d’électrons de 15 keV). C’est ainsi que nous avons trouvé les compositions données dans le tableau 3 pour les cristaux de plusieurs microns des fondant opalin verdâtre, bleu céleste pur et bleu turquoise. Les cristaux du fondant opalin verdâtre sont donc de l’oxyde d’étain, tandis que ceux du bleu céleste pur et du bleu turquoise ont une composition qui peut correspondre à un antimoniate de potassium et silicium (KSiSbO5) si l’on admet que les traces des autres éléments comme Pb, Ca, Na… peuvent provenir du verre sous-jacent.
Tableau 3. Analyse EDS des cristaux des échantillons fondant opalin verdâtre, bleu céleste pur et bleu turquoise, en % en poids d’oxyde
|
Na2O
|
MgO
|
Al2O3
|
SiO2
|
K2O
|
CaO
|
Sb2O5
|
PbO
|
SnO2
|
Fondant opalin verdâtre
|
0.0
|
0.0
|
0.0
|
0.1
|
0.0
|
0.0
|
|
0.0
|
99.9
|
Bleu céleste pur
|
1.1
|
0.0
|
0.0
|
26.1
|
17.8
|
0.9
|
51.7
|
2.2
|
|
Bleu turquoise
|
0.5
|
0.0
|
0.0
|
22.9
|
18.9
|
2.0
|
55.7
|
0.1
|
|
15Pour les nodules de l’ordre du micron (cas de l’émail bleu lapis très clair et du rose opaque de Tulout), il est nécessaire de diminuer l’énergie des électrons incidents (par exemple à 7 ou 8 keV) afin de limiter le volume analysé : nous trouvons alors les compositions données dans le tableau 4. Malgré un faciès assez proche, les deux types de cristaux ne sont pas de même nature : dans le rose opaque de Tulout, il s’agit d’arséniate de plomb avec un peu de calcium (la teneur en CaO du verre est de 0,8 %), tandis que dans l’émail bleu lapis très clair d’Appert, il s’agit d’un composé plus complexe contenant oxygène, phosphore, calcium, arsenic et plomb.
Tableau 4. Analyse EDS des cristaux des échantillons émail bleu lapis, très clair et rose opaque, en % en poids d’oxyde
|
Na2O
|
SiO2
|
P2O5
|
K2O
|
CaO
|
As2O5
|
PbO
|
Émail bleu lapis, très clair
|
1.6
|
0.2
|
15.8
|
0.1
|
21.5
|
30.3
|
30.6
|
Rose opaque
|
1.2
|
1.8
|
0.6
|
0.7
|
3.5
|
28.1
|
64.1
|
16Dans le cas du chrysoprase vert bleu d’Appert, les cristaux se développent en étoiles à partir d’un petit nodule central qui paraît généralement en creux (sans doute à cause du polissage), donc difficile à analyser par EDS. Les étoiles sont de grandes dimensions (10 ou 20 µm), mais les particules qui constituent les branches des étoiles sont beaucoup plus petites (0,5 µm au maximum) et il est impossible d’analyser les particules elles-mêmes sans intégrer un peu de verre sous-jacent, même en travaillant avec des électrons de 7 keV. De plus, là aussi, la matière constituant les cristaux a été partiellement arrachée lors du polissage. Les résultats ainsi obtenus sont donc à prendre avec prudence et nécessitent une interprétation (tableau 5) : par rapport au verre situé à proximité et analysé dans les mêmes conditions, ces cristaux sont incontestablement fortement enrichis en Na, P et Ca. L’origine de Si et Pb est certainement le verre situé à proximité. Nous n’avons détecté ni fluor, ni arsenic. Il est donc très probable que ces cristaux soient un phosphate double de sodium et calcium.
Tableau 5. Analyse EDS du verre et des cristaux de l’échantillon chrysoprase vert bleu, en % en poids d’oxyde
|
Na2O
|
Al2O3
|
SiO2
|
P2O5
|
K2O
|
CaO
|
PbO
|
Verre
|
2.6
|
0.1
|
40
|
0.0
|
0.3
|
1.7
|
55
|
«
|
3.0
|
0.1
|
41
|
0.2
|
0.3
|
1.8
|
53
|
«
|
2.9
|
0.3
|
41
|
0.6
|
0.3
|
2.4
|
52
|
«
|
3.3
|
0.0
|
41
|
0.6
|
0.1
|
2.0
|
53
|
Nodule
|
4.5
|
0.2
|
34
|
7.0
|
0.2
|
6.3
|
48
|
«
|
2.1
|
0.4
|
41
|
3.2
|
0.2
|
3.5
|
50
|
«
|
10.0
|
0.1
|
26
|
13.7
|
0.3
|
12.2
|
38
|
«
|
13.5
|
0.2
|
17
|
20.6
|
0.2
|
19.1
|
26
|
«
|
5.0
|
0.2
|
31
|
5.4
|
0.0
|
5.9
|
46
|
«
|
5.7
|
0.2
|
34
|
7.1
|
0.1
|
6.0
|
47
|
17Dans le cas de l’échantillon jaune transparent orange de Sèvres, dans les zones jaunes opalescentes, nous observons des nodules blancs, donc de numéro atomique nettement plus élevé que celui du verre situé à proximité. Les analyses réalisées à 7 kV montrent systématiquement un net enrichissement en argent, d’autant plus important que la particule a un diamètre plus grand, tous les autres éléments étant en diminution : il s’agit très probablement de particules d’argent métallique. La coloration jaune provoquée par les nanoparticules d’argent est bien connue.
18Dans l’émail turquoise de Tilry et l’opale blanche de Tulout, les nodules sont très fins (inférieurs à 0,1 µm) et impossibles à analyser par EDS sur section polie.
19Enfin, dans le bleu céleste pur et le bleu turquoise, à côté des cristaux qui mesurent souvent plusieurs microns, on trouve des petits cristaux de l’ordre de 0,2 µm, peu abondants, présentant une teinte plus claire que les gros cristaux en électrons rétrodiffusés. Ces petits cristaux apparaissent enrichis en calcium et en antimoine : il pourrait s’agir d’antimoniate de calcium.
20Les diagrammes présentent quelques raies assez peu intenses, ainsi qu’un fond continu avec un dôme caractéristique d’une phase vitreuse. Par comparaison avec les diagrammes publiés par ASTM International (American Society for Testing and Materials19), nous pouvons identifier :
-
Fondant opalin verdâtre : cassitérite (SnO2)20.
-
Bleu céleste pur et bleu turquoise : composé KSiSbO521, plus quelques raies qui peuvent correspondre à Ca2Sb2O7.
-
- 22 ASTM 31-1083.
- 23 ASTM 31-1041.
Opale blanche et rose opaque de Tulout : les raies s’indexent bien avec la fiche d’un arséniate de potassium, sodium et plomb [KNaPb8(AsO4)6]22 ou celle d’un arséniate de potassium et plomb [KPb4(AsO4)3]23. Ces deux composés sont très proches l’un de l’autre : on passe du premier au second par une substitution du sodium par le potassium. On peut imaginer que, dans cette structure, on puisse remplacer une partie des alcalins par du calcium, de façon à tenir compte des résultats des analyses EDS.
-
Chrysoprase vert bleu d’Appert : phosphate de sodium et calcium NaCaPO424.
-
Émail bleu lapis très clair d’Appert et turquoise de Tilry : le diagramme est correct, mais aucune identification satisfaisante n’a pu être trouvée. Les positions des raies ainsi qu’une estimation de leur intensité sont données dans le tableau 6.
Tableau 6. Position et intensité des raies de diffraction non identifiées dans les échantillons (F = forte, f = faible)
d (Angströms)
|
4,40
|
3,96
|
3,65
|
2,88
|
2,71
|
Intensité
|
f
|
F
|
f
|
F
|
F
|
- 25 Lahlil, 2008, p. 273.
- 26 Crosnier, 1990, p. 848.
21Les résultats obtenus sont souvent différents de ceux que l’on trouve dans la littérature (tableau 7). Ainsi l’antimoniate de potassium et silicium (KSiSbO5) n’est mentionné comme opacifiant qu’une seule fois25, dans deux échantillons de verre filé de Nevers du xviiie siècle, verres qui contenaient peu de plomb (4 à 8 % de PbO en poids), mais son diagramme de diffraction n’avait pas pu être identifié. Nous avons trouvé une publication26 qui décrit la synthèse de ce composé et indique son diagramme de diffraction des rayons X : il est identique à celui que nous avons obtenu.
Tableau 7. Synthèse des résultats
Échantillon
|
Description
|
Éléments détectés (EDS)
|
Composé (EDS)
|
Nature structurale (DX)
|
Fondant opalin verdâtre
|
gros cristaux
|
Sn, O
|
SnO2
|
cassitérite (SnO2)
|
Émail bleu lapis, très clair
|
nodules microniques
|
P, Ca, As, Pb, O
|
|
?
|
Chrysoprase vert bleu
|
étoiles - nodules de 0.2 µm
|
Na, Ca, P, O
|
NaCaPO4
|
NaCaPO4
|
Opale blanche
|
nodules étoiles 0.1 µm
|
As, Pb, O ?
|
|
KNaPb8(AsO4)6
|
Rose opaque
|
nodules microniques
|
As, Pb, O, trace Ca
|
|
KNaPb8(AsO4)6
|
Jaune transparent orange
|
petites billes 0.1 µm
|
Ag
|
|
|
Émail turquoise ou céleste AC
|
nodules 0.1 µm
|
As, Pb, O ?
|
|
?
|
Bleu céleste pur
|
gros cristaux
|
Si, K, Sb, O + Ca, Sb, O
|
KSiSbO5
|
KSiSbO5 + Ca2Sb2O7
|
Bleu turquoise
|
gros cristaux
|
Si, K, Sb, O + Ca, Sb, O
|
KSiSbO5
|
KSiSbO5 + Ca2Sb2O7
|
22Les analyses EDS montrent clairement que les nodules du Chrysoprase vert bleu d’Appert contiennent Na, Ca, P et O, mais que le fluor est absent. Le phosphate double de sodium et calcium n’est jamais mentionné comme opacifiant, alors que l’apatite (fluophosphate de calcium) est classique. Les diagrammes de diffraction sont voisins et rendent la distinction des deux types de composés difficile par diffraction des rayons X.
23De même, on ne trouve pas, dans la littérature sur les opacifiants, l’arséniate de plomb avec un peu de calcium ; son diagramme de diffraction pourrait être dérivé de celui de l’arséniate de plomb, sodium et potassium par substitution du calcium aux alcalins.
- 27 Turner, 1959, p. 24.
- 28 Lahlil, 2008, p. 31.
- 29 Turner, 1959, p. 23.
24Néanmoins, il convient de signaler que Turner27 indique que les compositions de ces cristaux (phosphate de calcium et arséniate de plomb) peuvent varier beaucoup sans modifier sensiblement le diagramme de diffraction, qui demeure caractéristique d’une structure type hexagonale dont l’apatite (3Ca3(PO4)2, CaF2) et la mimétite (3Pb3(AsO4)2, PbCl2) sont des exemples. En revanche, les cas de la cassitérite et de l’antimoniate de calcium28 sont bien connus et documentés. On peut aussi noter que nous n’avons jamais rencontré d’antimoniate de plomb, pourtant signalé par Turner29 comme une solution classique pour opacifier les verres au plomb.
25Il est surprenant que, dans plusieurs cas, on soit en présence de plusieurs types de cristaux simultanément, comme un antimoniate de potassium et silicium (KSiSbO5) et un antimoniate de calcium (Ca2Sb2O7) dans les échantillons bleu céleste pur et bleu turquoise : l’intérêt technologique n’est pas évident, et c’est peut-être seulement pour être plus sûr d’obtenir l’opalisation que cette solution a été adoptée.
26Enfin, on peut s’interroger sur la façon dont l’opacifiant est introduit. La répartition très homogène que l’on observe dans l’émail bleu lapis très clair et le chrysoprase vert bleu d’Appert, l’opale blanche et le rose opaque de Tulout, l’émail turquoise de Tilry et, dans une moindre mesure, le jaune transparent orange de Sèvres incite à penser que ces cristaux se sont développés à partir d’une phase vitreuse homogène, par exemple durant un traitement thermique postérieur à l’élaboration du verre, ce qui est assez classique. En revanche, dans le cas du fondant opalin verdâtre, du bleu céleste pur et du bleu turquoise, où les cristaux sont distribués de façon hétérogène et souvent en amas, on peut imaginer qu’ils se sont développés à partir de cristaux qui avaient été ajoutés au verre, comme pour les cristaux d’oxyde de chrome qui se forment autour des grains de chromite, ou pour les cristaux de zircone qui se forment par transformation des grains de zircon durant l’élaboration du verre qui contient ces impuretés.
27Ce travail a montré que la microscopie à balayage, pratiquée à l’aide d’un appareil équipé d’un canon à effet de champ, est une technique parfaitement adaptée à la détermination de la forme et des dimensions des particules responsables de l’opacification des verres : quand les particules sont de l’ordre de 0,1 µm, le verre est opalescent, alors qu’il est opaque quand les dimensions des particules sont nettement plus grandes (il perd alors son caractère dichroïque). De même, la possibilité d’effectuer, sur ce type d’instrument, des analyses X à basse énergie sans perdre de résolution latérale est un atout précieux pour au moins identifier les éléments présents dans les particules opacifiantes quand elles mesurent moins de 1 µm de diamètre, ce qui a conduit à des informations inédites sur la composition des opacifiants.
28À côté d’opacifiants classiques (typiquement SnO2 sous forme cassitérite), les solutions adoptées pour générer une seconde phase d’indice différent sont très diverses, certaines ne sont d’ailleurs pratiquement pas documentées (KSiSbO5 ou NaCaPO4) et constituent donc une nouveauté.
29Enfin, dans plusieurs cas, on trouve des compositions complexes de type arséniate de plomb mais contenant d’autres éléments (comme du calcium et même du phosphore). On peut aussi noter que l’opacification par les fluorures de calcium ou de sodium, qui a été largement utilisée à partir du xixe siècle, n’a été employée par aucun des fournisseurs.
30Les antimoniates de calcium, largement utilisés pour opacifier les verres sodocalciques, n’ont pas été employés dans les verres au plomb étudiés, probablement pour éviter le risque de précipitation de l’antimoniate de plomb qui génère une coloration jaune.
31Par ailleurs, les échantillons bleu céleste pur et bleu turquoise présentent de grandes analogies : composition moyenne peu différente et mêmes phases cristallines. Comme on sait que le bleu turquoise vient de chez Dal Moro à Murano, il est légitime de penser que le bleu céleste pur a la même origine.
32Aucun des échantillons étudiés ne présentait de signe d’altération (pas de fissuration de la couche superficielle, pas de dépôt de sels métalliques en surface) : leur conservation ne semble donc pas poser de problème. Il est vraisemblable qu’il en est de même pour les objets qui ont été décorés à l’aide des matières premières étudiées. C’est néanmoins un point qu’il faudrait vérifier. Les recommandations pour la conservation des verres peuvent s’appliquer à celle des objets émaillés avec ce type de décor : peu de variations de température et humidité relative moyenne et constante.
Les auteurs remercient Anne Bouquillon, Olivier Dargaud et Laurence Tilliard pour les fructueuses discussions qui ont enrichi ces recherches, ainsi que Stéphanie Brouillet qui nous a fourni de très nombreuses informations sur les émaux de la Cité de la Céramique.