1Depuis 1903, le département des Objets d’art du musée du Louvre abrite une tapisserie représentant l’Adoration des Mages (OA 5942), aux dimensions modestes (181 x 143,5 cm), qui avait la particularité d’être tendue sur un châssis en bois, disposition qui semble antérieure à son acquisition par le musée (fig. 1 et 2). Elle avait appartenu au grand collectionneur Frédéric Spitzer avant d’être achetée et léguée au musée du Louvre par Charles Rochard. La pièce, pourtant d’une grande qualité stylistique et d’un tissage fin et avec des filés métalliques, n’avait guère attiré l’attention des spécialistes et ne semble pas avoir été restaurée depuis son entrée dans les collections publiques.
Fig. 1. Atelier de Frans Geubels, Adoration des Mages, Bruxelles, vers 1570, tapisserie en laine, soie et filés métalliques, 181 x 143,5 cm (après restauration)
Paris, musée du Louvre, département des Objets d’art.
© Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau.
Fig. 2. Tapisserie avant restauration, fixée sur un châssis
© Sylvie Forestier.
2En 2008, à l’occasion d’un prêt à une exposition, il fut décidé de procéder à la restauration de la tapisserie, notamment de la dépose du châssis, afin d’en améliorer les conditions de conservation. Cette présentation était en effet néfaste car elle créait tensions et déformations, et engendrait des altérations des soies dans la partie supérieure, ainsi que des lacunes dans les angles et sur les bords. Des galons modernes y étaient cousus et étaient cloués dans le châssis. Par ailleurs, l’aspect de l’œuvre était terne et jauni. Une toile de lin, fixée sur le cadre, cachait le revers de la tapisserie. L’intervention de restauration consistait a priori, outre cette dépose, en une opération tout à fait habituelle de consolidation et de doublage de la pièce. Mais il en fut autrement.
3La dépose du châssis fut à l’origine de deux surprises. La bonne surprise fut de retrouver, sous les galons modernes, les galons originaux, quasi intacts, portant la marque Brabant-Bruxelles et un monogramme d’atelier identifié comme celui de Frans Geubels, ce qui permet de connaître maintenant avec certitude le lieu de production de cette pièce jusque-là hypothétique et de proposer une datation plus tardive que celle qui était alors avancée. En revanche, l’accès au revers de la tapisserie permit de faire le triste constat qu’il était imprégné d’un badigeon de colle brun. Les trames flottantes du revers étaient emmêlées, engluées, dures et cassantes. La colle avait profondément migré dans les fibres et pénétré entièrement la tapisserie (fig. 3).
Fig. 3. Tapisserie avant restauration
Détail du revers.
© Sylvie Forestier.
- 1 Rapport d’étude n° 18709, 18 décembre 2009.
4Les analyses de la colle, réalisées par Nathalie Balcar au C2RMF, ont identifié un adhésif organique composé de colle d’amidon et de colle protéinique, plus connu sous le nom de colle de pâte1. Ce mélange, traditionnellement employé pour le marouflage et l’entoilage des tableaux, fut appliqué à la tapisserie avant qu’elle ne soit ensuite tendue sur châssis. La colle avait durci et s’était oxydée. Elle restait cependant sensible à l’humidité et dégageait des produits acides qui compromettaient la conservation de la tapisserie. Mais on ne pouvait envisager l’élimination de la colle par un simple traitement en milieu aqueux : d’une part, la dissociation brutale des acides dans l’eau pouvait provoquer des dégâts irréversibles sur le textile et, d’autre part, l’amidon, principal composant de la colle de pâte, est insoluble dans l’eau. Sa solubilisation pouvait en revanche s’envisager avec des enzymes.
- 2 Shibayama N., Eastop D., 1996.
- 3 Bott G., 1990.
- 4 Rinuy A., Fiette A., dans Exp. Genève, 1994, p. 53.
- 5 Fiette A., 2000.
- 6 Rinuy A., Raster B., 1994.
- 7 Chapman V., 1986.
5Des traitements enzymatiques sur textiles avaient précédemment été réalisés sur des bannières2, des broderies3, une collection de drapeaux4, un linceul avec portrait du Fayoum5, ou encore sur des textiles islamiques6. Une α-amylase avait été utilisée car il s’agissait d’éliminer une colle d’amidon. Ces traitements avaient été appliqués localement, en bain, sous forme de gel ou de cataplasme7. Le cas de la tapisserie était différent car elle était totalement imprégnée et seul un traitement par immersion en bain pouvait être envisagé.
- 8 L’amylase s’attaque aux macromolécules d’amylose et les morcelle en petites molécules de dextrines, (...)
- 9 α-amylase – Type II A – n° 6380, du Bacillus spp. environ 1300 unités (SIGMA ALDRICH).
- 10 Bott G., 1990.
- 11 LRMH, note T-10-03 (mars 2010) de Dominique de Reyer.
- 12 Nous remercions Agnès Mathieu-Daudé, conservatrice alors en charge de la filière Arts décoratifs du (...)
6L’enzyme est un catalyseur de réaction chimique. Elle favorise l’hydrolyse d’une substance et est d’autant plus active qu’elle est spécifique au substrat dans les conditions de température et de pH favorables à son action. Pour éliminer une colle de pâte, on cherche à agir sur l’amidon. L’α-amylase hydrolyse l’amidon8 et la dissolution de son hydrolysât entraîne aussi la dissolution de la colle animale. Il faut choisir une enzyme purifiée9, ayant une forte activité10, afin d’éviter la présence de contaminants comme une protéase (ciblant les protéines des soies et des laines) ou une cellulase (ciblant la cellulose des fils de coton ou de lin) qui risqueraient de causer des dommages irréversibles sur le textile. Une autre difficulté, dans le cas de la tapisserie, portait sur le fait que l’action de l’α-amylase était inhibée en présence de métaux. Les analyses de prélèvements des filés métalliques, réalisées par Dominique de Reyer au LRMH, ont conclu, pour la majorité des fils, à un plaquage d’or sur lame d’argent obtenu par laminage, avec une matrice qui est un alliage d’argent et de cuivre11. On trouve également un filé d’argent sur les grotesques et dans le liseré des bordures décoratives. La présence de chlore et de soufre indique l’oxydation du métal. La couche d’or est altérée et lacunaire. Ce constat conduisait à s’interroger sur la faisabilité d’un traitement. Une phase d’essai fut alors décidée. Ces tests, ainsi que le reste des opérations présentées ici, ont eu lieu dans l’atelier textile du C2RMF (pavillon de Flore), permettant ainsi de travailler dans les meilleures conditions12.
- 13 20 échantillons de laine, 7 échantillons de fils de soie, 3 échantillons de filés métalliques.
7Les premiers tests, réalisés en collaboration avec Anne Rinuy, ingénieur-chimiste, ancien conservateur au laboratoire des Musées d’art et d’histoire de Genève, furent effectués sur des fils de chaque type présents sur la tapisserie, prélevés sur le revers13, afin d’observer leur réaction sous diverses conditions de traitement et de déterminer la concentration d’enzyme nécessaire, la température, le pH, la nature de la solution tampon, et le mode opératoire le plus adapté.
- 14 Rinuy A., Fiette A., dans Exp. Genève, 1994, p. 53. ; Fiette A., 2000 ; Rinuy A., Raster B., 1994.
8La concentration habituellement employée est de 0,5 mg pour 10 ml de solution14. Dans le cas de cette étude, la quantité a été doublée car il s’agissait d’un épais badigeon de colle qui avait pénétré au cœur des fibres et imprégné toute la tapisserie. Pour que l’α-amylase agisse sur la colle, elle doit être dans un milieu liquide favorable.
- 15 Mélange équimolaire de potassium di-hydrogéno-phosphate (KH2PO4) et de di-potassium hydrogéno-phosp (...)
9Le tamponphosphate avec un pH égal à 6,9 est optimal pour l’activité d’α-amylase. La concentration généralement utilisée varie de 0,1 à 0,3 M, mais dans le cas de la tapisserie, on augmente la concentration à 0,5 M15, compte tenu de la quantité importante de produits oxydés et acides provenant de la colle de pâte. Il est préparé en solution d’eau déminéralisée. La solution ainsi tamponnée régulera les chutes de pH lors de la mise en bain du textile. Il semblerait que le tampon phosphate puisse faciliter le mouillage, donc, par extension, favorise le nettoyage du textile.
- 16 Fil de soie rouge et fil de laine vert (repiquage ponctuel d’une restauration du xixe siècle).
- 17 Un prélèvement de colle mis en bain enzymatique tamponné est dissous au bout de 20 minutes à 28 °C.
10La température optimale pour l’activité de l’enzyme est de 37 °C, mais les premiers essais sur fils ont montré un important dégorgement de certains fils de laine et de soie16. Une seconde série de tests, réalisée avec une température abaissée à 25-30 °C, a montré que l’activité de l’enzyme n’est pas atténuée17 et les dégorgements moindres. La durée maximale d’un traitement enzymatique est de 1h30 ; on a limité la durée du traitement à 30 minutes pour les tests sur fils à cause de leur aspect cassant.
- 18 Par précaution, on retirera les fils de repiquage de laine vert avant le traitement final.
- 19 Les résultats d’analyses confirment l’amélioration de l’aspect de surface des lames métalliques qui (...)
11Cette première série de tests montre que certaines soies rouges originales dégorgent légèrement, ce phénomène courant restant contrôlable18. Le comportement des fils durant le traitement est satisfaisant et la structure des fils reste stable. Les observations sous binoculaire après traitement révèlent que les fils de laine et de soie, libérés de leur gangue de colle, recouvrent leur soyeux et leur brillant. Les filés métalliques sont dégagés des produits d’oxydation et recouvrent un aspect brillant et doré19. Il a donc été décidé de procéder à un second test, cette fois-ci sur une zone déterminée de la tapisserie, en effectuant le mouillage par la face et en choisissant d’augmenter la durée du traitement à 45 minutes environ afin de prolonger l’action des enzymes.
- 20 Des essais sur un tissage similaire ont permis de déterminer la quantité d’eau nécessaire au mouill (...)
12L’angle inférieur droit de la tapisserie, sur une surface de 20 x 27 cm, est choisi pour le test20 (fig. 4). La zone est placée dans un bac de lavage adapté à ces dimensions. La solution enzymatique est maintenue à température par bain-marie et confinement de l’espace du bain sous une cloche, surmonté de lampes chauffantes. Les mesures de température et de pH sont régulièrement prises durant le test. Le traitement se fait en deux bains successifs, chacun de 20 minutes environ. Le renouvellement évite les risques de désactivation de l’enzyme par les produits de décomposition de la colle. Les premiers rinçages se font en solution tamponnée à froid pour éliminer les produits hydrolysés et les enzymes, puis les rinçages suivants se font avec de l’eau déminéralisée. La zone est ensuite séchée. Le résultat du traitement est satisfaisant : la colle a été éliminée et l’aspect jaune qui ternissait le tissage a disparu ; les fils sont beaucoup plus souples et brillants sur le revers de la tapisserie et les couleurs reprennent du contraste et de la vivacité (fig. 5). Il reste néanmoins des traces de colle sur le revers, notamment dans les anfractuosités profondes où le mouillage n’était peut-être pas suffisant. Les filés métalliques ont été également débarrassés de ces impuretés et de cet aspect jaune qui les ternissaient. C’est particulièrement marquant dans la bordure où les fils reprennent du brillant et les figures de grotesques sont bien visibles. Les essais de nettoyage ayant été concluants, et après accord de la commission de restauration du Louvre, le traitement de l’ensemble de la tapisserie a été décidé en 2010.
Fig. 4. Test de faisabilité d’un nettoyage enzymatique sur l’angle inférieur droit de la tapisserie
© Sylvie Forestier.
Fig. 5. Résultat du test
© Sylvie Forestier.
13Un bac aux dimensions de la tapisserie (154 x 194 cm) a été construit pour cette opération ; il est muni des panneaux chauffants (circuits imprimés sur support de silicone) avec thermostat couplé à une sonde de température qui trempe dans le bain. L’opération a nécessité l’intervention de trois restaurateurs : Sylvie Forestier, Cécilia Aguirre et Thalia Bajon-Bouzid. Le premier bain enzymatique est appliqué sur le revers (fig. 6). Pendant le mouillage, on retire aussi les produits qui enrobent les filés métalliques avec un pinceau souple (fig. 7). L’opération est répétée sur la face. La tapisserie est ensuite rincée, d’abord en bain tamponné à froid puis à l’eau déminéralisée en bain et sur plan incliné. Après chaque rinçage, le liquide est absorbé avec une éponge. La tapisserie est déposée sur la table, puis séchée lentement (alternativement sous plaque de verre et à l’air libre) pour éviter les risques de déformation. Des traces de colle résiduelle sur les bords montrent que le badigeon de colle était plus épais sur le périmètre. Devenues pulvérulentes, elles sont éliminées mécaniquement et aspirées simultanément. La tapisserie retrouve une lisibilité qu’elle avait perdue et on redécouvre les jeux de lumière où alternent le mat des laines, les plages brillantes en soie et l’éclat mouvant du métal (fig. 8 a et b).
Fig. 6. Mise en bain de la tapisserie posée sur le revers
© Sylvie Forestier.
Fig. 7. Traitement en cours sur le revers avec dégagement au pinceau des zones engluées et des filés métalliques
© Sylvie Forestier.
Fig. 8 a et b. Détail de la résille du vêtement du mage de gauche avant et après restauration
© Sylvie Forestier.
14Après cette opération, la tapisserie a été consolidée de façon classique. Les coutures de relais qui ont rompu sont refermées à l’identique des originales. Les zones fragiles sont consolidées sur des supports en soie ou en lin teints à la couleur (fig. 9). Elles sont principalement situées dans le ciel, sur l’étable et sur les grotesques des bordures hautes et basses. La question de la consolidation des galons bleus des bordures s’est posée : lacunaires, notamment aux angles et sur le galon inférieur, les chaînes à nu y sont visibles et gênantes. Il est convenu que les galons seront consolidés sur une toile de lin teinte à la couleur, que les chaînes les plus apparentes seront repliées sur le revers, l’ensemble étant protégé d’une crêpeline de soie teinte. La tapisserie est ensuite doublée et munie d’une bande d’accrochage par velcro. Celle-ci est cousue « hors champ », au-dessus de la bordure supérieure, pour assurer la conservation de la tapisserie sur le long terme et éviter les problèmes de conditionnement. Cette bande est ensuite recouverte d’une toile de lin teinte dans un ton plus clair que celui des galons (fig. 1).
Fig. 9. Tapisserie en cours de consolidation
© Sylvie Forestier.
- 21 Bos A., Forestier S., Mathieu-Daudé A., 2012.
- 22 Agnès Mathieu-Daudé et Roberta Cortopassi.
15Le succès de ce traitement enzymatique, qui semble une première dans le domaine de la tapisserie à filés métalliques, posait la question de la conservation à terme de cette pièce précieuse dont les filés métalliques avaient recouvré leur éclat, afin d’éviter le retour trop rapide de leur oxydation. Il a été décidé de placer la tapisserie dans un caisson climatique, opération qui fut réalisée en 2012 par le restaurateur Patrick Mandron, et la surveillance visuelle de la pièce permet de constater une stabilité satisfaisante de son état. Ajoutons que la redécouverte de la marque Brabant-Bruxelles et du monogramme de l’atelier a relancé sur des bases nouvelles l’étude de la tapisserie : elle a permis de proposer une datation resserrée, vers 1575, et de faire des hypothèses d’attribution du carton, autour de la personnalité de Michel Coxcie21. Le travail de réflexion, de mise en place d’une méthodologie de traitement novateur et sa mise en œuvre ont été, enfin, le résultat d’une démarche collective de partage de compétences particulièrement exemplaire, associant aussi bien des scientifiques du C2RMF, du LRMH et du Musée d’art et d’histoire de Genève, des conservateurs, notamment ceux en charge de la filière Arts décoratifs au C2RMF22, et une équipe de restaurateurs.