- 1 Ce retable, commandité et payé par le chancelier Rolin, a été offert aux hospices de Beaune entre 1 (...)
- 2 Les archives des hospices contiennent également divers documents pour cette période, signalés par N (...)
1Les archives des Musées nationaux conservent un très intéressant dossier sur la première restauration du grand retable de Roger van der Weyden conservé depuis sa création aux hospices de Beaune (fig. 1)1. Constitué de la correspondance entre le président de la commission des hospices civils de Beaune et Frédéric Reiset, le directeur du Louvre, entre 1875 et 1878, ce dossier permet de suivre non seulement les différentes étapes de la restauration du retable, mais aussi et surtout le débat qui se noue au sujet des différentes options possibles de restauration2. Les questions de la commission amènent le directeur du Louvre à expliquer et à justifier les pratiques de restauration du temps, et nous offrent une occasion privilégiée de mesurer l’état de la réflexion du temps au sujet de la transposition, mais aussi sur le problème des retouches, et même sur celui de la conservation préventive.
Fig. 1. R. Van der Weyden, le retable du Jugement dernier
© RMN.
- 3 Le retable sera classé au titre des objets mobiliers des Monuments historiques seulement le 10 octo (...)
2La restauration du retable est due à l’initiative de la commission des hospices de Beaune et plus particulièrement de son président, Louis Cyrod. Alarmé par le mauvais état du retable depuis de nombreuses années, et particulièrement par des soulèvements récurrents et des pertes de matière, il décide de s’adresser à l’institution qui lui semblait disposer des meilleurs spécialistes, le musée du Louvre – il faut rappeler qu’à cette époque le retable n’était pas encore classé monument historique3.
3Après avoir consulté deux des restaurateurs les plus célèbres de l’époque (et très employés par le Louvre), Chapuis pour le support et Briotet pour la couche picturale, Louis Cyrod interroge alors le musée du Louvre pour décider du bien-fondé de ces propositions (transposition sur toile ou sur bois des panneaux les plus abîmés).
4La première pièce du dossier du Louvre est donc une lette de Louis Cyrod à Frédéric Reiset (alors directeur du Louvre, et ancien conservateur des dessins , puis des peintures), datée du 18 janvier 18754 : « […] Elle (la commission) tient surtout à mettre autant que possible ce beau tableau à l’abri de toutes détériorations ultérieures, en empêchant la continuation de celles qui malheureusement existent déjà, mais ne voulant pas courir les chances d’une restauration maladroite ou même dangereuse, la commission prend la liberté de s’adresser à vous M. le Directeur général, espérant que vous voudrez bien lui indiquer la marche à suivre pour arriver avec le moins de frais possible à un résultat avantageux […] ».
- 5 Le retable n’appartient pas aux collections d’un musée, et est de plus en mains privées (vu le stat (...)
- 6 On peut s’étonner que l’on ait attendu si tardivement pour s’intéresser au sort du retable de Van d (...)
5Reiset répond très rapidement (le 20 janvier 1875). Il est conscient du mauvais état du retable, qu’il a vu pour la dernière fois dix ans auparavant, et accepte d’aider la commission, bien que cela ne soit pas de sa responsabilité5 : « Ce n’est pas l’usage, et en toute autre circonstance je refuserais. Mais il s’agit du tableau de Beaune6, et je suis convaincu que tout le monde approuvera l’exception que je fais en votre faveur, et en l’honneur du chancelier Rollin qui a doté la France d’un ouvrage magnifique. »
6Suite à cette réponse, Cyrod envisage prudemment d’envoyer tout d’abord un seul panneau, l’un des plus abîmés (il s’agit du panneau qui représente L’Enfer et, au revers, Saint Antoine en grisaille) pour tester le type de restauration envisagé, et voir si cela peut fonctionner sur les autres panneaux. Il remarque également que cela leur permettra de mieux savoir le coût exact de la restauration du retable entier, et donc de pouvoir mieux prévoir la dépense nécessaire.
- 7 Lettre du 16 août 1875 à F. Reiset, AMN, P16.
7Il faut ensuite attendre l’été pour que le restaurateur Chapuis vienne à Beaune protéger le panneau d’un papier pour le voyage (par train), l’emballer, et enfin l’accompagner jusqu’à Paris7.
- 8 Il conseille une transposition de bois sur toile plutôt qu’une de bois sur bois pour des raisons de (...)
8Le 25 septembre, Reiset écrit à Cyrod qu’il a examiné le panneau. Il pense qu’il faut malheureusement transposer L’Enfer, mais que le revers peut être conservé sur bois8. Il est mieux conservé et, dans de bonnes conditions, pourra se maintenir ainsi. On se contentera donc de le parqueter. Il revient encore sur les mauvaises conditions de conservation, en regrettant de devoir maintenant envisager des opérations lourdes (comme la transposition) qui auraient pu être évitées avec plus de soin.
9Le 1er octobre, Cyrod écrit une des lettres les plus intéressantes du dossier : il pose plusieurs questions très pertinentes sur les choix de restauration à envisager (transposition sur bois ou sur toile ? Possibilité de conserver les lacunes). La réponse de Reiset, longue et argumentée, est également très remarquable, car elle l’oblige à justifier ses choix et nous donne une sorte de vision directe de la mentalité d’un grand conservateur et historien d’art du temps au sujet de la restauration : transposer sur toile est plus durable que transposer sur bois, et plus facile à bien conserver ; une restauration trop limitée, qui ne toucherait pas ou peu à la couche picturale, ne permettrait pas de jouir du retable, qui deviendrait impossible à exposer ; à l’inverse, les restaurateurs du Louvre seront très respectueux et se limiteront aux lacunes, sans porter atteinte à l’original ; enfin, il insiste sur un des avantages de l’opération – transposition de certains panneaux et parquetage des autres –, la possibilité de mieux présenter le retable, en permettant de voir à la fois les côtés face et revers, une fois les panneaux séparés.
10Convaincus, les membres de la commission avalisent ses choix et lancent la restauration du panneau de L’Enfer et de son revers, le Saint Antoine en grisaille.
- 9 Selon l’abbé Boudrot, aumônier des hospices et auteur d’un opuscule sur le retable en 1875, les rel (...)
11En mai 1876, Reiset informe Cyrod de l’avancée des restaurations : L’Enfer a été transposé sur toile avec succès, et en nettoyant la peinture on en a profité pour enlever les repeints qui la défiguraient9. Le Saint Antoine a été parqueté et restauré en couche picturale également, mais il y avait peu à faire car il était bien conservé. Reiset loue le travail remarquable des trois restaurateurs – le rentoileur, Chapuis, le parqueteur, Bouvard, le restaurateur de couche picturale, Briotet – et espère que la commission sera satisfaite. Soigneusement emballés par Chapuis, les deux panneaux vont désormais pouvoir retourner à Beaune.
12Avant le retour du panneau Cyrod s’inquiète des conditions de conservation, et explique que la commission désire exposer le retable dans un nouvel espace, plus approprié. Reiset approuve ce choix (ne pas le replacer dans la chapelle), et réitère les mesures à prendre pour éviter que le retable ne soit à nouveau endommagé. Le 17 juin, les panneaux repartent par train et, le 21, Cyrod écrit à Reiset que la restauration est unanimement admirée. Il parle de « véritable résurrection » pour le panneau de L’Enfer ; le 5 août, il précise que l’administration des hospices va essayer de trouver les crédits nécessaires pour restaurer l’ensemble du retable.
13En janvier 1877, enfin, Cyrod informe Reiset que le reste du retable est parti pour Paris, sous la supervision de Chapuis. La commission attend son diagnostic et lui délègue en toute confiance la restauration. Le 18 janvier, Reiset répond en expliquant les grands lignes de la future restauration, en insistant encore une fois sur le retard pris alors qu’il y a trente ans on aurait sans doute pu sauver plus de parties originales. Il s’écoule ensuite quelques mois avant le début du travail, car il reste à régler divers problèmes d’assurance.
14Le 2 avril enfin, Reiset informe Cyrod de l’avancée du travail : Chapuis doit transposer trois panneaux (deux à droite et un à gauche), mais les revers en seront seulement parquetés.
15Le 23 mai, il écrit avec satisfaction que les 4 petits panneaux supérieurs n’ont pas eu besoin de transposition, et ont été facilement restaurés en couche picturale. On a continué d’enlever les repeints qui couvraient les figures, et il est content du bon état global de la peinture. Le seul panneau qui lui semble très difficile à restaurer sera Le Paradis, très lacunaire (fig. 2).
Fig. 2. Le Paradis, avant restauration (MAP, 1877)
© Ministère de la Culture, Médiathèque du patrimoine, dist. RMN.
- 10 De fait, seuls quatre panneaux côté face et deux côté revers (sur 15) furent finalement transposés (...)
16Le 26 juillet, Cyrod envoie à nouveau une lettre très intéressante, où il se pose la question de l’homogénéité de la restauration, entre parties transposées sur toile et parties restées sur bois. Le 30, Reiset répond qu’il ne faut transposer qu’en cas de nécessité absolue, et que ce serait « une véritable barbarie » que de procéder à des transpositions inutiles. Il espère ne faire transposer que la moitié des panneaux dédoublés, sur un total de 1510. Il rassure Cyrod en affirmant qu’une fois la restauration achevée on ne verra plus de différence, mais insiste une fois encore sur la nécessité d’une bonne conservation.
17Le dossier ne contient ensuite plus de lettres pour cette année, et il faut attendre le 26 mars 1878 pour la prochaine lettre de Reiset qui fait le point sur la restauration, concernant désormais uniquement la couche picturale. Il se félicite de l’enlèvement des « affreux barbouillages dont on les avait affublés »11. Il demande par ailleurs la permission d’exposer le retable au Louvre durant l’exposition universelle à Paris, qui doit avoir lieu durant l’été. Cyrod répond favorablement, car la commission pense que cela permettra à un plus large public d’admirer le retable, et ce sera en sorte une bonne publicité pour leur chef-d’œuvre.
- 12 Ils sont expédiés par train le 27 avril 1878.
18Il faut ensuite solliciter l’autorisation du ministre des Beaux-Arts, puis organiser l’envoi des deux premiers panneaux restaurés à Paris12.
19Le 25 avril, Reiset explique que la restauration est quasi terminée, à l’exception du Saint Sébastien en grisaille (revers du Paradis), qui sera mis en place avec un peu de retard.
- 13 Une lettre d’un visiteur allemand signale que les spectateurs touchent le retable, et conseille de (...)
20Dès le 1er mai, le retable est exposé dans une salle du Louvre, et connaît un grand succès de curiosité13. Le 21 août, la commission demande à récupérer le retable, car elle voudrait le réinstaller avant le début de la mauvaise saison, dans la nouvelle salle où il sera désormais exposé. Cyrod demande à nouveau des conseils pour une bonne conservation du retable.
21Le 23 août, Reiset, de son séjour de vacances, répond que le retable sera emballé dès son retour (le 31 août) par Chapuis, et repartira sous la surveillance de ce dernier, qui sera aussi chargé de le remonter à Beaune. Il réitère ses conseils pour une bonne conservation du panneau.
- 14 Par Chenue « le plus habile emballeur de Paris » (AMN, P16).
- 15 AMN, P16, lettre de Chapuis à Reiset du 6 septembre 1878.
22Le 4 septembre, Reiset informe Cyrod que le retable va être emballé14 et voyagera en quatre caisses. Il est mis au train le 5 septembre par Chenue et, le 6, Chapuis informe Reiset que l’œuvre a été aussitôt déballée et remontée. Il est content de lui signaler que « ces messieurs et dames sont enchantés des restaurations en général »15.
- 16 « […] Son apparition, pour moi qui ne l’avait pas vu depuis son départ de Beaune, a été saisissante (...)
23La dernière pièce du dossier est une lettre de remerciements d’un autre administrateur des hospices, M. Bouchard. Il précise que tous sont très satisfaits du résultat, et étonnés par l’habileté des restaurateurs « tant la réussite est complète »16.
24La restauration du retable a donc été finalement menée dans un délai très raisonnable (trois ans), si l’on tient compte des dimensions de l’œuvre et de la difficulté de certaines interventions (séparation des panneaux en deux, transpositions de bois sur toile, parquetages, restauration fondamentale en couche picturale, avec enlèvement de très nombreux repeints).
25Elle a été bénéfique pour la conservation du panneau, et a donné toute satisfaction aux responsables des hospices.
26Mais cette restauration présente plusieurs autres aspects intéressants. Tout d’abord, en raison de la nécessité de bien faire comprendre les aspects techniques et les enjeux de la restauration à un non-spécialiste, elle a obligé le directeur du Louvre à expliquer et à justifier les mesures prises, nous procurant des informations rarement disponibles pour cette époque, où les rapports de restauration sont encore quasi inexistants (particulièrement pour l’enjeu de la transposition). Ensuite, on y trouve également quelques discussions intéressantes sur la restauration de la couche picturale, même si celle-ci s’est finalement déroulée de manière assez traditionnelle. Enfin, on est frappé par l’insistance des recommandations concernant la bonne conservation de l’œuvre, prouvant la prise de conscience de la part des responsables du patrimoine envers ce qu’on n’appelait pas encore la conservation préventive.
- 17 Voir Barbet, 2008.
- 18 « Je ne connais que deux hommes à qui je puisse confier ce travail », AMN, P16, lettre de Reiset à (...)
27Au xixe siècle, la technique de transposition de bois sur toile, mise au point dès le milieu du xviiie siècle et pratiquée ensuite à grande échelle au Louvre pendant la Révolution, est désormais bien maîtrisée. À la méthode Picault, qui se caractérisait par une séparation assez dangereuse de la couche picturale et de la préparation, en préservant le support, a succédé une méthode moins brutale, où le support est progressivement éliminé, avant le report de la couche picturale et d’une partie de la préparation sur un nouveau support, qui peut être de bois ou de toile. Mise au point par la Veuve Godefroid puis par Jean-Louis Hacquin, elle a été perfectionnée par François-Toussaint Hacquin, et enfin par son élève Émile Mortemard. Claude Chapuis17, le rentoileur employé par le Louvre à cette époque, est l’élève et associé de Mortemard, dont il a repris l’atelier. On peut donc penser que les louanges que lui décernent Reiset sont justifiées et qu’il est effectivement un des meilleurs praticiens de son temps18.
- 19 « Le travail du restaurateur proprement dit ne sera pas long. Mais les opérations d’enlevage demand (...)
- 20 AMN, P16, lettre de Cyrod à Reiset du 9 octobre 1875.
- 21 « […] C’est le seul point sur lequel nous avons entendu manifester non pas des critiques, mais des (...)
- 22 AMN, P16, lettre du 21 juillet 1876 de P. Toisset à la commission des hospices et au musée du Louvr (...)
- 23 Id. « 1°) Peut-on soutenir que, dans le panneau restauré, le grain de la toile ne s’aperçoive pas ? (...)
28Mais Reiset prend néanmoins la peine d’expliquer minutieusement l’opération, ce qui est déjà un document précieux à une époque où nous ne disposons pas de rapport19. Surtout, toute une discussion s’engage sur l’opportunité de transposer sur bois ou sur toile. Il est intéressant de voir que Cyrod penche au début pour le report sur bois, afin de mieux préserver le caractère particulier du retable : « 1° Quels sont vos motifs pour préférer le transport sur bois au report sur un parquet neuf, abstraction faite de la question d’économie ? Bien des personnes supposaient que le parquetage sur bois conserverait mieux au retable son caractère primitif et archéologique. »20 Ce type d’objection n’existait pas au xviiie siècle ou à l’époque du musée Napoléon, où l’on se préoccupait surtout de conserver l’image représentée, sans tenir compte du support. Désormais les connaisseurs sont plus attachés à la matérialité du retable21, comme en témoigne encore une autre lettre22 conservée dans le dossier, celle de Paul Toisset, correspondant de la Société d’archéologie. Après avoir admiré les deux premiers panneaux restaurés, il se plaint néanmoins du changement de support, qui, pour lui, est une altération irrémédiable, et il demande au Louvre et aux administrateurs de la commission de ne transposer que de bois sur bois, si on ne peut éviter la transposition : ses arguments – différence de matière qui nuira à l’effet final de la restauration et trahison de la technique du maître23 – sont toujours recevables aujourd’hui. Il supplie donc les administrateurs de renoncer à transposer les autres panneaux de bois sur toile, et à le faire de bois sur bois.
- 24 AMN, P16, lettre de Reiset à Cyrod du 12 octobre 1875.
29Le dossier ne conserve pas de réponse à cette lettre mais, dès le début, Reiset répond à Cyrod que la transposition sur bois lui semble périlleuse, à la fois en raison de la taille des panneaux, et de leur conservation future : « [...] Mon intention est de faire transporter sur toile les panneaux enlevés, parce que cela présente pour l’avenir beaucoup moins de dangers ( je laisse d’ailleurs de côté la question d’argent). Quand il s’agit de panneaux de petites dimensions, je fais souvent et avec succès transporter la peinture sur un autre panneau. Mais là il s’agit d’une superficie considérable, et aux dangers qui menacent toute peinture de quelque nature qu’elle soit, se joindront les dangers qui peuvent résulter de la dessication insuffisante des bois employés. Puis, si plus tard quelques maladies se déclarent, on aura plus de peine à y remédier sur un panneau que sur une toile. Dans bien des cas un simple rentoilage suffira, tandis que lorsqu’il s’agira d’un panneau, on sera peut-être obligé d’en venir à un second enlevage […]. »24 Reiset, préfère donc logiquement privilégier une bonne conservation dans le futur, le bois présentant toujours plus de fragilité aux variations climatiques et aux insectes. Contrairement à l’amateur d’art cité plus haut, il est confiant dans le peu de différence ultérieurement pour les spectateurs : « […] Si notre entreprise réussit comme j’ai lieu de l’espérer, nul, à moins d’y mettre la main, ne s’apercevra d’une différence quelconque entre les panneaux transportés sur toile et ceux qui resteront sur bois. L’ensemble ne perdra absolument rien de son aspect primitif ».
- 25 AMN, P16, lettre de Reiset à Cyrod du 30 juillet 1877.
30Cependant, son insistance à conserver le plus possible sur bois tous les panneaux qui ne sont pas trop abîmés indique bien qu’une prise de conscience commence à naître sur les intérêts et les inconvénients de la transposition. Aux membres de la commission enchantés de la réussite du premier panneau et suggérant, toujours pour des raison de meilleure conservation, de ne pas hésiter à tout transposer, il répond en effet que ce serait « une véritable barbarie » et qu’il tentera de préserver le plus de panneaux sur bois qu’il le pourra (au début il parle de 7 ou 8 sur 15, et apparemment, finalement, seuls 6 des panneaux, sur 15, ont été transposés (fig. 3) : « [...] Je n’ai nullement changé d’avis au sujet du traitement que demandent les différentes parties de votre retable. J’ai toujours pensé, et je vous l’ai dit bien des fois, qu’il fallait laisser sur leur panneau original tous les morceaux qui, après examen approfondi, paraitraient ne pas avoir le besoin absolu d’un enlevage immédiat […]. »25
Fig. 3. Schéma du retable avec les panneaux transposés (hächures) et ceux restés sur bois ; en haut, les panneaux du revers (retable fermé), en bas les panneaux de l’endroit (retable ouvert)
Cf. N. Veronee-Haegen, 1973.
31Cette restauration nous permet donc d’avoir un témoignage précieux sur la perception qu’on a, à l’époque de la transposition de bois sur toile, bien maîtrisée, mais qui fait un peu perdre à l’objet de son « caractère archéologique », pour employer les termes de Cyrod. Si on continue de la pratiquer fréquemment pour des raisons de conservation, on ne la considère plus comme une opération magique, et on tente donc de l’éviter quand cela est possible.
- 26 AMN, P16, lettre de Reiset à Cyrod du 10 mai 1876.
- 27 AMN, P16, lettre de Reiset à Cyrod du 25 mai 1877.
32Moins complexe, la restauration de la couche picturale a comporté néanmoins deux aspects intéressants. Tout d’abord l’enlèvement des repeints « de pudeur », qui couvraient les nus, et qui fait l’unanimité ici. Cyrod le demande dès le début (lettre du 9 octobre 1875) et Reiset en parle avec le plus grand mépris : « Les monstrueuses et ineptes restaurations pratiquées sur ce tableau il y a une cinquantaine d’années sont parties comme de la boue. Le peintre sans conscience et sans talent qui s’est permis d’affubler de robes brunes les figures des ressuscités dans le milieu du retable, n’osant pas donner le même vêtement aux damnés, avait entouré et recouvert leurs corps de flammes et n’avait laissé d’intact et de visible que les têtes. Si je n’avais vu la chose de mes yeux et si je n’avais pas fait faire, avant de commencer, la photographie du tableau, je n’aurais pu croire à une pareille audace. Maintenant les corps nus ont reparu tels que le maître les avait faits et beaucoup mieux conservés que je n’osais l’espérer. Les souffrances des damnés sont rendues avec une énergie extraordinaire et sans la moindre indécence. »26 Si l’on se fie aux photographies (fig. 2 et 4), il faut reconnaître que ces surpeints semblent avoir été assez maladroits, en effet. À l’inverse, la peinture était apparemment bien conservée, comme le répète Reiset vers la fin de la restauration du retable : « […] Ils ont été aussi nettoyés et, comme cela était certain, toutes les figures du bas sont redevenues toutes nues. Elles sont belles et intéressantes, et cela ne ressemble en rien à ce qu’elles étaient. Il y aura là un long et important travail de restauration, surtout dans le panneau de la duchesse de Bourgogne. Mais je craignais qu’il y en eût encore davantage, et j’ai été agréablement surpris en vérifiant l’état réel des panneaux […] »27
Fig. 4. Panneau figurant la Vierge, avant restauration, (MAP, 1877) ; outre les très nombreux soulèvements, qui justifieront le recours à la transposition, on y observe les tuniques ajoutées sur les figures des élus
© Ministère de la Culture, Médiathèque du patrimoine, dist. RMN.
33Reiset et Cyrod discutent donc beaucoup moins de la réintégration de la couche picturale, qui semble aller de soi, que des problèmes de transposition, à part au début de la restauration.
- 28 AMN, P16, lettre de Cyrod à Reiset du 9 octobre 1875.
34À ce moment là, évoquant l’aspect très dégradé de certains panneaux, Cyrod, pour des raisons de coût, mais aussi visiblement de crainte de retrouver un tableau trop restauré, évoque la possibilité de ne pas retoucher, mais de se contenter de tons de fond : « Ajouterai-je que nous nous faisons peut-être à tort, le scrupule d’enlever à notre retable une partie de son caractère en le soumettant à un travail qui, justement par l’habileté bien connue de M. Briotet auquel vous proposez de le confier, ne permettra plus de distinguer l’œuvre de l’artiste du quinzième siècle des retouches faites au dix-neuvième. L’œil en serait certainement plus flatté, mais il reste assez de la peinture du temps pour en apprécier le mérite malgré les lacunes qui résultent de son état de dégradation. […] Les lacunes dont je parle ne pourraient-elles pas être sinon dissimulées, au moins rendues moins disparates, si l’on ménageait dans la peinture fraîche qui doit servir de fond à recevoir la vieille peinture transposée des différences de nuance ou de ton analogues aux couleurs dans les quelle se trouvent les lacunes ? »28
35Ici Cyrod, qui n’est pas un spécialiste ni un historien d’art, mais visiblement un amateur éclairé, suggère presque, de manière très moderne, une sorte de « restauration archéologique », ne laissant visible que l’original et se contentant d’atténuer l’aspect gênant des lacunes.
- 29 AMN, P16, lettre de Reiset à Cyrod du 12 octobre 1875.
36À cette proposition un peu iconoclaste pour l’époque, Reiset répond aussitôt qu’il n’est pas possible de présenter au public une peinture pleine de « trous » : « […] Ce qui importe c’est de respecter la peinture du maître. Je vous affirme que si je dirige ces travaux, la plus petite parcelle de la peinture originale sera rigoureusement respectée. Mais les trous seront restaurés avec soin et avec art. Rassurez-vous d’ailleurs ! Quelque soit le restaurateur que j’emploierai, un connaisseur distinguera du premier coup la restauration d’avec le travail du maître. Mais du moins vos panneaux seront en honneur et tout le monde en jouira. »29
- 30 Idem.
- 31 AMN, P16, lettre de Reiset à Cyrod du 25 mai 1878.
- 32 « […] Toutes les figures des damnés et des bienheureux sont nues et il ne reste rien des affreux ba (...)
37Néanmoins, il avoue à cette époque se préoccuper de l’état du panneau de gauche, Le Paradis, qu’il trouve si endommagé qu’il serait difficile de refaire les parties manquantes : « […] Cependant, il est un panneau auquel vos observations s’appliquent d’une manière arguable, c’est le panneau du Paradis, le dernier à gauche. Là le dommage est si grand, que mon intention a toujours été de laisser les parties tombées sans les remplacer. Car il ne s’agit pas de boucher des trous, mais de refaire des figures entières […]. »30 À la fin, cependant, il semble que la restauration ait été effectuée de manière complète, puisque Reiset affirme que le panneau a « parfaitement réussi »31 ; et, si l’on se fie aux photographies anciennes, malheureusement postérieures à la restauration (fig. 5), le panneau paraît avoir été restauré de manière illusionniste, sans notable différence avec les autres parties du retable. Quand Reiset fait le bilan de la restauration, en mars 1878, il insiste surtout sur l’enlèvement de repeints et une retouche discrète, mais n’évoque plus ce problème32.
Fig. 5. Le Paradis, après restauration : les grandes lacunes ont été réintégrées (MAP, 1959)
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38Il est néanmoins intéressant de voir ici assez précocement évoquée la difficulté de refaire des lacunes sur une peinture d’un style plus difficile à imiter pour les restaurateurs, et où il serait nécessaire de trop inventer pour refaire les parties manquantes. Cyrod, comme spectateur, ne serait pas choqué par la présence de lacunes, et même un professionnel des musées comme Reiset n’écarte pas la possibilité de ne pas tout restaurer.
39Le dernier aspect intéressant de cette restauration est l’attention portée aux conditions de conservation.
- 33 F. Reiset, lettre du 25 septembre 1875, AMN, P16.
- 34 Idem.
40Dès le début de la restauration, Reiset insiste sur l’importance d’une bonne conservation, et regrette de ne pas avoir pu intervenir plus tôt sur le retable : « Il est bien regrettable que vous ne vous soyez pas décidés vingt ans plus tôt. Car vraisemblablement nous aurions eu affaire à un tableau presqu’intact. »33 Et quand il évoque le parquetage du saint Antoine, il souligne aussitôt la nécessité de bien surveiller le panneau pour ne pas être obligé d’intervenir dessus : « Ce sera à vous d’y faire attention, de ne pas laisser tomber les écailles, et de nous prévenir si vous vous aperceviez de quelque accident […]. »34
- 35 « […] Cette disposition, tout en étant la disposition ancienne, serait probablement défavorable à l (...)
- 36 AMN, P16, lettre de Reiset à Cyrod du 16 juin 1876.
41Par ailleurs, très tôt Cyrod s’enquiert également des précautions à prendre ; et dès 1876, pour le retour des deux premiers panneaux, il envisage un changement de lieu35, chaudement approuvé par Reiset : « […] Je crois que vous ferez sagement, une fois le tableau tout entier remis en état, de ne pas le placer dans la chapelle. En prenant des soins convenables, son existence sera prolongée presqu’infiniment, n’oubliez pas que c’est un vieillard ! 440 ans environ !
Voici à mon avis les mesures à prendre :
1°) ne jamais laisser le soleil frapper sur la peinture
2°) n’ouvrir les fenêtres que par un temps sec
3°) élever modérément pendant l’hiver la température de l’appartement où il sera placé, au moyen d’un poêle ou d’une cheminée. La cheminée serait préférable. Si vous vous servez d’un poêle, tachez que ce poêle soit aussi éloigné que possible de la peinture.
4°) faire visiter au moins une fois par an le tableau par un homme intelligent et de confiance. »36
- 37 « […] D’un autre côté nous croirions avantageux de ne pas attendre la mauvaise saison pour le place (...)
42On voit que toutes ces mesures pourraient encore être prises aujourd’hui et que les hommes du temps étaient pleinement conscients de l’importance des conditions climatiques et de l’environnement dans la bonne conservation des œuvres. Tout au long de la restauration, Reiset va continuer de réitérer les précautions à prendre, pendant que Cyrod de son côté ne se lassera pas de lui demander encore des conseils de conservation37.
43Ainsi, cette restauration permet également de voir à l’œuvre un grand souci de conservation préventive et de rappeler que les conservateurs d’antan n’étaient pas dépourvus de tout souci ni de bonnes connaissances en la matière.
44Cette restauration très importante a donc été menée avec beaucoup de soin et d’attention à la fois par le directeur du Louvre et son équipe de restaurateurs, et par le président de la commission des hospices, Louis Cyrod, qui montre dans ses lettres à la fois beaucoup d’intérêt et des idées très modernes en matière de restauration, pour un simple amateur éclairé.
- 38 Archives du Patrimoine, dossier Hôtel-Dieu/Hospices de Beaune n° 21/072.
- 39 Dossier C2RMF n° F6112 (le laboratoire n’avait pas pu radiographier tous les panneaux, il faudra at (...)
45Il faut enfin rappeler que cette restauration a été durable, puisque les dossiers conservés aux archives du Patrimoine38 ne mentionnent plus ensuite aucune restauration fondamentale. Quand le tableau est exposé pour la première fois à Paris en 1952-1953 (après ce bref épisode de 1878), le laboratoire du Louvre le radiographie et n’observe que quatre panneaux transposés côté face39, et depuis ces transpositions n’ont elles-mêmes pas eu besoin d’être reprises. Les dossiers mentionnent seulement divers refixages à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale (fig. 8).
- 40 Il est amusant de noter que l’inspecteur des monuments historiques d’alors, Jacques Dupont, s’adres (...)
46Parallèlement, à cette époque, les repeints semblent avoir viré, se voient de plus en plus (fig. 6 et 7), et une série de nettoyages et de reprises des anciennes restaurations va avoir lieu de 1946 à 195740. Depuis, le retable a été régulièrement surveillé, entretenu (toujours des refixages et des reprises ponctuelles des anciennes restaurations), mais il n’y pas eu de restauration fondamentale avec enlèvement de toutes les anciennes restaurations.
Fig. 6. Panneau figurant la Vierge, après restauration, mais avant une nouvelle intervention : on observe les repeints qui ont viré dans le manteau (MAP, 1948)
© Ministère de la Culture, Médiathèque du patrimoine, dist. RMN.
Fig. 7. Détail du manteau de la Vierge : on observe les repeints qui ont viré dans le manteau (MAP, 1948)
© Ministère de la Culture, Médiathèque du patrimoine, dist. RMN.
Fig. 8. Le retable dans sa présentation ancienne, à la fin des annnées 1940 (MAP, 1948)
© Ministère de la Culture, Médiathèque du patrimoine, dist. RMN.
47Donc ce dossier, outre son intérêt pour la restauration du retable en elle-même, nous est surtout précieux pour les échanges entre Cyrod et Reiset, qui nous permettent de disposer d’un débat sur les interventions possibles sur ce type d’œuvre, en particulier sur les risques, les avantages, et les inconvénients de la transposition de bois sur toile. On peut alors constater ici une certaine évolution à l’égard de cette technique, désormais bien maîtrisée, mais que l’on n’emploie plus sans réserve, dans le souci de préserver mieux le caractère originel de l’objet. Enfin, on observe une insistance certaine sur les conditions de conservation. Toutes ces préoccupations révèlent donc certains traits déjà assez modernes en matière de restauration.