1La conservation préventive définie dans le cadre de l’ICOM-CC concerne « l’ensemble des mesures et actions ayant pour objectif d’éviter et de minimiser les détériorations ou pertes à venir. Elles s’inscrivent dans le contexte ou l’environnement d’un bien culturel, mais plus souvent dans ceux d’un ensemble de biens, quels que soient leur ancienneté et leur état. Ces mesures et actions sont indirectes ; elles n’interfèrent pas avec les matériaux et les structures des biens. Elles ne modifient pas leur apparence ».
2Elle peut se définir également par opposition à la conservation curative ou la restauration.
3Les conditions de conservation ont de tout temps été une préoccupation qui s’est traduite par des prescriptions basées sur une vision empirique et naturaliste des causes et de leurs effets sur les collections. Cette approche basée sur les vertus de la prévention a, après le xixe siècle, été reléguée au second plan au bénéfice des actions de conservation curative et de restauration.
4Dans la deuxième moitié du xxe siècle, devant l’accroissement des collections et l’extension de la notion de patrimoine, les traitements individuels des objets ont rencontré leur limite (en partie économique). De plus, des considérations éthiques ont amené à renouer avec les vertus de la prévention. Déjà la charte de Venise (1964) considérait que la restauration devait rester exceptionnelle au profit de la conservation. Le développement de concepts de conservation préventive [Michalski, 2005] répondait à des considérations pratiques et de bon sens (bonne économie domestique).
5Dans les années 1990, sont formalisés les domaines d’application de la conservation préventive considérée comme une discipline à part entière. Les raisons qui ont conduit au changement de point de vue sur les modes de protection des biens culturels sont de trois ordres :
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la faillite des méthodes de restauration traditionnelle due à l’impossibilité de traiter des collections de façon globale par des méthodes de restauration individuelle, à une certaine incertitude devant l’abondance des méthodes mises au point dans les laboratoires, à une méfiance vis-à-vis de traitements dont on découvrait après coup les effets secondaires parfois désastreux ;
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l’assise scientifique donnée aux recommandations empiriques de conservation préventive des textes anciens, par le socle de connaissances accumulées durant les décennies précédentes pour comprendre les mécanismes de dégradation, les interactions entre matériaux et entre ceux-ci et leur environnement, ainsi que le perfectionnement des outils d’analyse ;
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la nécessité d’une approche plus globale de la conservation appuyée par l’évolution de nouveaux paradigmes sociaux et en particulier la prise de conscience de la globalisation des phénomènes et leurs interactions, des nécessités du développement durable et d’une sensibilité écologique au sens large.
6Jusqu’au xixe siècle, deux modes principaux d’actions sur les objets du patrimoine étaient envisagées [Daniel et Côte, 1997] : d’une part, la réparation consistait à rendre à l’objet sa valeur d’usage, et d’autre part, la pratique de mesures de conservation préventive décrites dans de nombreux textes depuis l’Antiquité en ce qui concerne la protection des bâtiments ou des peintures [Koller, 1994], depuis l’époque médiévale pour les livres et bibliothèques. On trouve au xive siècle sous la plume de Richard de Bury, grand bibliophile, des recommandations pour la protection des livres contre le vol, les insectes, la poussière, l’humidité. L’ouvrage de bibliothéconomie de Gabriel Naudé (1627) traite également de ces questions (fig. 1).
Fig. 1. Gabriel Naudé, bibliothécaire de Mazarin, dans son, Advis pour dresser une bibliothèque, évoque dès 1627 quelques principes de conservation préventive
© F. Daniel.
7Au xviiie et surtout au xixe siècle, la mise au point de méthodes de restauration d’abord empiriques bénéficie de l’éclosion de nouvelles sciences, en particulier la chimie. Par exemple, c’est dans la deuxième moitié du xviiie siècle que la restauration des peintures acquiert une véritable organisation en France avec les traitements de transpositions de tableaux, l’élaboration de méthodes de rentoilage. Au xixe siècle, sont mis au point les méthodes de restauration de papiers avec le blanchiment des taches par des oxydants, les premières expériences de désacidification, les expériences de clivage des papiers, les éliminations de taches à l’aide de solvants [Daniel et Côte, 1997]. Une approche interventionniste sur les objets culturels est née de cet âge d’or de la restauration virtuose (par ses résultats) et non maîtrisée (par ses conséquences) et de la certitude que les progrès techniques étaient capables de résoudre les problèmes de toute nature, comme en témoignait Jean Rostand : « Ce monde gouverné par la biologie et la chimie, où le meilleur de l’homme sera voulu, prévu, calculé, où le talent, le don, la charité, la vertu, seront obtenus à volonté par des artifices techniques. » (fig. 2)
Fig. 2. La visite du musée du Louvre en tramway selon Robida (Le Vingtième Siècle, 1883). Ce romancier illustrateur a souvent anticipé (mais pas toujours avec justesse, on le voit) les développements qui découlent des innnovations techniques
© F. Daniel.
8Dans le même temps, apparaît la notion de patrimoine culturel devant être accessible à tous, objet de mémoire et d’identité, l’invention des musées, la protection juridique du patrimoine. Le développement des sciences exactes soutenu par une vision rationaliste rend envisageable et crédible une restauration proprement dite, c’est-à-dire un retour à l’objet originel. La notion de patrimoine s’élargit [Babelon et Chastel, 1994].
9La fin du xxe siècle voit se consolider le socle des connaissances sur les matériaux, leurs processus de dégradation, les impacts de l’environnement, l’évaluation des effets à long terme des méthodes recommandées et pratiquées et, par voie de conséquence, le compte des erreurs passées. De plus, les études statistiques, par exemple sur l’étendue des besoins de conservation-restauration dans les bibliothèques en France et dans le monde [Oddos, 1995], démontrent l’impossibilité d’agir au cas par cas et obligent à une globalisation des interventions.
10Par ailleurs, les traitements chimiques préconisés par les laboratoires ont rencontré des réticences de la part des « utilisateurs finaux » en raison de l’image négative que la chimie véhicule en général, du transfert progressif vers les laboratoires de l’expertise sur l’état des collections (diagnostic) et de la prescription (traitement).
11La dépréciation des méthodes chimiques trouve son illustration notamment dans l’aventure des traitements de désacidification de masse du papier. La restauration traditionnelle se trouvait dans les années 1970-1990 dans l’incapacité de traiter des ensembles qui devenaient d’autant plus importants que les impératifs de la conservation s’étendaient à des domaines toujours plus larges. La mise au point de méthodes industrielles coûteuses dans une atmosphère de compétition et d’émulation entre laboratoires (canadiens, étatsuniens, français, allemands, etc.) a été un sujet extrêmement traité au cours de ces années et pratiquement abandonné au moment où la conservation préventive apparaît comme une approche plus raisonnable du traitement global des collections. Par réaction, un consensus s’est formé sur le principe d’intervention minimale, après ces exemples de « maximaux » que représentaient les traitements dits de masse (fig. 3).
Fig. 3. Le traitement de masse des objets et notamment les systèmes de désacidification des livres se sont développés à partir des années 1970
Ici le système exploité par la Bibliothèque nationale de France à Sablé-sur-Sarthe.
© F. Daniel.
12Le changement de paradigme a nécessité une période charnière, une sorte de mouvement d’écologie militante préconisant le retour aux produits naturels et aux méthodes douces de traitement (désacidification à l’eau minérale, désinfection par les essences naturelles, blanchiment du papier au soleil…), bref une sorte de restauration « homéopathique ».
13Par ailleurs, la remise en cause d’anciennes méthodes éprouvées par les laboratoires et la mise au point de nouvelles à un rythme soutenu ne permettait pas de fixer une pratique et induisait d’autant plus de défiance de la part des utilisateurs que, parallèlement, les mêmes laboratoires mettaient en évidence les effets secondaires de pratiques non contrôlées qui ont parfois entraîné des difficultés à long terme (Cf. Lascaux [Sire, 2006] pour ne citer que cet exemple).
14La perte de confiance dans le progrès technique et le besoin de se réfugier dans la conservation du passé est une donnée sociale qui s’est imposée au cours du xxe siècle et qui s’applique également au domaine de la conservation du patrimoine : face aux excès de la modernisation, il ne s’agit plus de « changer le monde », mais de le « sauver », en sauvegardant les « outils de la civilisation » [Lacroix, 1998]. Michel Melot a décrit la grande vogue patrimoniale de cette fin de siècle, qu’il relie à la revendication contemporaine de « développement durable » [Melot, 2001]. Il y voit une bonne nouvelle, celle d’une préférence pour la longue durée et l’histoire, pour la « transmission » plutôt que pour la communication [de Saint-Pulgent, 2001]. C’est ainsi que la société moderne garde et conserve comme peut-être jamais elle ne l’a fait dans l’histoire [Audrerie, 2003], ce qui doit la conduire à poser des questions de fond. Si demain tout devient monument (patrimoine industriel, paysages, savoir-faire, folklore, salles de spectacles populaires, paquebots, etc.), quel sens pourront garder le mot et la chose ? Il y a même lieu de se demander avec Michel Duchein s’il « faut tout conserver » [Duchein, 1997], compte tenu du coût croissant de la restauration et de la conservation. Ce qui impose de justifier « l’utilité, voire la nécessité de cette conservation ». Par ailleurs, la « prolifération des objets à conserver » rend indispensables le tri et surtout l’établissement de règles internationales pour l’effectuer. Enfin, l’extension même d’une notion de plus en plus floue (« aujourd’hui, tout ou presque fait partie du patrimoine ») doit conduire à « prendre acte de l’impossibilité de tout conserver indifféremment et d’agir en conséquence ». Il s’agit donc bien de « substituer une politique raisonnée de conservation à la résignation devant la fatalité ».
15Conservation curative, préventive et restauration sont trois modes d’action pour la protection du patrimoine qui trouvent leur fondement théorique dans le Culte moderne des monuments, où Aloïs Riegl propose une grille de valeurs et de sous-valeurs permettant d’analyser les monuments [Riegl, 1903]. Un monument, au sens originel du terme, désigne une œuvre érigée avec l’intention précise de maintenir à jamais présents dans la conscience des générations futures des événements ou des faits humains particuliers (ou un ensemble des uns et des autres). Riegl distingue trois valeurs de mémoire, parfois contradictoires : la valeur d’ancienneté, la valeur historique et la valeur commémorative. Alors que le culte de l’ancienneté est exclusivement fondé sur la dégradation (le vieillissement est accepté) et que le culte de l’historique veut arrêter toute dégradation, mais sans toucher à celles déjà accomplies qui justifient son existence (nécessité d’une conservation préventive), le culte de la commémoration prétend à l’immortalité, au présent éternel (et si on considère cette valeur comme fondamentale, la restauration devient nécessaire pour rendre à l’objet l’aspect d’origine).
16Le poids relatif dévolu à chacun de ces aspects a changé au cours des siècles en fonction de l’évolution de la notion de patrimoine, des avancées scientifiques et techniques, de l’organisation de la protection (institutions, organismes, aspects réglementaires, normalisation, etc.) et également de l’évolution de la société et en particulier du développement de la sensibilité écologique.
17L’écologie est le domaine de réflexion qui a pour objet l’étude des interactions, et de leurs conséquences, entre un individu (isolé et/ou en groupe social constitué) et le milieu biotique et abiotique qui l’entoure et dont lui-même fait partie ; les conséquences étant celles sur le milieu, mais aussi celles sur l’individu lui-même. Cette acception générale (dite « large ») fait de l’écologie un domaine de réflexion très vaste et si, par milieu abiotique il faut entendre tout ce qui n’est pas vivant (donc aussi potentiellement les objets, la technologie, la connaissance, etc.), cette acception peut être transposée dans le domaine du patrimoine et en ce sens on peut parler pour la conservation préventive, d’une « écologie du patrimoine ».
18Le monde de la conservation subit les influences économiques, sociales, politiques. Au cours du xxe siècle, la pression écologiste a modifié notablement nos comportements et la perception que nous avons des risques engendrés par le progrès technologique. On ne peut négliger cet aspect dans les répercussions qu’elle a eu vis-à-vis de notre définition du patrimoine et de la manière d’en assurer la gestion. Citons Hans Jonas, référence majeure des courants écologistes [Jonas, 1999], selon qui doit être interdite toute technologie qui comporte le risque – aussi improbable qu’il soit – de détruire l’humanité ou la valeur particulière en l’homme qui fait qu’il doit exister. Il désigne cet impératif par la formule in dubio pro malo. Cela veut dire que s’il y a plusieurs effets possibles à une technologie, il faut décider comme si le plus mauvais allait s’accomplir. Ce « principe de précaution » est devenu l’une des notions le plus souvent sollicitées dans les débats environnementaux. C’est de la faille qui se creuse entre la maîtrise des techniques et la non-maîtrise de certaines de leurs conséquences que provient ce principe. Appliqué au domaine du patrimoine, ce point de vue ne pouvait déboucher que sur les principes de conservation préventive et d’intervention minimale. Ce qu’analyse le philosophe Michel Lacroix : après avoir, pendant un siècle et demi (du xixe siècle au milieu du xxe siècle), fonctionné sur le « principe de Prométhée » (certitude que le progrès scientifique assurera le bonheur de l’Humanité), notre société est entrée, suite aux chocs du xxe siècle (Hiroshima, Auschwitz, Tchernobyl, Fukushima...), dans l’ère du « principe de Noé ». La conscience que la science et la technologie peuvent se retourner contre l’homme conduit la société à repenser différemment son rapport au risque et l’entraîne dans un réflexe de sauvegarde universelle : de la congélation des espèces menacées à la sauvegarde du patrimoine (« de la cathédrale à la petite cuillère », disait Malraux), de la lutte pour les « acquis sociaux » au principe de précaution : le souci de conservation est omniprésent.
19Seule une approche globale de la conservation était, dans ce contexte, envisageable. Il ne fallait pas réunir plus de conditions pour formaliser la conservation préventive en tant que discipline, grâce aux connaissances acquises sur les facteurs en jeu dans la dégradation, les mécanismes et effets sur les matériaux constitutifs des œuvres. Ce terreau s’est constitué durant la période où de nombreux laboratoires ont développé des recherches en méthodes de restauration, entre les années 1950 et 1980. Il s’agissait essentiellement d’études comparatives de l’effet des méthodes, mais aussi d’études de fond sur les mécanismes et la caractérisation des effets de la dégradation. Ces dernières ont permis de forger les outils et les concepts, et de définir les facteurs qui ont donné l’assise scientifique à la conservation préventive qui passait ainsi du mode empirique au mode raisonné.
20Depuis le début des années 1970, les scientifiques de la conservation au British Museum (mais aussi dans bien d’autres laboratoires) menaient des programmes de recherche dans ce qui n’était pas encore appelé conservation préventive. Il s’agissait de l’étude des causes de détérioration, des modes d’actions et des effets des traitements et de l’évaluation des contraintes environnementales, en particulier le rôle joué par les polluants [Bradley, 2005]. La pratique dans de nombreux musées était en accord avec des approches contemporaines de conservation préventive [Austin et al., 2005]. Lors de la réunion triennale de l’ICOM-CC à Dresde en 1990, Stefan Michalski en présentait les bases [Michalski, 1990]. Il faut souligner le travail réalisé en amont, dès le milieu des années 1970, par Gaël de Guichen à l’ICCROM pour appuyer cette nouvelle discipline, en complément des actions de conservation curative, sur les acquis scientifiques notamment en matière d’environnement climatique et sur la nécessité d’une approche globale de la conservation, en particulier dans les pays ou les moyens disponibles pour la restauration étaient faibles, les climats défavorables et où les impacts de l’environnement, le manque de moyens, la faiblesse des infrastructures, étaient les plus importants.
21La conservation préventive, approche développée depuis de nombreuses années aux États-Unis, en Grande-Bretagne et au Canada, est apparue plus tardivement en France. Le besoin de percevoir des collections de musée dans l’ensemble et dans leur contexte et de faire accepter des mesures protectrices pour une collection en général avant la planification d’un travail de restauration spécifique qui souvent ne concerne qu’un très petit pourcentage des collections, est progressivement reconnu. Grâce à l’institution d’un DESS (diplôme d’études supérieures spécialisées) de conservation préventive en 1993 à l’université Paris 1, des spécialistes interviennent de plus en plus fréquemment dans des musées et contribuent fortement à l’amélioration de leurs conditions de conservation.
22L’objectif de la cellule de conservation préventive au C2RMF, créée en 1999, est d’encourager le développement de cette approche. Les besoins en conservation préventive avaient été formulés dès 1998 par la Direction des musées de France, le Service de restauration des musées de France et les laboratoires de recherche du ministère de la Culture : interactions physico-chimiques entre les œuvres et leur environnement, à toutes les étapes de la vie des œuvres (stockage, exposition permanente ou temporaire, transport). Les premières études sur la pollution engendrée par les matériaux de conservation, l’application de la photographie numérique à l’identification des œuvres, le marquage et le suivi électronique des collections datent de cette période.
23La recherche en conservation préventive est aujourd’hui largement implantée dans les laboratoires. Les branches de la science associées à la conservation du patrimoine culturel (archéométrie, science de la conservation) obligent à une démarche pluridisciplinaire. Elle fait appel aux résultats de la recherche fondamentale visant à mettre en évidence un phénomène, à établir un modèle, sans application immédiate nécessaire, mais qui permet de décrire les effets et fournit les outils pour les évaluer. Par exemple, la mécanique des fluides dynamique est utilisée pour caractériser les échanges thermiques et le mouvement de l’air dans la Salle des Dugento du Palazzo Vecchio à Florence [Balocco, 2007], simuler les conditions microclimatiques dans la salle de la voûte dorée Domus Aurea (Maison dorée) à Rome [Albero et Santarelli, 2004] ou dans la grotte de Lascaux [Lacanette et al., 2007]. Ce socle permet à la recherche appliquée de définir les critères de jugement et d’interprétation pour réaliser des méthodes comparatives in vitro ou in situ. L’approche préventive nécessite au préalable de connaître précisément les facteurs mis en jeu et les façons d’en mesurer les effets dans des environnements contrôlés ou non (fig. 4). Le but est de proposer des seuils, des directives ou des normes pour améliorer le contrôle environnemental et définir des procédures [Brimblecombe, 2005].
Fig. 4. La compréhension des mécanismes de dégradation est un des impératifs de la conservation préventive, donnant accès à des modèles et à l’évaluation des durées de conservation des matériaux soumis à des environnements plus ou moins agressifs. Ici, papiers soumis à des atmosphères à forte concentration en gaz acides (SO2, NO2) pour évaluer l’efficacité des méthodes de désacidification
© CRCDG.
Fig. 5. Les premiers traitements de masse, au début du xxe siècle, avaient pour but la désinfection
© F. Daniel.
24La compréhension des effets secondaires des traitements curatifs ou de restauration, qui seule peut lever le doute sur l’opportunité de certains traitements, exige une approche pluridisciplinaire, c’est-à-dire le transfert de techniques et de savoirs : aérologie, mécanique des fluides, mathématiques [Reedy et Reedy, 1988], biologie [Valgañon, 2008] dans le champ de la conservation [Waller et Michalski, 2004].
25Pour insister sur la nécessité d’une approche pluridisciplinaire, la lutte contre les contaminations biologiques, par exemple, nécessite une bonne connaissance des matériaux en raison de l’influence de la composition sur les réactions et donc sur le choix des traitements) ; des milieux, biotopes, mécanismes létaux ; de la législation (en matière de fumigation, par exemple) et des pratiques de l’industrie (traitements disponibles, gaz, machines, autoclaves, …) car souvent les méthodes appliquées résultent d’un transfert de technologie du domaine agro-alimentaire vers le monde de la conservation ; des effets des traitements sur les insectes ou les moisissures (fig. 5) ; de l’aérobiologie (transport des contaminants biologiques), etc.
26En conservation préventive, la seule expertise scientifique est insuffisante. Les considérations politiques, sociales, juridiques, législatives, les effets de mode, la gestion et l’économie interviennent dans le choix des actions de prévention. Si on se référait aux données brutes, il n’y aurait pas de lecteurs dans les bibliothèques, comme le préconisait avec humour Umberto Eco dans sa description de la pire des bibliothèques [Eco, 1986] et les livres seraient conservés dans l’obscurité ou à très basse température. L’accès d’un bien culturel est une contrainte du point de vue de la conservation et oblige à des compromis.
27La conservation préventive se caractérise par une approche globale (donc complexe en raison de la diversité des objets, types, techniques, provenance) à l’échelle d’une collection comme ce fut le cas pour le musée du quai Branly [Naffah, 2004] pour lequel, il a été décidé d’adopter une approche de conservation préventive systématique : préparation des collections (300 000 objets) pour le déplacement, nettoyage, photographie pour la documentation et la modélisation 3D, désinsectisation, développement de protocoles et répertoire de matériaux pour le traitement et l’emballage, interventions comme le traitement fongicide et de consolidation.
28Le champ d’application de la conservation préventive s’étend d’une part au management des collections plans d’urgence, aspects réglementaires, normalisation, protection (marquage), transport des objets, les conditions d’accès en général et d’autre part à des actions de recherche visant à la protection des collections de natures diverses, dans des environnements divers. Les études s’orientent sur les effets du climat et de l’environnement des collections : polluants et composés organiques volatils, effets de la lumière en fonction du type de source, de la sensibilité des objets et du temps d’exposition [May et Ezrati, 2005] ; la lutte contre les attaques biologiques (désinfection, désinsectisation) ; la qualité des matériaux de conditionnement, stockage (encapsulation [Daniel et al., 1999], boîtes [Hofenk de Graaf et al., 1995, ...], exposition (vitrines), transport des œuvres. Toutefois, même si, dans certains cas, seules des mesures de conservation préventive peuvent être entreprises, il peut être nécessaire d’avoir recours à des méthodes curatives (prévention active) pour éliminer les conséquences d’une dégradation, soit accidentelle (feu, inondation), soit chronique (attaque d’insectes, effets de l’environnement, dégradation naturelle des matériaux,ø...). Dans les pays où les températures et l’humidité relative sont favorables à la prolifération de moisissures et insectes et où de surcroît les conditions économiques ne permettent pas de contrôler efficacement les microclimats dans les bâtiments, lorsque des mesures passives sont insuffisantes [Rager, 2004], seuls des traitements de fumigation permettent de régler les questions de contamination biologique. De nombreuses recherches sont conduites pour traiter par anoxie, par fumigation en remplacement des méthodes à l’oxyde d’éthylène ou du bromure de méthyle aujourd’hui interdit. L’action préventive ne dispense pas de traitements curatifs voire de restaurations [Grousson et al., 2004].
29La recherche en conservation préventive au cours des trente dernières années a permis d’améliorer notre connaissance de facteurs de détérioration et des questions environnementales : conditions d’exposition, contrôle climatique intérieur, maintenance périodique d’objets d’art pour éviter des problèmes futurs et des interventions plus radicales). En même temps, l’impératif des musées s’est déplacé vers l’accès d’un public toujours plus nombreux.
30La conservation préventive s’est développée grâce aux apports de plusieurs décennies de recherche scientifique et technique menés dans les laboratoires de conservation sur les processus de dégradation et la reconnaissance de facteurs et les moyens de mettre en évidence les effets caractéristiques (capteurs, mesures d’indices, ...). Elle prend son sens en opposition au développement des techniques de restauration que ces recherches avaient pour objectif de mettre au point. L’abandon progressif de méthodes interventionnistes, curatives agissant sur les œuvres (pratique active) au bénéfice de méthodes passives ou minimalistes répond partiellement à une sensibilité écologiste au sens large, à une attitude de défiance à l’égard de traitements dont on doute que les interactions multiples et les effets secondaires puissent être complètement maîtrisés. La règle devient l’application du principe de précaution et les objectifs principaux sont dirigés vers des actions de contrôle et de normalisation des procédures.