- 1 Publié dans Lichtenstein, Michel, 2008, t. II, vol. 1, p. 360.
- 2 Signé et daté en bas à droite : L De la Hyre in. & F. 1639, huile sur toile, 101 × 243 cm (H. avec (...)
- 3 Thuillier, Rosenberg, 1988, pp. 217-218, no 166, repr. L’estampe a les mêmes proportions que la pei (...)
1« Ensuite M. de La Hyre fit deux tableaux pour M. le chancelier Séguier. Dans l’un, on voit paraître les habitants de Sodome, privés de la vue par les anges qui étaient dans la maison de Loth, comme il est rapporté dans le 19e chapitre de la Genèse. Ce tableau est enrichi d’architecture. Le sujet de l’autre est tiré du chapitre 6 du livre des Juges, et fait voir le sacrifice des pains sans levain et des chairs que Gédéon pose sur un autel, lorsqu’un ange les touche d’une baguette qui les enflamme et les consume. » Ce passage du Mémoire historique sur Laurent de La Hyre de Guillet de Saint-Georges (1691)1 semble être la seule mention ancienne du tableau réapparu en 1997 et acquis en 2001 par le Louvre2 (fig. 1). Son pendant, Le Sacrifice de Gédéon, est connu par la gravure qu’en fit le peintre lui-même3 (fig. 2).
Fig. 1. Laurent de La Hyre, L’Aveuglement des habitants de Sodome, 1639, huile sur toile, Paris, musée du Louvre, département des Peintures
Ensemble avant intervention.
© C2RMF / Pierre-Yves Duval.
Fig. 2. Laurent de La Hyre, Le Sacrifice de Gédéon, gravure
© D.R.
- 4 Nexon, 1982. L’auteur souligne (p. 208) que le Sacrifice anonyme inventorié au no 77, estimé 6 livr (...)
- 5 Cette transformation peut s’expliquer de façons opposées : volonté de « laïciser » la composition b (...)
2Nulle description de l’hôtel de Pierre Séguier (1588-1672), rue du Bouloi, ne mentionne ces deux tableaux, où le rôle des anges est primordial, et qui semblent propres à un oratoire ; ils n’apparaissent pas dans l’inventaire de la veuve de Séguier en 16834. Peut-être furent-ils offerts par le chancelier de son vivant, ou par sa veuve, à quelque communauté religieuse. Le tableau conservé fut à une date inconnue transposé sur une toile plus grande, qui permit d’agrandir la composition en haut et en bas, lui faisant perdre un peu son format singulièrement allongé ; on peut penser que ce fut à cette occasion que furent dissimulées sous des repeints les fourmis et les ailes des deux anges5.
3Par sa date, 1639, cet ambitieux tableau appartient à la pleine maturité de l’artiste, qui passe de ce qu’on a nommé à son propos le « romantisme Louis XIII » de ses débuts au classicisme le plus pur. Le rigoureux cadre perspectif d’une ville somptueuse, dont la destruction prochaine semble annoncée par la colonne renversée et le fragment d’entablement gisant au centre, rejoint les exigences d’un Stella et d’un Poussin. Quant à l’expression dramatique, que La Hyre portera à son summum dans La Mort des enfants de Béthel (1653, Arras, musée Saint-Vaast), éloquente et émouvante transposition picturale du groupe antique des Niobides, elle est ici laconiquement concentrée dans les trois figures des victimes aveuglées : l’un cherche son chemin, le deuxième pleure, assis, le troisième gît au sol, terrassé et implorant. Des enfants les consolent. Sur les marches de sa maison, le vieux Loth, armé d’un fragile bâton, veut protéger ses deux jeunes hôtes, ignorant encore qu’ils sont des envoyés de Dieu : d’un geste calme mais impérieux, les deux anges ont déjà frappé de cécité les habitants de Sodome.
- 6 En hébreu vocalisé basanwérîm miqâtôn wéad gâdol, Genèse, chap. 19, v. 11.
- 7 La bibliothèque du chancelier comptait 44 ouvrages en hébreu, voir le Catalogue de la vente des man (...)
4Parmi les énigmes posées par le tableau, la plus simple à résoudre fut la traduction de la phrase en hébreu gravée sur la pierre, en bas à droite : « Ils les frappèrent d’éblouissements petits et grands »6 (fig. 3). Tirée de la Genèse au chapitre 19, elle explicite le sujet ; c’est le moment exact de ce que l’on voit : « et les hommes qui assiégèrent l’entrée de la maison, ils les frappèrent d’éblouissements, petits et grands, qui s’épuisèrent en cherchant la porte ». Un verset en hébreu n’a rien de surprenant dans l’œuvre de La Hyre qui inscrit fréquemment des citations latines, grecques ou hébraïques dans ses compositions pour en éclairer le thème, tout en participant à leur esthétique7. On remarque également, sous la statue antique placée dans la niche à droite du tableau, un cartel avec une inscription en grec (illisible).
Fig. 3. Laurent de La Hyre, L’Aveuglement des habitants de Sodome
Détail de l’inscription en hébreu et de la signature du peintre.
© C2RMF / Pierre-Yves Duval.
- 8 Nexon, 1982, note 4.
- 9 Mirimonde, 1984, p. 8.
- 10 Sorte de ver d’eau.
- 11 Pessahim, chap. II, 24 a.
- 12 Lév.7, 19.
5La présence de colonnes de fourmis apparues après le dégagement de petits repeints sur le dallage est plus étonnante (fig. 4). Localisées sur le forum de Sodome, elles ne montent pas sur les marches du perron de la maison de Loth, mais sortent d’une dalle descellée au pied de l’escalier, filent en ligne et se croisent au centre du tableau. Elles occupent tout l’espace de la place et grimpent même sur les pierres. Une première hypothèse pour expliquer ce détail iconographique curieux fait appel à la culture classique, le livre VII des Métamorphoses d’Ovide : Éaque, fils de Zeus et d’Égine, naquit dans l’île d’Égine dont il fut roi. La peste ayant dépeuplé ses États, il obtint de son père que les fourmis fussent changées en hommes et il appela ses nouveaux sujets Myrmidons. Ceux-ci symboliseraient donc le nouveau peuple après la destruction de Sodome et, par extrapolation, préfigureraient le Nouveau Testament. Or les Myrmidons avaient gardé les qualités des hommes qu’ils avaient remplacés et, même si le chancelier Séguier possédait des tapisseries illustrant les Métamorphoses, comme le révèle son inventaire après décès8, il vaut mieux suivre la recommandation d’Albert Pomme de Mirimonde, « au xviie siècle, il ne faut pas utiliser une référence profane pour déchiffrer un élément religieux ou réciproquement »9, et revenir à la Bible pour les comprendre. Dans l’interprétation du texte de la Torah, la fourmi est une nourriture interdite, car impure. Toute transgression est sanctionnée : « Est-ce qu’Abbaïé n’a pas dit : s’il a mangé de la poutita10, il est passible de quatre sanctions de 40 coups ? Pour une fourmi, cinq sanctions de 40 coups »11. « La chair qui a été en contact avec quoi que ce soit d’impur ne sera pas mangée, elle sera brûlée au feu »12 : comme les fourmis au feu, l’impure Sodome est vouée à l’incendie.
Fig. 4. Laurent de La Hyre, L’Aveuglement des habitants de Sodome, détail des fourmis
© C2RMF / Pierre-Yves Duval.
- 13 Lév. xxv-1
- 14 Effectuées par Myriam Eveno, ingénieur d’étude au C2RMF.
6Alors que la restauration du tableau avait débuté, il fallut l’interrompre dès 2009 en raison des questions soulevées, entre autres, par les repeints importants dissimulant les ailes des anges (fig. 5 et 6). Fallait-il les supprimer ? Correspondaient-ils à une volonté de changer le sujet ? De le laïciser ? On aurait alors négligé de repeindre les deux bas-reliefs de la fontaine, qui représentent une lapidation et un sacrifice animal, ainsi que la statue et son inscription en grec, tous ces signes de la nature peccamineuse de Sodome, car le message de Dieu est formel : « vous ne vous érigerez pas de statues ni de stèles, vous ne placerez pas de pierres gravées dans votre pays pour vous prosterner près d’elles car Je suis Yahvé votre Dieu »13. Or le tableau privé de ces indices religieux perdait tout son sens : on demeurait face à un drame, mais lequel ? Malheureusement, les coupes stratigraphiques effectuées sur les repeints et leur analyse14 n’ont pas été assez démonstratives pour permettre une chronologie précise des repeints ; la décision de les retirer, outre l’observation de la matière, s’est donc avant tout basée sur la cohérence de l’iconographie. Par ailleurs, la signification de cette cohorte de fourmis a pu échapper à des époques ultérieures moins férues de culture religieuse.
Fig. 5. Laurent de La Hyre, L’Aveuglement des habitants de Sodome
Détail de Loth et des deux anges en radiographie : les ailes sont visibles.
© C2RMF / Elsa Lambert et Jean-Louis Bellec.
Fig. 6. Laurent de La Hyre, Loth et deux anges, pierre noire, 33 × 29 cm, collection particulière
© Galerie Coatalem.
- 15 Effectuée par Jean-Pascal Viala.
- 16 Casanova, Mognetti, 2006.
7La restauration de l’œuvre concernait tant son support15 que sa couche picturale, selon deux problématiques d’ailleurs peut-être liées entre elles. Lors de son acquisition, le tableau présentait deux bandes d’agrandissement horizontales, en haut et en bas, qui non seulement modifiaient les dimensions et les proportions de l’œuvre, mais qui avaient de plus assez mal vieilli. Originellement, il avait été décidé de les conserver et de les masquer par l’encadrement, mais plusieurs éléments sont venus infléchir ce choix au cours de l’intervention. D’une part, techniquement, il était quasiment impossible de les restaurer correctement car elles étaient peintes à même le textile de renfort, celui-ci servant du même coup de toile d’agrandissement et de ce qui paraissait alors un rentoilage. D’autre part, des sondages pratiqués au revers mirent en évidence une transposition de toile sur toile, datant peut-être du xixe siècle, dont l’enduit était gravement attaqué par le stegobium16 et qu’il fallait renouveler par une opération fondamentale. Enfin, l’examen des guirlandes de tension originales sur les quatre bords et l’homothétie du format original avec la gravure du Sacrifice de Gédéon, son pendant, ont finalement et logiquement conduit à la dépose des agrandissements et à la réinstallation de l’œuvre, une fois la transposition reprise, sur un châssis neuf aux dimensions d’origine. De la sorte, la composition a retrouvé toute sa force dans le cadrage plus resserré et panoramique qu’avait voulu l’artiste.
- 17 Effectuée par Agnès Malpel.
- 18 La présence de lapis lazuli dans les repeints et leur qualité technique semblent bien indiquer une (...)
8Globalement très bien conservée, la couche picturale17 ne présentait que deux petits accidents de transposition et quelques écailles se chevauchant, légers défauts techniques fréquents consécutifs à cette opération très traumatisante pour l’œuvre. Peinte en pleine pâte, avec très peu de glacis, celle-ci présentait néanmoins des repeints au coloris viré, modifications essentiellement iconographiques, comme on vient de le voir, dont le dégagement a été décidé à l’issue d’une longue enquête technique, artistique et historique. Après un allègement général du vernis oxydé et jauni, les repeints ont donc été retirés et leurs couches sous-jacentes réintégrées, notamment sur les ailes, car elles avaient été légèrement abrasées, sans doute pour que la retouche adhère correctement. Du reste, la qualité technique de l’intervention ancienne doit être soulignée18. Un masticage et une retouche importants ont également intéressé les bords de la toile, rendus irréguliers par toutes les modifications précédentes. Finalement, le nettoyage du tableau et sa réintégration picturale lui ont redonné sa belle harmonie claire et froide, riche d’audacieux cangianti, effets de moirures colorées, et de passages subtils précédemment occultés, tout comme ils ont dégagé l’acuité et l’élégance du style graphique de l’artiste de la gangue d’un épais vernis jaune et opacifié qui l’étouffait.
9L’intervention sur le tableau l’a profondément modifié, tant dans son aspect – format original restitué, lisibilité esthétique et iconographique rétablie – que dans sa conservation par la reprise de transposition, une opération lourde et délicate qui ne s’entreprend que comme un ultime recours (fig. 7). On pourrait légitimement s’interroger sur la durée totale de l’opération – qui s’est étalée sur près de dix ans –, si l’importance des enjeux n’avait induit de longs temps d’enquête et de réflexion. Plusieurs décisions étaient irréversibles : elles ont été prises en étroite concertation entre le département des Peintures du Louvre et le département Restauration du C2RMF, tout en s’appuyant sur les documents d’imagerie scientifique et les analyses du département Recherche, ainsi que sur une très originale enquête relevant de l’histoire des mentalités et de la culture religieuse de la France du xviie siècle.
Fig. 7. Laurent de La Hyre, L’Aveuglement des habitants de Sodome
Ensemble après intervention.
© C2RMF / Pierre-Yves Duval.