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II. Actualités et perspectives
Acteurs, matériaux et pratiques du patrimoine : approche historique

Bernard Lange et la restauration des antiques au Louvre dans la première moitié du XIXe siècle

Bernard Lange and the restoration of antiquities at the Louvre in the first half of the 19th century
Marie-Liesse Boquien
p. 40-46

Résumés

Dans la première moitié du xixe siècle, la restauration des antiques du Louvre est confiée au sculpteur Bernard Lange, chef de l’atelier du musée, sous la responsabilité des conservateurs successifs, Ennio Quirino Visconti et le comte de Clarac. Cet article étudie le rôle de chacun, de la définition du travail à son exécution, et identifie quelques œuvres restaurées par Bernard Lange.

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Texte intégral

1Alors que Rome était le foyer névralgique de la restauration des marbres antiques au xviiie siècle, le déplacement des œuvres, à la suite des conquêtes françaises, place Paris au cœur de la question dès les premières années du xixe siècle. Au Louvre, le débat sur la restauration s’inscrit au cœur de la problématique d’un musée en formation, soucieux de conserver et de présenter des témoignages du passé. Administrateurs et conservateurs participent à la création de l’atelier de restauration des marbres qui investit l’espace du musée, incarnant cette symbiose.

Fig. 1. Cérémonie nuptiale funèbre, état actuel de conservation, Paris, musée du Louvre, Ma 768

Fig. 1. Cérémonie nuptiale funèbre, état actuel de conservation, Paris, musée du Louvre, Ma 768

© RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle.

Le rôle des conservateurs : définir et surveiller les restaurations

  • 1 Archives des musées nationaux (AMN), *BB, 405e séance.
  • 2 BnF, Man, NAF 5979.

2La restauration des œuvres devient, avec la Révolution, un enjeu public qui suscite régulièrement de vives polémiques et oblige les membres de l’administration du Louvre à diriger, surveiller et orienter la restauration des œuvres dont ils ont la charge. D’abord collégiale, cette tâche devient rapidement l’apanage du conservateur des antiques, Ennio Quirino Visconti (1751-1818). Inaugurant cette fonction dans un musée en pleine création, l’antiquaire romain voit, dès son arrivée dans le Conseil du Musée central des arts, ses compétences mises au service des choix de restauration des marbres. En effet, « le Conseil incite le Cen Visconti à suivre de concert avec les Sculpteurs les restaurations des marbres antiques, ses connaissances en antiquité étant indispensablement nécessaires pour indiquer les attributs que ces marbres fracturés pouvoient avoir avant leur rupture ou ceux qu’on peut donner sans commettre d’anachronisme »1. C’est la reconnaissance de l’antiquaire et du savant comme garants d’une bonne restauration, qualité qui n’est plus l’apanage des seuls artistes. C’est dire aussi que la première étape indispensable à la restauration d’une sculpture consiste à étudier l’œuvre – une étape dont l’absence est souvent, d’après Visconti, à l’origine des mauvaises restaurations. Ainsi il condamne la restauration des Muses en filles de Lycomède, alors qu’« il auroit été fort aisé à un véritable antiquaire de reconnoitre le sujet de la plupart de ces figures »2.

  • 3 Visconti, 1803, p. 45. Sur les conceptions de Visconti et son rôle, voir Gallo, 1991 ; Martinez, 20 (...)

3Spécialiste incontesté d’iconographie antique, Visconti propose une restauration en cohérence avec la création originelle, destinée à rendre lisible un propos qui ne l’était plus. Le talent du conservateur est donc de connaître parfaitement les types de représentation des personnages mythologiques ou historiques, et de proposer des restitutions qui les mettent à nouveau en valeur. Lorsque le fragment lui-même ne permet pas à l’antiquaire de reconnaître le personnage représenté, celui-ci doit s’appuyer sur l’étude des différentes répliques connues afin de compléter les exemplaires les plus mutilés. C’est ainsi, grâce à une connaissance approfondie de l’œuvre et de son type, qu’il peut justifier chacun de ses choix de restauration. La notice du Faune au repos indique que « quoique ses deux avant-bras soient modernes, ce n’est pas sans raison qu’on lui a fait tenir la flûte, cet instrument se trouvant conservé dans d’autres répétitions antiques de la même figure »3. Dans cette démarche d’exégèse, Visconti n’oublie pas de tenir compte également de certaines considérations techniques, mais c’est davantage son successeur, le comte de Clarac (1777-1847), soucieux de mettre en exergue ce qui le différencie de son prédécesseur, qui va développer ce point.

  • 4 Clarac, 1826-1853, t. I, p. XXVIII.
  • 5 Ibid., p. 154.
  • 6 Ibid., p. XXVIII.

4Très attentif aux matériaux employés et au travail du sculpteur, Clarac voit dans le fragment antique le témoin de pratiques ancestrales dignes d’études. Cet intérêt croissant pour la technique ne l’empêche pas de parvenir aux mêmes conclusions que Visconti : il demeure nécessaire de restaurer les antiques ; comment susciter autrement l’admiration du public devant des corps atrophiés dont la vision est devenue insupportable ? En effet, « si on offrait dans un musée les statues telles qu’on les trouve ordinairement, il est peu de personnes pour qui fût soutenable la vue de ces débris »4 qui évoquent « le triste spectacle de cadavres après un combat »5 ou « un vaste hôpital après une sanglante bataille »6.

5Dans la lignée du rôle accordé par Visconti à l’antiquaire, une bonne restauration procède donc, d’après Clarac, d’une étude de l’œuvre par le conservateur ; l’intervention physique, elle, doit être jugée selon des critères matériels qu’il expose dans son essai sur la partie technique de la sculpture, sans omettre le choix du sculpteur ou des matériaux. Le principe fondamental est de respecter tout ce qui subsiste de l’antique et d’en faire « un ensemble où toutes les parties soient d’accord ».

  • 7 Ibid., p. 154.

6Dès les premiers temps de l’atelier de restauration, il revient donc aux conservateurs de décider des réintégrations et de déterminer la pose et les attributs qui doivent être restitués. On n’attend plus du restaurateur un travail d’imagination ni de création, et on ne confie plus les restaurations aux artistes les plus reconnus du moment. Au contraire, « il ne faut pas que le talent ait honte d’imiter, de copier l’antique ; il doit se soumettre à le suivre et à le rendre avec la plus scrupuleuse obéissance »7 – une obéissance due au fragment antique, mais également au conservateur chargé de la surveillance des membres de l’atelier.

La restauration des antiques : protagonistes et étapes de l’intervention

  • 8 Bresc, 1999.
  • 9 AMN, O1, B, Règlement pour la direction des travaux, la Police et les Dépenses de l’atellier de res (...)

7Après avoir travaillé sporadiquement pour le musée autour de 1794, le sculpteur néo-classique d’origine toulousaine Bernard Lange (1754-1839) est employé à la restauration des statues dès 1800. Mais, à sa grande déception, il s’agit d’un emploi journalier, payé sur honoraires fixés à dix francs par jour. Il ne fait donc pas partie du personnel permanent du musée, contrairement à son rival Mariano, le marbrier italien, engagé par les commissaires du gouvernement, qui a accompagné le deuxième convoi d’œuvres envoyées de Rome à la suite du traité de Tolentino8. Sans mettre fin aux tensions qui naissent rapidement entre ces deux hommes, le règlement de l’atelier – inscrit au registre des délibérations de l’administration du Musée central des arts le 6 décembre 1801 – lève l’ambiguïté et nomme « Le Citoyen Lange, sculpteur […] chef d’atelier » et précise qu’« il sera reconnu comme tel par tous ceux qui y travaillent »9.

8Fort de quelques succès dans les années 1770 et couronné de prix au Salon de l’Académie royale de Toulouse, Lange désire que le musée considère toute l’étendue du sacrifice qu’il pense lui offrir en se consacrant à la restauration des antiques.

  • 10 Archives nationales (AN), F21 569, lettre de B. Lange au ministre de l’Intérieur, 29 mai 1802.

« [Je vais] me consacrer à un travail plus utile qu’honorable, mais qui par mon amour pour l’art et mon désir de coopérer de tous mes moyens aux soins conservateurs qui dirigent l’administration du Musée peut faire disparaître à mes yeux ce qu’il présente souvent de fastidieux et lui abandonner un temps que j’aurais peut-être employé avec plus d’avantages pour ma propre gloire et ma fortune »10.

9Lange est chargé d’inscrire dans la matière les choix iconographiques opérés par les conservateurs. Rassemblant autour de lui marbriers, tassellateurs, polisseurs, scieurs et frotteurs, il contribue à la définition de l’organisation et de la pratique de l’atelier français de restauration.

  • 11 AMN, A16, 1816 27 septembre, Note sur l’atelier des Restaurations des marbres antiques du Musée du (...)
  • 12 Ainsi, en septembre 1822, il rémunère une certaine Madame Tellier « pour lui avoir pausé les bras p (...)

10En 1816, il décrit l’équipe nécessaire et suffisante pour le travail d’un atelier de restauration : « Il ne serait point nécessaire d’autres employés à ces dits travaux qu’un statuaire chef de la restauration, deux sculpteurs ou trois tout au plus, un ouvrier marbrier tasselleur qui fairoit les pièces et mastiquerait et un garçon d’atelier »11. Fondé sur une très grande hiérarchisation du travail entre les différents corps de métiers présents autour du fragment antique, le processus commence par le moulage en plâtre de la statue, certainement réalisé par l’atelier des moulages du Louvre ; à l’occasion, Lange prend part à l’inspection des moulages les plus importants comme celui de la Vénus de Milo, présente dans l’atelier dès 1821. C’est à partir de ce moulage que le sculpteur-restaurateur effectue la tâche principale qui lui est réservée : restituer en terre les parties manquantes. Afin de leur donner le plus de vérité possible, il utilise des mannequins ou convoque plusieurs modèles vivants dans son atelier12. Ces ébauches sont ensuite moulées en plâtre et constituent le modèle de travail des marbriers qui réalisent la mise au point.

11Vient ensuite le moment de « mettre la pièce », opération qui est réservée au « tasselateur ». Celui-ci doit effectuer la liaison entre les parties restaurées et le fragment antique conservé.

  • 13 Clarac, 1826-1853, I, p. 155.

« On se contente d’abord de présenter le morceau pour l’essayer ; et ce n’est que lorsqu’on est sûr de sa position, qu’on le fixe, suivant sa grandeur, à l’aide de goujons de plomb, ou au moyen d’un mastic qui se lie au marbre et qu’on y incorpore par la chaleur »13.

12Les finitions reviennent au sculpteur. Il utilise, pour lustrer les parties modernes, les mêmes outils et produits que les polisseurs et frotteurs de son atelier. Enfin, sans en donner la composition exacte, Lange précise que des patines sont appliquées sur l’ensemble de l’œuvre pour lui donner une certaine unité.

Le travail quotidien de l’atelier

  • 14 AMN, A16, 1825 8 avril, rapport d’activité des ateliers du Musée royal.
  • 15 AMN, A2, 1794-1840, lettre adressée à Forbin datée du 21 septembre 1824.
  • 16 AMN, A16, 1797-1840, Rapport d’activité de septembre 1840.

13L’activité de l’atelier, qui porte sur la sculpture antique et moderne, est intense dans cette première moitié du siècle et permet l’embauche d’une quinzaine d’ouvriers journaliers en moyenne pour le travail quotidien des restaurations. Nombre de ces interventions relèvent de travaux courants et peu significatifs du point de vue des choix opérés ou des techniques utilisées. Dans ses rapports, Lange indique, sans les détailler, que « les restaurations d’entretien des antiques s’exécutent journellement au fur et à mesure que des accidents l’exigent »14. Ainsi, entre novembre 1840 et mai 1847, les ouvriers de l’atelier ont sculpté et placé quarante-six doigts à des statues du musée qui les avaient perdus. À ceci s’ajoutent certaines restaurations de pudeur, à la demande du comte de La Rochefoucauld, chargé du département des Beaux-Arts, qui souhaite « prendre une mesure relativement à quelques statues dont la nudité blesse la morale publique »15. Les feuilles de vigne deviennent donc l’une des spécialités des marbriers et, en septembre 1841, par exemple, après avoir réalisé, dans l’atelier, plusieurs modèles, « deux hommes ont été à Fontainebleau pour y […] poser des feuilles de vigne en bronze et en marbre sur les nudités des statues du parc de cette résidence royale »16. L’atelier, indistinctement appelé « atelier de restauration des statues » et « atelier des marbriers » pendant toute la première moitié du xixe siècle, est également chargé d’un certain nombre de travaux de marbrerie pour l’installation du musée, l’ornementation des salles, le transport et le placement des œuvres.

14En revanche, lorsqu’il s’agit de compléter des œuvres plus emblématiques des collections antiques du musée, c’est Bernard Lange qui suit de près les opérations et les consigne dans des documents administratifs comme dans sa correspondance. Il est donc certain qu’on peut lui attribuer certaines restaurations, d’autant plus que Clarac a mentionné l’intervention du sculpteur dans certaines notices du Musée de sculpture. Trois d’entre elles sont ici présentées.

Antiques restaurées par Bernard Lange

Cérémonie nuptiale funèbre

15Une stèle funéraire grecque intitulée Cérémonie nuptiale funèbre (Ma 768) est assez significative des vastes opérations de restitution entreprises puisqu’au final, plus de la moitié du bas-relief est due au ciseau de Lange.

  • 17 Livre d’entrée du règne de Louis XVIII, p. 12.
  • 18 Clarac, 1826-1853, II, p. 719.

16L’œuvre est acquise par Forbin à Fauvel en 1817. Le livre d’entrée17 décrit un « homme debout et [une] Femme assise se donnant la main, bas-relief de tombeau en marbre pentélique avec inscription portant le nom d’Aristote, trouvée près de la porte Dipylon à Athènes ». Le livre d’entrée ne précise pas l’état de l’œuvre, pourtant très lacunaire, puisque Clarac rappelle que « la majeure partie de la femme avait disparu ». Mais la restauration est possible car « ce qu’il en restait était plus que suffisant pour que l’on pût la restaurer d’une manière à peu près positive »18. La scène de déxiosis est en effet clairement identifiable. Grâce à l’observation des indices conservés, le conservateur reconstitue la position de la femme, rappelant qu’« on voyait qu’elle tenait son voile de la main droite [et] quelques jets de la draperie indiquaient et leur style et leur agencement » (fig. 2).

Fig. 2. Cérémonie nuptiale funèbre, Clarac, 1826 -1853, détail de la pl. 154, no 275

Fig. 2. Cérémonie nuptiale funèbre, Clarac, 1826 -1853, détail de la pl. 154, no 275

© Dist. RMN-Grand Palais/image INHA.

  • 19 Homme et femme se serrant la main (déxiosis), Paris, musée du Louvre, LL 99, Ma 777.
  • 20 Clarac, 1826-1853, pl. 152-153.

17Lange restitue donc en marbre toute la partie droite et basse du relief, en deux morceaux distincts qui se rejoignent au niveau de la taille de la femme. La liste est longue des parties modernes effectuées dans le style antique, et indiquées par une ligne de pointillés sur la planche de Clarac : « la tête couverte de son voile, le corps, à l’exception du sein gauche, de la moitié du bras et de la cuisse droits, les jambes et le siège ». Plusieurs reliefs acquis également à la vente Fauvel présentent des scènes similaires, et Lange s’en est certainement inspiré pour sa restitution. Le siège de la femme est une imitation très fidèle de celui qui est conservé sur le relief offert par Olpé, fille d’Apoplexis19. Cette forme, caractéristique des scènes de mariage représentées sur les vases attiques à figures rouges de la deuxième moitié du Ve siècle, est bien attestée sur d’autres stèles de déxiosis20 acquises également auprès de Fauvel ou lors de la vente Choiseul-Gouffier. Mais cette restitution formelle du siège participe également d’un mouvement contemporain. Clarac le décrit comme « un siège à dossier d’une forme élégante, […] que nous voyons reproduite dans nos ameublemens modernes ». Il suggère en effet le style Empire et le goût étrusque, notamment dans la forme de ses pieds sabres à la cambrure très accentuée.

18Outre la restauration de la figure féminine, Lange doit également restituer « la jambe droite, la moitié de la gauche et les pieds » de l’homme, c’est-à-dire toute la partie basse du relief, ainsi que la partie manquante du fronton, que la gravure de Clarac ne reproduit pas.

  • 21 Paris, musée du Louvre, Ma 769, LL 67.

19Afin d’adapter la partie moderne au fragment antique, Lange semble être intervenu sur la ligne de fracture. Telle qu’elle est conservée aujourd’hui, elle est lisse et plane. Elle a donc été retaillée et aplanie pour s’assujettir parfaitement à la partie moderne. Deux mortaises, aujourd’hui bouchées, sur la tranche au niveau du visage de la femme indiquent que la fixation se faisait au moyen de tenons. La partie basse, antique, était simplement posée, sans système d’accroche, sur la partie moderne ; un mortier, dont il reste quelques traces, assurait sans doute le maintien. Le tout était maintenu dans le plâtre qui a servi à l’accrochage de l’œuvre dans la salle du Candélabre, en pendant au relief de Sôsinos21.

  • 22 Clarac, 1826-1853, II, p. 719.

20Cette restauration est approuvée par le conservateur qui cite Lange dans la notice de l’œuvre et estime qu’il a su « rétablir d’une manière très satisfaisante tout ce qui manquait à cette figure assise »22. Au xxe siècle, l’exposition du fragment antique seul a été préférée, entraînant la dé-restauration de l’œuvre et la conservation de la partie moderne en réserve. Très récemment cependant, les deux parties ont été de nouveau réunies en vue de l’exposition « Méditerranée » à Tokyo en 2013, et le relief a ainsi retrouvé un état proche de celui dans lequel il est sorti de l’atelier de Bernard Lange dans les années 1820.

Fig. 3. Partie moderne de la Cérémonie nuptiale funèbre

Fig. 3. Partie moderne de la Cérémonie nuptiale funèbre

© Marie-Liesse Boquien.

Les restaurations de l’Uranie et de l’Apollon

21En matière de ronde-bosse, les restaurations entreprises par Lange sont également très importantes. L’exemple de deux statues, mentionnées dans son atelier entre 1823 et 1826 et restaurées en même temps, en témoigne.

  • 23 Livre d’entrée du règne de Louis XVIII, no 84.
  • 24 Dubois, 1818, pp. 15-16.
  • 25 Clarac, 1826-1853, t. III, p. 289.

22La première (Ma 241, fig. 4) est « acquise à la vente de M. Choiseul-Gouffier le 30 octobre 1818, [au prix de] 4 500 F[rancs] » et décrite dans le livre d’entrée comme une « Uranie, statue en marbre ; antique »23. Le catalogue de la vente donne son état de conservation : « une figure de femme debout et drapée, dont la tête et les avant-bras n’existent plus. Cette magnifique statue dont l’ajustement ne le cède en rien aux antiques les plus célèbres, a été trouvée dans l’île de Santorin par M. Fauvel »24. Pendant la Révolution, le sculpteur marseillais Renaud avait commencé à restaurer le fragment antique en vue d’en faire une Égalité intégrée dans un projet de fontaine, « monument patriotique » conçu par la ville de Marseille. Mais seuls les pieds avaient été exécutés, et une note du catalogue indique qu’ils ont été vendus avec le morceau antique. Lorsqu’elle arrive dans l’atelier du Louvre, la statue doit donc retrouver « la tête, l’avant-bras droit, la main gauche, […] et un peu du bas de la tunique »25. L’étude de la statue comparée à d’autres effigies conduit Clarac à décider de son iconographie. Il précise que « le costume de cette belle figure a autorisé à lui donner le caractère d’Uranie, dont plusieurs statues offrent le même genre de draperie ».

Fig. 4. Statue féminine de Chairopoleia dite Uranie, Paris, musée du Louvre, Ma 241

Fig. 4. Statue féminine de Chairopoleia dite Uranie, Paris, musée du Louvre, Ma 241

© Marie-Liesse Boquien.

  • 26 AN, O3, 1402, reçu des dépenses de Lange pour le mois de juillet 1819.
  • 27 Ibid., octobre 1819.

23Lange entreprend la restauration de complément et commence par convoquer les modèles et accessoires nécessaires à son ébauche. En juillet 1819, il achète, pour deux francs cinquante, « un globe servant à faire poser les bras pour une statue d’Uranie. [et paye] 6 séances de modèle pour les bras de la susd[it]e statue »26. Le modèle, qui pose donc le globe dans la main, est payé quatre francs la séance. Lange s’occupe ensuite de la restauration de la partie supérieure de la statue et, le 31 octobre 1819, convoque à nouveau un modèle « pour terminer la tête et col en marbre de l’Uranie »27. Les parties manquantes sont restituées en marbre et concernent essentiellement le bras gauche portant le globe, le bras droit légèrement baissé et la tête. La statue a, aujourd’hui, perdu son globe, mais le bout des doigts conserve les traces d’une fixation en plâtre. Les autres parties restaurées sont conservées. Les lignes de séparation entre parties antiques et ajouts modernes sont particulièrement soignées (fig. 5 et 6) ; dissimulées dans les plis du vêtement, elles suivent des lignes sinueuses. En revanche, l’harmonie recherchée par les restaurateurs est totalement perdue, puisque le marbre des parties modernes est extrêmement différent, dans sa teinte et dans sa texture, du marbre antique. Les joints et la patine devaient atténuer cette différence flagrante. Le revers de la statue, enfin, offre une restauration beaucoup moins attentive aux détails, une sculpture frustre, et des raccords grossiers. Ceci laisse penser que l’exposition de l’œuvre, dos au mur, est prévue dès son entrée dans l’atelier, et qu’elle conditionne le travail sommaire du revers.

Fig. 5. Statue féminine de Chairopoleia dite Uranie

Fig. 5. Statue féminine de Chairopoleia dite Uranie

Détail du bras droit, raccord entre la partie antique et la partie moderne restaurée par Lange.

© Marie-Liesse Boquien.

Fig. 6. Statue féminine de Chairopoleia dite Uranie

Fig. 6. Statue féminine de Chairopoleia dite Uranie

Détail de la tête et du cou, raccord entre la partie antique et la partie moderne restaurée par Lange.

© Marie-Liesse Boquien.

  • 28 Paris, musée du Louvre (mis en dépôt à Nîmes), Ma 424, LL 311.
  • 29 Livre d’entrée du règne de Louis XVIII, no 311.
  • 30 Clarac, 1826-1853, III, p. 208.

24L’autre statue, dont la restauration est attribuée à Lange par Clarac, est connue sous le nom d’Apollon de Nîmes28 (Ma 424). Le torse, en marbre de Paros, a été trouvé dans les ruines des Bains de la Fontaine de cette ville en 1739. C’est Forbin qui, en 1822, la voit et l’échange à la municipalité contre plusieurs moulages de statues antiques. Le livre d’entrée décrit d’abord l’arrivée d’un « Apollon, torse antique, en marbre », établi dans les magasins du musée. Un ajout postérieur indique ensuite que ce torse est « devenu statue au moyen de la restauration »29. Clarac décrit en effet une statue fragmentée, composée d’une partie de la tête, de la partie supérieure du bras, du torse et des cuisses. « Ces fragments, qui, dans les endroits les mieux conservés, sont d’une bonne sculpture, […] ont été remis dans leur état actuel par M.Lange »30.

  • 31 On suit les différentes étapes de sa restauration au fil des rapports d’activité, AMN, A16, 1797-18 (...)
  • 32 AN, O3 1411, reçu de dépenses engagées par Rousseau daté du 30 septembre 1823.

25La première opération31 consiste donc à réunir tous les morceaux antiques pour reconstituer le corps de la statue. Elle a lieu en janvier 1824 : « Il a été fait la réunion de toutes les parties antiques appartenant à la belle statue antique et en marbre, d’un Apollon trouvé à Nîmes. » Le 8 avril 1824, Lange annonce que « les fragments de la statue de Nismes [sont] réunis à leur corps et le modèle moulé sur le marbre original est en restauration pour un Apollon ». Les raccords entre les morceaux sont constitués d’agrafes et « des forts goujons en cuivre ». Certaines pièces sont ajoutées lorsque les morceaux ne sont pas jointifs. Ainsi, « les trois grosses pièces du dos ont été finies après avoir bien agraphé et plombé les pièces jointes », en septembre 1825. À ce stade, les quatre membres sont manquants et la tête est lacunaire. Mais, dès cette étape, le choix iconographique est entériné et le Louvre a tranché dans le débat nîmois qui hésitait entre un Antinoüs et un Apollon. On s’engage donc dans le déroulement traditionnel des opérations pour une restauration importante et un moulage des parties antiques est réalisé, pour conduire les essais de restitutions. Lange commence le travail par les jambes, partie importante qui, outre l’iconographie, doit restaurer la stabilité de l’œuvre. Il entreprend leur ébauche, sans doute en terre, le 25 juin 1825. Ce travail de modelage occupe ses recherches pendant un mois et, en septembre, les marbriers commencent à le reproduire en marbre. La fixation au corps se fait sans doute au moyen d’une « barre de fer » achetée « pour les jambes de l’Apollon » dès la fin de l’année 182332, en prévision de cette restauration. À la fin du mois de janvier 1826, Lange annonce que « la restauration de la Statue de Nîsmes a été terminée sauf les bras ». Les trois mois suivants sont consacrés à la réalisation de ceux-ci. Lange propose « les modèles des bras ainsi que la chlamyde de la statue de Nîmes présentement en plâtre ». C’est l’occasion de terminer également les « autres petites restaurations également en plâtre ». En avril, la statue est prête à recevoir les dernières finitions. Le restaurateur tient à l’uniformité de la couleur ; c’est pourquoi il soigne les « raccords nécessaires aux restaurations faites à la Statue de Nîmes (patine et târtre) ». D’un torse antique il a donc fait un Apollon debout, nu, portant un pan de draperie sur l’épaule gauche, duquel émerge l’avant-bras, relevé, dont la main tient un rouleau. La main droite, ouverte, est légèrement abaissée. La restauration de la partie manquante de la tête concerne le nez, les yeux et la coiffure du dieu.

  • 33 AMN, A16, 1797-1840, juin 1826.
  • 34 Clarac, 1830, pp. 338-339.

26Les deux statues de l’Uranie et de l’Apollon, ainsi restaurées, quittent ensemble l’atelier en juin 1826. Le rapport de Lange indique à cette date qu’« ont été finies les poses des deux statues d’Uranie et du héros de Nîmes auxquelles il a été fait des socles en marbre »33. Dans la notice de 1830, ces deux statues ont pris place « dans le grand escalier »34, au sud de la colonnade, c’est-à-dire dans l’escalier construit par Percier et Fontaine dans le pavillon du Midi. Aujourd’hui, ces deux statues ne sont plus exposées au Louvre : l’Apollon est déposé à la Maison Carrée de Nîmes et l’Uranie est déposée en réserve.

Conclusion

27L’attribution de ces restaurations à Bernard Lange a été rendue certaine par le croisement des sources financières, des quelques rapports d’activité de l’atelier et des écrits de Visconti ou de Clarac. Rares sont les interventions de l’atelier qui se présentent encore aujourd’hui en témoins matériels de la restauration du xixe siècle au Louvre ; la plupart n’ont pas survécu au changement de goût et de déontologie qui a conduit, dès le début du xxe siècle à dérestaurer les œuvres et à privilégier l’exposition du fragment antique seul.

28Ces interventions font pourtant aujourd’hui l’objet de nouvelles études et, parfois, de nouveaux remontages, qui font mieux connaître cette étape importante de l’histoire de la restauration et du goût moderne pour les œuvres de l’Antiquité.

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Bibliographie

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Notes

1 Archives des musées nationaux (AMN), *BB, 405e séance.

2 BnF, Man, NAF 5979.

3 Visconti, 1803, p. 45. Sur les conceptions de Visconti et son rôle, voir Gallo, 1991 ; Martinez, 2004 a et b ; Piva, 2007.

4 Clarac, 1826-1853, t. I, p. XXVIII.

5 Ibid., p. 154.

6 Ibid., p. XXVIII.

7 Ibid., p. 154.

8 Bresc, 1999.

9 AMN, O1, B, Règlement pour la direction des travaux, la Police et les Dépenses de l’atellier de restauration des Marbres antiques.

10 Archives nationales (AN), F21 569, lettre de B. Lange au ministre de l’Intérieur, 29 mai 1802.

11 AMN, A16, 1816 27 septembre, Note sur l’atelier des Restaurations des marbres antiques du Musée du Roi.

12 Ainsi, en septembre 1822, il rémunère une certaine Madame Tellier « pour lui avoir pausé les bras pour en faire les modèles en terre servant à restaurer un plâtre de la Vénus antique dite de Milo », AN, O3 1409, reçu daté du 21 septembre 1822.

13 Clarac, 1826-1853, I, p. 155.

14 AMN, A16, 1825 8 avril, rapport d’activité des ateliers du Musée royal.

15 AMN, A2, 1794-1840, lettre adressée à Forbin datée du 21 septembre 1824.

16 AMN, A16, 1797-1840, Rapport d’activité de septembre 1840.

17 Livre d’entrée du règne de Louis XVIII, p. 12.

18 Clarac, 1826-1853, II, p. 719.

19 Homme et femme se serrant la main (déxiosis), Paris, musée du Louvre, LL 99, Ma 777.

20 Clarac, 1826-1853, pl. 152-153.

21 Paris, musée du Louvre, Ma 769, LL 67.

22 Clarac, 1826-1853, II, p. 719.

23 Livre d’entrée du règne de Louis XVIII, no 84.

24 Dubois, 1818, pp. 15-16.

25 Clarac, 1826-1853, t. III, p. 289.

26 AN, O3, 1402, reçu des dépenses de Lange pour le mois de juillet 1819.

27 Ibid., octobre 1819.

28 Paris, musée du Louvre (mis en dépôt à Nîmes), Ma 424, LL 311.

29 Livre d’entrée du règne de Louis XVIII, no 311.

30 Clarac, 1826-1853, III, p. 208.

31 On suit les différentes étapes de sa restauration au fil des rapports d’activité, AMN, A16, 1797-1840.

32 AN, O3 1411, reçu de dépenses engagées par Rousseau daté du 30 septembre 1823.

33 AMN, A16, 1797-1840, juin 1826.

34 Clarac, 1830, pp. 338-339.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. Cérémonie nuptiale funèbre, état actuel de conservation, Paris, musée du Louvre, Ma 768
Crédits © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle.
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Titre Fig. 2. Cérémonie nuptiale funèbre, Clarac, 1826 -1853, détail de la pl. 154, no 275
Crédits © Dist. RMN-Grand Palais/image INHA.
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Fichier image/jpeg, 416k
Titre Fig. 3. Partie moderne de la Cérémonie nuptiale funèbre
Crédits © Marie-Liesse Boquien.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/techne/docannexe/image/13949/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 420k
Titre Fig. 4. Statue féminine de Chairopoleia dite Uranie, Paris, musée du Louvre, Ma 241
Crédits © Marie-Liesse Boquien.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/techne/docannexe/image/13949/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 288k
Titre Fig. 5. Statue féminine de Chairopoleia dite Uranie
Légende Détail du bras droit, raccord entre la partie antique et la partie moderne restaurée par Lange.
Crédits © Marie-Liesse Boquien.
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Fichier image/jpeg, 196k
Titre Fig. 6. Statue féminine de Chairopoleia dite Uranie
Légende Détail de la tête et du cou, raccord entre la partie antique et la partie moderne restaurée par Lange.
Crédits © Marie-Liesse Boquien.
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Pour citer cet article

Référence papier

Marie-Liesse Boquien, « Bernard Lange et la restauration des antiques au Louvre dans la première moitié du XIXe siècle »Technè, 38 | 2013, 40-46.

Référence électronique

Marie-Liesse Boquien, « Bernard Lange et la restauration des antiques au Louvre dans la première moitié du XIXe siècle »Technè [En ligne], 38 | 2013, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/techne/13949 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/techne.13949

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Auteur

Marie-Liesse Boquien

Chargée d’études documentaires, département des Archives et des Nouvelles Technologies de l’Information, C2RMF (marie-liesse.boquien[at]culture.gouv.fr).

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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