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III - La polychromie des sculptures françaises : de l’époque romane à l’aube de l’époque moderne
Les XIIe et XIIIe siècles

La Vierge et l’Enfant en majesté, musée du Louvre

The Louvre’s Virgin and Child in Majesty
Stéphanie Deschamps-Tan, Dominique Faunières, Pierre-Yves Le Pogam et Sandrine Pagès-Camagna
p. 66-72

Résumés

La Vierge et l’Enfant en majesté du Louvre (RF 987) a été étudiée et restaurée par Dominique Faunières et Jean-René Gaborit en 2004-2005. Leur travail commun a donné lieu à la publication d’une synthèse en 2009. Néanmoins, il nous a paru utile de reprendre ici les résultats essentiels de leurs recherches, spécialement sur les aspects touchant la polychromie, non seulement pour les insérer dans le cadre des autres études de cas rassemblées ici, mais aussi parce que quelques analyses récentes (ou encore en cours) de Vierges en majesté romanes peuvent être confrontées et mises en perspective avec celle de l’exemplaire du Louvre.

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Texte intégral

Historique, matériau et structure

1Parmi les thèmes chers à la sculpture romane, les statues de la Vierge Marie assise tenant son Enfant sur son giron occupent une place primordiale, notamment dans le domaine de la sculpture mobilière en bois. De très nombreux exemplaires ont été conservés en France, mais l’inégale répartition géographique de ces groupes a fait souvent penser que le sujet avait été particulièrement développé en Auvergne et, plus généralement, dans les régions centrales du pays (Massif central et zones avoisinantes). En fait, même si l’Auvergne doit bien avoir joué un rôle précoce et important dans ce phénomène, le relatif isolement de cette région dans les périodes suivantes a pu contribuer à renforcer cette image, tout comme pour d’autres zones de l’Occident médiéval (dans certaines régions de la Catalogne ou de la Scandinavie par exemple). Quoi qu’il en soit, c’est précisément par une Vierge et l’Enfant provenant du Massif central que cette catégorie d’œuvre est représentée au Louvre (fig. 1).

Fig. 1. La Vierge et l’Enfant en majesté, Auvergne, milieu du xiie siècle, bois (noyer) polychromé (H. 0,835 m ; L. 0,27 ; Pr. 0,35), Paris, musée du Louvre, RF 987. Vue générale après restauration

Fig. 1. La Vierge et l’Enfant en majesté, Auvergne, milieu du xiie siècle, bois (noyer) polychromé (H. 0,835 m ; L. 0,27 ; Pr. 0,35), Paris, musée du Louvre, RF 987. Vue générale après restauration

© C2RMF/Anne Chauvet.

  • 1 Gaborit et Faunières, 2009.
  • 2 C2RMF, rapport d’analyses n° 23361 par Élisabeth Ravaud.
  • 3 C2RMF, rapport d’analyses n° 23408 par David Bourgarit.

2Achetée en 1894 par Louis Courajod au collectionneur Bernard Louis Célestin Montaut (1823-1899), elle provenait selon les affirmations de ce dernier du Forez, ce qui n’a jamais pu être confirmé ou infirmé. Il est clair en tout cas, pour des raisons stylistiques, qu’elle a dû voir le jour dans la région citée plus haut, à savoir l’Auvergne ou plus largement le Massif central. En 2004-2005, l’étude et la restauration menées par Dominique Faunières, enrichies par les recherches de Jean-René Gaborit, ont apporté de nombreux enseignements sur les particularités techniques de l’œuvre1. Tout d’abord, l’identification de l’essence du bois a été rectifiée (il s’agit de noyer et non de chêne, le noyer étant précisément une essence d’usage courant dans le Massif central)2. D’autre part, on a pu déterminer plus précisément le mode d’assemblage du groupe. Notamment, les têtes de la Vierge et de l’Enfant Jésus sont toutes deux taillées à part et leur partie inférieure, sculptée en forme de tenon tronconique, s’emboîte dans une cavité creusée à chaque fois au ras du col du vêtement. Dans le cas de l’Enfant, on a pu arriver à la conclusion qu’il ne s’agit pas de la tête originale, mais d’une œuvre plus tardive (du xiiie siècle probablement), dont la présence est certainement due à la perte de la tête d’origine. Les deux têtes n’étaient pas amovibles, mais fixées dès l’origine aux corps. En effet, la polychromie originale passe sur les chevilles et masquait les joints. Il est difficile d’expliquer les raisons de cette pratique consistant à tailler les têtes à part. Des raisons techniques ne semblent pas pouvoir justifier le procédé. D’un autre côté, puisque les têtes n’étaient pas amovibles, il faut écarter deux autres motifs parfois avancés, du côté de la dévotion et de la liturgie : l’habillage des statues mariales, qui aurait été ainsi facilité ; la modification de la position des têtes, dans le cadre de cérémonies, qui aurait permis d’« animer », au sens propre du terme, les deux figures sacrées. Reste l’hypothèse que la création des têtes comme des éléments séparés est peut-être à mettre en relation avec l’insertion de reliques dans la statue et leur dissimulation aussitôt après. En effet, l’étude a montré aussi qu’il existait une cavité dans l’œuvre, qui a dû probablement servir de cachette à reliques. Cette cavité est située sous le cou de la Vierge, lequel est creusé, plus profondément que nécessaire pour l’entrée du tenon mentionné ci-dessus, jusqu’au niveau du ventre. La cavité a été recreusée ou élargie, au niveau de la poitrine de la Vierge, en même temps qu’une ouverture était créée à ce niveau. Cette disposition doit s’expliquer de la façon suivante. La cavité n’étant pas accessible, dès l’origine, on a dû vouloir extraire ou reconnaître les reliques de celle-ci, à une époque indéterminée, sans trop endommager l’œuvre, ce qui a nécessité cette seconde ouverture. Enfin, l’examen des nombreux trous et traces de clous qui parsèment l’œuvre a permis de faire une découverte particulièrement précieuse. Dans un premier temps, la répartition des emplacements des clous, plutôt erratique (sauf sur les pieds de la Vierge, où les clous dessinaient un décor), restait peu explicable et aurait pu évoquer des pratiques de dévotion tardives (lorsque des statues sont couvertes de clous plantés par des fidèles en rapport avec un vœu). Mais il reste d’infimes fragments de plaques métalliques en quantité trop faible, par conséquent, pour en déterminer la nature exacte, même si l’on a pu repérer notamment la présence de cuivre, d’argent et de dorure3. Il est donc probable que l’ensemble du groupe, à l’exception des carnations de la Vierge et de l’Enfant Jésus, a été recouvert postérieurement de feuilles de métal. Certes, ce type de revêtement est bien connu pour d’autres Vierges en majesté romanes (Orcival) ou pour des statues d’autres saints de la même époque (saint Pierre à Albepierre-Bredons) ; mais souvent, nous savons peu de chose sur leur histoire précise. Or, pour la Vierge du Louvre, le fait que les carnations aient connu de nombreux repeints successifs, alors que le reste du groupe en est totalement dépourvu prouve deux faits importants et presque contradictoires : on a d’abord revêtu la Vierge et l’Enfant d’une polychromie soignée et complète (voir le détail de celle-ci ci-dessous) ; puis on a masqué cette polychromie presque totalement par l’apport de feuilles métalliques. Cette opération s’est déroulée dans une période assez proche de celle de la création de l’œuvre. À titre d’hypothèse, on pourrait se demander si l’apposition du revêtement métallique ne correspond donc pas surtout à un changement de goût, qui aurait pu se produire par exemple dès le xiiie siècle.

Analyses et stratigraphie

  • 4 C2RMF, rapport d’analyses n° 23339 par Sandrine Pagès-Camagna.

3Les prélèvements ont permis de caractériser la technique de polychromie employée au xiie siècle, une polychromie de cette époque étant particulièrement rare et sa conservation pouvant s’expliquer par la présence de plaques métalliques sur les vêtements4.

  • 5 Voir l’article de A. Cascio, S. Deschamps-Tan et P.-Y. Le Pogam dans ce volume.

4Le bois a reçu une première couche beige de carbonate de calcium. Cette couche peut atteindre une épaisseur de 100 µm, avec une granulométrie de 3 à 7 µm. Sur la partie supérieure de cette couche, un peu de phosphate de calcium est parfois retrouvé. Pour certaines parties telles que le siège, les robes et les revers des vêtements, une seconde couche blanche de blanc de plomb vient ensuite précéder les couches colorées ; elle est liée à l’huile, avec une épaisseur allant de 15 à 80 µm. L’ensemble crée une préparation translucide et présentant un aspect glacé. Cette application bicouche comportant du blanc de plomb a déjà été observée sur la Vierge de Bertem (xie-xiie siècle) ou sur le Christ Courajod (Bourgogne, Louvre RF 1082, 2e quart du xiie siècle)5. Toutefois, la préparation la plus classique demeure des carbonates ou sulfates de calcium liés à la colle (Vierge à l’Enfant de Marpent ; Vierge en majesté, Musée national du Moyen Âge, Cl. 9270).

5L’artisan polychromeur a employé des pigments à la fois traditionnels pour l’époque mais également d’un certain prix.

6L’orpiment, simulant la brillance de l’or, est utilisé pour les teintes jaunes, comme sur le coussin, ce qui est déjà observé sur une Vierge du Puy-en-Velay (musée Crozatier, 87.2.170).

7Du vert au cuivre organométallique avec un peu de chlorure de cuivre sert pour le glacis de la robe ; cela permet de produire une couleur transparente lors de l’utilisation de couches minérales. La même constatation a pu être faite sur une Vierge en majesté de Rodez (musée Fenaille, 2006.3.1).

  • 6 Les mines attestées dès l’Antiquité comme source de lapis pour un usage tant minéral (incrustation, (...)

8Les tonalités bleues sont produites par du lapis-lazuli, pigment particulièrement onéreux car importé d’Afghanistan6. Il est ici appliqué sur une sous-couche grise mêlant noir de carbone et blanc de plomb. Cette sous-couche permet de renforcer la tonalité bleue du matériau et de limiter la quantité de pigment à utiliser (comme c’est le cas pour la Vierge de Rodez, musée Fenaille, 2006.3.1), tandis qu’elle est absente du décor à base de lapis du Christ Courajod (Bourgogne, Louvre RF 1082, 2e quart du xiie siècle). La Vierge en majesté de l’église de la Chomette (étudiée et restaurée par les élèves restaurateurs de l’INP) comporte également du lapis-lazuli sur le manteau de la Vierge. Un autre type de pigment, moins onéreux, est également identifié à cette période, l’azurite naturelle (Vierge du Puy-en-Velay, musée Crozatier, 87.2.170).

9Le rouge est constitué de vermillon. Néanmoins, un colorant de la famille de la garance vient rehausser la couche rouge de vermillon, probablement pour lui apporter une brillance particulière ; ce traitement se retrouve aussi sur une Sainte trônante un peu plus tardive (région de la Meuse ou du Rhin, vers 1300, musée du Louvre, RFR 47).

10Les carnations sont une superposition de couches de blanc de plomb, avec un peu de vermillon pour roser la teinte.

11L’élaboration du rose du revers de la robe est singulière ; sur la sous-couche blanche, un glacis à base de blanc de plomb et de vermillon a d’abord été appliqué avant d’être lui-même recouvert d’un film blanchâtre composé uniquement d’un matériau organique.

Restauration

  • 7 C2RMF, dossier FZ 16177, rapport d’intervention n° 12651 par Dominique Faunières.

12La restauration réalisée en 2005 a consisté en un nettoyage visant à éliminer un fort encrassement sur les sommets des volumes ainsi que diverses couches contenant de la cire et des produits résineux qui venaient assombrir la polychromie7 (fig. 2). Dans un premier temps, la polychromie a été refixée avec un fixatif vinylique en solution en raison du caractère hydrophobe des couches. Le bois apparent a été nettoyé et des amas de cire gris foncé présents dans les fentes ont été retirés mécaniquement. Le bois a également été consolidé ponctuellement à l’aide de résine acrylique et par des solins sur certaines zones dégradées par les attaques de champignons et d’insectes xylophages, tels que la jambe gauche de l’Enfant. La polychromie a été nettoyée sous loupe binoculaire à l’aide de solvants, ainsi que, sur certaines parties où le bois était très dégradé, au scalpel après ramollissement de la surface par les solvants. Une retouche d’intégration a été effectuée à l’aquarelle. Les restitutions en cire du nez de la Vierge et de l’extrémité du pied droit de l’Enfant ont été conservées. Après nettoyage de ces zones, une retouche colorée a permis d’estomper la piètre qualité de ces restitutions qu’il a été décidé de conserver et de ne pas remodeler en raison du manque de documentation sur leur forme initiale et de la conservation de l’ensemble des repeints sur les carnations.

Fig. 2. Visage de la Vierge avant restauration

Fig. 2. Visage de la Vierge avant restauration

© C2RMF/Anne Chauvet.

Fig. 3. Visage de la Vierge après restauration

Fig. 3. Visage de la Vierge après restauration

© C2RMF/Anne Chauvet.

Polychromie originale

  • 8 En effet, malgré l’aspect très chaotique actuel des carnations en raison de neuf repeints plus ou m (...)
  • 9 Il faut souligner que les observations reposent parfois sur des plages colorées très réduites, nota (...)

13Avant qu’un revêtement métallique plus ou moins précieux ne soit venu recouvrir presque totalement la Vierge et l’Enfant (à l’exception des visages et des mains), l’œuvre apparaissait comme une statue polychromée, avec une palette de couleurs variée et enrichie de motifs décoratifs sur la robe (fig. 4). Pour les carnations (pieds et portion conservée de la main droite de l’Enfant, main droite de la Vierge, la seule subsistante, tête de la Vierge – rappelons que la tête de l’Enfant est postérieure), la présence de plusieurs tracés de sourcils sur les couches picturales les plus anciennes fait suspecter la pratique de dessins préparatoires8 avant la couche finale rose clair assez soutenu. Les carnations sont rose clair, les joues et les lèvres de la Vierge étant rehaussées de rouge (fig. 3). Les iris de la Vierge sont bleus cernés de noir, les bords des paupières et la pupille étant également noirs. Les sourcils semblent avoir été bleus ou noir bleuté. La chevelure de la Vierge, dépassant très légèrement de son « voile », était probablement jaune et ornée de rehauts bruns ou noirs. L’Enfant Jésus revêtait une robe jaune, dont l’intérieur était bleu clair, et un manteau rouge foncé, au revers également bleu clair. Quant à la Vierge, elle porte une robe verte ornée d’un réseau de losanges noirs dans lesquels sont tracés des motifs cruciformes également noirs (fig. 5). Le bas de la robe est décoré d’une bordure tricolore (rouge, bleu clair, rouge), séparée du reste du tissu par un trait noir. De façon illogique, l’arrière de la robe visible sous le trône est jaune, comme si le polychromeur avait été influencé par la couleur du coussin, jaune, pourtant séparé de la robe par l’assise du trône, orangé. L’intérieur de la robe, visible au niveau des amples manches, est rose orangé translucide surmonté d’une couche blanchâtre, superposition qui donne une couleur comme voilée très particulière et peu usitée à notre connaissance. Le manteau court et formant voile (une « paenula ») de la Vierge est bleu (fig. 6). Son revers est tantôt blanc, au niveau du visage, tantôt bleu clair, au niveau des manches. Le pourtour de la partie du manteau qui constitue le voile est souligné par une étroite bordure rouge, tandis qu’une fine bordure jaune met en valeur l’ouverture des manches. La polychromie du trône de la Vierge est particulièrement riche et variée (fig. 7). Le caractère précieux de ce trône s’explique par les nombreuses associations du thème de la Vierge en majesté tenant son Enfant avec le trône de Dieu et, surtout à partir de l’époque romane, avec le trône du roi Salomon (Pierre Damien, Guibert de Nogent). On a déjà évoqué l’assise, orangée. Les colonnettes de l’arcature supérieure sont composées alternativement de fûts verts avec des bases et des chapiteaux blancs et des tailloirs bleu clair, et de fûts rouge marbré avec des bases bleues, des chapiteaux verts et des tailloirs roses. L’arcature inférieure semble avoir présenté le même type d’alternance, même si le remplacement de nombreux éléments originaux rend la reconstitution un peu plus hypothétique (fûts gris avec des bases rouges et des chapiteaux jaunes ; fûts roses). Les arcs qui retombent sur l’arcature supérieure montrent, de l’intrados vers l’extrados, une succession de champs jaune, rouge, bleu clair, blanc. Les écoinçons, que séparent des pilastres blancs, sont bleu clair. La traverse supérieure est rouge sur sa surface horizontale et rose marbré de vert sur sa tranche verticale. La terrasse, enfin, se présente comme un sol de marbre vert veiné de blanc9. L’ensemble de la polychromie traduit bien le caractère à la fois « réaliste », pour certains détails (comme dans le trône où sont reproduits les effets de riches matériaux), et incohérent (voir le détail de l’arrière de la robe), typique de l’art roman.

Fig. 4. Reconstitution de la polychromie originelle d’après les restes observés

Fig. 4. Reconstitution de la polychromie originelle d’après les restes observés

© Dominique Faunières.

Fig. 5. Détail du bas de la robe et de la jambe gauche de la Vierge

Fig. 5. Détail du bas de la robe et de la jambe gauche de la Vierge

© C2RMF/Anne Chauvet.

Fig. 6. Profil droit du visage de la Vierge

Fig. 6. Profil droit du visage de la Vierge

© C2RMF/Anne Chauvet.

Fig. 7. Revers de la sculpture

Fig. 7. Revers de la sculpture

© C2RMF/Anne Chauvet.

14En dehors de la palette, il faut insister aussi sur les procédés d’élaboration de la polychromie. Le matériau utilisé s’est révélé être d’une qualité moyenne dès sa mise en œuvre, puisque le sculpteur a posé des agrafes métalliques à plusieurs endroits pour tenter de contenir des fentes, entre autres sur la tête de la Vierge. La taille très importante de ces agrafes avait fait considérer dans un premier temps qu’il s’agissait d’une intervention tardive ; mais le fait que la polychromie originale passe dessus atteste leur caractère originel. Ce procédé n’a pas été choisi pour les fentes de moindre importance comme par exemple sur le visage de la Vierge. Aussi le polychromeur a-t-il appliqué localement de fines bandes de parchemin, y compris au cours de son travail (comme le prouve la présence d’une bande sur la préparation et la sous-couche, mais sous la couche finale). On a observé ensuite que l’ensemble de la polychromie originale est très fine. Les deux observations suivantes semblent encore plus importantes, car apparemment plus rares. De façon qui pourrait paraître contradictoire avec la caractéristique précédente, les couches colorées sont très souvent constituées d’une superposition de plusieurs couches, parfois jusqu’à trois au-dessus de la préparation. Ces couches se présentent selon l’usage habituel en allant vers une dernière couche plus transparente (sous-couche, couche, glacis coloré). D’autre part, on observe, pour certaines plages colorées, des broyages plus ou moins fins, en particulier l’orpiment dont certains grains se voient à l’œil nu, pour lequel le broyage grossier a peut-être été recherché afin de procurer un aspect pailleté au ton général. La dernière notation concerne la composition d’une couleur (un blanc bleuté), qui a été obtenue par un mélange complexe de pigments. Ces deux dernières remarques contredisent l’idée fréquemment soutenue selon laquelle les artistes du Moyen Âge auraient préféré des couleurs homogènes et à base d’un seul pigment. Toutes ces observations semblent indiquer par ailleurs une mise en œuvre très sophistiquée, voire un peu expérimentale.

Conclusion

  • 10 Sur le trône de la Vierge, voir Gaborit, 2013, incluant de nombreuses remarques importantes en rapp (...)
  • 11 Gestes et techniques de l’artiste à l’époque romane, 2012 (voir notamment l’article d’A. Leturque).

15L’étude technique de la Vierge et l’Enfant en majesté du Louvre a permis de nombreuses observations importantes, qui renforcent ou nuancent notre compréhension de la sculpture romane polychromée. Quant à l’effet recherché, on a vu que l’artiste pouvait négliger la logique de répartition des couleurs (comme à l’arrière de la robe sous le siège), peut-être parce qu’oublieux du sens des zones au moment de réaliser la polychromie, mais qu’il pouvait en même temps – et dans la même zone – suggérer les matières précieuses du trône dans une perspective d’imitation attentive du réel10. Dans le domaine de la réalisation technique, on a pu constater des procédés très élaborés, voire sophistiqués, pour la polychromie proprement dite, appliqués paradoxalement à une œuvre dont le support en bois est entaché de quelques défauts structurels difficilement masqués. Dans les deux cas, on pourrait avoir tendance à inférer de ces apparentes contradictions l’idée qu’il y a eu deux artistes différents à l’œuvre, respectivement pour la taille et pour la mise en peinture. Mais il faut rester particulièrement prudent à cet égard. D’ailleurs, le troisième point que l’on voudrait souligner semble pointer dans une direction légèrement différente. Comme d’autres statues-reliquaires de l’époque romane, la Vierge du Louvre, avec son revêtement métallique autrefois superposé à une sculpture parfaitement achevée et entièrement peinte, montre à la fois la hiérarchie entre les deux domaines de la sculpture et de l’orfèvrerie et une certaine porosité entre eux. En effet, sur l’échelle des processus techniques, on peut parler d’une opposition entre des statues faites d’une âme de bois sommairement taillée pour servir de noyau aux feuilles de métal, qui correspond à des œuvres conçues dès l’origine comme des objets précieux, et le cas de la Vierge du Louvre (ou encore du Saint Pierre d’Albepierre-Bredons) ; mais il semble exister bien des stades intermédiaires entre ces deux extrêmes. Une telle proximité entre arts somptuaires et sculpture à l’époque romane n’aurait rien d’étonnant quand on sait que ces liens sont confirmés aussi bien par quelques sources (on pense au célèbre traité de Théophile, où le moine-orfèvre semble maîtriser également bien d’autres techniques) que, parfois, par une véritable communauté stylistique11.

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Notes

1 Gaborit et Faunières, 2009.

2 C2RMF, rapport d’analyses n° 23361 par Élisabeth Ravaud.

3 C2RMF, rapport d’analyses n° 23408 par David Bourgarit.

4 C2RMF, rapport d’analyses n° 23339 par Sandrine Pagès-Camagna.

5 Voir l’article de A. Cascio, S. Deschamps-Tan et P.-Y. Le Pogam dans ce volume.

6 Les mines attestées dès l’Antiquité comme source de lapis pour un usage tant minéral (incrustation, bijoux, matière sculptée) que pigmentaire sont celles de la région du Badakhshan (les principaux gisements sont ceux du Sar-i-Sang). Les gisements de Russie ne semblent pas avoir été employés, comme le montre l’étude des minéraux connexes à la lazurite.

7 C2RMF, dossier FZ 16177, rapport d’intervention n° 12651 par Dominique Faunières.

8 En effet, malgré l’aspect très chaotique actuel des carnations en raison de neuf repeints plus ou moins dégradés par des grattages superficiels, il apparaît, grâce à l’observation de lacunes, qu’un premier sourcil roux ait été dessiné sur la couche de préparatoire, puis un second noir sur la sous-couche blanche au blanc de plomb avant l’application du rose final original.

9 Il faut souligner que les observations reposent parfois sur des plages colorées très réduites, notamment pour la terrasse et plus généralement pour le trône, et la reconstitution qui en découle doit donc être considérée comme partiellement hypothétique.

10 Sur le trône de la Vierge, voir Gaborit, 2013, incluant de nombreuses remarques importantes en rapport avec le sujet ici évoqué.

11 Gestes et techniques de l’artiste à l’époque romane, 2012 (voir notamment l’article d’A. Leturque).

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. La Vierge et l’Enfant en majesté, Auvergne, milieu du xiie siècle, bois (noyer) polychromé (H. 0,835 m ; L. 0,27 ; Pr. 0,35), Paris, musée du Louvre, RF 987. Vue générale après restauration
Crédits © C2RMF/Anne Chauvet.
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Titre Fig. 2. Visage de la Vierge avant restauration
Crédits © C2RMF/Anne Chauvet.
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Titre Fig. 3. Visage de la Vierge après restauration
Crédits © C2RMF/Anne Chauvet.
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Titre Fig. 4. Reconstitution de la polychromie originelle d’après les restes observés
Crédits © Dominique Faunières.
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Titre Fig. 5. Détail du bas de la robe et de la jambe gauche de la Vierge
Crédits © C2RMF/Anne Chauvet.
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Titre Fig. 6. Profil droit du visage de la Vierge
Crédits © C2RMF/Anne Chauvet.
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Titre Fig. 7. Revers de la sculpture
Crédits © C2RMF/Anne Chauvet.
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Pour citer cet article

Référence papier

Stéphanie Deschamps-Tan, Dominique Faunières, Pierre-Yves Le Pogam et Sandrine Pagès-Camagna, « La Vierge et l’Enfant en majesté, musée du Louvre »Technè, 39 | 2014, 66-72.

Référence électronique

Stéphanie Deschamps-Tan, Dominique Faunières, Pierre-Yves Le Pogam et Sandrine Pagès-Camagna, « La Vierge et l’Enfant en majesté, musée du Louvre »Technè [En ligne], 39 | 2014, mis en ligne le 02 juillet 2014, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/techne/12151 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/techne.12151

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Auteurs

Stéphanie Deschamps-Tan

Conservateur, musée du Louvre, département des Sculptures (stephanie.deschamps-tan[at]louvre.fr).

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Dominique Faunières

Restauratrice du patrimoine (domfo[at]wanadoo.fr).

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Pierre-Yves Le Pogam

Conservateur en chef, musée du Louvre, département des Sculptures (pierre-yves.le-pogam[at]louvre.fr).

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Sandrine Pagès-Camagna

Ingénieur de recherches, C2RMF, département Recherche (sandrine.pages[at]culture.gouv.fr).

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