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III - La polychromie des sculptures françaises : de l’époque romane à l’aube de l’époque moderne
Les XIIe et XIIIe siècles

La restauration du Christ Courajod : la luminosité d’une polychromie romane retrouvée

The restoration of the Courajod Christ. The luminosity of a Romanesque polychrome sculpture revealed
Agnès Cascio, Stéphanie Deschamps-Tan et Pierre-Yves Le Pogam
p. 52-59

Résumés

Chef-d’œuvre du département des Sculptures du musée du Louvre, le Christ dit Courajod (RF 1082) a été étudié puis restauré dans les ateliers du C2RMF entre 2007 et 2011. La polychromie de cette œuvre présentait un état de conservation médiocre, résultant essentiellement d’une tentative de dégagement non maîtrisé en 1956. Cette intervention a créé un état de surface confus induisant une perte de visibilité des qualités plastiques de la sculpture. L’élimination de l’ensemble des repeints a permis de découvrir une polychromie originale romane d’une facture remarquable et d’une grande finesse, aux coloris subtils jouant sur un contraste entre des carnations pâles, des cheveux et une barbe d’un noir soutenu et un périzonium d’un bleu intense rehaussé d’or.

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Notes de l’auteur

Intervention coordonnée au C2RMF par Christine Lancestremère, Axelle Davadie et Stéphanie Deschamps-Tan. Étude et restauration : Agnès Cascio et Juliette Levy-Hinstin. Examens et analyses : Anne-Solenn Le Hô, Juliette Langlois, Élisabeth Ravaud, Jean-Paul Rioux. Radiographie : F. Drilhon. Documentation : Clémence Raynaud.

Texte intégral

  • 1 C’est ce qui en fit d’ailleurs tout le prix pour quelques esprits éclairés, amateurs quelques année (...)
  • 2 L’historiette est peut-être née des propos de Courajod lui-même, qui affirme dans son article de 18 (...)

1Le Christ roman donné par Louis Courajod au musée du Louvre en 1895 est l’un des chefs-d’œuvre du département des Sculptures (fig. 1 et p. 42, fig. 1). Pourtant, il n’a pas joui tout de suite d’une aussi haute réputation. À la fin du xixe siècle, la sculpture romane était encore jugée, à l’aune de l’académisme ambiant, comme un art inabouti et primitif1. Ainsi, la tradition orale veut que Courajod ait d’abord cherché à faire acquérir l’œuvre par le Louvre, puis, ayant essuyé un refus de la part de ses pairs, ait dû l’acheter sur ses propres deniers avant de l’offrir des années plus tard. Il faut rappeler que Louis Courajod, conservateur au Louvre puis premier directeur du département des Sculptures dans sa configuration actuelle (1893-1896), a laissé le souvenir d’un personnage complexe, avant tout comme brillant spécialiste et travailleur infatigable, mais doté aussi d’une plume acerbe et d’un caractère bien trempé, qui ne lui valurent pas que des amis. Aussi cette légende orale n’est peut-être pas erronée, même si rien ne vient la confirmer dans les archives du Louvre2. La seule donnée sûre est que Louis Courajod possédait l’œuvre dès 1878, puisqu’il la prête cette année-là à l’Exposition universelle (Paris, Palais du Trocadéro). Quant à la provenance antérieure du Christ, Louis Courajod s’est bien gardé de la donner, par exemple dans l’article qu’il lui consacre en 1884. Mais les rapprochements qu’il y fait avec des citations de Viollet-le-Duc concernant Vézelay et Autun ou des affirmations plus vagues ailleurs impliquent très probablement qu’il en connaissait l’origine et qu’il s’agit de la Bourgogne.

Fig. 1. Christ décloué de la croix dit Christ Courajod, Bourgogne, deuxième quart du xiie siècle, bois (tilleul et aulne) polychromé (H. 1,55 m ; L. 0,58 ; Pr. 0,30), Paris, musée du Louvre, RF 1082 : détail du visage après restauration

Fig. 1. Christ décloué de la croix dit Christ Courajod, Bourgogne, deuxième quart du xiie siècle, bois (tilleul et aulne) polychromé (H. 1,55 m ; L. 0,58 ; Pr. 0,30), Paris, musée du Louvre, RF 1082 : détail du visage après restauration

© C2RMF/Anne Chauvet.

  • 3 Hürkey, 1983, p. 15-17.

2L’œuvre a bénéficié ensuite d’une célébrité croissante, à la fois pour sa beauté et sa rareté. En effet, le Christ dit depuis lors Christ Courajod – en hommage à son donateur – est presque complet (il lui manque surtout son bras gauche original) et il illustre, de façon exceptionnelle en France, un type de sculpture plus courant dans l’Occident méditerranéen : la Descente de croix. Le mouvement du torse et la tête fortement inclinée vers la gauche, aux paupières et à la bouche close, et la position de son épaule et de son bras droits (même si l’assemblage de ces deux éléments a été remanié) impliquent en effet que le Christ appartenait à un groupe de la Descente ou de la Déposition de croix, une catégorie dont on n’a a priori presque aucun autre exemple conservé en France, dans le domaine de la sculpture sur bois romane (voir cependant l’étude de cas suivante, dans ce volume, pour l’hypothèse d’une telle iconographie concernant le corps du Christ provenant de Lavaudieu). De plus, étant donné la datation qu’on peut lui attribuer pour des raisons stylistiques – probablement le deuxième quart du xiie siècle – le Christ Courajod représente l’un des tout premiers témoins de cette iconographie dans la sculpture monumentale3.

3Malgré cet intérêt et cette admiration devenue universelle, le Christ Courajod souffrait, depuis sa première apparition à la fin du xixe siècle, d’être arrivé jusqu’à nous dans un état de conservation médiocre pour ce qui est de sa polychromie (fig. 2). Pis encore, en 1956, l’œuvre fut confiée à un atelier de restauration, la Maison Bouet, dont l’intervention, drastique et incohérente, a altéré plus encore l’état de surface de la sculpture. Il a donc paru opportun de proposer une étude approfondie de l’œuvre, pour juger de la pertinence d’une éventuelle restauration, étude qui a été lancée en 2007.

Fig. 2. Christ décloué de la croix dit Christ Courajod (Paris, musée du Louvre) : détail du visage avant restauration

Fig. 2. Christ décloué de la croix dit Christ Courajod (Paris, musée du Louvre) : détail du visage avant restauration

© C2RMF/Pierre-Yves Duval.

Matériau et structure

  • 4 C2RMF, rapport X 148-FZ 9830 par Élisabeth Ravaud, 30 août 2011.
  • 5 Guillot de Suduiraut et Ravaud, 2009.

4À l’exception des bras rapportés, taillés dans l’aulne, la sculpture est taillée dans une unique bille de tilleul non évidée, dont le cœur est absent4. L’utilisation conjointe de deux essences sur une sculpture de la période romane n’est pas surprenante5. En surface, les traces d’outils sont peu présentes, montrant qu’un soin particulier a été apporté à la finition des volumes sculptés, les muscles sur les mollets et sur l’articulation du genou sont indiqués en relief de chaque côté des jambes par le fin tracé de deux fines nervures encadrant un bourrelet central.

  • 6 Buchenrieder et Taubert, 1983.

5Au revers, dans la partie supérieure du périzonium, une grande cavité rectangulaire et profonde est ménagée. La fonction originelle de cette cavité pourrait être une cache-reliquaire, comme le suggère la comparaison avec d’autres œuvres, tel le Christ allemand de Forstenried6. Il n’est pas exclu, cependant, qu’il faille mettre cette cavité en relation avec le système de fixation original du Christ sur la croix.

  • 7 L’assemblage du bras a été modifié par la suite par l’ajout de plusieurs petites pièces de bois pou (...)
  • 8 Le bois a subi anciennement une attaque d’insectes xylophages assez importante sur le corps et la t (...)

6Les bras étaient rapportés, mais aujourd’hui seul le bras droit est d’origine. L’assemblage au niveau de l’épaule consiste en une grande pièce de bois qui semble être un tenon libre rectangulaire et horizontal, allant de l’épaule au bras7. Les pieds étaient en revanche probablement taillés dans la bille principale, car ils ne sortent pas de l’épannelage général. Soumis à de fortes contraintes par la fixation sur la croix, ils ont été endommagés et ont dû être en partie refaits, par assemblage de plusieurs pièces de bois. La couronne était ornée de six cabochons dont le logement, de forme plus ou moins circulaire ou ovale, est creusé au ciseau. Sa partie supérieure a été retaillée, probablement anciennement et à différentes reprises, peut-être pour adapter une couronne d’épines, selon l’iconographie du Christ souffrant typique de la période gothique et des époques postérieures. La ceinture et le bord supérieur du périzonium ont été partiellement retaillés. Des pièces de bois ont été incrustées et sculptées à l’imitation des plis alentour8.

Interventions anciennes

7Une photographie ancienne, probablement proche de la date d’entrée de l’œuvre au Louvre (1895), montre que deux phases peuvent être distinguées dans l’exécution des réfections en bois. Avant 1895, une première campagne de restauration avait déjà eu lieu : le bras gauche était déjà refait, les pieds ont leur aspect actuel. Le bois des réfections est dénué de polychromie. L’ensemble de cette campagne de restauration ne semble pas être antérieur au xixe siècle.

8En 1956, une deuxième intervention, dont le Louvre est le commanditaire, est exécutée par la Maison Bouet, spécialisée dans la « réparation d’objets d’art », où officient notamment des sculpteurs. L’intervention est réalisée sur le volume déjà existant des pièces de bois posées lors de la restauration précédente. Tous les petits plis de l’étoffe retenue par la ceinture, qui avaient été laissés au stade de l’épannelage lors de l’intervention avant 1895, ont alors été sculptés. En outre, le pan gauche retombant de la ceinture a été non seulement resculpté, mais raccourci. L’ensemble de ces réfections a été revêtu d’une dorure intentionnellement usée et la volonté de masquer la restauration a été jusqu’à imiter, sur les réfections de la ceinture et du nœud, des trous d’insectes xylophages par des piquetages à l’outil. Par ailleurs, la polychromie a été très endommagée, lors de cette campagne, par un grattage intempestif destiné à mettre au jour la polychromie d’origine et qui confère à la surface un aspect brouillé. Bois nu, préparation blanche, îlots colorés rouge, ocre, blanc et bleu se côtoient sur le périzonium. Sur les carnations, des plages épaisses de rose grisâtre se détachent sur le bois et sur le fond blanc des préparations.

9L’examen sous loupe binoculaire permet de distinguer au moins cinq repeints sur la polychromie originale. L’étude stratigraphique et les correspondances de couleur pour chaque intervention ne sont pas toujours évidentes à faire à cause de l’état très confus des couches picturales. De plus, il est apparu lors du traitement que le grattage de 1956 avait connu des antécédents. La polychromie originale avait en effet été raclée dès l’époque médiévale, avant l’application du premier repeint. Des traces de « raclage » de la préparation sont en effet nettement visibles, en particulier sur la face interne de la jambe droite, sous le genou. Un second décapage avait probablement été réalisé plus tard, préalablement à l’application du deuxième repeint, car le premier repeint n’est conservé que très localement. La suppression des polychromies antérieures est donc une pratique déjà attestée au Moyen Âge.

La restauration

  • 9 C2RMF, dossier n° FZ9830, rapport d’étude n° 16779 par Agnès Cascio et Juliette Levy.

10La restauration du Christ Courajod a été effectuée dans les ateliers du C2RMF de 2007 à 2011 par Agnès Cascio et Juliette Levy-Hinstin. Les choix liés au traitement de cette œuvre majeure des collections publiques françaises ont été validés par la commission de restauration du musée du Louvre. L’interrogation quant à une éventuelle intervention sur cette sculpture a procédé du constat d’une perte de visibilité de ses qualités plastiques, notamment de la subtilité du modelé, en raison de l’aspect chaotique et parcellaire de la polychromie. Afin de cerner la faisabilité d’une amélioration de l’aspect esthétique de la sculpture, une étude préalable a été réalisée en 20079. Celle-ci a permis, grâce à une analyse technologique et à un relevé des altérations, d’établir notamment une cartographie de la polychromie originale et des repeints et de procéder aux premières mesures conservatoires qui s’imposaient. La polychromie a ainsi été refixée ponctuellement, simultanément au nettoyage des carnations et du périzonium. Des mastics disgracieux et des bouchages en plâtre ont été éliminés et le bois a été localement consolidé. De premières options de restauration ont aussi pu être soumises à la commission de restauration du musée du Louvre. L’hétérogénéité de l’état de conservation des différentes couches de la polychromie, l’aspect extrêmement lacunaire des niveaux anciens de celle-ci, ainsi que la disparité induite par l’intervention de 1956 entre le périzonium et les carnations, ont rendu particulièrement complexe la prise de décision. En effet, sur le périzonium, qui a été, avec la chevelure, gratté, les différents niveaux de polychromie étaient mélangés et côtoyaient la préparation blanche mise à nu ou bien des lacunes laissant le bois à découvert. Les carnations, bien que présentant un niveau plus uniforme, étaient également fragmentaires. Seuls des îlots d’un rose épais parsemaient la surface, essentiellement revêtue de la préparation blanche de la polychromie originale. Le choix d’une intervention minimale consistant en une simple retouche des lacunes laissant apparaître la préparation blanche n’a pas été retenu, car il ne répondait pas à l’objectif d’une réelle amélioration esthétique de l’œuvre.

  • 10 Commission de restauration du musée du Louvre du 17 octobre 2008.
  • 11 C2RMF, dossier n° FZ9830, rapport de restauration n° 24902 et 24902b par Agnès Cascio et Juliette L (...)
  • 12 Commission de restauration du musée du Louvre du 29 janvier 2010.
  • 13 C2RMF, dossier n° FZ9830, rapport de restauration n° 24902 et 24902b par Agnès Cascio et Juliette L (...)

11De même, le choix d’un dégagement partiel sur le périzonium par le retrait des deux derniers repeints, accompagné d’une retouche des carnations, n’a pas été jugé satisfaisant. Il a été finalement décidé de procéder au dégagement de la polychromie originale sur le périzonium afin d’en retrouver le raffinement formel et coloré et d’envisager, dans un second temps, le dégagement des carnations10. Celui-ci a été complété d’une retouche sur les îlots de préparation blanche visibles sur l’ensemble de la sculpture11. Cette première phase de dégagement de la polychromie originale a permis de retrouver la précision du relief sculpté du périzonium magnifié par le lapis-lazuli. Elle a conforté la commission de restauration dans le choix de la poursuite de la mise au jour des carnations afin de retrouver une harmonie de la forme et de la couleur, indispensables à une unité de lecture de la sculpture12. Des témoins de l’ensemble des stratigraphies ont été conservés13.

La polychromie originale

  • 14 C2RMF, dossier n° FZ9830, rapport d’étude C2RMF n° 12589 par Anne-Solenn Le Hô, Juliette Langlois, (...)

12Les analyses du C2RMF14 ont mis en évidence des éléments qui sont utiles pour mieux connaître la composition des différents niveaux de polychromie.

13La polychromie originale est d’une facture remarquable. Son extrême finesse ne trahissait nullement l’acuité des reliefs sculptés. La présence d’or, l’emploi de lapis-lazuli en quantité importante, le nombre et la grosseur des cabochons, sur la couronne et peut-être sur la ceinture, suggèrent un prix élevé pour l’exécution de l’œuvre, en accord avec l’exceptionnelle qualité de la sculpture. La préparation fine, parcourue de petites craquelures, évoque l’émail, notamment sur les carnations dont la surface est satinée. La logique entre l’extérieur et l’intérieur des vêtements est très particulière, puisque le périzonium est traité comme s’il avait trois faces : bleu rehaussé d’or à l’extérieur, bleu uni pour l’intérieur, vert translucide pour le repli du périzonium sous la ceinture (fig. 3).

Fig. 3. Proposition de restitution de la polychromie originale. Le décor n’est dessiné que partiellement dans les zones où il est le plus lisible

Fig. 3. Proposition de restitution de la polychromie originale. Le décor n’est dessiné que partiellement dans les zones où il est le plus lisible

© Agnès Cascio.

  • 15 On peut citer par exemple la Vierge en majesté de Bertem (Belgique), fin xie-début xiie siècle, la (...)

14La préparation, posée en deux fines couches directement sur le bois, est constituée de blanc de plomb lié à l’huile. Parcourue de petites craquelures, elle est extrêmement fine et d’un blanc lumineux. On connaît des exemples similaires de préparation blanche à la période romane15. Au revers du Christ, la préparation laissée nue apparaît en abondance, recouverte d’une couche translucide jaune de nature probablement organique (résine ?). Elle est moins lisse que sur la face, ce qui confirme bien le polissage des surfaces destinées à être revêtues de peinture et dont témoignent des traces visibles par endroits sous la forme de stries parallèles très fines. Elles sont peut-être dues à l’emploi de prêle ou à celui d’une ripe à la denture très fine.

  • 16 Selon le rapport d’étude du C2RMF n° 12589, coupe 15592.

15Les carnations, peu conservées, sont pâles, à peine rosées, parcourues de fines craquelures. D’épaisseur très fine, elles sont liées à l’huile et les pigments employés sont le blanc de plomb mêlé à du vermillon16 (fig. 4). Les yeux clos, ourlés d’une ligne noire sur le bord des paupières, étaient ombrés d’un cerne olivâtre, dont subsiste une trace sous l’œil droit (fig. 5). La bouche était peinte d’un rose légèrement soutenu, à peine plus vif que les carnations.

Fig. 4. Détail de la préparation blanche au blanc de plomb lié à l’huile posée en deux fines couches et des carnations, d’un rose pâle, parcourues de petites craquelures

Fig. 4. Détail de la préparation blanche au blanc de plomb lié à l’huile posée en deux fines couches et des carnations, d’un rose pâle, parcourues de petites craquelures

© Agnès Cascio.

Fig. 5. Détail après dégagement et avant retouche des yeux clos ourlés d’une ligne noire et ombrés d’un cerne olivâtre

Fig. 5. Détail après dégagement et avant retouche des yeux clos ourlés d’une ligne noire et ombrés d’un cerne olivâtre

© Agnès Cascio.

16La plaie de la main droite, presque géométrique, est peinte d’un cercle d’où partent trois coulées de sang rectilignes (fig. 6). Seules quelques traces rouge vif subsistent à l’emplacement de la plaie sur le côté droit du torse. Les cheveux et la barbe étaient noirs. Des mèches de la chevelure étaient peintes sur le torse à proximité des mèches sculptées.

Fig. 6. Détail de la plaie de la main après restauration

Fig. 6. Détail de la plaie de la main après restauration

© C2RMF/Anne Chauvet.

  • 17 Selon le rapport d’étude du C2RMF n° 12589, coupes 15585 et 15586.
  • 18 Selon le rapport d’étude du C2RMF n° 12589.

17L’extérieur du périzonium était d’un bleu intense, obtenu par l’usage d’un pigment identifié par le laboratoire comme du lapis-lazuli dont la granulométrie est hétérogène, certains grains pouvant atteindre 75 microns17. Il est appliqué en deux couches18, ce qui a permis d’obtenir un bleu d’une épaisseur fine, parfaitement régulière (fig. 7). Des décors dorés appliqués sur une mixtion rosée se devinent : réseau de lignes entrecroisées et motifs floraux (fig. 8) rehaussés de glacis rouge. L’état de conservation de ce décor n’est malheureusement pas suffisant pour qu’il soit possible de reproduire le motif avec certitude, mais des hypothèses peuvent être proposées (fig. 3). L’intérieur du vêtement était peint du même bleu uni. Seuls la bordure et les décors dorés de l’extérieur du périzonium différenciaient l’intérieur de l’extérieur du vêtement. Autour de la taille, le repli du périzonium était vert, obtenu par un glacis translucide posé en deux couches (non analysé).

Fig. 7. Coupe stratigraphique n° 1585 (pli du périzonium extérieur, entre les jambes) : lapis-lazuli appliqué en deux couches sur la préparation originale

Fig. 7. Coupe stratigraphique n° 1585 (pli du périzonium extérieur, entre les jambes) : lapis-lazuli appliqué en deux couches sur la préparation originale

© Anne-Solenn Le Hô.

Fig. 8. Détail des décors dorés appliqués sur une mixtion rosée et rehaussés de glacis rouge

Fig. 8. Détail des décors dorés appliqués sur une mixtion rosée et rehaussés de glacis rouge

© C2RMF/Anne Chauvet.

18La couronne était ornée de cabochons de taille importante, en pierre (cristal de roche ?) ou en verre. Ils ont tous disparu ; seuls subsistent leurs logements vides. Certaines des cavités, notamment au-dessus de l’oreille gauche, présentent deux niveaux de profondeur comme si le cabochon avait été remplacé et la logette resculptée. Entre les cabochons, la couronne était revêtue de feuilles d’or posées sur une fine couche ocre-rose (mixtion ?), identique à celle de la dorure au bord du périzonium.

Comparaisons

  • 19 Buchenrieder et Taubert, 1983. Voir aussi, pour une autre typologie, Gaborit et Faunières, 2009.
  • 20 Kargère et Rizzo, 2010 ; voir aussi, dans ce volume, l’article de L. Kargère, P.-Y. Le Pogam, J. Le (...)

19Il existe peu d’études documentées sur la polychromie de Christs romans comparables19, de plus elles ne concernent pas des Christs français à l’exception de celle sur le Christ de Lavaudieu de Lucrétia Kargère et Adriana Rizzo20. Cependant, il est intéressant de s’y référer pour établir une première comparaison et tenter de dégager quelques éléments significatifs.

  • 21 Buchenrieder et Taubert, 1983.
  • 22 Buchenrieder et Taubert, 1983 (Christ de Forstenried).

20En premier lieu, on retrouve l’esprit un peu « irrationnel » de la distribution des couleurs évoqué par J. Taubert21. En effet, le revers du périzonium du Christ Courajod est peint d’un bleu uni dans la partie inférieure et de vert dans la partie supérieure, sous la ceinture, alors qu’en toute logique, ce revers devrait être de couleur identique. De même, le revers du périzonium du Christ de Lavaudieu présente, selon les plis, trois couleurs, bleu, rouge et vert, pour le même côté du tissu. Cette caractéristique a été observée sur plusieurs œuvres romanes22.

21L’harmonie colorée des Christs Courajod et de Lavaudieu est très semblable et se distingue par une dominance du bleu lapis-lazuli, orné de motifs dorés ou d’apparence dorée sur le périzonium, contrastant avec le rose pâle des carnations. Le schéma quadrangulaire de base des motifs est agrémenté d’un ornement floral pour le Christ Courajod, proche de ceux relevés sur d’autres œuvres romanes. La différence la plus notable est que le rouge et le jaune peints en aplats sont absents sur le Christ Courajod.

22Il est moins aisé d’établir un parallèle pour le traitement des carnations, car celles du Christ Courajod sont très peu conservées. Apparemment, elles ne comportaient pas de surlignage foncé précisant la musculature ou certains détails anatomiques, lesquels étaient déjà rendus par les fines rainures incisées dans le bois sur les jambes, par exemple. On ne peut savoir non plus si des ombres claires ou foncées venaient accentuer l’anatomie du torse comme c’est le cas sur le Christ de Lavaudieu. Cependant, on note que l’œil est souligné d’une ombre verte, ce qui laisse supposer qu’il aurait pu en être de même à d’autres endroits.

  • 23 Kargère et Rizzo, 2010 ; voir aussi, dans ce volume, l’article de L. Kargère, P.-Y. Le Pogam, J. Le (...)

23D’un point de vue technique, on remarque également des similitudes entre les deux Christs français. En premier lieu, la préparation extrêmement fine, constituée de blanc de plomb. Selon Lucretia Kargère, cette particularité a été principalement retrouvée sur des œuvres françaises, à la différence d’œuvres d’Europe du Nord sur lesquelles la présence de craie est plus courante23.

24Le lapis-lazuli est commun aux deux œuvres, mais sur le Christ de Lavaudieu, il est posé sur une sous-couche blanche teintée d’indigo, tandis que sur le Christ Courajod, il est appliqué en deux passages directement sur la préparation au blanc de plomb.

25L’aspect doré prévaut dans les deux cas pour les décors en semis sur le bleu, mais la technique diffère. Tandis qu’une feuille d’or sur une mixtion semble utilisée sur le Christ Courajod, l’apparence dorée est obtenue sur le Christ de Lavaudieu par l’utilisation d’une feuille d’étain couverte d’une couche translucide jaune et peut-être aussi par l’orpiment dont la luminosité pouvait parfois approcher celle de l’or.

26Les carnations sont, de façon similaire, faites d’une matrice de blanc de plomb teintée de vermillon avec un peu de minium de plomb dans le cas du Christ de Lavaudieu.

27Enfin, il ne semble pas que le Christ Courajod présente de couleur obtenue par le mélange de deux pigments comme c’est le cas pour le vert constitué d’orpiment et d’indigo du Christ de Lavaudieu.

28L’incrustation d’éléments rapportés se matérialise par des cabochons sur la couronne du Christ Courajod, tandis que la bordure du périzonium du Christ de Lavaudieu était décorée de plaques de métal appliquées.

29Enfin, aucune protéine n’a été identifiée dans les couches picturales du Christ Courajod, alors que des protéines associées à de l’huile ont été mises en évidence dans le bleu, le vert et les carnations du Christ de Lavaudieu.

30La polychromie du Christ Courajod présente donc de nombreuses caractéristiques propres à la polychromie romane. Et, si les deux Christs français comportent chacun des particularités techniques propres, leurs polychromies sont très comparables et se distinguent clairement de celles d’œuvres germaniques ou méditerranéennes.

31L’étude et la restauration menées de 2007 à 2011 ont donc permis non seulement de préciser la connaissance de l’œuvre, notamment pour sa structure et son histoire, mais également d’en révéler la polychromie romane. Elle a également conduit à repenser la présentation scénographique de cette sculpture, maintenant magnifiée dans une vitrine dont le fonds carmin fait ressortir la préciosité et la luminosité de cette subtile polychromie romane.

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Notes

1 C’est ce qui en fit d’ailleurs tout le prix pour quelques esprits éclairés, amateurs quelques années après des arts africains aussi bien que de la peinture la plus moderne, comme le collectionneur Jacques Doucet, donateur de la tête du Christ de Lavaudieu (voir l’article de L. Kargère, P.-Y. Le Pogam, J. Levy-Hinstin et N. Pingaud dans ce volume), ou l’antiquaire Charles Ratton (voir exp. Paris, 2013).

2 L’historiette est peut-être née des propos de Courajod lui-même, qui affirme dans son article de 1884, avec sa véhémence habituelle : « Le fonctionnaire imprudent qui tenterait de faire entrer dans les collections publiques une série d’œuvres typiques, destinées à représenter les origines de la sculpture française, s’exposerait aux plus vives réclamations de certain groupe de connaisseurs exclusifs, sorte de syndicat formé pour admirer et mettre en lumière les seules époques et les seules écoles d’art orthodoxes. » (Courajod, 1884). Ce passage avait déjà été mis en valeur par André Michel, le successeur de L. Courajod (Michel, 1903, p. 302).

3 Hürkey, 1983, p. 15-17.

4 C2RMF, rapport X 148-FZ 9830 par Élisabeth Ravaud, 30 août 2011.

5 Guillot de Suduiraut et Ravaud, 2009.

6 Buchenrieder et Taubert, 1983.

7 L’assemblage du bras a été modifié par la suite par l’ajout de plusieurs petites pièces de bois pour combler des lacunes.

8 Le bois a subi anciennement une attaque d’insectes xylophages assez importante sur le corps et la tête, qui a vraisemblablement motivé certaines consolidations, l’affranchissement de certaines zones affaiblies et les restitutions.

9 C2RMF, dossier n° FZ9830, rapport d’étude n° 16779 par Agnès Cascio et Juliette Levy.

10 Commission de restauration du musée du Louvre du 17 octobre 2008.

11 C2RMF, dossier n° FZ9830, rapport de restauration n° 24902 et 24902b par Agnès Cascio et Juliette Levy.

12 Commission de restauration du musée du Louvre du 29 janvier 2010.

13 C2RMF, dossier n° FZ9830, rapport de restauration n° 24902 et 24902b par Agnès Cascio et Juliette Levy.

14 C2RMF, dossier n° FZ9830, rapport d’étude C2RMF n° 12589 par Anne-Solenn Le Hô, Juliette Langlois, décembre 2007.

15 On peut citer par exemple la Vierge en majesté de Bertem (Belgique), fin xie-début xiie siècle, la Vierge en majesté du Louvre (RF 987), les Vierges en majesté de Montvianeix (inv. 67.153) et Morgan (inv. 16.32.194) conservées au Metropolitan Museum of Art de New York.

16 Selon le rapport d’étude du C2RMF n° 12589, coupe 15592.

17 Selon le rapport d’étude du C2RMF n° 12589, coupes 15585 et 15586.

18 Selon le rapport d’étude du C2RMF n° 12589.

19 Buchenrieder et Taubert, 1983. Voir aussi, pour une autre typologie, Gaborit et Faunières, 2009.

20 Kargère et Rizzo, 2010 ; voir aussi, dans ce volume, l’article de L. Kargère, P.-Y. Le Pogam, J. Levy-Hinstin et N. Pingaud.

21 Buchenrieder et Taubert, 1983.

22 Buchenrieder et Taubert, 1983 (Christ de Forstenried).

23 Kargère et Rizzo, 2010 ; voir aussi, dans ce volume, l’article de L. Kargère, P.-Y. Le Pogam, J. Levy-Hinstin et N. Pingaud.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. Christ décloué de la croix dit Christ Courajod, Bourgogne, deuxième quart du xiie siècle, bois (tilleul et aulne) polychromé (H. 1,55 m ; L. 0,58 ; Pr. 0,30), Paris, musée du Louvre, RF 1082 : détail du visage après restauration
Crédits © C2RMF/Anne Chauvet.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/techne/docannexe/image/12085/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 728k
Titre Fig. 2. Christ décloué de la croix dit Christ Courajod (Paris, musée du Louvre) : détail du visage avant restauration
Crédits © C2RMF/Pierre-Yves Duval.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/techne/docannexe/image/12085/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 884k
Titre Fig. 3. Proposition de restitution de la polychromie originale. Le décor n’est dessiné que partiellement dans les zones où il est le plus lisible
Crédits © Agnès Cascio.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/techne/docannexe/image/12085/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 256k
Titre Fig. 4. Détail de la préparation blanche au blanc de plomb lié à l’huile posée en deux fines couches et des carnations, d’un rose pâle, parcourues de petites craquelures
Crédits © Agnès Cascio.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/techne/docannexe/image/12085/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 240k
Titre Fig. 5. Détail après dégagement et avant retouche des yeux clos ourlés d’une ligne noire et ombrés d’un cerne olivâtre
Crédits © Agnès Cascio.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/techne/docannexe/image/12085/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 544k
Titre Fig. 6. Détail de la plaie de la main après restauration
Crédits © C2RMF/Anne Chauvet.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/techne/docannexe/image/12085/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 440k
Titre Fig. 7. Coupe stratigraphique n° 1585 (pli du périzonium extérieur, entre les jambes) : lapis-lazuli appliqué en deux couches sur la préparation originale
Crédits © Anne-Solenn Le Hô.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/techne/docannexe/image/12085/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 212k
Titre Fig. 8. Détail des décors dorés appliqués sur une mixtion rosée et rehaussés de glacis rouge
Crédits © C2RMF/Anne Chauvet.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/techne/docannexe/image/12085/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 756k
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Pour citer cet article

Référence papier

Agnès Cascio, Stéphanie Deschamps-Tan et Pierre-Yves Le Pogam, « La restauration du Christ Courajod : la luminosité d’une polychromie romane retrouvée »Technè, 39 | 2014, 52-59.

Référence électronique

Agnès Cascio, Stéphanie Deschamps-Tan et Pierre-Yves Le Pogam, « La restauration du Christ Courajod : la luminosité d’une polychromie romane retrouvée »Technè [En ligne], 39 | 2014, mis en ligne le 02 juillet 2014, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/techne/12085 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/techne.12085

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Auteurs

Agnès Cascio

Restauratrice du patrimoine, enseignante et co-coordinatrice du Département Conservation-restauration des œuvres sculptées EPCC Esba TALM Site de Tours (agnes.cascio[at]free.fr).

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Stéphanie Deschamps-Tan

Conservateur, musée du Louvre, département des Sculptures (stephanie.deschamps-tan[at]louvre.fr).

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Pierre-Yves Le Pogam

Conservateur en chef, musée du Louvre, département des Sculptures (pierre-yves.le-pogam[at]louvre.fr).

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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