Henri Seyrig : une forte empreinte
Texte intégral
1Fin septembre 1954 : premier passage à Beyrouth avec la Mission de Mari et logement à l’Institut d’archéologie. Le jeune homme de 19 ans que je suis est totalement ébloui par cette première journée en terre orientale, puis émerveillé par l’Institut et par son architecture qu’il découvre, par cette bibliothèque dont il sent déjà intuitivement ce qu’elle peut ouvrir d’horizons. Et, en début de nuit, plutôt que de rester dans la chambre attribuée par le secrétaire de l’Institut, Abdel Nour, je vais parcourir les rayons sous les voûtes de la grande salle. Vers minuit, me croyant seul dans le silence, piochant un livre par-ci, un livre par-là, lisant quelques pages au hasard, je vois apparaître Henri Seyrig que je reconnais pour l’avoir entrevu de loin dans la journée. Anxieux parce que je ne savais pas si j’avais contrevenu à une règle, je me tourne vers lui et, avec la simplicité qui le caractérisait, il me demande qui je suis, puis ce que je fais là à cette heure avancée. Alors je me raconte : mon cheminement vers l’archéologie orientale, la rencontre avec André Parrot qui, à l’issue de mon baccalauréat, me demande de participer à la prochaine campagne de fouilles comme photographe, la découverte de cette bibliothèque… Il m’écoute puis, quand je m’arrête, il me pose quelques questions sur ma formation en langues anciennes et quelles études je compte entreprendre : je lui parle de l’histoire et de la géographie. Alors, il me dit, toujours avec la même simplicité :
« Eh bien, mon jeune ami, quand vous aurez l’agrégation, revenez me voir ».
2Henri Seyrig avait, cette nuit là, fixé ma route.
3Dix ans après, agrégation en poche, service militaire accompli, nommé au CNRS, je lui demande un rendez-vous, ayant appris son passage à Paris. La porte de l’appartement était ouverte et à mon coup de sonnette, j’entends une voix qui me dit d’entrer vers le salon. Je m’avance et il me reçoit, assis dans un fauteuil, la jambe plâtrée posée sur un tabouret. Dans un commentaire de bienvenue, très sobre, il m’explique qu’il ne peut pas bouger et est obligé de me recevoir ainsi : à Beyrouth, lors d’une de ses promenades de fin de nuit studieuse, il s’était fait renverser par une voiture et la réparation se faisant mal, non pas par la faute des médecins, me précise-t-il, mais à cause de lui, il était venu à Paris en consultation. Puis, il est passé à l’objet de ma visite. Il avait gardé le souvenir du jeune photographe de la Mission de Mari rencontré à minuit passé dans la bibliothèque de l’Institut et de ses rêves de jeunesse… et de son désir de s’engager dans l’archéologie. L’échange se poursuit alors sur mes projets immédiats et plus lointains, ma position dans la Mission de Mari, sur les travaux que je désire entreprendre, mon intérêt pour l’architecture, sur la thèse dont je viens de déposer le sujet (les palais mésopotamiens) ; il me fait à plusieurs reprises préciser certains points. Puis il me laisse entendre qu’André Parrot lui a parlé de moi et que tout cela lui paraît intéressant, mais il ne m’en dit pas plus. Je le quittai avec un sentiment d’incertitude et une certaine inquiétude pour l’avenir, mais c’était simplement parce qu’il devait régler un problème de place et qu’il ne voulait pas me faire de promesse inconsidérée, comme je l’ai su un peu plus tard : délicatesse extrême.
4Quelques mois après, j’étais nommé pensionnaire scientifique à l’Institut d’archéologie de Beyrouth et, plein de reconnaissance, je rejoignais mon poste en septembre 1965.
5C’est peu de dire que je me plongeai avec enthousiasme dans l’atmosphère studieuse de l’Institut, dans la découverte de sa bibliothèque dont j’avais déjà entrevu les richesses, avec le sentiment d’une dette immense à l’égard de ceux qui avaient permis le changement de cap de ma vie et cette immersion dans ce monde merveilleux. Durant les premiers mois, Henri Seyrig m’a, à plusieurs reprises, fait venir dans son bureau pour parler de mes travaux et de mes lectures, pour me demander comment je réagissais à l’égard d’idées récentes ou d’articles justes parus mais aussi pour me montrer des objets antiques qui passaient sur le marché de Beyrouth et pour lesquels, parce qu’ils devaient dater des IVe et IIIe millénaires, il feignait de me demander mon avis… dont il n’avait évidemment nul besoin. Et c’est à la suite d’une rencontre de ce type qu’il me demanda de publier dans Syria un lot de vases et des objets d’un intérêt certain. Ce fut mon premier article dans lequel il sut, avec une adresse et une discrétion remarquables, me guider sans jamais s’imposer, en sachant redresser une direction erronée, une analyse insuffisante, une présentation trop abrupte, tout en me donnant le sentiment que c’était moi qui ouvrais le chemin. Quelle habileté et quel art de la pédagogie !
6À mon arrivée à Beyrouth, j’avais rapidement été sollicité par le directeur de l’École des Lettres pour assurer un enseignement d’Histoire contemporaine dans le cursus de la licence. J’avais décliné la proposition, en invoquant la raison profonde de ma nomination à l’Institut, celle pour laquelle Henri Seyrig m’avait fait venir : engager ma thèse de doctorat d’État en archéologie orientale, discipline dans laquelle il n’y avait encore qu’un seul docteur d’État. Or, parce que j’avais beaucoup enseigné depuis une dizaine d’années dans des établissements secondaires tout en suivant le cursus universitaire, je savais le temps que pouvait exiger la préparation d’un cours, particulièrement en licence ; je savais aussi que, depuis les années d’agrégation, j’avais décroché de l’histoire contemporaine pour m’investir dans les études orientales, qu’il s’agisse de l’archéologie ou de l’apprentissage de l’akkadien et du sumérien, sachant que mon engagement dans l’archéologie de terrain ne pouvait se passer d’une certaine connaissance des langues anciennes. Enfin, je ne savais pas combien d’années je pouvais espérer passer à l’Institut et je craignais qu’en me dispersant dans des tâches diverses éloignées de mon objectif principal, je ne détruise la chance qu’André Parrot et Henri Seyrig m’avaient donnée en me permettant d’être sur le théâtre des opérations archéologiques que je voulais aussi découvrir. Le directeur de l’École des Lettres, très urbain, m’a déclaré comprendre et accepter ma réponse. L’affaire aurait dû en rester là, me semble-t-il. Il n’en a rien été.
7Quelques mois après, Henri Seyrig me demande de passer le voir. Il m’explique que le conseiller culturel (que je n’avais jamais vu) lui avait fait part de son profond mécontentement : selon lui, nommé par le ministère des Affaires étrangères à ce poste, je devais satisfaire à la demande de l’Administration et me mettre à la disposition de l’École des Lettres pour assurer le service à pourvoir. Et il me demande de préciser ma position, puisque dans les années antérieures, nombre de pensionnaires avaient accepté de faire des cours. Je lui ai alors expliqué les raisons de mon refus en lui faisant part de la difficulté que j’avais à comprendre que l’on me demande de remplir une autre mission que celle pour laquelle j’avais été nommé, en lui disant aussi que j’avais passé des années à travailler pour acquérir des diplômes universitaires et des concours, mais que dans toute cette longue préparation, contrairement à mes collègues des disciplines classiques, je n’avais pas pu aborder la science à laquelle je me destinais et qu’il me fallait maintenant, la trentaine passée, consacrer tout mon temps à combler ce retard.
8Il m’avait laissé parler, ne m’interrompant que pour obtenir une précision ou une autre. Puis il a laissé passer quelques instants, pour me dire :
« Donc vous n’envisagez pas de revenir sur votre première réponse ?
— Sauf si j’y suis contraint, non !
— Alors il va falloir se battre ».
9Je suis sorti de cet entretien totalement satisfait du soutien que m’apportait Henri Seyrig, mais je ne mesurais pas encore ce que cela représentait, ni les conséquences.
10J’ai compris cependant peu après que ma décision avait déclenché chez le conseiller culturel une opposition irréductible, pour avoir résisté, moi jeune professeur, à sa volonté, à son ego de personnage administratif qui confond autoritarisme avec gestion intelligente. Que l’on ait été dans une totale faute administrative, dans un déni de justice, ne l’affectait nullement, il lui suffisait de mater.
11Henri Seyrig a donc pris ma défense en disant simplement que les pensionnaires étaient sous sa responsabilité scientifique et administrative en tant que directeur de l’Institut et qu’il estimait que je devais me consacrer à la mission qui m’avait été confiée.
12La résistance d’Henri Seyrig à accéder au désir du conseiller culturel fut immédiatement sanctionnée : il fut rapidement mis fin à ses fonctions de directeur de l’Institut ; il termina l’année universitaire et partit s’installer à Neuchâtel. En septembre, Daniel Schlumberger le remplaça et trouva habilement des solutions pour dénouer la crise : plus d’obligation de faire des cours à l’École supérieure des Lettres, mais un cycle de conférences à délivrer à l’intérieur de l’Institut dans le cadre de nos propres recherches.
13Henri Seyrig me donna l’impression d’accepter sa mise à la retraite avec beaucoup de sérénité, alors même que le procédé de l’administration était inadmissible. Jamais il ne fit la moindre allusion au fait que j’étais responsable de cette sanction et il continua à suivre mes travaux, à me conseiller et à me faire venir dans son appartement de Neuchâtel. Quant au conseiller culturel, il me ferma les portes de l’ambassade pendant toute la durée de mon séjour à Beyrouth, soit pendant près de quatre années, et empêcha le personnel, souvent des collègues, d’avoir des contacts avec moi… Jusqu’au moment où, au printemps 1969, lors de l’arrivée d’un nouvel ambassadeur de France, il découvrit lors d’un repas privé que celui-ci était un très proche ami de mon père et, soudainement, il manifesta devant l’ambassadeur une grande amitié à mon égard, me promettant toute l’aide dont je pourrais avoir besoin ! Je n’ai pas répondu, en pensant au monde qui séparait ce personnage et sa veulerie de la grandeur d’un Seyrig.
14Dernier souvenir que je veux évoquer ici. De retour en France à l’automne 1969 et en poste à Strasbourg, j’ai à plusieurs reprises rencontré Henri Seyrig soit en allant le voir en Suisse, soit même à Strasbourg où il était venu participer à un colloque sur l’Antiquité classique. J’ai, à cette occasion, souhaité l’inviter à partager un repas chez moi. Il m’a répondu qu’il viendrait bien volontiers mais que toutes ses soirées étaient prises ; alors je lui propose de venir à un déjeuner : il n’en restait qu’un, celui qui précédait son intervention en début d’après-midi. Il me dit alors qu’il ne lui paraissait pas raisonnable de venir, car il voulait se replonger dans sa communication avant la séance. J’avais une telle admiration pour la façon dont il les délivrait à l’aide d’une parole libre et toujours sans fautes alors qu’il n’utilisait pas le moindre papier, ni même une simple note, que je lui dis :
« Mais vous, Monsieur Seyrig vous n’avez pas besoin de vous replonger dans votre texte, il fait partie de vous !
— Mon jeune camarade, me dit-il alors, si je vous ai donné jusqu’à maintenant cette impression, c’est que j’ai bien caché le travail que demande une communication orale : un texte écrit se lit, une communication orale se dit et le verbe ne doit pas s’appuyer sur l’écrit sous peine d’endormir l’auditoire : ce sont deux genres totalement différents ».
15Finalement il est venu déjeuner à la maison à la condition qu’on le libère à temps pour qu’il puisse se replonger dans la matière de sa communication un moment. Et, comme d’habitude, il a été fulgurant, démontrant un fois encore la maîtrise de ses connaissances, de son intelligence et son art de la communication. J’ai compris aussi que sa supériorité était liée à un travail intense. Leçon que j’ai tentée de prendre à mon compte.
16Ces souvenirs ne sont, parmi d’autres, que quelques rencontres marquantes pour moi dans ma vie de jeune chercheur auprès d’Henri Seyrig ; j’ai reconnu en lui dès mes premiers contacts toute l’intelligence, toute l’acuité et la finesse intellectuelle, une largeur de vue, toute la bonté et tout l’intérêt qu’il portait aux hommes, son sens de l’engagement, de l’honneur, une générosité infinie et, quand il le fallait, une discrétion totale, qui en ont fait un être d’exception. Tous ces traits et ces qualités que j’ai découverts dans la relation qui a été la nôtre, je les retrouve dans les faits de sa vie, dans son histoire, dans son comportement chaque fois que je découvre une nouvelle facette ; son exceptionnel savoir et sa grande intelligence, je m’en suis évidemment aussi imprégné par la lecture de ses articles.
17J’ai eu de bons et même d’excellents professeurs dans ma vie universitaire, mais je n’ai eu qu’un seul maître : Henri Seyrig.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Claude Margueron, « Henri Seyrig : une forte empreinte », Syria, HS III | 2016, 389-391.
Référence électronique
Jean-Claude Margueron, « Henri Seyrig : une forte empreinte », Syria [En ligne], HS III | 2016, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/syria/5341
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