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Témoignages

« Comment voulez-vous discuter sur des bases pareilles ? »

Jean-Louis Huot
p. 379-383

Texte intégral

  • 1 Gelin 2005, p. 304.

1Je n’ai guère de titre sérieux à faire valoir pour ajouter quoi que ce soit à la mémoire d’Henri Seyrig. Je ne suis ni numismate, ni historien de l’Antiquité, ni helléniste. Tout au plus puis-je mentionner que j’ai été le dernier pensionnaire scientifique de l’Institut français d’archéologie de Beyrouth nommé par lui en 1966 1 et j’ai donc été sous sa houlette du 1er octobre 1966 au 1er janvier 1967. En réalité, nous avons cohabité un peu plus longtemps, jusqu’à l’été 1967. Il avait en effet consacré les premiers mois de cette année à surveiller son déménagement de Beyrouth (son épouse récupérant les caisses à Neuchâtel) et le déclenchement de la guerre des Six-Jours ainsi qu’une malencontreuse entorse l’obligèrent à prolonger son séjour au Liban jusqu’à l’été 1967. Son successeur D. Schlumberger n’arriva, pour sa part, qu’à l’automne 1967. Je fus, trente-deux ans plus tard, nommé à mon tour directeur de ce qui était devenu entretemps, en 1977, l’IFAPO, successeur de l’IFAB. Je fus, à ce titre, le dernier directeur de son Institut, de 1999 à 2003. Je me risque donc à narrer quelques anecdotes hors de tout chemin scientifique, à la demande amicale de nos collègues organisateurs de cette rencontre. On voudra bien en excuser le caractère trop personnel. On y verra, au moins, comment, à la veille de prendre une retraite méritée après une longue carrière, H. S. se préoccupait encore de faciliter les premiers pas d’un jeune universitaire.

2Notre première rencontre remonte à 1964. Jean Steinmann m’avait adressé à Henri de Contenson qui obtint pour moi un rendez-vous avec Jean Deshayes, ancien pensionnaire de l’IFAB, récemment nommé professeur d’archéologie orientale à Lyon. Il s’y sentait un peu seul au sein d’une université française alors exclusivement dédiée à l’archéologie classique. Devant ce jeune agrégé d’histoire qui rêvait d’Orient, il était bien embarrassé. Je n’étais ni normalien, ni Athénien. Avec la complicité de R. de Vaux et d’A. Dupont-Sommer, il m’envoya d’abord à l’École biblique, pour une année (1965-1966). J. Deshayes témoignait envers H. S. d’une affection quasi filiale. Il avait déjà réussi à le persuader de prendre J. Margueron comme pensionnaire, alors que ce dernier n’était pas plus « classique » que moi. Un second coup sur coup, cela faisait beaucoup. Lors d’un dîner dans son petit appartement de Fresnes, il invita H. S., qu’il fallut récupérer dans un café anonyme, au sein d’une banlieue indistincte où il s’était perdu. Je dus lui plaire, puisqu’il prit bonne note de mon désir de gagner Beyrouth, après Jérusalem.

3En septembre 1965, J. Margueron rejoignit Beyrouth et moi l’École biblique, alors en Jordanie. J. Deshayes m’ayant conseillé de revoir H. S. (on n’est jamais trop prudent), il me suggéra de profiter de mon escale à Beyrouth, obligée à cette époque pour atteindre le petit aéroport de Qalandiyeh à Jérusalem, pour solliciter un rendez-vous. Durant ma nuit d’arrêt à l’Hôtel Bristol, je téléphonai à H. S. pour m’enquérir de l’heure souhaitée et m’entendis répondre :

« Quand vous voudrez, je travaille toute la nuit ».

4Que cela pouvait-il signifier ? Onze heures ? Minuit ? J’optai pour minuit. J’ignorais tout, alors, de son curieux style de vie, hérité d’une époque où le vieux tramway de Beyrouth empruntait encore la rue G. Picot en ferraillant. Au moins, la nuit, il s’arrêtait. D’ailleurs, en 1965, il ne passait plus du tout.

5H. S. avait une confiance totale en J. Deshayes pour assurer une direction scientifique en dehors de son propre domaine. Personnellement, il s’intéressait assez peu aux fouilles de Deshayes à Tureng Tépé dans le lointain Iran, encore moins au sujet de thèse que m’avait proposé (ou imposé) J. Deshayes sur les céramiques grises monochromes de l’âge du Bronze au IIIe millénaire. En revanche, il savait dresser les garde-fous nécessaires. Cette époque connaissait les derniers feux d’une obligatoire « thèse complémentaire » de la thèse de doctorat d’État, qui devait porter sur un domaine différent. J. Deshayes m’avait indiqué que, « pour l’avenir », il valait mieux aborder en « secondaire » un sujet classique, un champ pour lequel, cependant, je ne me sentais aucune disposition. Il me suggéra de m’intéresser aux Ituréens du mont Liban. Ignorant tout d’un tel sujet, je m’en ouvris, assez désemparé, au R. P. M. Tallon, qui connaissait le Liban et son histoire par cœur. Il éclaira un peu ma lanterne, ce qui ne fit qu’accroître mon inquiétude. Heureusement, H. S. écarta vigoureusement cette « idée saugrenue ». La suppression de la fameuse thèse secondaire mit bientôt fin à l’aventure.

  • 2 Gelin 2005, p. 293.

6Installé à Beyrouth avec mon épouse, contrairement à ma situation à Jérusalem (ce qui avait scandalisé les RR. PP. dominicains), je profitai pleinement de la belle maison Beyhum et surtout de sa magnifique bibliothèque, où il y avait à peu près tout. J. Margueron et moi fûmes alors la cause du début des ennuis de H. S. avec son ambassade. Le conseiller culturel de l’époque (Marcel Girard, Pékin, Moscou, Beyrouth…) s’était mis en tête de faire assurer par les pensionnaires scientifiques de l’IFAB quelques cours — non payés — à l’École supérieure des Lettres. Nous refusâmes. J. Deshayes, informé, nous indiqua qu’il se demandait « quelle mouche nous piquait », puisque lui-même et d’autres avaient assuré ce service « sans rechigner », tout en oubliant de mentionner qu’à l’époque, ces cours étaient rétribués. Mon épouse, agrégée d’histoire et géographie, alors en congé sans solde pour m’accompagner, avait sollicité un poste auprès de la direction de l’École. Elle s’était vue éconduire. Nous fîmes remarquer à notre directeur qu’on ne pouvait en avoir deux à la fois et cet argument lui plut. Il obtint gain de cause. Mais on lui rappela bientôt qu’il avait dépassé d’une année l’âge légal de la retraite, à l’époque de soixante-dix ans. Il fut donc mis fin à ses fonctions, pour cette raison, le 31 décembre 1966 2.

  • 3 Oulié 2004.

7Cette dernière année de la direction H. S., la première de mon pensionnariat, fut une année heureuse. Dans la belle maison Beyhum, point encore massacrée par des « restaurateurs » incultes alors qu’elle avait échappé miraculeusement aux destructions radicales, dans ce secteur, de la guerre civile libanaise, l’équilibre était bizarre : au rez-de-chaussée et à l’entresol, la totalité de l’Institut (services, administration, bureaux des pensionnaires et des hôtes de passage, salle à manger des pensionnaires, bibliothèque) ; au piano nobile, de surface identique, le logement de Monsieur le Directeur. Dans son vaste salon central, le fameux Calder, cadeau du sculpteur à son ami H. S. On y croisait des personnages hauts en couleur, sans parler des hôtes de passage, nombreux : « les deux abbés » (J. Starcky et J. Leroy) ou « les deux Russes » (G. Tchalenko, en réalité ukrainien, et le délicieux I. Stchoukine et son épouse hongroise), ou encore J.-C. Gardin, de retour d’Afghanistan. Madame Seyrig était absente. Elle ne repassa brièvement que pour préparer le déménagement de son mari : « Miette, pouvez-vous venir un instant, je souhaiterais vous présenter mon dernier pensionnaire ». Et Miette s’approchait pour faire la connaissance dudit pensionnaire intimidé, mais qui nota que la célèbre Delphine (qui ne vint pas à Beyrouth à cette époque) si elle avait la tête de son père, avait la voix de sa mère… À défaut de Delphine, on croisait A. Cuny, qui nous rappelait des souvenirs de TNP. Sur Miette, on pourra lire M. Oulié 3, où l’on découvrira que si M. Oulié (1901-1941) était alors « matelot » sur le Bonita, Hermine de Saussure – Miette – en était le capitaine et surtout le propriétaire et E. Maillart le second.

8H. S. ne restait pas confiné en son étage directorial. Il prit la peine de venir visiter notre petit logement beyrouthin pour voir comment Danielle Huot et moi-même étions installés. Il rechercha d’abord, à pied, dans les environs de ce quartier de Mar Elias la maison où, selon lui, le Général et Yvonne de Gaulle avaient habité, lors de leur séjour à Beyrouth entre les deux guerres. Il se contenta, chez nous, de son Coca-Cola habituel mais nous connaissions ses goûts américanisés. En décembre 1966, il offrit à tout le personnel (scientifique !) une dinde de Noël bien sympathique. Il emmena une fois ses deux pensionnaires et leur épouse voir un très mauvais film avec Brigitte Bardot. Au milieu de la séance, nous l’entendîmes murmurer « nous sombrons dans l’idiotie » et il s’endormit.

9H. S. pensait qu’on fouillait trop et qu’il y avait bien assez à fouiller dans les bibliothèques. J. Margueron, à défaut de Mari — il ne voyait que passer la mission Parrot, en route pour aller et revenir de Syrie — s’en alla à Suse, et moi à Tureng Tepe chez J. Deshayes, que j’y accompagnais depuis 1963. Tout cela était un peu étrange pour des pensionnaires en résidence au Liban. Il y avait alors fort peu de fouilles françaises en Syrie voisine, à part C. Schaeffer et A. Parrot ou H. de Contenson qui faisait de la préhistoire dans son coin. Au Liban, où il n’y avait personne, on savait, sans se l’être jamais fait dire, qu’il eût été de mauvais ton d’aller voir du côté de Byblos, où M. Dunand régnait en maître. Lui et H. S., monstres sacrés, ne se fréquentaient plus. Ils se revirent pourtant une fois au départ de H. S., lors d’un dîner offert par A. Mdawwar dans les salons de son hôtel Carlton, où l’on cacha ensuite une grande partie de la bibliothèque de l’IFAB, lors de la guerre civile. H. S. se donna le luxe d’arriver avec plusieurs heures de retard…

  • 4 Gelin 2005, p. 316-320.

10Durant la guerre des Six-Jours, qui éclata comme un coup de tonnerre après les provocations égyptiennes, que surent exploiter avec une habileté diabolique les dirigeants israéliens, nous étions tous à Beyrouth. On ne s’attendait pas à une crise d’une telle gravité : j’étais encore à Jérusalem (Jordanie) le 15 mai précédent. Depuis Beyrouth, j’avais cependant préféré au dernier moment l’avion à la route, car les temps étaient agités. Nous fûmes pourtant surpris, comme tout le monde, par la rapidité de l’écroulement arabe. Quand on est dans cet état d’impréparation et de vantardise, on se garde des provocations… H. S. était dans nos murs, retenu, de plus, par son entorse. Nous vécûmes, avec les Margueron, trois semaines de couvre-feu. Nous avions quitté notre appartement de Mar Elias où, sans téléphone, nous nous sentions un peu isolés et nous nous étions repliés temporairement à l’Institut. H. S., imperturbable, déclara un beau matin qu’il devait impérativement aller au Musée pour « peser des poids ». En période de couvre-feu, cela ne me parut point trop judicieux. Le secrétaire de l’Institut, Henri Abdelnour, sortait déjà fébrilement son (petit) revolver du coffre-fort pour jouer les gardes du corps et accompagner son maître dans la voiture de son chauffeur habituel Jean Chahoud. Tous deux, apeurés, auraient bien voulu rester tranquilles. Je fis part de leurs craintes à mon (ex-) directeur, en lui représentant que les Libanais avaient la tête ailleurs. Il me rétorqua que « ces gens avaient du sang de lapin ». Je répondis que c’était là une attitude digne d’un colonialiste. Après cet échange un peu vif, nous nous mîmes rapidement d’accord en souriant et il resta à l’Institut. Les poids attendraient. Cela ne l’empêcha pas de nous faire remarquer, un soir, que nous avions oublié de garnir de beau papier bleu les fenêtres de mon bureau, contrairement aux injonctions du gouvernement libanais, dont ce fut peut-être l’une des seules mesures militaires de l’époque. Tout rentra dans l’ordre milieu juillet, après les désastres que l’on sait. Il regagna la Suisse et nous la France, pour l’été. Tout cela paraît bien paisible, quand on songe aux drames libanais à venir, guerre civile effroyable de 1975 à 1990 4 ou guerre libano-israélienne de 2006.

  • 5 Huot & Huot 1967.
  • 6 Huot 1970.

11Nous savions que nous pouvions le consulter même sur des points éloignés de ses centres d’intérêt, et même après son départ de Beyrouth. Je lui soumis un projet d’article sur un petit monument sculpté du Nord de l’Yonne, auquel ma femme et moi nous étions intéressés pendant que nous exercions aux Lycées de Sens de 1963 à 1965. Il le lut avec soin, en corrigeant le style (il m’apprit alors à améliorer un texte à l’aide d’un crayon et d’une gomme, en ces temps antérieurs au traitement de texte), et le transmit à son ami B. Guenée. Le texte fut publié 5. Je lui envoyai ensuite le manuscrit d’un article sur les « villes néolithiques » 6, préparé pour contredire la thèse, alors fort à la mode, de la naissance des villes à cette époque reculée, appuyée sur l’aspect spectaculaire des peintures murales de Çatal Hüyük, dont la renommée commençait à se répandre. Il me répondit, de sa belle écriture, le petit mot suivant :

« Neuchâtel, le 6 novembre 1970
Cher ami,
merci de votre article sur les villes néolithiques. Je l’ai lu avec intérêt. Je partage votre avis sur ce qu’il y a de flottant dans ces discussions. Dans le cas présent, c’est dû en partie à une grave différence de terminologie entre le français & l’anglais. Cette dernière langue n’a pas de terme usuel pour une bourgade. Elle ne connaît que town & village dans la pratique, ce qui ôte tte nuance à la discussion.
Bien cordialement à vous
Henri Seyrig
T.S.V.P.
Je viens de regarder, par acquit de conscience, mon dictionnaire anglais. Et en effet, j’y trouve ceci :
“bourg. Small market town”.
“bourgade. Straggling village [scil. éparpillé !!] ; important village”.
Comment voulez-vous discuter sur des bases pareilles ? ».

12Il n’avait pas tort et je n’ai pas résisté au plaisir de citer ce petit texte. L’attention au sens précis des mots, le souci d’exactitude, l’humour, la connaissance du monde anglo-saxon, en quelques lignes, on y retrouve une (petite) partie du personnage.

13Je ne le revis qu’une fois, pour conclure. Peu de temps avant sa mort, il y eut une grande vente d’antiquités orientales à l’Hôtel Drouot. M.-Th. Barrelet m’avait prié de l’accompagner pour examiner une belle collection de sceaux-cylindres mésopotamiens. Pendant que nous observions les vitrines, je vis entrer notre H. S.

« Bonjour Monsieur, quel plaisir… Que venez-vous donc voir ici ? ».
« Ceci, un beau bijou — dont la mise à prix me paraît dérisoire, ce qui prouve que les “experts” sont des ânes. Un ami m’a prié de lui donner mon avis à ce sujet… ».

14Il avait fait l’aller et retour depuis Neuchâtel à cette fin. Bien des années plus tard, je revis ce beau bracelet d’or (ill. 1), inscrit, trônant en bonne place dans la première vitrine du Cabinet des Médailles. On lisait sur le cartel : « Don Henri Seyrig ».

Illustration 1.

Illustration 1.

Bracelet d’or, inscrit. BnF, MMA, coll. Henri Seyrig 1972.1318

© BnF

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Bibliographie

Gelin (M.) 2005 « Histoire de l’Institut Français d’Archéologie de Beyrouth, 1946-1977 », Syria 82, p. 279-329.

Huot (J.-L.) 1970 « Des villes existent-elles en Orient dès l’époque néolithique ? », Annales ESC 25/4, p. 1091-1101.

Huot (D.) & Huot (J.-L.) 1967 « Le bas-relief de Dixmont », Bulletin de liaison de la Société archéologique de Sens 2/9, p. 45-52.

Oulié (M.) 2004 Cinq filles en Méditerranée – 1925, Rennes, Éd. Ouest-France.

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Notes

1 Gelin 2005, p. 304.

2 Gelin 2005, p. 293.

3 Oulié 2004.

4 Gelin 2005, p. 316-320.

5 Huot & Huot 1967.

6 Huot 1970.

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Table des illustrations

Titre Illustration 1.
Légende Bracelet d’or, inscrit. BnF, MMA, coll. Henri Seyrig 1972.1318
Crédits © BnF
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/syria/docannexe/image/5337/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,1M
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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Louis Huot, « « Comment voulez-vous discuter sur des bases pareilles ? » »Syria, HS III | 2016, 379-383.

Référence électronique

Jean-Louis Huot, « « Comment voulez-vous discuter sur des bases pareilles ? » »Syria [En ligne], HS III | 2016, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/syria/5337

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Auteur

Jean-Louis Huot

Professeur honoraire à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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