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Conclusion
Premiers résultats, premières impressions

Dominique Parayre
p. 397-403

Texte intégral

1Ces deux journées de réflexion et de discussion très conviviales et stimulantes nous ont permis de voir quels domaines de recherche seraient à l’avenir les plus accessibles au sein d’ateliers, et quelles terres risquaient au contraire de rester à jamais inconnues. Deux constats méthodologiques se sont imposés d’emblée.

État de la documentation écrite : des disparités flagrantes

2Autant les prospections et les fouilles documentent de façon équilibrée les différentes périodes sous de nombreux aspects, autant la disparité des sources écrites est criante entre les temps classiques et les temps pré-classiques.

3Pour les périodes anciennes, les textes des chancelleries des grands empires comme des royaumes locaux ne permettent guère de dépasser le strict domaine géopolitique et il faut souvent lire entre les lignes pour glaner des informations d’un autre ordre. Dans l’état de la recherche actuelle, il manque clairement les archives locales d’un centre au bord du fleuve qui permettraient de dépasser ce domaine d’étude, à condition d’ailleurs d’avoir la chance de mettre au jour des lettres ou encore des textes religieux et mythologiques en plus des tablettes administratives. Si l’on compare avec les données des archives de Mari sur l’Euphrate au Bronze moyen ou du royaume d’Ougarit au Bronze récent, la difficulté pour le chercheur d’aller saisir au-delà de la grille politique et militaire des informations sur l’environnement naturel et anthropique est évidente : la finesse des analyses autorisées par la documentation plus tardive crève les yeux.

  • 1 Butterlin et al. 2014.

4Cependant il conviendrait de mettre à part les archives du Palais G d’Ebla datées du xxive s. av. J.-C : les textes analysés par M. Bonechi, issus des archives administratives, semblent receler des informations concrètes et vivantes sur divers aspects de la vallée de l’Oronte dans ses relations avec Ebla comme avec les autres horizons du Proche-Orient de l’époque, depuis Byblos à l’ouest jusqu’à Mari à l’est 1. Il en va de même avec les archives palatiales de Qaṭna étudiées par L. Turri.

Hydronymie, toponymie et anthroponymie : pièges et apories

  • 2 ídA-ra-an-tu/-te, ídAr-am-tú, voir Streck 2003-2005.

5De même, jusqu’à l’époque hellénistique, l’Oronte en tant que fleuve est finalement évanescent jusqu’à son nom. Bien peu de périodes l’ont appelé : rn/Årånt(e) dans les textes hiéroglyphiques égyptiens (P. Grandet), A-ra-an-tu/Arantu 2 à l’époque néo-assyrienne. La documentation hittite l’ignore, aucun nom ne peut y être mis en relation avec la désignation Arantu plus tardive (J. Miller). Au IIIe millénaire, une divinité d’Ebla, i.e. dBa-ra-du ma-du (variantes dBar-du ma-du, dBa-tum ma-du et dBa-ru12-du ma-du) pourrait (?) faire référence au principal cours d’eau du royaume, c’est-à-dire l’Oronte et non pas la rivière Quweiq.

6En revanche, les appellations se multiplient après la conquête d’Alexandre : Ὀρόντη(ς)/Orontès ou Orentès, Auronta ou Aurontis en syriaque, ou encore d’autres hydronymes d’étymologie non locale. C’est seulement alors que les textes permettent une analyse approfondie des noms du fleuve, qu’il s’agisse de véritables appellations, d’assimilations sans changement de noms ou de simples comparaisons (P.-L. Gatier).

  • 3 Cette hétérogénéité est l’une des raisons qui ont contribué à nous faire renoncer à un index topog (...)

7Même constat pour les noms de lieux et les noms de personnes. Pour ce qui est des toponymes, bien peu de noms géographiques (NG) des textes anciens peuvent être positionnés sur une carte. Les localisations suggérées pour un même site sont multiples, y compris pour des centres aussi importants que Tunep (jusqu’à la mise au jour en 2010 de niveaux du Bronze récent à ʿAcharneh par l’équipe canadienne) ou encore Barga. Beaucoup de noms de lieux anciens ne sont d’ailleurs pas transcrits de la même façon par les différents spécialistes 3. Si M. Bonechi a pu proposer dès 1993 de faire une carte de l’Oronte avec les localités des textes d’Ebla (RGTC 12/1), et peut ici même suggérer des localisations pour des NG en rapport avec les trois sites majeurs qu’il étudie, Neʾayu, Tunep (aujourd’hui ʿAcharneh) et Ḥamāt (l’actuelle Hama), c’est mission impossible pour les autres périodes. Il faut bien avouer que l’impression d’ensemble, à quelques exceptions près, reste celle d’un grand flou : tout dépend du lieu de rédaction (l’approche des grands empires ou des villes lointaines ne saurait être la même que celle des gens du cru) et de la nature du texte (une tablette administrative et une lettre n’apportent pas le même type d’informations). Le dossier des toponymes serait à reprendre complètement et mériterait un atelier à lui tout seul.

8Les anthroponymes permettent à la fois de définir l’appartenance d’une personne à un groupe ethnolinguistique (avec toutes les réserves d’usage) et de la suivre dans ses déplacements et ses installations dans tel ou tel lieu, ce qui éclaire les circuits d’échanges entre centres et entre royaumes : marchands, voyageurs, détenteurs d’un bien parfois donné par le roi, militaires etc. Ainsi pour l’époque d’Ebla, M. Bonechi analyse-t-il notamment les anthroponymes sémitiques documentés à propos de Neʾayu, Tunep et Ḥamāt. En prenant garde aux pièges de l’homonymie : il pourrait y avoir eu deux Ḥamat, l’agglomération qui correspond à l’actuelle Hama et un petit village au sud du royaume d’Ebla.

9Compte tenu de ces difficultés méthodologiques, voici un aperçu sommaire de l’acquis de ces deux journées de colloque et de la richesse des diverses contributions.

Le milieu et les hommes

10Il est clair qu’il y a bien plusieurs Oronte(s), aussi bien est-ouest que nord-sud, avec des faciès naturels et culturels contrastés alors même que les régions sont parfois très proches. G. Philip met en évidence combien les zones de craie marneuse et les zones de basalte ont suscité autour de Homs des paysages naturels et anthropiques différents. Cette diversité transparaît parfois jusque dans les élaborations mythologiques : P.-L. Gatier montre à quel point la géographie physique de l’Oronte et ses fameux paliers se combinent à l’imaginaire des habitants, syriens et populations venues de Grèce et de Macédoine, pour façonner des mythes et légendes propres à chaque zone.

Le territoire habité : installations humaines

11Bien peu de textes antérieurs aux époques classiques documentent le fleuve lui-même et sa vallée : c’est ce que soulignent B. Lafont, à propos des archives de Mari sur le lointain Euphrate au Bronze moyen, ou L. Turri à propos des tablettes du Bronze récent découvertes à Qaṭna et qui proviennent pourtant d’une capitale toute proche de l’Oronte. Les premières voient l’Ouest comme un espace géopolitique à traverser, les secondes documentent uniquement la zone des plateaux. Pour les âges du Fer, D. Hawkins mentionne les « Pays de la rivière », espaces de la vallée de l’Oronte sous la domination de Hamath, mais il ne dispose pas de plus d’informations excepté des toponymes. C’est là que les difficultés de l’approche toponymique mentionnées plus haut ont été évidentes.

12D’autre part, quand l’Oronte est mentionné dans la documentation avant l’époque gréco-romaine, il n’est pas perçu comme un fleuve susceptible d’attirer les populations, mais bien comme une vallée, c’est-à-dire un axe de circulation, que l’on traverse ou que l’on longe, ou comme une limite et une frontière potentielle (P. Grandet, J. Miller, W. Van Soldt, A. Tenu et A.-R. Castex). Les textes égyptiens associent son nom au mot « gué ». Les textes hittites ne mentionnent que l’Amqa, la vallée de la Beqaʿa où coule son cours supérieur, sans qu’il soit d’ailleurs possible de préciser l’étendue exacte de cette entité. De même, la vallée du fleuve n’apparaît pas en tant que telle dans les archives de Qaṭna (L. Turri). En revanche, après la conquête d’Alexandre, les textes présentent l’Oronte comme un fleuve avec toutes les richesses attirantes d’un fleuve et d’ailleurs aussi ses dangers potentiels (P.-L. Gatier).

  • 4 Richter & Lange 2012.

13Les populations elles-mêmes, en tant que groupes ethnolinguistiques, ne transparaissent que dans quelques communications. M. Bonechi distingue parmi les populations sémitiques les noms typiquement éblaïtes des autres en soulignant que le matériel disponible ne suffit pas pour une classification linguistique. B. Lafont mentionne les Benjaminites, A. Tenu les Assyriens et les populations locales dont les Hamathéens. Les Hourrites, très présents dans ces territoires occidentaux, n’ont pas d’autre existence que linguistique ; les tablettes découvertes récemment dans le palais royal de Qaṭna ont été une découverte majeure dans ce domaine 4.

14Quant aux populations installées et aux paysages naturels de leur vie quotidienne, nous les avons parfois saisis. Ainsi le Ghab n’était-il pas une zone de marais pestilentiels aux âges du Bronze et les hommes se sont alors établis sur ses bords ou sur les éminences naturelles qui en émergeaient (M. Fortin, P. Pfälzner). Combinés à l’archéologie et à ses découvertes les plus récentes, les textes égyptiens et assyriens permettent à P. Pfälzner de rendre très vivante une partie de la faune naturelle de la vallée de l’Oronte. De la plaine de la Beqaʿa au sud jusqu’à l’Amuq et au Karasu au nord, et en particulier dans le Ghab, s’étendaient des zones humides qui aux âges du Bronze étaient beaucoup plus riches en eau qu’aujourd’hui, avec un paysage de lacs entourés de marécages. Les éléphants pourraient y avoir été indigènes et dériver de leurs ancêtres du Paléolithique ; cette interprétation paraît convaincante, plus que celle d’animaux importés et placés dans des « réserves ».

  • 5 Richter & Lange 2012, tablettes TT 19-25, 27, 29, notamment les textes 20 et 29.
  • 6 Eidem 2007.

15Certaines sources permettent aussi de se faire une idée des paysages construits. M. Bonechi mentionne les fermes que les membres de la cour éblaïte recevaient dans les campagnes autour de Tunep. Les tablettes administratives de Qaṭna documentent un habitat plutôt dispersé en petits centres, hameaux et fermes (L. Turri). Plusieurs textes des archives d’Idadda, qui répartissent la fabrication de briques crues entre des responsables hupšu ou marijannū, pourraient concerner le renforcement des murailles de la ville avant une attaque et évoquer ainsi les énormes levées de terre et de pierres parfois couronnées de remparts si caractéristiques des villes quadrangulaires du Bronze moyen 5. L’une des portes de la ville de Qaṭna et les 500 hommes chargés de sa garde ont pu être étudiés grâce à la tablette K.701 découverte dans le palais de la ville basse 6. Pour les âges du Fer, des inscriptions analysées par D. Hawkins renseignent sur les murs de la forteresse de Hamath et les gardes chargés de leur défense. Combinés à l’image, cette dernière fût-elle stéréotypée, les textes des annales royales donnent quelques indications sur les villes fortifiées à l’époque néo-assyrienne (A. Tenu).

16Ce sont là encore les travaux des archéologues (prospections et fouilles) qui fournissent les données les plus tangibles et les plus variées, à même de susciter des recherches approfondies et complémentaires. Toutes les analyses et interprétations de G. Philip mettent en lumière le rôle des différences du substrat géologique dans la genèse des paysages construits (craie marneuse versus basalte, tells et enclos, habitat en briques et structures en pierres).

  • 7 Miquel 1986.

17De par leur richesse et leur diversité, les sources des époques classique et byzantine éclairent d’un tout autre jour ce type de réalités. Certains textes documentent le paysage naturel. Ce fleuve qui « zigzague et s’enfonce dans le plateau comme un serpent » prend vie chez de nombreux auteurs tardifs (P.-L. Gatier). La beauté des montagnes, des collines et de la vallée a inspiré aux nouveaux arrivants une assimilation spontanée avec l’Axios macédonien et l’Alphée arcadien. Souvent aussi apparaît de conserve le paysage urbain. Par le biais d’une procédure judiciaire, J. Balty nous conduit avec les condamnés depuis le tribunal, situé intra muros à la porte nord d’Apamée, jusqu’aux marécages « entre les deux fleuves et le lac » où se déroulait leur supplice. J. Aliquot et P.-L. Gatier nous donnent à voir les villes installées au bord du fleuve, avec pour le premier d’éventuelles installations portuaires (?) et autres aménagements fluviaux, pour le second leur chôra nourrie par « le bel Oronte » et ses habitants qui entretiennent avec lui un lien quasi fusionnel, propre à chaque ville. La vie quotidienne et ses heurs et malheurs jaillissent entre les lignes : ce fleuve source de vie est aussi un instrument de mort, qu’il s’agisse d’un accident, d’un suicide, d’une exécution ou d’un acte de guerre (P.-L. Gatier). Ces textes rappellent les lettres de Mari qui mentionnent les accidents fréquents dans l’Euphrate, et ils annoncent l’Iʾtibâr ou « expérience » d’Ousāma ibn Munqidh évoquant à plusieurs reprises, avec une incroyable puissance visuelle, la violence des morts dans les eaux de l’Oronte au pieds de la forteresse de Chayzar 7.

Le territoire exploité : mise en valeur

18Pour les périodes pré-classiques, là encore il n’y a quasiment aucune donnée écrite sur le fleuve et sa vallée. Même constat dans le domaine de l’iconographie : seuls peut-être les bronzes des portes de Balawat pourraient évoquer le fleuve et les marais, de façon il est vrai bien conventionnelle (A. Tenu). Cependant les textes peuvent parfois renseigner sur les campagnes nourricières des villes sises au bord du fleuve ou les prairies jouxtant le cours d’eau. Les archives d’Ebla sont riches à cet égard. Des textes juridiques étudiés par M. Bonechi documentent la terre agricole autour de Tunep avec ses champs d’orge et ses oliviers à l’huile réputée, les kunga ou mules d’attelage si renommées et venues du Nord hiverner en grand nombre le long de l’Oronte dans les zones humides du côté de Tunep et des marais du Ghab, ou encore de possibles activités de drainage (šu-a-ki) autour du lac de Matkh à l’est ou au sud-est d’Ebla, et qui permettaient aux terres ainsi traitées de produire des récoltes abondantes.

19Les archives de Mari renseignent sur les richesses des territoires de l’Ouest au Bronze moyen (agriculture, élevage, bois, produits artisanaux, B. Lafont). Grâce aux tablettes de Qaṭna analysées par L. Turri, nous pouvons nous faire une idée des paysages cultivés et de l’élevage. Ajoutons quelques indications glanées par J. Miller dans les textes hittites et par A. Tenu dans les annales royales assyriennes par le biais des tributs ; de même, D. Hawkins évoque la construction de greniers pour la Baʾalat de Hamath.

  • 8 Voir par exemple le résumé de Bordreuil 2004.

20Les montagnes apparaissent plutôt comme des barrières à contourner, et non comme pourvoyeuses de pâturages, de bois ou de matières premières : c’est le cas du Djebel Ansariyah (B. Lafont et W. Van Soldt). Cependant M. Bonechi cite des textes d’Ebla qui documenteraient le débitage et le commerce du bois ainsi que des hommes équipés de scies et de haches. Mais il n’y a là rien de comparable avec les données des textes d’Ougarit qui permettent une véritable géographie économique du royaume, montagnes incluses 8.

21Quant aux activités liées à la chasse, qui devaient jouer un très grand rôle et être fort variées dans un tel environnement, P. Pfälzner se place au niveau des cours royales et montre comment les biotopes de l’Oronte favorables aux éléphants ont été l’un des terrains de chasse favoris des pharaons et des rois assyriens aussi bien que des souverains locaux, ce qui entraîna l’extermination de l’espèce dès le ixe s. av. J.-C.

  • 9 Fortin, Geyer & Al-Dbiyat 2005.

22Ainsi, pour les périodes anciennes, le bilan est-il plutôt maigre pour la mise en valeur agricole, pastorale et cynégétique du moyen Oronte ou pour les richesses naturelles comme les forêts et les carrières. Dans ces domaines, ce sont l’archéologie, les prospections et les études environnementales que ces deux disciplines autorisent qui donnent les informations les plus nombreuses et les plus pertinentes. Par exemple la déforestation et la mise en culture de la plaine du Ghab au IVe millénaire av. J.-C. 9, ou encore l’exploitation différentielle des zones autour de Homs en fonction de la variété des substrats géologiques (G. Philip).

  • 10 La simple lecture de la vie d’Ousāma ibn Munqidh suffit à en convaincre, voir n. 7.

23La documentation écrite est derechef beaucoup plus riche pour les périodes classique et byzantine, notamment sur le Ghab : en utilisant avec astuce les hagiographies, J. Balty nous conduit vers les pâturages, les terres cultivées et les vergers proches d’Apamée, tandis que J.-C. Balty nous emmène vers les paysages construits via l’étude des voies romaines et des aqueducs. P.-L. Gatier rappelle que l’Oronte est aussi appelé l’Axios, c’est-à-dire « précieux, de grande valeur », par opposition au Litani du Liban, dont le nom ancien est le Litās, ce qui évoque l’adjectif grec litós « vil, de peu de valeur ». Les textes médiévaux sont aussi très riches 10 mais deux jours ne suffisaient pas à les aborder et leur consacrer un atelier serait loin d’être inutile.

24Cependant, il est un domaine où l’écrit documente davantage l’Oronte toutes époques confondues : c’est celui de la vallée du fleuve comme axe de circulation, qu’il s’agisse d’itinéraires ou de circuits d’échanges.

25Les textes d’Ebla permettent à M. Bonechi d’étudier la présence des marchands avec leurs produits à Neʾayu ainsi que des marchands de Mari avec leurs épouses dans un kārum à Tunep. Il est possible de reconstituer beaucoup de voyages de marchands (lu-kar) vers Tunep depuis Ebla comme depuis Mari, mais aussi depuis Ur-sha-umki (?) et Gub-luki (Byblos).

26B. Lafont souligne que ce sont surtout les voies de circulation est-ouest qui sont documentées par les archives de Mari ; P. Grandet mentionne les routes suivies par les armées ainsi que les circuits de l’étain. Sans oublier les gués, les ponts et les aqueducs (M. Fortin, J.-C. Balty), qui étaient déjà très présents dans l’ouvrage pionnier de R. Dussaud publié en 1927.

  • 11 Al-Maqdissi, Parayre, Sauvage et al. 2012.

27Quant à la navigabilité de l’Oronte lui-même, la contribution de J. Aliquot n’exclut pas une navigation par paliers avec des ruptures de charge. Hypothèse qui ne nous paraît nullement infondée, même pour les zones en amont de l’Amuq. Les opérations de fouilles que nous avons menées à Tell al-Nasriyah entre 2008 et 2010 ont permis de dégager à la fois une voie dallée datée du Bronze moyen qui monte du fleuve à la ville basse, et des aménagements en contrebas susceptibles d’avoir été des sortes de brise-lames contre la violence des crues 11. G. Gernez, responsable du chantier F en ville basse où furent dégagées des amphores « torpilles » phéniciennes, n’exclut pas qu’une partie de leur transport, depuis la côte jusqu’au site, ait pu se faire par le fleuve, Nasriyah étant un point de rupture de charge en amont des gorges de Cheyzar, comme ʿAcharneh pouvait l’être en aval.

Le territoire au sens politique

28Beaucoup de communications furent du domaine de la géopolitique : les royaumes et leurs noms, les grands équilibres régionaux, les successions royales, les campagnes militaires et les itinéraires des armées, les limites des territoires qui peuvent correspondre à des chaînes de montagne, à des paliers de l’Oronte ou à l’une de ses rives, mais aussi à des groupes humains installés dans certaines zones stratégiques (M. Bonechi, B. Lafont, P. Grandet, J. Miller, L. Turri, W. Van Soldt).

29Ces différentes contributions abondent en notations très utiles à la réflexion sur la notion de territoire au sens politique du terme. Ainsi les textes d’Ebla analysés par M. Bonechi documentent-ils l’existence d’éventuelles zones-tampons comme le royaume de Ḥamāt sis sur la rive gauche de l’Oronte et peut-être extérieur au royaume d’Ebla (?) ; ou celle de clans de chefs de guerre puissants, tel celui d’Ibrium très implanté à Tunep et dans les campagnes environnantes. W. Van Soldt, de son côté, dans une perspective plus locale, approfondit l’analyse sur les frontières des royaumes à partir d’une étude précise des textes d’Alalah et d’Ougarit au Bronze récent, et souligne le rôle de la vallée du fleuve comme limite territoriale.

  • 12 Al-Dbiyat 1995, p. 260 ; Lafont 2010, n. 13.

30À l’époque médiévale encore « il existait aux époques islamiques (surtout omeyyade et abbasside) une frontière tribale au niveau de Rastan, entre tribus qayssites au sud et yéménites au nord, ce qui a abouti aux frontières actuelles entre les deux mohafazats de Homs et Hama », matérialisées par « la vallée encaissée au niveau de Rastan et les collines résiduelles au sud de Hama » 12.

Le territoire des dieux

  • 13 Voir n. 8.

31Nous ne disposons pas à l’heure actuelle d’une géographie divine telle que celle qui a pu être élaborée pour le royaume d’Ougarit par exemple 13. Nous n’avons quasiment rien entendu sur ce sujet pour les périodes anciennes pendant ces deux journées. À l’exception des divinités du royaume d’Ebla évoquées par M. Bonechi, avec leur paraphernalia, leurs rituels et leurs voyages : le couple divin de Tunep, Rashap et son épouse ʿAdamma ; le couple divin de Neʾayu et de Ḥamāt, le dieu dNI-da-bal et son épouse anonyme (?). Ce dernier couple pourrait être lié aux eaux douces des rivières et des lacs de l’Oronte, dont le lac Matkh, Rashap étant le grand dieu de la zone plus sèche et plus plate au sud de la ville même d’Ebla. À propos de Hamath, D. Hawkins mentionne de son côté le dieu de l’Orage et la Baʾalat.

32Pour des périodes bien plus tardives, les paysages religieux apparaissent sous la forme des lieux d’exécution, avec les martyrs chrétiens subissant d’atroces supplices dans les marais du Ghab : J. Balty propose une topographie de ces mises à mort en suivant les condamnés du tribunal d’Apamée jusqu’au fin fond de ces zones pestilentielles.

33Seules deux communications ont évoqué dans ce domaine l’Oronte lui-même. J. Aliquot présente des sculptures personnifiant le fleuve et P.-L. Gatier montre comment les nouveaux arrivants, inspirés par la ressemblance des paysages, ont transposé les mythologèmes de leurs pays d’origine sur la vallée de l’Oronte, suscitant des micro-légendes reflets des micro-régions si caractéristiques de ce fleuve pluriel. L’extraordinaire variabilité de l’imaginaire est remarquable, chaque secteur du fleuve, chaque ville élaborant ses propres récits où se combinent l’adaptation des traditions locales syriennes et les apports grecs ou macédoniens.

  • 14 Communication personnelle de G. Philip que nous remercions. Cependant il peut s’agir de tout bâtim (...)

34L’archéologie n’est pas en reste : la présence de tuiles sur quelques sites romano-byzantins puis médiévaux pourrait permettre d’identifier les bâtiments qu’elles couvraient comme des basiliques puis des mosquées, car c’était un matériau coûteux supposant des murs plus solides que de simples murs en briques crues 14.

Le territoire des morts

35Le colloque, décidément très centré sur les vivants, n’a presque jamais abordé le domaine des pratiques funéraires, et notamment des tombes visibles ou des monuments commémoratifs. Seul G. Philip mentionne les milliers de cairns découverts en zone basaltique, dont beaucoup comportaient des chambres à usage funéraire, alignés comme des enclos sur les crêtes dans la zone au sud-ouest de Homs et datés du Chalcolithique jusqu’à l’époque islamique.

  • 15 Voir récemment Nicolle 2013, p. 77-96.

36Ces deux journées n’avaient pas la prétention d’être autre chose qu’un début, et elles nous ont permis de définir les thèmes de recherches croisées les plus porteurs : la toponymie, les paysages, les ressources, les populations, les frontières et les itinéraires. Dans le domaine proprement archéologique, nous avons retenu la céramique mais aussi les vestiges funéraires visibles 15 et les systèmes défensifs, quasi absents des conférences alors que la guerre y fut souvent omniprésente !

  • 16 CRANE : « Computational Research on the Ancient Near East », Workshop Project « Orontes watershed  (...)

37Ainsi ce colloque pourra-t-il être suivi d’ateliers « tournants » avec les collègues qui y ont participé et d’autres encore : nos amis libanais qui travaillent au nord de la Beqaʿa, les équipes de Qarqur et du Roudj. Quant aux chercheurs qui travaillent sur l’Oronte turc et notamment l’Amuq, nous ne saurions terminer sans mentionner le « CRANE Project » 16 de l’Université de Toronto sous la direction de Timothy P. Harrison, qui a organisé du 11 au 13 octobre 2014 un atelier au Québec (CRANE Workshop Programme, Quebec city, Canada) sur l’intégration des données des différentes missions travaillant dans la vallée de l’Oronte en un système commun (Syrie et Turquie : Nebi Mend, Hama, Nasriyah, ʿAcharneh, Qarqur, Atchana, Tayinat et Zincirli). Tous nos remerciements vont à M. Fortin qui nous tient régulièrement au courant de l’avancée de cette démarche collective centrée sur le « fleuve rebelle » et qui promet d’être très fructueuse.

38De même il conviendrait d’élargir cette recherche à des spécialistes de l’époque médiévale, dont la communication d’I. Shaddoud et les résultats des prospections de nos collègues archéologues ont montré toute la richesse potentielle et l’intérêt en matière de comparaison avec les périodes antérieures.

39Malgré les énormes difficultés actuelles, ou plutôt à cause d’elles, la recherche doit plus que jamais relever le défi et multiplier les rencontres et les publications pour sauver le travail considérable qui a été accompli en Syrie pendant les dernières décennies.

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Notes

1 Butterlin et al. 2014.

2 ídA-ra-an-tu/-te, ídAr-am-tú, voir Streck 2003-2005.

3 Cette hétérogénéité est l’une des raisons qui ont contribué à nous faire renoncer à un index topographique.

4 Richter & Lange 2012.

5 Richter & Lange 2012, tablettes TT 19-25, 27, 29, notamment les textes 20 et 29.

6 Eidem 2007.

7 Miquel 1986.

8 Voir par exemple le résumé de Bordreuil 2004.

9 Fortin, Geyer & Al-Dbiyat 2005.

10 La simple lecture de la vie d’Ousāma ibn Munqidh suffit à en convaincre, voir n. 7.

11 Al-Maqdissi, Parayre, Sauvage et al. 2012.

12 Al-Dbiyat 1995, p. 260 ; Lafont 2010, n. 13.

13 Voir n. 8.

14 Communication personnelle de G. Philip que nous remercions. Cependant il peut s’agir de tout bâtiment officiel ou communautaire, comme un entrepôt ou un moulin.

15 Voir récemment Nicolle 2013, p. 77-96.

16 CRANE : « Computational Research on the Ancient Near East », Workshop Project « Orontes watershed ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Dominique Parayre, « Conclusion
Premiers résultats, premières impressions »
Syria, HS IV | 2016, 397-403.

Référence électronique

Dominique Parayre, « Conclusion
Premiers résultats, premières impressions »
Syria [En ligne], HS IV | 2016, mis en ligne le 01 décembre 2016, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/syria/5266

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Auteur

Dominique Parayre

Université de Lille 3, UMR 7041 (ArscAn, Vepmo), Maison Archéologie & Ethnologie René-Ginouvès, Nanterre

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