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2024

Muriel Debié, Alexandre le Grand en syriaque. Maître des lieux, des savoirs et des temps

Maurice Sartre
Référence(s) :

Muriel Debié, Alexandre le Grand en syriaque. Maître des lieux, des savoirs et des temps (Bibliothèque de l’Orient chrétien), Paris, Les Belles Lettres, 2024, 1 vol. 12,5 × 19, 656 p., ISBN : 978-2-251-45490-0.

Texte intégral

  • 1 Yves Janvier, « Rome et l’Occident lointain : le problème des Sères. Réexamen d’une question de géo (...)
  • 2 Bernard Sergent, « Les Sères sont les soi-disant “Tokhariens”, c’est-à-dire les authentiques Arśi-K (...)
  • 3 Cf. mon Bateau de Palmyre, Paris, 2021, p. 200-205.

1Muriel Debié, dont la compétence pour tout ce qui concerne l’araméen et les Araméens est bien connue, publie sous ce titre l’ensemble (ou presque) de ce que la littérature syriaque a produit au sujet d’Alexandre le Grand. Ceux qui, comme la plupart des historiens du monde gréco-romain, ne maîtrisent pas la langue araméenne dans sa version édessénienne ne peuvent que lui être reconnaissants de cette initiative dont le résultat se révèle passionnant. Ce gros ouvrage – car la matière est abondante – répartit les témoignages syriaques sur Alexandre en trois grands ensembles. En premier lieu, le Roman d’Alexandre. On sait que cet ouvrage anonyme (quoique placé sous le nom de Callisthène) élaboré dès l’époque hellénistique et sans cesse modifié et enrichi au gré des traductions jusqu’à la fin du Moyen Âge – on en connaît des versions plus ou moins complètes dans plus de 30 langues – connut un immense succès partout, notamment dans l’Europe médiévale et moderne (rappelons que le vers de douze pieds nommé alexandrin lui doit son nom). Le syriaque en a produit une version que Muriel Debié met à notre disposition pour notre plus grand bonheur. Compte tenu de la taille du Roman dont on possède la totalité en traduction syriaque, elle a choisi de ne reproduire ici que les passages qui apportent des variantes notables par rapport au texte grec. Il s’agit d’abord d’une très brève partie du livre I, l’enfance et le portrait d’Alexandre. Suit le résumé (epitome) correspondant d’assez près au texte développé, qui constitue la seule preuve que le texte remonte à une période ancienne ; ce résumé date probablement du vie siècle alors que les manuscrits à notre disposition de l’œuvre en syriaque ne remontent pas au-delà du xviiie siècle. Le résumé syriaque contient notamment le récit du voyage d’Alexandre en Chine et en Asie centrale qui ne se trouve que dans la version syriaque du roman (et celles qui en dérivent). Muriel Debié donne à la suite du résumé la traduction du livre III, qui regroupe la guerre contre Poros en Inde (avec une fin très différente de la version grecque), la rencontre avec les gymnosophistes, le voyage en Chine (sous forme originale d’une lettre envoyée par Alexandre à Aristote), la fondation de Samarcande, les rencontres avec la reine Candace puis les Amazones, enfin la mort d’Alexandre par empoisonnement, son testament et ses funérailles. Les riches commentaires de l’éditrice aident à mieux comprendre l’originalité de la version syriaque qui, par exemple, ne cherche pas à « christianiser » Alexandre comme le font nombre d’autres versions (sans parler de sa « judaïsation » de la version hébraïque ou « islamisation » de la version arabe). Les notes infrapaginales portent sur des détails de traduction ou d’identification (notamment pour signaler les ajouts ou les lacunes par rapport au Roman grec), mais le lecteur trouvera nombre d’explications aussi bien sur les relations entre les diverses versions que sur les peuples et les mille merveilles rencontrées au fil des pages. Je note au passage que le texte de l’epitome (p. 42) utilise à deux lignes d’intervalle les termes de Sinaye (Chinois) et de Sères, et ce qu’il dit de ces derniers exclut qu’il s’agisse des Chinois (contra la note 40) comme le veut une longue tradition savante qui fait fi de Pomponius Mela, de Pline et de Ptolémée ; cet usage confirme à mon avis les démonstrations de Yves Janvier1 et surtout de Bernard Sergent2 pour qui les seconds désignent probablement les anciens Tokhariens, c’est-à-dire des peuples situés à l’ouest de la Chine proprement dite, entre l’Asie centrale et le Sinkiang. Si l’auteur de l’epitome écrit aux vie-viie siècles, il s’inscrit dans une tradition gréco-romaine illustrée par Ptolémée qui situe aux extrémités du monde connu les Sères et les Sinai (en les distinguant) ou, plus proche de son temps, Cosmas Indicopleustès qui mentionne lui aussi Tzinitza au plus lointain (Topographie chrétienne, 11,16)3.

2Une deuxième partie réunit les textes présentant Alexandre comme « roi philosophe et maître des savoirs ». Bien entendu, le Roman s’y trouve à nouveau (notamment pour les relations entretenues par Alexandre avec Philippe et Olympias et son [pseudo-]maître Aristote), mais bien d’autres textes s’y rapportent sous forme de maximes, sentences morales destinées à tous ou seulement aux moines, lamentations funèbres, conservées particulièrement nombreuses dans le Roman en arabe traduit à partir de la version syriaque. Alexandre fait ici une sorte de conversion chrétienne, mais pas toujours, car sa mort donne aussi l’occasion de se pencher sur sa vie, sa tyrannie, sa violence, ses meurtres et de méditer à ce propos en chrétien. Sa sagesse paraît dérisoire comparée à celle des gymnosophistes (qui subissent eux aussi une sorte de christianisation en échappant à la nudité absolue), mais elle est suffisamment manifeste pour que certaines anecdotes servent d’exempla dans des manuels syriaques de rhétorique (Antoine de Tagrit au ixe siècle) ou que sa préface syriaque en fasse le destinataire du traité de philosophie [pseudo]-aristotélicien Sur l’Univers. Enfin, à travers des manuels de magie, d’alchimie ou d’astrologie, voire de numérologie, savoirs secrets inaccessibles au commun, Alexandre apparaît à de nombreuses reprises comme l’un de ceux qui maîtrisent ces disciplines : n’aurait-il pas écrit lui-même un traité entier ?

3Enfin, la troisième partie, qui constitue presque la moitié de l’ouvrage, regroupe tous les témoignages relatifs à la place d’Alexandre dans le temps et l’histoire. Car, pour les auteurs syriaques qui utilisent l’ère séleucide bien au-delà de la conquête islamique, cette ère « des Grecs » correspond au temps d’Alexandre. Certes, elle débute plus de dix ans après sa mort, mais ce décalage assumé permet de compter le temps en « avant » et « après » Alexandre, comme en témoignent notamment les nombreuses chroniques syriaques, toutes époques confondues, justifiant ainsi la prédiction de Daniel (placé par eux plus de deux siècles avant Alexandre alors qu’il lui est postérieur de plus d’un siècle et demi), Alexandre étant identifié à la dixième corne, celle après laquelle s’ouvre la dernière période de l’histoire humaine avant la fin des temps. Les ouvrages proprement « historiques » varient grandement de l’un à l’autre, n’ayant en commun qu’une totale liberté par rapport aux récits des historiens grecs et latins. Ainsi, l’Histoire d’Alexandre transmise par la chronique de Zuqnin brode sur le thème de la lutte d’un Alexandre chrétien contre Gog et Magog, avant qu’il ne revienne régner sur son empire depuis Alexandrie après s’être arrêté à Jérusalem pour prier. Pour l’auteur du Mimro sur Alexandre, c’est-à-dire une homélie métrique fort pratiquée par les auteurs syriaques, le récit historique importe peu et l’auteur se saisit de quelques épisodes bien connus (la lutte contre Gog et Magog) ou au contraire rarement cités ailleurs (comme la recherche de l’eau de vie) pour en tirer des enseignements moraux en même temps que l’auteur écrit une apocalypse où Alexandre joue le rôle décisif : son règne annonce la fin des temps. Rédigé sans doute dans la première moitié du vie siècle, il ne peut être attribué à Jacques de Saroug comme on l’a souvent fait, estime Muriel Debié, mais il est sûrement l’œuvre d’un auteur qui connaît bien celui-ci en raison des nombreuses convergences que l’on relève avec sa pensée. Un troisième texte important, l’Exploit d’Alexandre, partage avec les deux précédents une totale indifférence à la réalité historique du personnage en reprenant à peu près les mêmes épisodes et en christianisant Alexandre sans hésiter : Dieu se tient à ses côtés, car Alexandre le révère comme le ferait un empereur byzantin. Si l’historien d’Alexandre n’a rien à tirer de ces ouvrages, en revanche Muriel Debié montre combien ils nous instruisent sur la cosmographie des Anciens, leur géographie et leur ethnogéographie. Car il leur fallait relier les données de la Bible, comme Gog et Magog, avec les réalités connues de leur temps, les Scythes, les Huns, les Perses notamment. Les pratiques des Huns en particulier font l’objet de longs développements finement analysés par la traductrice. Si le vie siècle fournit une part importante de cette production « historique » dans le contexte des guerres romano-perses, la conquête arabo-islamique réactive le besoin de héros protecteur qui avait été dévolu à Alexandre au siècle précédent. Non seulement on met à jour les ouvrages antérieurs, mais des œuvres nouvelles voient le jour, comme l’Apocalypse du Pseudo-Méthode selon le titre habituel, en réalité un mimro englobant bien plus que le seul Alexandre qui, néanmoins, y occupe une place non négligeable. Mais il s’agit désormais d’un Alexandre inséré dans une généalogie éthiopienne dont Muriel Debié nous aide à comprendre la logique et les raisons. Comme l’Apocalypse édessénienne au début du viiie siècle, à partir des matériaux anciens tirés de l’Ancien et du Nouveau Testaments et des passages de l’histoire du roi Alexandre, les auteurs fabriquent les textes destinés à rendre confiance aux chrétiens accablés par la conquête. Muriel Debié offre au lecteur comme ultime témoignage de la vigueur de ces traditions un texte inédit où Alexandre, mort vierge et pur de tout péché, apparaît en définitive comme l’instrument privilégié de la volonté divine.

4Ainsi, à travers le personnage d’Alexandre le Grand, nous pouvons mesurer la vitalité d’une littérature créative et en constant renouvellement pour d’adapter aux nécessités d’une communauté religieuse et linguistique à cheval sur les empires. Le Roman d’Alexandre irrigue largement l’ensemble, mais les auteurs, souvent anonymes, savent innover et broder sans fin sur ce vieux fond grec, au point de rendre méconnaissable la tradition initiale. Certes, nous n’y apprenons rien sur Alexandre, mais quelle richesse intellectuelle se trouve ainsi mise à notre disposition pour mieux apprécier la place de la littérature syriaque aux confins de l’hellénisme et au contact des modes orientaux.

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Notes

1 Yves Janvier, « Rome et l’Occident lointain : le problème des Sères. Réexamen d’une question de géographie antique », Ktêma 9, 1984 [1988], p. 261-303.

2 Bernard Sergent, « Les Sères sont les soi-disant “Tokhariens”, c’est-à-dire les authentiques Arśi-Kuši », Dialogues d’histoire ancienne 24, 1998, p. 7-40.

3 Cf. mon Bateau de Palmyre, Paris, 2021, p. 200-205.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Maurice Sartre, « Muriel Debié, Alexandre le Grand en syriaque. Maître des lieux, des savoirs et des temps »Syria [En ligne], Recensions, mis en ligne le 20 septembre 2024, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/syria/17218 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12c7h

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