1Le corpus d’objets en bronze provenant de Tell Sougha est aujourd’hui conservé au Musée archéologique de l’Université Saint-Esprit de Kaslik. Je remercie Ch. Ghadban et le père J. Moukarzel pour m’avoir confié la responsabilité de l’étude, ainsi que G. Homsy et M. Lamaa pour leur aide et leur accueil au Centre Phoenix de l’USEK.
2Tell Sougha se situe dans la moitié septentrionale de plaine de la Beqa’a, à proximité de Laboué, dans une zone de resserrement de la plaine liée à la largeur du mont Makmel à cet endroit (fig. 1).
Figure 1.
Carte des principaux sites mentionnés dans le texte
G. Gernez
3Quelques éléments d’époque hellénistique ont été rapportés du site (deux estampilles et deux monnaies), mais l’essentiel de la collection est composé d’armes et parures datées de l’aube du Bronze moyen.
- 1 Il convient de rappeler qu’en l’absence de détails sur la découverte, nous ne pouvons affirmer avec (...)
4Il convient de souligner que le site n’a jamais fait l’objet de fouilles régulières et il est fort probable que des travaux d’aménagement, voire un pillage, puissent être à l’origine de la découverte. Nous ne disposons pas de précisions à ce sujet. Toutefois, cet ensemble est tout à fait homogène, ce qui permet de valider sa provenance d’un site unique. Comme nous le verrons, tous ces objets en bronze ont dû être découverts dans un seul cimetière, affleurant peut-être au sommet ou sur le flanc du tell 1.
5Au moment d’entreprendre l’étude de ce corpus, nous appréhendions de nous confronter à une collection hétérogène d’objets métalliques de diverses périodes, ce qui aurait présenté un intérêt archéologique limité. à notre grande surprise, le mobilier était en réalité d’une grande homogénéité typo-chronologique, les parallèles n’étaient connus au Liban que dans un contexte très spécifique (les dépôts d’offrandes de Byblos) et l’assemblage s’annonçait devoir correspondre à une phase ou une culture mal définie et mal connue au Levant : le passage du IIIe au IIe millénaire, à la charnière du Bronze ancien et du Bronze moyen.
6Outre son intérêt typologique, cet ensemble offre aussi l’occasion de repenser la définition chronoculturelle de cette période, courte mais marquante de l’histoire du Levant, en réexaminant un thème tombé depuis longtemps en désuétude, celui des « porteurs de torques ». Ces populations potentiellement intrusives ont été décrites plusieurs fois et de façon contradictoire par Schaeffer, qui les a finalement considérées comme les vecteurs de la métallurgie du Bronze depuis l’Europe. En dépit de certaines intuitions générales, ces théories n’ont plus cours et l’on ne considère plus qu’une culture matérielle nouvelle traduit nécessairement une arrivée de population. De plus, comme nous le verrons, s’il est vrai que des comparaisons avec les cultures d’Europe centrale peuvent être proposées, les types d’outils, armes et parures de Tell Sougha — et des « porteurs de torques » — s’inscrivent plutôt dans une continuité évolutive locale, comme en témoignent les données récentes.
7Le matériel métallique découvert à Tell Sougha (fig. 2) comprend 10 armes (2 haches, 4 lances et 4 poignards), 1 outil (ciseau), 41 parures (8 épingles, 9 torques et 24 bracelets), 1 élément décoratif (plaque) et 1 cupule.
Figure 2.
Inventaire des objets de Tell Sougha
G. G.
8Au total 54 objets ont été identifiés avec précision. Comme nous le verrons, il s’agit d’un assemblage entièrement homogène du point de vue chronoculturel. Nous ne disposons pas d’informations liées aux structures archéologiques où ces artéfacts ont été découverts, mais il est hautement vraisemblable qu’ils proviennent de tombes.
9Bien qu’aucune analyse physico-chimique n’ait été effectuée pour le moment, l’aspect et la couleur des objets permettent d’affirmer qu’ils sont fabriqués dans un alliage cuivreux, probablement en bronze, devenu la norme dans la région à la période concernée 2. Les objets étaient fabriqués suivant un mode opératoire précis : coulée en moule, ébarbage, finition par martelage et polissage et, le cas échéant, mise en forme de certaines parties à l’aide d’outils divers (perforation pour les épingles, repliement de l’extrémité des torques). Le décor observé sur les objets de parure Met 18, 19, 34, 39 et 53b était obtenu par incision. Celui des lances et poignards pouvait être conçu dès le moulage, ou incisé après celui-ci.
10Les trois catégories d’armes représentées sont aussi les plus fréquentes dans l’Orient ancien : haches, poignards et lances. Seules les armatures métalliques sont conservées mais la restitution de la forme du manche ne pose pas de difficulté, à la fois en raison de la morphologie de l’objet et des nombreux éléments semblables, connus par ailleurs et dont il subsiste des vestiges de la partie d’emmanchement. Dans certains cas, les représentations iconographiques sont d’une aide précieuse.
11Les deux haches sont du même type. Leur lame est semi-circulaire, et leur tranchant arrondi. L’emmanchement se fait au moyen d’un collet dans lequel le manche était inséré, ce qui est la technique devenue la norme à travers l’ensemble du Proche-Orient dès le IIIe millénaire. La caractéristique principale de ce type est la présence, à la base de la lame, de deux ouvertures (ou fenestrelles) ovalaires.
- 3 Le terme « bivalve », habituellement utilisé, ne rend pas toujours compte des éléments supplémentai (...)
- 4 Dunand 1950, pl. 154.
- 5 Festuccia 2000.
12Les haches sont coulées dans des moules composites 3, comme ceux attestés à Byblos 4 et Ébla 5.
Planche 1.
Tell Sougha. Haches fenestrées et poignard
G. G.
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- 6 Gernez 2007, p. 190.
- 7 Gernez 2007, pl. 140.
- 8 Schaeffer-Forrer 1978, p. 511, fig. 10.8.
- 9 Guy & Engberg 1938, p. 167, fig. 173.5.
- 10 Gophna 1992, p. 151, pl. 23.7.
- 11 Miron 1992, pl. 15.225-229.
- 12 Les haches fenestrées larges connues plus tardivement sont d’un modèle distinct (Gernez 2007, p. 19 (...)
Hache Met 33 (pl. 1.1) : cette hache est incomplète, toute la partie d’emmanchement étant brisée. Les contours des larges fenestrelles sont soulignés de moulures. La section du collet est elliptique. Ses dimensions se situent dans la moyenne 6. Si les haches fenestrées larges sont attestées dans l’ensemble du Levant, des haches de forme tout à fait similaire à cet exemplaire sont connues essentiellement sur la côte syro-libanaise à Byblos 7 et Ougarit (tombe 3480) 8, en Palestine à Megiddo 9, Barqa’i 10, ‘Ein Saad, Ma’abarot (tombe 6) et Sichem 11. Ces armes appartiennent à la période charnière entre le Bronze ancien et le Bronze moyen et leur production se situe entre 2100 et 1900 av. J.-C 12.
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- 13 Czichon & Werner 1998, pl. 47.77.
- 14 Schaeffer 1949, p. 62.
- 15 Al-Maqdissi 2004, p. 111.
- 16 Pour d’autres propositions fonctionnelles, voir Gernez 2007, p. 568.
Hache Met 32 (pl. 1.2) : si cette hache n’est pas à proprement parler une miniature, ses dimensions modestes (7,3 x 5,2 cm contre 11,6x8 cm habituellement) permettent toutefois de douter de sa fonction effective. Il s’agit d’un « modèle réduit », ne contrastant avec les armes du même type que par les dimensions : sa morphologie est celle des haches fenestrées larges les plus simples, sans décor et aux fenestrelles de dimensions moyennes, connues dès la fin du Bronze ancien IV en Syrie à Tell Munbaqa (Bâtiment 1, dépôt 2) 13. Quelques haches réduites et miniatures sont attestées sur la côte syrienne, à Ougarit 14 et Tell Siyannou 15. Si la fonction des haches miniatures paraît avant tout votive, les « modèles réduits » pourraient en revanche avoir appartenu à des enfants, mais aucune donnée précise ne vient étayer cette hypothèse 16.
- 17 Aucun exemplaire ne provient d’un contexte daté par une analyse C14. Néanmoins, les haches fenestré (...)
13Ces deux haches apparaissent comme caractéristiques du Levant vers 2100-1900 av. J.-C. et trouvent en particulier des parallèles sur la côte, à Byblos et Ougarit 17.
14Quatre poignards nervurés ont été rapportés de Tell Sougha. Ils appartiennent tous à l’ensemble des poignards à lame décorée de lignes incisées, mais aucun n’est rigoureusement identique.
15La fabrication des poignards comporte quatre grandes étapes :
- 18 Gernez 2006a, pl. 144.11.
16Une coulée en moule bivalve (ou composite) est nécessaire : les deux moitiés du moule sont ajustées par un système d’agrafes, puis le métal en fusion est introduit par un canal dans le moule ainsi constitué. De fins sillons gravés sur les faces des moitiés de moule permettent d’évacuer l’air et d’éviter la formation de bulles. Les roches choisies pour fabriquer ces moules prennent en compte les nécessités de précision et de facilité du façonnage (stéatite ou chlorite). Des moules de poignards sont connus à Tell ‘Arqa 18.
17On procède ensuite à la mise en forme : une fois la coulée effectuée et après durcissement, un travail par martelage à froid puis au recuit permet de former l’objet plus en détail et surtout d’assurer la solidité et la dureté des différentes parties, en particulier de la pointe et des tranchants. Cette étape est essentielle pour les objets en cuivre à l’arsenic.
18La partie d’emmanchement prend alors sa forme définitive, de même que la lame, aiguisée et polie. La perforation des trous de rivetage est sans doute effectuée à ce moment. Les éléments décoratifs sont incisés.
19On procède enfin à l’assemblage : la lame est insérée dans le manche, ajustée et fixée par rivetage.
Planche 2.
Tell Sougha. Poignards
G. G.
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Poignard Met 48 (pl. 1.3) : la lame de ce poignard est triangulaire, et comporte à sa base des épaulements légèrement arrondis. Les deux nervures, très rapprochées, sont séparées d’une zone en creux ornée d’un filet en relief et se rejoignent vers le milieu de la lame. De courtes lignes sont gravées deux à deux de part et d’autre de l’axe médian de la lame. La poignée, dont l’empreinte concave est visible à la base de la lame, était fixée à celle-ci à l’aide de trois rivets encore en place. La présence de deux trous supplémentaires, de part et d’autre du talon, laisse supposer que des rivets avaient été ajoutés pour renforcer la stabilité du manche. Aucun parallèle exact n’est connu, mais l’aspect, la double nervure et le décor rappellent des poignards de Byblos et Ougarit (voir ci-dessous).
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- 19 Schaeffer 1962, p. 232.
- 20 Dunand 1950, pl. 70, 77.
Poignard Met 45 (pl. 2.2) : ce poignard est constitué d’une lame à deux nervures, décorée de lignes incisées convergentes (2 dans la partie concave et 5 sur chaque partie convexe, vers l’extérieur) et d’un talon arrondi portant trois rivets. L’empreinte concave de la garde est ici encore bien visible. On connaît des poignards de même type sur les sites du Levant à la fin du IIIe et au début du IIe millénaire, et les parallèles les plus exacts proviennent d’Ougarit (Poche aux Bronzes 19) et de Byblos (dépôts du Champ des Offrandes 20).
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Poignard Met 47 (pl. 2.3) : presque identique au précédent (Met 45), ce poignard diffère par la forme plus trapézoïdale de son talon, dont une partie est hélas manquante. Il est possible qu’une languette ait prolongé ce talon, comme c’est le cas sur plusieurs poignards connus à Byblos (Champ des Offrandes 21).
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Poignard Met 46 (pl. 2.1) : contrairement aux autres poignards, celui-ci ne comporte qu’une seule nervure, qui est en fait un renflement médian. Le décor est constitué de deux lignes médianes et un groupe de cinq lignes convergentes de part et d’autre de l’axe. Toutes les lignes sont en relief. Il est difficile de savoir si le moule était gravé de façon à rendre possible un tel décor en relief ou si les parties décorées étaient en premier lieu de simple zones saillantes larges incisées dans un second temps. Le talon, incomplet, comporte deux rivets latéraux. On ne connaît pas de parallèle exact à cette arme, mais l’aire géographique et chronologique des poignards apparentés est la même que celle évoquée jusqu’ici : le Levant autour de 2000 av. J.-C.
20Notons qu’un fragment de pommeau en os, en forme de croissant, a été aussi rapporté de Tell Sougha. Il s’agit du type le plus connu à cette période.
21À l’inverse des lances, trouvées parfois au nombre de deux dans les panoplies de « guerriers » des sépultures du Bronze moyen, les poignards figurent généralement en un seul exemplaire. Comme les autres armes, ils accompagnent généralement — mais pas systématiquement — des individus de sexe masculin. Leur rareté en contexte funéraire permet de supposer que ceux qui en sont pourvus jouissent d’un statut social spécifique dû à leur fonction ou leur rang.
22Les quatre lances de Tell Sougha ont une lame dont la morphologie est similaire, mais diffèrent par leur mode d’emmanchement : trois d’entre elles comportent une douille repliée, dans laquelle la hampe était insérée, et la dernière était fixée à la hampe par une languette rivetée. Sur les trois premières, la douille n’est que très partiellement conservée, et il n’est pas possible de restituer sa longueur d’origine : ce fait s’explique par la relative fragilité de la douille, qui pouvait être brisée en plusieurs morceaux au moment de son ramassage.
23Il est souvent difficile d’établir le mode d’utilisation des lances d’après la seule morphologie de leur armature. Il est toutefois possible de supposer que les plus fines et légères d’entre elles étaient projetées tandis que celles de plus grand format étaient tenues en main et utilisées comme piques pour tenir l’ennemi à distance. D’après leur format, les lances de Tell Sougha appartiennent probablement à la catégorie des armes lancées.
24Comme les poignards, les lances sont coulées en moule composite. Les étapes de la finition consistent en un martelage des tranchants et de la douille puis l’enroulage de celle-ci, l’incision des lignes décoratives et le polissage final.
Planche 3.
Tell Sougha. Lances / javelines à douille et à languette
G. G.
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- 22 Gernez 2006b.
- 23 Dunand 1950, pl. 70.
Lance Met 49 (pl. 3.1) : la pointe de cette lance est triangulaire, allongée (17,4 cm), large à sa base (4 cm). Sa partie médiane est marquée par une forte nervure anguleuse. Chaque face comporte un décor simple composé de deux doubles lignes incisées qui partent des épaules angulaires et se rejoignent à proximité de la pointe. La partie d’emmanchement est une douille cylindrique formée par repliement. Les premières lances à douille repliée apparaissent vers 2200/2150 av. J.-C. en Mésopotamie et se diffusent rapidement à travers tout l’Orient ancien 22. Le type représenté ici, quoique rare, est connu au Levant dès l’aube du Bronze moyen (2050-1800 av. J.-C.), en particulier à Byblos (dépôt π 23).
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Lance Met 51 (pl. 3.2) : d’un calibre inférieur à la précédente, cette lance comporte un décor presque identique. La seule différence notable est la disposition de la base des lignes, qui rejoignent la douille. La pointe est plus étroite et les épaulements sont plus arrondis. La partie médiane consiste en un simple renflement, non angulaire. Cette forme est aussi connue à Byblos (dépôt χ 24).
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- 25 Waheeb, Palumbo & Abu Ablieh 1994, p. 68, fig. 4.7.
Lance Met 50 (pl. 3.3) : cette arme ne diffère de la précédente que par la forme plus élancée de la lame, presque dépourvue d’épaulements. Le meilleur parallèle est connu en Jordanie à Umm Zaytuna (tombe 2 25).
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- 26 Eisenberg 1985, p. 68-69, fig. 8-9.
- 27 Amiran 1961, p. 91, fig. 8.19.
- 28 Dunand 1950, pl. 56, 60, 64, 68.
Lance Met 44 (pl. 3.4) : alors que la lame est identique à celle des lances précédentes, la partie d’emmanchement diffère totalement. Il s’agit ici d’une languette rectangulaire à la base de laquelle se trouve un trou de rivetage. Deux autres perforations latérales se trouvent au niveau des épaulements. Il est difficile de savoir avec certitude s’il s’agit d’un poignard — ce que peut laisser supposer la partie d’emmanchement — ou d’une lance. Toutefois, trois arguments permettent de proposer une fonction comme lance : la morphologie de la partie active, exactement similaire à celle des autres lances et très différente de celle des poignards connus ; le type de décor ; l’existence d’autres lances à languettes au Levant, à la même période. En effet, on connaît des lances à languette rivetée à la fin du BA IV à ‘Enan (tombe 26) et Ma’ayan Baruch (Tombe III 27) et au BM I à Byblos (Champ des Offrandes 28). Notons toutefois que l’exemplaire de Tell Sougha, par la forme et la section de la lame, et la présence du décor, est unique.
- 29 Gernez 2007, p. 191-194, 364, 499, 505-506.
- 30 Schaeffer 1949 et Schaeffer-Forrer 1978.
25Les types de haches, poignards et lances constituent un assemblage cohérent géographiquement et chronologiquement. Leur datation se situe autour de 2000 av. J.-C. 29 et leur répartition géographique correspond à la zone comprise entre la côte méditerranéenne et les vallées de l’Oronte et du Jourdain. Ces armes composent l’essentiel des types traditionnellement attestés dans les tombes de « guerriers », tout du moins dans leur modèle ancien, qui correspond aux armes des « Porteurs de torques » décrits par Schaeffer 30. Comme nous le verrons, les autres objets en bronze découverts à Tell Sougha confirment à la fois l’homogénéité de l’ensemble et l’attribution chrono-culturelle de l’assemblage.
- 31 Les autres productions métalliques, parmi lesquelles les outils sont largement majoritaires, sont r (...)
26Trois catégories de parures sont présentes : deux corporelles (bracelets et torques) et une vestimentaire (épingles). Chaque groupe est très homogène, tant dans les types rencontrés que dans la qualité de finition et l’aspect du métal. Avec les armes, elles complètent l’assemblage métallique habituellement présent dans les tombes 31.
27Les huit épingles à chas (ou œillet) « toggle pins » attestées à Tell Sougha se divisent en deux grands types selon la morphologie de leur tête. Deux épingles ont une tête en forme de massue, six ont une tête en forme de calotte. La position du chas est variable : celui-ci est situé vers le milieu de la tige dans quatre cas et au niveau du premier tiers supérieur dans les quatre autres, indépendamment du type de tête. L’aspect général de chaque épingle consiste en un affinement depuis la tête jusqu’à la pointe. La section de la tige est circulaire.
28Ces épingles à chas avaient pour fonction de maintenir fermé le vêtement. Dans le chas passait un fil — parfois un anneau — au bout duquel se trouvait une perle, ce qui permettait de garder l’épingle fixée à l’un des pans du vêtement.
29La technique de fabrication n’est pas précisément connue, mais d’après la morphologie de la tête, il est certain que les épingles sont moulées, soit en moule bivalve (composite), soit éventuellement à la cire perdue, avant d’être finies par martelage, polissage et ajout du décor incisé le cas échéant. Le chas est perforé et formé à l’aide d’un burin.
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Épingle Met 38+42 (pl. 4.1) : cette épingle appartient au type à tête élargie et calotte étroite. Elle se caractérise par la simplicité de sa forme, la forme presque circulaire du chas, et la longueur, un peu plus importante que les épingles du même type (21,5 cm, la plus courte mesurant 15,8 cm).
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Épingle Met 37 (pl. 4.2) : le type de cette épingle est le même que celui de la précédente. On observe ici nettement que le chas est formé à l’aide d’un burin.
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Épingle Met 35 (pl. 4.3) : idem.
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Épingle Met 34 (pl. 4.4) : la plus courte épingle de ce groupe a pour singularité la présence d’un décor élaboré. Il s’agit de fines incisions formant, par groupe de deux lignes, des cercles positionnés à plusieurs endroits de l’objet : sous la tête (avec pour particularité la présence de trois lignes), à quatre hauteurs différentes sur la partie supérieure de l’épingle, de part et d’autre du chas et à un centimètre sous celui-ci. À ces cercles s’ajoutent de petits tirets obliques incisés, de part et d’autre du chas.
Planche 4.
Tell Sougha. Épingles à tête élargie surmontée d’une calotte
G. G.
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Épingle Met 41 (pl. 5.1) : seules deux petites différences distinguent cette épingle de celles du type précédent : le sommet de la tige est un peu moins élargi (inférieur à 0,9 cm) et la calotte est au moins aussi large, voire davantage. Ainsi, la calotte déborde plus nettement.
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Épingle Met 36 (pl. 5.2) : idem.
- 32 Schaeffer 1949, p. 50, fig. 18:32.
30On connaît peu de parallèles aux épingles du type 1. L’une provient d’Ougarit, où elle est attribuée au niveau « Ugarit moyen 1 » 32.
Planche 5.
Tell Sougha. Épingles à tête élargie surmontée d’une calotte et épingles à tête en forme de massue
G. G.
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Épingle Met 39 (pl. 5.3) : cette épingle (comme la suivante) est plus massive que celles du premier type, en particulier au niveau de sa tête, en forme de massue. Le chas ne semble pas avoir été fabriqué à l’aide d’un burin. Il est possible qu’il ait été conçu dès la coulée, ou bien qu’il ait été perforé par la suite, avant un méticuleux travail de finition. Trois courtes lignes incisées sont visibles sous le chas.
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Épingle Met 40 (pl. 5.4) : si l’on excepte l’absence de décor et la perforation au burin, cette épingle est identique à la précédente.
- 33 Schaeffer-Forrer 1978, p. 493, fig. 1 et p. 511, fig. 10.
- 34 Schaeffer-Forrer 1978, p. 507, fig. 8.
- 35 Schaeffer 1948, fig. 56.
- 36 Montet 1929, pl. 69.
- 37 Dunand 1950, pl. 76.
31De très bons parallèles sont attestés au Levant : ces épingles sont mentionnées par Cl. Schaeffer comme caractéristiques de la population des « Porteurs de torques ». Elles sont présentes, avec parfois une élaboration décorative plus grande, sur la côte à Ougarit (nécropole III 33, dont la tombe 3480 34) au sein du niveau dit « Ugarit moyen I » 35 et Byblos (Jarre Montet 36 et dépôt φ du Champ des Offrandes 37).
32D’après les types présents et la qualité des objets, ce groupe d’épingle apparaît homogène, à la fois du point de vue artisanal et du point de vue chrono-culturel. Comme les armes mentionnées précédemment, les épingles datent des alentours de 2000 av. J.-C. et sont caractéristiques du Levant occidental (fig. 3).
Figure 3.
Armes et parures comparables. Exemples provenant d’Ougarit, de Byblos et de Hama.
D’après a : Schaeffer-Forrer 1978, p. 509 ; b : Schaeffer 1962, p. 232 ; c-f : Schaeffer 1949, fig. 19 ; g : Schaeffer 1948, fig. 56 ; h-i : Dunand 1954, pl. 63 et 68 ; j : non publié ; k et m : Montet 1929, pl. 69 et 70 ; l : Dunand 1937, pl. 72 ; n-r : Fugmann 1958, pl. 10
33Le torque est un type particulier de collier, caractérisé par une conception d’une seule pièce et ses deux extrémités, séparées par un espace plus ou moins important, sont recourbées vers l’extérieur. Il s’agit d’une parure fréquente aux âges du Bronze et du Fer en Europe, mais on oublie souvent qu’elle fait son apparition au Proche-Orient (voir ci-dessous).
- 38 Seuls 2 à 3 torques provenant d’Ougarit sont illustrés et publiés.
34Les torques de Tell Sougha sont au nombre de sept (l’un n’étant que très partiellement conservé). Quoique peu élevé, ce chiffre fait de Tell Sougha le deuxième site du Proche-Orient ayant livré le plus de torques, très loin derrière Byblos (une soixantaine), mais devant Ougarit 38. Cet ensemble est donc d’une importance non négligeable dans l’analyse de la culture matérielle du début du Bronze moyen au Levant.
35Le mode de fabrication des torques n’est pas connu avec précision. Il s’agissait probablement de couler une tige de métal, puis de la tordre à chaud afin de lui donner la forme souhaitée. Les dernières étapes consistaient en un repliement des extrémités aplaties au préalable, puis une finition par polissage. Tous les exemplaires se caractérisent par le souci de qualité de cette finition.
36Une fois porté, il pouvait être ajusté au cou par un écartement variable des extrémités.
37Le diamètre intérieur varie de 12,6 à 16 cm, ce qui pourrait indiquer que les torques étaient portés par des individus de statures diverses (incluant une variété dans le sexe et l’âge).
Planche 6.

Tell Sougha. Torques
G. G.
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Torque Met 3 (pl. 6.1) : ce torque, dont les extrémités sont assez resserrées, est presque circulaire, ce qui ne constitue pas la norme : la plupart sont plus larges que hauts. En revanche, comme la plupart des torques de cette collection, il est plus épais au niveau de sa partie centrale (0,8 cm, contre 0,4 près des extrémités).
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Torque Met 6 (pl. 6.2) : plus massif que le précédent, il est aussi d’une morphologie plus large.
Planche 7.
Tell Sougha. Torques
G. G.
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Torque Met 7 (pl. 7.1) : long et fin sur toute sa longueur, il forme un cercle comme Met 3, mais ses extrémités sont moins resserrées.
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Torque Met 2 (pl. 7.2) : ce torque est court, massif, épais, et nettement plus large que haut.
Planche 8.
Tell Sougha. Torques
G. G.
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Torque Met 4 (pl. 8.1) : fait rare, on observe sur ce torque une différence entre l’épaisseur de l’une des extrémités et l’autre.
-
Torque Met 5 (pl. 8.2) : une torsion a été effectuée, de sorte qu’il est difficile de déterminer l’aspect d’origine.
-
Torque Met 1 (pl. 8.3) : il ne s’agit que d’un fragment de la partie centrale d’un torque.
- 39 Voir notamment Schaeffer 1949 et Schaeffer-Forrer 1975.
- 40 Mallet 2000.
- 41 Squadrone 2007, p. 200.
- 42 Philip 2007, p. 192.
- 43 Schwartz et al. 2006, p. 617.
- 44 Montet 1929, pl. 70.
- 45 Dunand 1937, pl. 69.
- 46 Dunand 1950, pl. 76.
- 47 Dunand 1950, pl. 82.
- 48 Schaeffer 1948, p. 40, pl. 15.
- 49 Fugmann 1958, pl. 10.
- 50 Schaeffer 1949 et Schaeffer-Forrer 1978.
- 51 Seyrig 1953, p. 38-39 et p. 50, pl. XII.
38La question des torques a été longtemps l’une des grandes préoccupations de Cl. Schaeffer 39, mais elle n’a été que très peu rediscutée depuis 40. L’hypothèse d’une population locale spécialisée dans la métallurgie, et possédant son propre ensemble d’apparat (dont les torques) a été abandonnée, tout comme celle d’une population intrusive, venue d’Europe. À la lumière des découvertes récentes, il apparaît que le développement des torques est en premier lieu un phénomène syro-mésopotamien et qu’il s’étend sur une durée de plusieurs siècles. On connaît des exemplaires dès le milieu du IIIe millénaire av. J.-C. à Birecik 41 et Jerablus-Tahtani 42, au cours du BA IV à Umm el-Marra 43. Toutefois, les torques identiques à ceux de Tell Sougha sont plus récents : ils datent des alentours de 2000 av. J.-C. à Byblos (Jarre Montet 44, dépôt d de la jarre 2132 45, dépôt φ du Champ des Offrandes 46 et petit dépôt en cruche du Temple aux Obélisques 47), Qal’at er-Rouss 48, Hama (Tombe G VI) 49, Ougarit 50 et Jezzine (cachette) 51. Ils sont donc attestés dans la zone formée par le triangle Ougarit-Byblos-Hama.
39Notons que l’une des figurines en bronze trouvée à Judaidah, dont la datation est encore discutée, représente un personnage armé portant une masse, une lance, une ceinture, un casque et un torque 52.
40Ces torques constituent donc, vers 2000 av. J.-C., une adaptation locale d’un élément de parure connu en Syrie intérieure depuis plusieurs siècles mais qui revêt, semble-t-il, une grande importance sociale ou symbolique, si l’on en juge par leur nombre et leur qualité dans la Jarre Montet à Byblos, et leur présence dans cette panoplie significative accompagnant les défunts de la région, qu’ils soient ou non des guerriers.
- 53 Dans certains cas, le repliement est volontairement non circulaire et met en valeur les parties lat (...)
41Vingt-quatre bracelets ont été découverts à Tell Sougha. Malgré certaines différences d’épaisseur et de dimension, il s’agit d’un ensemble d’une très grande homogénéité. Tous sont fabriqués à partir d’une tige de métal de section circulaire ou ovale, d’épaisseur constante, repliée de manière à obtenir une forme circulaire ou subcirculaire 53.
42Les légères différences morphologiques (écartement des extrémités, aspect circulaire, largeur, épaisseur, poids) entre les bracelets ont permis d’effectuer un classement typologique, dont le principal résultat a été de pouvoir identifier au moins sept paires.
Planche 9.
Tell Sougha. Bracelets
G. G.
-
Bracelet Met 12 (pl. 9.1) : bracelet simple, de forme et de section circulaires.
-
Bracelet Met 13 (pl. 9.2) : bracelet simple, de section ovale. Forme une paire avec Met 12.
-
Bracelet Met 11 (pl. 9.3) : bracelet simple, de forme et de section circulaires.
-
Bracelet Met 10 (pl. 9.4) : bracelet simple, de section circulaire, à sommet légèrement saillant. Forme une paire avec Met 11.
-
Bracelet Met 8 (pl. 9.5) : bracelet massif, de forme et de section circulaires, à extrémités resserrées.
-
Bracelet Met 9 (pl. 9.6) : bracelet massif, de forme et de section circulaires, à extrémités resserrées. Forme une paire avec Met 8.
Planche 10.
Tell Sougha. Bracelets
G. G.
-
Bracelet Met 14 (pl. 10.1) : bracelet simple, de forme et de section circulaires.
-
Bracelet Met 15 (pl. 10.2) : bracelet simple, de forme et de section circulaires. Forme une paire avec Met 14.
-
Bracelet Met 17 (pl. 10.3) : bracelet simple mince, de forme et de section circulaires, à extrémités relativement écartées.
-
Bracelet Met 16 (pl. 10.4) : bracelet simple mince, de forme et de section circulaires, à extrémités relativement écartées. Forme une paire avec Met 17.
-
Bracelet Met 18 (pl. 10.5) : bracelet mince, à aspect anguleux, de section ovale. Chacune des pointes a une forme d’ogive. Des groupes de trois et de deux stries incisées décorent les extrémités.
-
Bracelet Met 19 (pl. 10.6) : bracelet mince, de forme circulaire et de section ovale. Ici encore, les pointes sont ogivales. Des groupes de quatre stries incisées et des frises de lignes croisées décorent les extrémités. Malgré les légères différences morphologiques, ce bracelet forme une paire avec Met 18.
Planche 11.
Tell Sougha. Bracelets
G. G.
-
Bracelet Met 20 (pl. 11.1) : petit bracelet massif, à aspect anguleux, de section circulaire.
-
Bracelet Met 21 (pl. 11.2) : petit bracelet massif, de forme et de section circulaires. Forme une paire avec Met 20.
-
Bracelet Met 22 (pl. 11.3) : bracelet simple, de forme et de section circulaires. Les extrémités se superposent.
-
Bracelet Met 23 (pl. 11.4) : bracelet simple, de forme et de section circulaires/ovales. Les extrémités se superposent.
-
Bracelet Met 25 (pl. 11.5) : petit bracelet simple, de forme et de section circulaires. Les extrémités se superposent.
-
Bracelet Met 24 (pl. 11.6) : bracelet simple, de forme et de section circulaires. Les extrémités sont écartées.
Planche 12.
Tell Sougha. Bracelets
G. G.
-
Bracelet Met 31 (pl. 12.1) : bracelet massif simple, de forme et de section circulaires. Les extrémités se touchent.
-
Bracelet Met 30 (pl. 12.2) : petit bracelet fin à aspect anguleux, de section ovale.
-
Bracelet Met 26 (pl. 12.3) : très petit bracelet massif, de forme et de section circulaires. Les extrémités se superposent nettement.
-
Bracelet Met 27 (pl. 12.4) : très petit bracelet massif, de forme et de section circulaires. Les extrémités se superposent nettement. Forme une paire avec Met 26.
-
Bracelet Met 28 (pl. 12.5) : très petit bracelet fin, de forme circulaire et de section ovale. Les extrémités sont pointues et se superposent jusqu’au niveau du diamètre de l’objet.
-
Bracelet Met 29 (pl. 12.6) : très petit bracelet, de forme circulaire et de section irrégulière. Les extrémités sont pointues et se superposent plus haut que le diamètre de l’objet.
43Les quatre derniers bracelets mentionnés, dont le diamètre intérieur se situe entre 3 et 3,4 cm, ont dû être portés par de très jeunes enfants.
- 54 Brysbaert 2000, p. 133.
- 55 Montet 1929, pl. 70.
- 56 Dunand 1937, pl. 69 et Schaeffer 1948, p. 53-59, fig. 59 et 61.
- 57 Dunand 1950, pl. 82.
- 58 Schaeffer 1948, p. 17, fig. 4, pl. 12.
44Plusieurs exemples sont connus en Syrie à Tell Beydar 54, mais les parallèles les plus proches sont ceux des dépôts a (Jarre Montet) 55 et d du temple de la Ba’alat Gebal 56 et le petit dépôt en cruche du Temple aux Obélisques 57 à Byblos. Les meilleurs parallèles sont attestés dans la tombe T. LXI d’Ougarit. Dans cette tombe, le défunt portait une épingle à tête de massue et un collier à perles biconiques, ainsi qu’un bracelet à chaque poignet 58. Les bracelets, de même morphologie et portés par paire, sont présents au sein d’un assemblage en tous points semblable à celui de Tell Sougha. Il s’agit de l’argument définitif permettant d’interpréter les objets découverts à Tell Sougha comme issus de tombes formant tout ou partie d’un cimetière.
45Les éléments de parure appartiennent au même ensemble culturel que les armes. Il s’agit de l’assemblage caractéristique du Levant central à l’aube du Bronze moyen, que Schaeffer avait identifié comme appartenant à une entité culturelle particulière : les « Porteurs de torques ». En réalité, il est possible de percevoir la profondeur historique du développement de ces types d’objets, qui témoignent d’une influence de la Syrie du Nord (voir ci-dessous).
46Trois autres objets seulement sont attestés : il s’agit d’un petit outil perforant, d’une cupule et d’un morceau de plaque décorée. Ils datent probablement de la même période et proviennent de contextes similaires.
Planche 13.
Tell Sougha. Ciseau, plaquette et cupule
G. G.
-
Ciseau Met 43 (pl. 13.1) : petit ciseau fin, de section carrée, pourvu d’une courte soie et d’un tranchant biseauté. Cette forme est très fréquente en Mésopotamie et au Levant tout au long de l’âge du Bronze.
-
- 59 Seules les quatre principales parties ont été illustrées.
Plaque Met 53b (pl. 13.2) : morceau de plaque décorée, brisé en 11 morceaux 59. Deux frises incisées de tirets obliques décorent l’objet.
-
Cupule Met 53a (pl. 13.3) : cette petite cupule brisée pourrait être un récipient miniature. Sa fonction est inconnue.
- 60 Si certaines armes et parures sont présentes dans une plus vaste région du Levant, cet espace géogr (...)
- 61 Pour un point précis sur la chronologie de l’aube du IIe millénaire av. J.-C., voir Nigro 2007, p. (...)
47Comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, il convient d’insister sur l’homogénéité de ce corpus, qui matérialise une phase chronoculturelle courte, bien localisée dans l’espace (Levant nord, en particulier le triangle Byblos-Ougarit-Hama 60) et dans le temps (vers 2000 av. J.-C.) 61. Le mobilier découvert à Tell Sougha s’intègre parfaitement dans cet ensemble et l’éclaire même d’un jour nouveau malgré l’absence de données contextuelles.
- 62 Comme il l’écrivit lui-même dès 1929, son choix d’orienter ses travaux au Proche-Orient était préci (...)
- 63 Schaeffer 1939, p. 18-19.
- 64 Schaeffer 1949.
48La question de l’existence d’une population originale, peut-être exogène, appelée les « Porteurs de torques » a été, à plusieurs reprises, exposée et développée par C. F. A. Schaeffer tout au long de sa vie 62. À la fin des années 1930, la première évocation de ce thème énonçait l’hypothèse d’une population venue d’Europe 63. Toutefois, la synthèse publiée une décennie plus tard adopte un point de vue différent, en identifiant une population avant tout orientale 64.
49Les caractéristiques culturelles de celle-ci ont été définies à Ougarit au début de la fouille du site, lorsqu’un premier cimetière du Bronze moyen fut fouillé sur l’acropole (nécropole I, entre 1930 et 1932), suivi d’un second (nécropole II, 1932). Aucun vestige d’habitat contemporain ne fut découvert, mais les caractéristiques des tombes (creusées et parfois équipées de parois ou d’une couverture en pierre) et des assemblages funéraires, bien distinctes de celles des niveaux inférieur et supérieur, permirent de décrire avec précision ce groupe culturel. Il s’agit en premier lieu d’un ensemble de parures homogène :
-
épingles à chas et tête en forme de massue ;
-
torques massifs à extrémité aplatie enroulée ;
-
bracelets ouverts ;
-
colliers composés de perles biconiques (ou ovales) en bronze associées à des perles en quartz ou en cornaline ;
-
- 65 Schaeffer 1949, p. 49.
anneaux-spirales en forme de ressort 65.
50Les exemples les mieux illustrés dans la première synthèse publiée par Schaeffer sont les tombes L et LXI d’Ougarit, qui comportent toutes deux l’assemblage complet des parures, à l’exception du torque.
- 66 Schaeffer-Forrer 1978.
- 67 Schaeffer-Forrer 1978, p. 475.
- 68 Parmi les éléments publiés figurent un petit bol, un grand gobelet à deux anses, décoré de lignes o (...)
51La seconde synthèse, publiée près de trente ans après la première 66, a pour base les données nouvelles apportées par la fouille de la nécropole III en 1961. En résumé, il est possible de définir ces ensembles funéraires de façon assez simple : si la plupart des tombes sont individuelles, les sépultures doubles ou triples sont attestées, de même que plusieurs charniers en fosses comportant jusqu’à quarante individus 67. Une distinction semble pouvoir être faite entre les sépultures masculines comportant une hache fenestrée semi-circulaire, un poignard triangulaire à pommeau en forme de croissant, une ou plusieurs lances à douille ainsi qu’un torque, et les sépultures féminines pourvues d’épingles à chas, de bracelets et de colliers de perles, et parfois de torques. La céramique fait souvent défaut 68.
- 69 Mesnil du Buisson 1932 et Schaeffer 1948, fig. 104-105. Nous n’avons pas observé l’épingle en quest (...)
- 70 Schaeffer 1948, fig. 99.
52À l’époque où les deux premières nécropoles d’Ougarit furent fouillées et lorsque Schaeffer entreprit leur étude, les sites ayant livré une documentation similaire ou comparable étaient plus que rares au Proche-Orient : en premier lieu figurait Byblos, riche de nombreux dépôts d’offrandes datant du début du Bronze moyen, considéré par l’auteur comme le centre majeur de l’activité de ce groupe spécialisé en artisanat métallurgique, ainsi que Qal’at er-Rouss (à une vingtaine de kilomètres au sud d’Ougarit) où une tombe comportant l’assemblage complet de parures avait été découverte par E. Forrer. En dehors de ces exemples, et malgré les efforts de Schaeffer pour trouver d’autres parallèles locaux contemporains, aucun site du Proche-Orient parmi la liste exposée dans l’article ne présentait une culture matérielle semblable : l’assemblage d’El Hammam appartient clairement au Bronze ancien IV et les objets sont hors contexte, les tombes de Tell As sont elles aussi datées du BA IV, et les parures métalliques diffèrent de l’assemblage des « Porteurs de torques », à l’exception d’un bracelet et d’une épingle à tête de massue 69. Le mobilier métallique de Tell As permettait en fait à l’auteur d’argumenter en faveur des liens avec l’Europe centrale, d’après la morphologie de certaines épingles à tête aplatie, élargie et repliée. Les épingles de la tombe IV de Qatna (BA IV) diffèrent aussi nettement 70 de l’assemblage des « Porteurs de torques ». Les parallèles observés avec les sites palestiniens de Megiddo, Jéricho et Tell el-Ajjul sont très ténus, et l’exemple du torque de la tombe d’artisan de Kahun, en Égypte, pour intéressant qu’il soit, ne vient pas éclairer le débat. Le torque isolé de Tell Agrab n’apporte pas d’éléments déterminants, pas plus que les exemples anatoliens découverts à Ahlatlibel (fin du Bronze ancien) et à Alishar (Bronze moyen), puisqu’aucun des objets associés n’appartient à la culture matérielle définie précédemment.
- 71 Schaeffer 1949, p. 120.
- 72 Toutefois, on ne saurait contester la remarquable intuition de Schaeffer et les nombreuses ressembl (...)
53En utilisant des parallèles typologiques sélectionnés dans des collections de divers pays (Hongrie, Allemagne, France), l’archéologue alsacien tentait de reconstituer le(s) parcours de cette population à travers l’Europe protohistorique. Selon lui, ce peuple, peut-être originaire des pourtours montagneux septentrionaux du Croissant Fertile, était venu s’installer sur la côte syrienne vers 2000 av. J.-C. avant de transmettre la fabrication du bronze en Europe. Il précise que les « Porteurs de torques » n’étaient pas sémites à l’origine 71. Selon lui, une série de crises environnementales (tremblements de terre) et économiques (raréfaction du minerai) a poussé les « Porteurs de torques » à quitter ce foyer originel et à développer son artisanat sur la côte nord du Levant avant de diffuser leur savoir-faire en Europe. Toutefois, il convient de noter que ce scénario repose sur une argumentation très contestable et des indices pour le moins ténus : les données lacunaires et l’utilisation systématique d’assemblages reconstitués à partir des diverses collections européennes conduisent à relativiser le propos de l’auteur 72.
- 73 Schaeffer-Forrer 1978.
- 74 Les torques répertoriés se comptent alors par milliers (Schaeffer-Forrer 1978, p. 480).
- 75 Schaeffer-Forrer 1978, p. 486.
54À la fin des années 1970, Schaeffer lui-même remit en question cette hypothèse et alla jusqu’à inverser — à nouveau — sa théorie 73. Bien que la documentation n’ait que peu évolué au Proche-Orient (fouille de la nécropole III d’Ougarit, publication de quelques tombes de Hama), les données nouvelles issues de l’archéologie de l’Europe orientale, centrale (haut Danube, Allemagne du Sud, Autriche, Hongrie, Tchécoslovaquie, ex-Yougoslavie et Pologne) 74 et occidentale, et surtout la révision de la chronologie européenne, appuyèrent l’idée d’une présence des « Porteurs de torques » dans ces régions dès 2400 av. J.-C., alors que leur arrivée sur la côte levantine ne pouvait se situer, selon l’auteur, qu’au début du IIe millénaire av. J.-C. 75 Ainsi, Schaeffer proposa une invention du bronze due aux « Porteurs de torques » d’Europe centrale, qui auraient transmis leur savoir-faire en voyageant jusqu’au Proche-Orient, via la Méditerranée ou les Balkans.
- 76 On sait aujourd’hui que certaines étapes du développement de la métallurgie du cuivre dans les Balk (...)
55Toutefois, si cette dernière théorie propose une inversion du sens de l’histoire de la métallurgie en Europe et en Asie occidentale qui n’est, une fois encore, pas dénuée d’une part de justesse intuitive 76, la fiabilité des assemblages sélectionnés et l’articulation de l’argumentation ne semblent pas permettre de régler la question de façon satisfaisante.
56La difficulté réside dans la définition même des « Porteurs de torques ». Nous pensons que cinq échelles d’observation doivent être différenciées avec soin :
-
les occurrences d’un objet de l’assemblage (en premier lieu les torques) ;
-
le type des objets caractéristiques de l’assemblage (épingles à tête de massue, bracelets ouverts, poignards à double nervure, lances à douille, haches fenestrées semi-circulaires) et l’horizon culturel auquel ils appartiennent ;
-
les catégories représentées (ou non) au sein de l’assemblage (armes, outillage, épingles, parures, en particulier les torques) ;
-
les pratiques funéraires ;
-
l’horizon technologique régional.
57De plus, la question des antécédents régionaux doit autant que possible être soulevée.
58Le principal travers méthodologique de Schaeffer est qu’il a mélangé ces différentes échelles d’observation, qui auraient nécessité chacune une étude séparée avant de faire l’objet d’une analyse et d’une synthèse. Les critiques du modèle de Schaeffer sont possibles pour chacune d’entre elles.
59Peut-on attribuer un geste technique doublé d’une habitude esthétique (la fabrication et le port des torques) à une population spécifique ? Étant donnée la répartition et la longue durée de vie de cette parure, il est raisonnable de supposer que non. Par conséquent, la seule présence d’un torque dans une structure funéraire ou un dépôt ne permet pas d’argumenter en faveur de la présence effective de « Porteurs de torques » en tant que population au sens ethnolinguistique et culturel du terme. Il en va de même pour la présence de l’un ou l’autre des objets caractéristiques. En effet, l’influence artisanale ou conceptuelle, ou éventuellement les échanges, nous semblent être plus adaptés à la circulation des types qu’à d’éventuels déplacements de population. Ainsi, nous pouvons d’emblée écarter du modèle les occurrences uniques de torques (Alishar, El Hammam, Kahun, etc.).
60Concernant la typologie des objets, on observe que ceux-ci sont systématiquement le reflet de la culture matérielle régionale, à l’exception des torques, voire de certaines épingles. L’idée de l’adoption locale d’une parure paraît alors confirmée, au contraire d’un déplacement complet de population ou d’une influence culturelle globale, puisque la plupart des types diffèrent complètement.
61La composition de l’assemblage semble un critère encore plus pertinent, mais, une fois encore, malgré les tentatives de Schaeffer de mettre en lumière les ressemblances, ce sont les différences qui frappent, comme en témoignent les contextes bien documentés hors de la région d’Ougarit : les tombes de Mokrin (Serbie), par exemple, comportent des éléments de parures distincts (doubles-spirales, diadèmes), les épingles sont absentes, les armes rares et les poteries nombreuses.
- 77 Schaeffer-Forrer 1978, p. 489.
62La ressemblance des pratiques funéraires, leur « caractère immuable » relevé par Schaeffer 77, nous semble aussi être une caractéristique très contestable : les deux traits principaux évoqués sont le dépôt du corps en position contractée et la structure oblongue des tombes creusées. Ces deux éléments sont attestés à toutes les époques et dans toutes les aires géographiques. De plus, rappelons qu’à Ougarit, à la période concernée, la déposition funéraire varie de la sépulture individuelle jusqu’au charnier.
63Enfin, on sait aujourd’hui que le bronze à l’étain, en tant qu’alliage intentionnel, commence à être répandu dans la zone syro-mésopotamienne dès la première moitié du IIIe millénaire av. J.-C. Par ailleurs, l’idée d’une évolution linéaire, d’une trajectoire technique simple et l’éventualité d’influences directes sont largement remises en question. Ainsi, au moins au Proche-Orient, le problème du bronze semble devoir être émancipé de la question des « Porteurs de torques ».
- 78 L’exemplaire attesté en Mésopotamie à Tell Agrab trouve ainsi sa place dans cet ensemble.
- 79 Gernez 2007, p. 189-206.
64Il convient d’ajouter qu’à l’époque de l’article le plus récent, les problèmes chronologiques étaient loin d’être résolus (et certains ne le sont toujours pas), les découvertes demeuraient encore rares au Proche-Orient et la précision des contextes restait assez lacunaire en Europe. L’évolution de l’archéologie en Syrie depuis les années 1970 a considérablement enrichi et affiné nos connaissances sur les pratiques funéraires, la métallurgie et la culture matérielle régionale. Outre la question du bronze à l’étain (voir ci-dessus), les découvertes récentes tendent à laisser percevoir des éléments de continuité dans les productions métalliques entre le Bronze ancien et le Bronze moyen : des torques sont attestés en Syrie du Nord (et au sud de l’Anatolie) au moins à partir de 2500 av. J.-C. à Jerablus Tahtani, Birecik, Tell Beydar et Umm el-Marra 78. De même, les premières lances à douille sont conçues dans une zone située entre la Mésopotamie centrale et l’Iran occidental vers 2200 av. J.-C. Les haches fenestrées semi-circulaires, bien que typiques de la zone située entre Ougarit et Byblos, sont un développement de l’armement oriental mêlant des inspirations techniques et morphologiques mésopotamienne, levantine et égyptienne 79. Les poignards à double nervure sont également issus de prototypes syro-mésopotamiens connus dès le BA IV A à Ébla, par exemple, et les épingles à chas ont aussi une longue histoire régionale.
65Ainsi, les données récentes permettent d’envisager la culture matérielle des « Porteurs de torques » du Levant dans une continuité désormais assez claire au niveau régional. Les originalités remarquées permettent de supposer qu’il s’agit d’une entité régionale aux traits identitaires marqués mais s’intégrant en tous points dans l’horizon culturel du Proche-Orient de l’âge du Bronze, à la fois par les éléments antécédents, contemporains et subséquents. D’après l’absence d’habitat à Ougarit, la région et la période d’occupation, nous pensons envisageable de proposer l’idée d’une population partiellement mobile ou marginale, ce qui renvoie à la question amorrite au Levant côtier. Comment interpréter les données de Byblos ? Il est possible que certaines offrandes découvertes dans les temples aient été fabriquées par les métallurgistes appartenant à cette population présente dans la région. Il est aussi possible que tout ou partie des Giblites — au moins certains artisans — soient de même culture. À l’inverse, on peut aussi évoquer l’hypothèse selon laquelle Byblos a été le lieu de production des artéfacts métalliques utilisés par les « Porteurs de torques ». Là encore, la question de la continuité BA/BM à Byblos s’avère cruciale, mais implique des discussions qui dépassent le cadre de cet article.
- 80 Nous envisageons de procéder à un réexamen de ce dossier prochainement, dans le cadre d’une recherc (...)
- 81 Krause & Pernicka 1998, p. 219. Il convient de noter que les torques d’Europe sont fabriqués très m (...)
- 82 Krause & Pernicka 1998, p. 223.
66La problématique des « Porteurs de torques » ne saurait être résolue sans un réexamen complet et exhaustif et surtout objectif, région par région, effectué à la lumière des découvertes récentes 80. En effet, certaines intuitions de Schaeffer paraissent pertinentes mais doivent être revisitées en prenant en compte les données typologiques, technologiques et métallographiques, ainsi que les assemblages et les contextes. Il est en particulier essentiel d’approcher l’âge du Bronze ancien européen de façon méthodique et de prendre en considération les datations absolues avec le plus grand soin. D’après les données actuelles, en Europe nord-alpine, les torques proviennent le plus souvent de dépôts et sont souvent considérés comme des produits semi-finis, des lingots de cuivre destinés à la refonte, quoique cette hypothèse soit remise en question — avec justesse nous semble-t-il 81. En effet, les contextes de découverte, la qualité et le grand nombre d’objets finis attestés, ainsi que les indices sur leur composition, laissent penser que les torques peuvent être produits dans le but de servir d’offrandes (sans être au préalable utilisés comme parures). Une autre possibilité, énoncée par Krause & Pernicka, est l’utilisation de ces torques non pas comme des outils techniques (lingots à refondre) mais comme des outils économiques (lingots destinés à l’échange des biens) 82.
- 83 La phase chronologique régionale ARCANE n’est pas encore définie, mais pourra être ENcL 7 final (Ea (...)
67En conclusion, il apparaît que la question des torques et de ceux qui en assurent la production est vaste et nécessite une approche multiple (technologique, économique et culturelle), qui dépasse notre propos présent. Dans le cadre du matériel de Tell Sougha, nous préférons à l’heure actuelle considérer que les défunts de la nécropole appartenaient à une culture bien située dans l’espace (triangle Byblos-Ougarit-Hama) et dans le temps (ultime phase du Bronze ancien ou phase initiale du Bronze moyen, vers 2000 av. J.-C.). L’histoire ne nous a pas encore livré le nom de celle-ci, mais il nous ne semble pas pertinent d’employer la terminologie de Schaeffer et, au lieu de mentionner le nom d’une population ou d’une culture caractérisée par un savoir technique et un assemblage original de parures (torques, bracelets et colliers) et d’armes (haches fenestrées, poignards nervurés et lances à douille repliée), nous préférerons utiliser une terminologie chronologique régionale 83.
68Les tombes et cimetières de l’âge du Bronze recensés à travers le Liban sont nombreux et représentent la plupart des grandes périodes d’occupation 84 : le Bronze ancien dans l’arrière-pays de Sidon à Kfar Jarra, Lebea et dans la plaine de la Beqa’a à Tell Hizzin et Rafid, le Bronze moyen à Tell ‘Arqa, Byblos et Sidon sur la côte, Tell el-Ghassil et Kamid el-Loz dans la Beqa’a, le Bronze récent à Tell ‘Arqa, Byblos, Kamid el-Loz et Dakerman. Une période, pourtant, semblait absente jusqu’ici : la « transition » entre le BA IV et le BM I et les toutes premières décennies du BM I, vers 2000 av. J.-C. Des tombes de cette période étaient connues à Ougarit et certains dépôts de Byblos attestaient déjà l’existence d’une entité culturelle particulière dans la région.
- 85 Plusieurs tombes découvertes au Liban n’ont pas fait l’objet de publications détaillées (Genz & Sad (...)
- 86 Une exception partielle semble pouvoir être notée : la tombe 42 a livré une javeline à douille, deu (...)
- 87 S’il existe, le hiatus entre la fin du BA IV (niveau 15) et le début du BM I (niveau 14) est probab (...)
69Qu’il s’agisse d’une étape chronologique générale au Levant Nord ou de la présence d’une partie de la population relativement indépendante à cette date (semi-nomade ou non), il paraissait jusqu’alors étonnant qu’aucune attestation funéraire des « Porteurs de torques » de Schaeffer ne soit connue au Liban 85, alors même que le foyer de leur présence est attesté dans un triangle Byblos-Ougarit-Hama. Les productions matérielles de cette période font en particulier défaut à Sidon 86, Tell ‘Arqa 87, Kamid el-Loz, Tell Ghassil et Tell Hizzin.
70Désormais, bien qu’un doute subsiste toujours sur la provenance précise des objets de Tell Sougha, nous pensons avoir identifié la plus ancienne nécropole du Bronze moyen au Liban. Elle date des alentours de 2000 av. J.-C. et marque le passage du Bronze ancien IV au Bronze moyen I.
71Les tombes de Tell Sougha ont livré un matériel nouveau et de haut intérêt, et il est très probable que des investigations plus poussées sur le site ou dans la région apporteront des informations cruciales pour éclairer le dossier complexe de cette étape chrono-culturelle au Levant.
Planche 14.
Planche 15.
Planche 16.
Planche 17.