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Nécrologies

Jean-Claude Margueron (Madrid, 25 octobre 1934 – Paris, 6 avril 2023)

Sophie Cluzan
p. 347-351

Texte intégral

Jean Margueron rendant visite à Ebih-Il de Mari, au musée du Louvre

Jean Margueron rendant visite à Ebih-Il de Mari, au musée du Louvre

cliché S. Cluzan

1Jean-Claude Margueron est décédé dans la nuit du 5 au 6 avril 2023, laissant une famille et toute une communauté en deuil. Le monde de la science et les terres orientales dont le passé mérite tant d’être connu et compris perdent un grand maître et un ami.

2Avec cette disparition, c’est un esprit éveillé et curieux, construit sur l’attention extrême à la trajectoire scientifique du raisonnement, sur le questionnement, sur la rigueur, sur la passion pour la démonstration et celle, non moins développée, pour la transmission, qui manquera désormais à l’archéologie orientale. Jean, comme l’ont toujours appelé ses proches, possédait une capacité à construire une réflexion à partir d’une observation des faits, fine, attentive et rigoureuse. Sa créativité, l’ampleur et la profondeur de ses connaissances lui permettaient d’émettre des propositions tout en se fondant sur le principe de parcimonie qui prévaut dans toutes les sciences, dans lequel les hypothèses suffisantes les plus simples pour expliquer un phénomène doivent être préférées. Les propositions qu’il en dérivait étaient ensuite soumises à un processus de validation par confrontation à d’autres ensembles de faits comparables. L’essence même de la science.

3Oser et proposer en se fondant sur une démarche exigeante, réévaluant à chaque étape son raisonnement, lui ont permis de produire des pages essentielles pour la connaissance, mais aussi, chose plus rare, pour la méthode. C’est ce point qui a certainement le plus marqué les générations d’étudiants qui l’ont suivi et à la formation desquels il a toujours porté un soin particulier. C’est aussi ce professeur exigeant, mais attentif et généreux qui manquera à toute une communauté.

4Archéologue de terrain et historien de formation, Jean Margueron n’a négligé aucune dimension, accordant autant d’importance au détail d’une stratigraphie ou d’une architecture qu’à la reconstruction historique, sans craindre de se confronter par ailleurs à la géographie et à l’échelle régionale dans laquelle s’inscrit l’histoire contenue dans un site archéologique.

5Doué d’une force de remise en question de ses propres études, il a su revenir sans cesse sur ses conclusions passées. Ainsi, par exemple, du secteur du temple d’Ishtar de Mari, combien de fois remis sur la table de travail, revu, corrigé et réévalué au gré d’articles et d’ouvrages dont le dernier, Le temple d’Ishtar revisité, paru en 2017, propose une nouvelle lecture stratigraphique et donc historique de ce secteur majeur de la ville de Mari.

6Loin des certitudes dont il pouvait donner l’impression tant sa force de démonstration était magistrale, Jean Margueron était un esprit de doute et de questionnement, d’acharnement à tenter de percer les réalités passées, historiques, techniques, sociétales, environnementales et religieuses. Son verbe, haut et convaincant, et sa passion à transmettre laissaient peu transparaître ce doute qui l’habitait, mais ses étudiants et ses collègues les plus proches l’ont tous perçu et compris.

 

7Jean-Claude Margueron est né à Madrid le 25 octobre 1934 de parents enseignants dont il hérite la rigueur et le goût pour la transmission. Alors qu’il poursuit ses études au lycée Louis-le-Grand puis à l’École alsacienne, il découvre l’île de Ré dès 1947. C’est dans cet espace dont il se souvient comme un espace de liberté que, passionné d’histoire, de géologie et de géographie, sa vie prend un tournant décisif. Il y rencontre des compagnons de jeu qui ne sont autres que les enfants d’André Parrot et qui, avec leur père et leur mère, ont vécu les grandes découvertes des années 1930 à Mari. L’amitié le conduit chez André Parrot qui remarque Jean et, de ses propres mots, le tient en grande estime. Avec l’autorisation de ses parents, il l’invite à se joindre à sa prochaine mission de 1954 comme photographe et responsable de chantier. Jean met les pieds à Mari l’année même, il a tout juste vingt ans.

8Décisive pour son orientation, cette rencontre l’a non moins été pour le déroulement de sa future carrière. Après des études d’histoire et de géographie à la Sorbonne, Jean Margueron obtient l’agrégation d’histoire en 1961. Il devient alors professeur d’enseignement secondaire en histoire et géographie. Pendant ces années, toujours passionné par l’archéologie orientale, il continue d’entretenir des relations avec André Parrot qui, dès 1963, souhaite se l’attacher comme archéologue afin d’étoffer et de développer sa mission. André Parrot s’en ouvre à Henri Seyrig, directeur de l’Institut français à Beyrouth, et lui propose de recruter le jeune homme qui partagerait son temps entre l’Institut et la fouille à Mari. Jean entre à l’Institut comme pensionnaire scientifique en 1965 (il y reste jusqu’en 1969) et collabore à la mission d’André Parrot en 1965 et 1966. C’est ainsi que Mari revient en force dans sa vie. L’influence de ses rencontres avec Henri Seyrig est non moins déterminante ; le savant devient son « maître » et, par la confiance qu’il lui accorde, renforce sa conviction de devenir archéologue de métier. Jean parlera toute sa vie avec émotion de cette rencontre et de ces relations de confiance et d’encouragement qui deviennent un des piliers les plus solides de sa construction personnelle. Devenu à son tour maître de ses étudiants, Jean leur prodiguera cette même attention confiante.

9De 1969 à 1985, Jean Margueron est assistant, puis professeur d’archéologie de l’Orient ancien à l’université de Strasbourg, fonction qu’il occupe jusqu’en 1985. Parallèlement à sa charge de professeur, il assure la direction de différentes grandes missions archéologiques. De 1969 à 1971, il conduit la recherche à Senkéré/Larsa, un site où André Parrot l’avait précédé. De 1972 à 1978, il dirige la fouille de sauvetage de Meskéné/Emar en répondant à l’appel international lancé par la Syrie à l’occasion de la construction et de la mise en eau du barrage de Tabqa sur l’Euphrate. De 1974 à 1976, à la demande d’Adnan Bounni, il prend les rênes de la mission de Ras Shamra/Ugarit, site auquel il reste attaché tout au long de sa carrière par l’étude de son exceptionnel palais royal. En 1978, Jean Margueron devient docteur d’État avec une thèse sur l’architecture des palais mésopotamiens.

10André Parrot parti à la retraite, en 1979 et pour vingt-cinq années consécutives Jean Margueron prend la direction de la mission archéologique de Mari, dont il va entièrement renouveler les orientations scientifiques en s’appuyant sur une approche large et éclectique, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, de l’échelle d’un royaume étendu à la plus modeste de ses constructions. En 1985, il devient directeur d’études à l’École pratique des hautes études, où il enseigne jusqu’en 2004. Cette année-là, il quitte la direction de la mission de Mari, mais y reste actif, centrant principalement ses recherches sur la restauration et sur l’architecture, notamment du grand palais royal dont il poursuit l’étude. Durant toute sa carrière, Jean Margueron se consacre aussi à la question de l’urbanisme, étant compris non pas comme l’urbanisation qui, elle, relève plutôt de l’histoire de la diffusion de ce modèle sociétal, mais comme un ensemble de phénomènes dont l’architecture est par ailleurs indissociable.

11À Mari, il laisse l’empreinte de la puissance de son raisonnement et de sa force de travail. Il n’est, pour s’en convaincre, que de voir le saut franchi par la connaissance depuis qu’il en a assumé la charge. En vingt-cinq années, en précurseur, il a opéré une véritable révolution dans la manière de concevoir la compréhension d’un établissement humain, donnant une réelle impulsion à la science archéologique en tant que science historique. Il définit l’histoire de cette ville sur le temps long de son existence, reliant architecture, urbanisme et histoire géopolitique de ce site, de sa construction ex nihilo, qui révèle l’existence d’une conception préalable et d’une réelle puissance de mise en œuvre, jusqu’à sa destruction finale, en passant par les avancées novatrices réalisées avec des géographes sur l’aménagement du territoire de Mari.

12Comme le montrent certains de ses ouvrages, tels la magistrale synthèse publiée en 2004 sous le titre Mari, métropole de l’Euphrate ou encore l’étude tout à fait unique des modalités urbanistiques de l’Orient ancien dans l’ouvrage Cités invisibles en 2013, il souhaite selon ses propres termes « explorer comment les hommes ont pensé, ont voulu, ont réalisé les premières villes de l’histoire ». Sa passion pour l’architecture, la stratigraphie et la dynamique morphologique des tells archéologiques donne lieu à quantité d’études exceptionnelles sur tout ce « système urbain » qu’il souhaite comprendre et éclairer, s’appuyant aussi sur des collaborations avec plusieurs écoles d’architecture à Strasbourg ou à Paris. Notre communauté retiendra aussi de ses recherches son intérêt pour l’architecture de terre, sa fragilité et sa conservation au-delà des millénaires d’érosion, une orientation qui fonde la collaboration étroite qu’il a conduite avec le CRATerre à Grenoble, et qui l’incite à considérer les restes de Mari à l’aune d’observations d’architectures de terre contemporaines, étudiées dans des conditions géographiques et climatiques variées. Ces démarches, s’il était besoin, démontrent aussi le bon sens qui n’a jamais quitté ce chercheur et qui fait de lui un exemple unique de pensée, loin des modèles préconçus.

13Infatigable, Jean Margueron l’était non moins en tant qu’enseignant. Outre ses charges de professeur dans ses différentes institutions de rattachement, il a assumé des cours et séminaires dans de nombreuses universités, au Liban, à Paris Panthéon-Sorbonne, à l’École polytechnique de Lausanne, à l’École du Louvre, dans les universités de Besançon, de Provence, de Barcelone, de Madrid, de Lyon, de Poitiers, de Varsovie, de Cracovie, de Tübingen, d’Heidelberg, de Leipzig, de La Corogne, d’Istanbul, de Liège, de Milan, de Pise, de Rome, Paris-Nanterre et, en tant qu’invité, à Sarrebruck, à Québec, à Melbourne et à Genève.

14Jean Margueron nous laisse une somme impressionnante d’ouvrages, d’articles et de contributions majeures à l’histoire de l’Orient ancien, dont nous ne pouvons ici souligner que les principaux, certains traduits en plusieurs langues : Mésopotamie en 1965 ; Recherche sur les palais mésopotamiens à l’âge du Bronze en 1982, qui a reçu le prix Adolphe Noël-des-Vergers de l’Académie des inscriptions et belles-lettres ; Les Mésopotamiens en 1992 et 2004 ; Le Proche-Orient et l’Égypte antiques en 1996, 2000 et 2004 ; le Guide de Mari, capitale de la moyenne vallée de l’Euphrate aux IIIe et IIe millénaires av. J.-C. en 1995 ; Mari, métropole de l’Euphrate au IIIe et au début du IIe millénaire en 2004 ; Cités invisibles : la naissance de l’urbanisme au Proche-Orient en 2013 ; Mari, Capital of Northern Mesopotamia in the Third Millennium en 2014 ; Mari, le temple d’Ishtar revisité. Nouvelles conclusions en 2017 ; Les palais d’Ugarit : de la pose de la première pierre à la destruction finale (xve-début xiie s. av. J.-C.). Une synthèse des créations palatiales du Bronze récent en 2022 ; et, enfin, l’important volume Recherches au pays d’Aštata – Emar III : le matériel de Tell Meskéné et de Tell Faq’ous, co-dirigé avec son épouse, Béatrice Muller, paru en 2022.

15Jean Margueron a par ailleurs co-édité d’importantes revues, notamment M.A.R.I. (8 vol.) et Akh Purattim (3 vol.), organisé et co-organisé des colloques édités, tels Le Moyen-Euphrate, zone de contacts et d’échanges (Strasbourg 1977), À propos d’un cinquantenaire : Mari, bilan et perspective (Strasbourg 1983), Le système palatial en Orient, en Grèce et à Rome (Strasbourg 1983), Travaux récents sur et autour de Mari (Strasbourg 1997), Mari, ni Est ni Ouest ? (Damas 2010). Ajoutons à cela son rôle en tant que membre co-fondateur du congrès international sur l’archéologie du Proche-Orient ancien (ICAANE) dont il a par ailleurs co-organisé la 3e venue, à Paris en 2002.

16Enfin, on lui connaît quelque quatre-vingts participations à des congrès, publiées, quelque deux cents articles scientifiques, plus d’une centaine d’articles à large diffusion et de participations à des ouvrages collectifs ou à des encyclopédies et dictionnaires. Ajoutons ses importantes contributions à des expositions en tant que membre des comités scientifiques et auteur, en Syrie, à Paris, à La Corogne, à Québec et, tout récemment, Mari en Syrie. Renaissance d’une cité au IIIe millénaire, qui a ouvert ses portes au musée royal de Mariemont en septembre 2023. À la toute fin du mois de mars, dans ce qui a été son ultime réunion de travail, avec toute l’intuition rationnelle qui l’a toujours caractérisé, Jean Margueron faisait encore une importante découverte : la clé de la construction géométrique d’ensemble du grand palais royal pour lequel il avait découvert préalablement le tracé directeur du secteur officiel. À Strasbourg, la ville où Jean Margueron a ancré une large part de la recherche sur Mari, la Bibliothèque nationale et universitaire ainsi que l’université venaient de l’inviter à donner la conférence inaugurale de la version strasbourgeoise de l’exposition, en février 2024.

17Notre communauté perd un maître incontesté de la science archéologique, mais ses nombreux travaux continueront d’irriguer la connaissance et la réflexion. Cette transmission était essentielle aux yeux de Jean Margueron. Ses collègues proches et ses amis perdent un être cher, aussi passionnant que passionné, sensible et généreux.

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Bibliographie

Ouvrages

Mésopotamie, Nagel, Genève, 1965 (trad. en allemand et en anglais).

Recherches sur les palais mésopotamiens de l’âge du bronze, 2 vol. ; Geuthner, Paris, 1982.

Les Mésopotamiens, 2 vol., A. Colin, Paris, 1992 (trad. en italien et en espagnol), rééd. Picard, Paris, 2004.

Le Proche-Orient et l’Égypte antiques, avec L. Pfirsch, Hachette, Paris, 1996.

Guide de Mari, Alcatel Business Systems, 1995 (trad. en anglais et en arabe).

L’art de l’Antiquité, 2. L’Égypte et le Proche-Orient, avec A. Forgeau, M. Salvini, P. Amiet, RMN-Gallimard, Paris, 1997.

Mari, métropole de l’Euphrate au IIIe et au début du IIe millénaire, Picard-ADPF, Paris, 2004.

Cités invisibles : la naissance de l’urbanisme au Proche-Orient, Geuthner, Paris, 2013.

Mari, Capital of Northern Mesopotamia in the Third Millennium, Oxbow Books, Oxford, 2014.

Le temple d’Ishtar revisité : nouvelles conclusions, Consejo Superior de Investigaciones Centificas, Madrid, 2017.

Les palais d’Ugarit : de la pose de la première pierre à la destruction finale (xve-début xiie s. av. J.-C.). Une synthèse des créations palatiales du Bronze récent, Sociedade Luso-Galega de Estudos Mesopotàmicos, Ferrol (A Coruña), 2022.

Recherches au pays d’Aštata – Emar III : le matériel de Tell Meskéné et de Tell Faq’ous. Tome 1 : texte, tome 2 : planches (BAH 222), sous la direction de J.-Cl. Margueron et B. Muller, avec les contributions de L. Badre, A. Caubet, V. Matoïan, M.-Cl. Nierlé, F. Pichon, I. Weygand, Presses de l’Ifpo, Beyrouth, 2022.

Codirection de revues

Mari, annales de recherches interdisciplinaires (M.A.R.I.), en collaboration avec J.-M. Durand, Recherche sur les civilisations-A.D.P.F., Paris : 8 volumes publiés (1982, 1983, 1984, 1985, 1987, 1990, 1993, 1997).

Akh Purattim – Les rives de l’Euphrate, Maison de l’Orient méditerranéen, Lyon : vol. I et II en collaboration avec O. Rouault et P. Lombard (2007), vol. III. en collaboration avec O. Rouault, P. Butterlin et P. Lombard (2015).

Colloques

Le Moyen-Euphrate, zone de contacts et d’échanges. Actes du colloque de Strasbourg (10-12 mars 1977) [Travaux du centre de recherches sur le Proche-Orient et la Grèce antiques de l’université des sciences humaines de Strasbourg 5], Brill, Leyde, 1980.

Mari, ni Est, ni Ouest. Actes du colloque « Mari, ni Est, ni Ouest » (Damas 20-22 octobre 2010) [Syria, Supplément II], en collaboration avec P. Butterlin, B. Muller, M. al-Maqdissi, D. Beyer, A. Cavigneaux, 2 vol., Beyrouth, Presses de l’Ifpo, 2014.

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Table des illustrations

Titre Jean Margueron rendant visite à Ebih-Il de Mari, au musée du Louvre
Crédits cliché S. Cluzan
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/syria/docannexe/image/15477/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 254k
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Pour citer cet article

Référence papier

Sophie Cluzan, « Jean-Claude Margueron (Madrid, 25 octobre 1934 – Paris, 6 avril 2023) »Syria, 100 | 2023, 347-351.

Référence électronique

Sophie Cluzan, « Jean-Claude Margueron (Madrid, 25 octobre 1934 – Paris, 6 avril 2023) »Syria [En ligne], 100 | 2023, mis en ligne le 04 mars 2024, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/syria/15477 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/syria.15477

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Auteur

Sophie Cluzan

Musée du Louvre

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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