Jean-Louis Huot à son bureau du centre Michelet, Paris, 18 juin 1999
photo Isabelle Levy-Lehmann, avec son aimable autorisation
1Jean-Louis Huot nous a quittés, le 26 avril 2023, à Paris, dans sa quatre-vingt-quatrième année. L’archéologie orientale française, dont il a été un acteur central quarante années durant, est en deuil.
2Né à Sens le 3 septembre 1939, quelques heures avant la déclaration de la seconde guerre mondiale (il aimait à dire qu’il était « d’avant-guerre »), Jean-Louis Huot a consacré sa vie à l’enseignement et à la pratique de l’archéologie orientale, parcourant avec autorité l’ensemble de ce vaste domaine, de l’Anatolie aux confins iraniens et du néolithique à l’hellénisation. Ancien élève du lycée Henri IV, son rang de sortie à l’agrégation d’histoire et géographie (1963) lui permit d’enseigner au lycée Mallarmé de Sens, sa ville natale. Attiré par l’Orient, sa rencontre avec Jean Deshayes, qui venait d’inaugurer, à Lyon, la première chaire universitaire d’archéologie orientale, fut décisive pour sa vocation d’archéologue et d’orientaliste. Sur recommandation de ce dernier, l’Académie des inscriptions et belles-lettres l’envoya comme boursier à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem (1965-1966), séjour levantin qu’Henri Seyrig prolongea de trois années en le nommant pensionnaire à l’Institut français d’archéologie de Beyrouth (1966-1969), où il rencontra Jean Margueron, qui vient aussi de nous quitter, quelques jours avant Jean-Louis. À Jérusalem puis à Beyrouth, ses maîtres s’appelaient le père de Vaux, Henri Seyrig, Daniel Schlumberger. Il fit alors ses premières armes sur le terrain, avec Henri de Contenson à Ramad (Syrie, Néolithique) et James Pritchard à Saʾidiyeh (Jordanie, âge du Fer), et y commença la préparation de sa thèse de doctorat d’État, sous la direction de Jean Deshayes, sur Les céramiques monochromes lissées en Anatolie à l’époque du Bronze ancien (1979, publiée en 1982). Domaine traditionnel s’il en est en archéologie, les études céramiques étaient loin d’avoir fait leur révolution technologique, la « céramologie » d’aujourd’hui n’existait pas encore. On en était à établir les grandes classifications typologiques régionales. Celle fixée par Jean-Louis pour l’Anatolie du IIIe millénaire, publiée aux éditions Geuthner en 1982, fait encore autorité.
3De retour d’Orient à la rentrée d’octobre 1969, Jean-Louis rejoignit Jean Deshayes comme maître-assistant, puis maître de conférences, à l’Institut d’art et d’archéologie de la rue Michelet (Sorbonne puis université Paris I Panthéon-Sorbonne), encore marqué par les stigmates de Mai 68, y partageant un petit bureau avec son ami René Treuil, qui enseignait la protohistoire égéenne. Dans deux grandes salles mitoyennes, doctorants, chercheurs et ingénieurs CNRS affectés aux équipes nouvellement créées (URA 7 et 8 du Centre de recherches archéologiques du CNRS) s’entassaient dans l’une, l’autre accueillant les séminaires et les ouvrages achetés grâce aux crédits du CNRS, qui constituèrent bientôt une bibliothèque d’archéologie orientale digne de ce nom. L’archéologie et son enseignement à l’université étaient alors, et pour une vingtaine d’années, en plein essor, grâce au soutien conjugué de l’université de Paris I, du CNRS et du ministère des Affaires étrangères. À côté de l’Orient ancien, de nombreux autres enseignements sont créés : Préhistoire, Protohistoire européenne, archéologie égéenne, précolombienne et byzantine, sans oublier l’histoire de l’art contemporain. Ce bouillonnement attira en nombre une nouvelle génération d’étudiants ainsi que des collègues étrangers, parmi lesquels Bohumil Soudsky, venu de Prague, qui laissa une influence durable. C’est dans cette dynamique que Jean-Louis put inscrire son action. En 1980, il succéda à Jean Deshayes, prématurément disparu l’année précédente, au poste de professeur d’archéologie orientale, assisté à partir de 1983 par Jean-Paul Thalmann, maître de conférences qui assura à ses côtés (et jusqu’à sa retraite en 2010) l’enseignement du premier cycle et une partie du second. Convaincu, comme Jean Deshayes, que l’Orient forme un tout qu’il faut connaître dans son ensemble, Jean-Louis refusa d’enfermer son enseignement dans un champ étroit, prenant soin de traiter chaque année les thèmes les plus variés : Néolithique de l’ensemble du Croissant fertile, Bronze ancien d’Anatolie, de Syrie ou de Mésopotamie, époques paléo-babylonienne, kassite ou néo-assyrienne, empire achéménide, etc. Dans le même temps, Jean-Louis avait parfaitement intégré la recherche au cœur de son projet pédagogique, confiant TD, séminaires, directions ou codirections de masters et de thèses aux chercheurs, créant, au-delà des divergences naturelles d’opinion, un véritable esprit d’équipe stimulant l’ensemble du collectif et en premier lieu les jeunes, tant il est vrai que l’on ne peut continuer dans ce métier que si l’on y rencontre des gens qui insufflent une vocation. C’est comme professeur que la plupart d’entre nous ont eu la chance de croiser sa route. Il fut un enseignant exceptionnel, passionné et passionnant, à la vocation intacte jusqu’au dernier jour. Charismatique, attaché par un lien singulier à chacun de ses étudiants, il avait le sens de la répartie et donnait une dimension profondément humaine à toutes ses fonctions. Son humour décapant mais toujours bienveillant émaillait nos échanges. Pour beaucoup d’entre nous, il fut un modèle, un maître, un ami, presque un parent. Lorsqu’il arrivait qu’on le contrariât, nous avions droit à l’un de ses adages favoris (« on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif » ; « nul n’est irremplaçable »), mais l’on savait bien que c’était aussi une manière de nous marquer son affection. Affecté très jeune par des problèmes de santé sérieux, Jean-Louis était aussi un modèle de discrétion et de courage.
- 1 Il fut membre du Conseil supérieur des universités (1983-1984), du conseil scientifique de l’univer (...)
- 2 Il présida la sous-commission Orient ancien de la commission consultative de la recherche archéolog (...)
- 3 L’activité éditoriale de Jean-Louis était très importante. À côté de la direction des publications (...)
4Jean-Louis prit une part très active dans l’administration de l’enseignement et de la recherche. Pilier de l’université, il exerça de nombreuses fonctions à Paris I, dirigeant l’UER d’art et d’archéologie (1981-1984) et l’école doctorale d’archéologie (1990-1999), entre autres responsabilités1. De 1984 à 1996, il dirigea, aidé de Claude Sansarricq, le groupement de recherche (GDR 72 puis 880, « Terrains et théories en archéologies ») institué par le CNRS pour fédérer les activités scientifiques de toutes les équipes archéologiques rassemblées rue Michelet. À côté de ses fonctions à l’université, il dirigea pendant treize ans ses unités de recherche successives (URA 8 puis ERA 41 du Centre de recherches archéologiques du CNRS), où il sut déléguer, établir des relations de confiance et insuffler une dynamique collective sans cesse renouvelée. Très soucieux de l’avenir de ses étudiants, dont beaucoup furent recrutés par le CNRS ou l’université, il s’investissait aussi dans les instances décisionnelles pour l’avenir de sa discipline, notamment au sein du Comité national du CNRS (section 44). Au ministère des Affaires étrangères, il enchaîna également les responsabilités, à la Commission des fouilles, où il siégea près de 10 ans (1983-1992)2 et au conseil scientifique de l’IFAPO (1991-1995). Parallèlement, un important effort de publications fut engagé. Grâce au soutien actif du ministère des Affaires étrangères (en la personne de Philippe Guillemin) une collection, intitulée Travaux du centre de recherche d’archéologie orientale de l’université de Paris I, publia non seulement les rapports de fouilles issus des activités de terrain, mais aussi bon nombre des thèses d’archéologie orientale soutenues à Paris I à cette époque. Quatorze volumes se succédèrent entre 1980 et 20003. Enfin, prenant la suite de conférences mensuelles organisées par Marie-Thérèse Barrelet à l’Institut d’art, à partir de 1974, puis un temps au musée Guimet, destinées à faire se connaître étudiants et chercheurs, Jean-Louis créa en 1990 l’Association des Amis de Larsa, pérennisant des rencontres qui se poursuivent aujourd’hui.
5Sur le terrain, en Orient, après ses débuts au Levant, Jean-Louis fit ses classes sur le grand site de Tureng Tépé, dans la plaine de Gorgan aux confins nord-est de l’Iran, où il seconda Jean Deshayes pendant huit campagnes (1963-1971). Mais c’est sur la Mésopotamie qu’il devait finalement fixer durablement son attention et donner sa pleine mesure. Après deux campagnes à Larsa avec Jean Margueron, qui prit en 1972 le chemin de la Syrie, il reprit la direction de la mission en 1974. Commencèrent alors de grandes années pour l’archéologie orientale. Son action fut décisive pour la relance de la recherche française en Irak. À Larsa, dans des conditions impensables aujourd’hui, il fit travailler activement une équipe scientifique coupée du monde en milieu désertique, dans une maison, pillée trois fois, qu’il fallait désensabler à chaque campagne. Faut-il rappeler ici le mot d’André Parrot, qui appelait le site « Larsable » ? Jean-Louis poursuivit d’abord la fouille de l’Ebabbar, le grand complexe religieux dédié au dieu Shamash, divinité poliade de la cité, qu’il révéla dans toute son ampleur, sur près de 300 m de long avec la ziggurat attenante. À partir de 1985, la découverte de clichés aériens effectués par Georg Gerster (en 1973) fut l’occasion de s’intéresser de façon pionnière à l’habitat et à l’urbanisme de Larsa, à travers la fouille de secteurs d’habitat (B27, B33, B54) et des prospections qui découvrirent les grandes lignes structurelles du site et posèrent les bases des travaux actuels. En 1976, il ouvrit le site proche de Tell el ʿOueili, découvert en 1967 par André Parrot et Robert McC. Adams, qui devait révolutionner nos connaissances sur la Préhistoire récente de la Mésopotamie. En 1983, une phase insoupçonnée de la culture d’Obeid, baptisée « Obeid 0 », y fut découverte, faisant remonter au VIIe millénaire l’occupation sédentaire de la région, bouleversant toutes les connaissances du moment sur le peuplement de la basse plaine alluviale.
6En 1977, Jean-Louis obtint du ministère des Affaires étrangères la création d’une institution pérennisant la présence des archéologues français, la Délégation archéologique française en Iraq (DAFIq). Cette petite base arrière, pourvue d’une résidence à Bagdad et d’un ou deux archéologues et architectes, qu’il dirigeait depuis Paris avec l’aide de Victoria de Castéja, permit aux chercheurs français de participer, pour la première fois, aux campagnes internationales de sauvetage du Djebel Hamrin, de Haditha, d’Eski Mosul lancées par les autorités irakiennes. Entre 1977 et 1990, grâce à la DAFIq, le nombre de site exploités par les Français passa de deux (Larsa et ʿOueili) à une douzaine, couvrant à peu près toutes les périodes, de la Préhistoire à l’Islam. La France, qui avait été à l’origine de l’archéologie mésopotamienne, était redevenue l’un des pays les plus actifs en Irak.
7Les événements tragiques qui secouèrent l’Irak à partir de 1990 mirent brutalement fin à toutes les activités de terrain, mais la moisson de données accumulées ne resta naturellement pas inexploitée. Ce fut l’heure de la publication des résultats et des grandes synthèses. Et d’abord ceux obtenus à Larsa et ʿOueili, qui donnèrent lieu à six volumes collectifs entre 1983 et 2003, couronnés en 2014 par la publication définitive de l’Ebabbar. Jean-Louis s’est intéressé à des sujets très variés, prenant soin de cultiver, on l’a dit, l’éclectisme de son champ de recherche, mais un thème l’a passionné entre tous et constitue certainement le fil rouge de son œuvre : la ville, sa formation, ses structures, son évolution, et cela bien avant que le sujet ne soit en vogue, engouement dont il est en partie l’initiateur. Dès 1970, il tordait le cou aux pseudo-villes que les commentateurs profanes veulent voir dans certains grands sites néolithiques (Çatal Höyük en particulier), dans une salutaire mise au point qu’il faut hélas sans cesse réitérer… En 1987, il organisait une journée d’étude du GDR qu’il dirigeait sur La ville neuve, une idée de l’Antiquité ?, publiée l’année suivante et qui rencontra un écho bien au-delà de la communauté archéologique. Il y revint en 1990 de façon plus approfondie, dans une Naissance des cités en collaboration avec Jean-Paul Thalmann et Dominique Valbelle, et le thème ne cessa de nourrir la série des ouvrages de synthèse qu’il produisit alors, Les Sumériens, entre le Tigre et l’Euphrate en 1989, Les premiers villageois de Mésopotamie, du village à la ville en 1994, Une archéologie des peuples du Proche-Orient, en deux volumes, en 2004 (édition revue et augmentée en 2019), qui reste à ce jour l’un des meilleurs « manuels » couvrant l’ensemble de notre champ de recherche. Jean-Louis ne se contenta pas de pratiquer et d’encourager l’archéologie de terrain. Il accorda une grande importance aux publications : près de deux cents publications scientifiques et une quinzaine d’ouvrages, dont la plupart restent des références.
8En 1999, Jean-Louis quittait définitivement le laboratoire d’archéologie orientale du Centre Michelet, pour être nommé à la direction de l’Institut français d’archéologie du Proche-Orient (IFAPO), qui avait pris la succession de l’ancien Institut français d’archéologie de Beyrouth et le ramenait au Levant de ses débuts. À Damas et Beyrouth, il en assura la direction, assisté de Michel Mouton, jusqu’à sa retraite en 2003, suivie de la fusion de l’IFAPO avec les autres instituts français pour constituer l’actuel Institut français du Proche-Orient (Ifpo).
- 4 Chevalier de l’Ordre national de la Légion d’honneur, chevalier de l’Ordre national du Mérite, chev (...)
9Après avoir formé plusieurs générations de chercheurs et remodelé le paysage de l’archéologie orientale en France, œuvre qui lui valut les plus hautes distinctions4, Jean-Louis Huot avait fini par incarner, aux yeux de beaucoup, notre discipline. Dans la préface d’un ouvrage, un responsable de l’archéologie au ministère des Affaires étrangères l’avait qualifié de « vache sacrée » de l’archéologie orientale française. On ne sait ce que Jean-Louis avait pensé de l’image, mais il est vrai qu’il en avait la dimension « sacrée », incarnant une tradition scientifique magistrale exigeante, forgée sur des terrains difficiles et sans jamais constituer une chapelle fermée. Héritiers de cette tradition, transmettant cette pensée critique féconde qui assure son éternité, nous restons orphelins, nostalgiques de ces années de formation, et infiniment reconnaissants. La disparition de Jean-Louis plonge sa famille, son épouse Danielle qui l’a accompagné tout au long de sa route, ses proches et tous ses amis dans la peine, et laisse dans notre communauté scientifique un vide immense.