- 1 L’atelier a été dirigé par Hany Kahwagi-Janho, avec l’assistance de Christelle Wehbé et de Carole (...)
1Malgré son état de conservation relativement bon, le sanctuaire de Harf Chlifa à Btedai reste mal connu. Relevé et étudié avec quelques-uns de ses blocs les plus caractéristiques par Daniel Krencker et Willy Zschietzschmann au début du xxe siècle, le temple a souffert de sa position stratégique lors de la guerre du Liban (1975-1990). Sa colline a été occupée par les chars de l’armée syrienne, qui aménagea au sein de son téménos des talus pour protéger son artillerie, en rasant de larges portions du mur du péribole, notamment du côté est. Le temple est quant à lui partiellement conservé. Ce nouvel état des lieux résulte d’une campagne de documentation réalisée entre septembre et novembre 2021 dans le cadre de l’atelier d’archéologie et de restauration de l’université Saint-Esprit de Kaslik (USEK) ; il est basé sur des relevés topographiques et photogrammétriques des structures existantes1. Cette étude avait pour but de comprendre les caractéristiques architecturales du monument, ses particularités, les similarités qu’il partage avec les sanctuaires d’époque romaine de la région, ainsi que l’évolution du site au fil des siècles.
- 2 Krencker et Zschietzschmann 1938, p. 156-157.
2Le sanctuaire occupe une zone plane de la dorsale d’une formation rocheuse totalement dénudée, longue de 2 km et d’une largeur allant de 750 m à l’ouest jusqu’à 600 m à l’est et qui s’avance au centre de la plaine de la Békaa, à 12 km au nord-ouest de la cité de Baalbek (fig. 1). Situé à une altitude de 915 m, le site surplombe la plaine et offre une vue panoramique (fig. 2) d’où l’on peut repérer la colonne isolée d’Iaat2.
Figure 1.
Localisation de Btedai au Liban
annotations H. Kahwagi-Janho
Figure 2.
La dorsale au bout de laquelle est construit le temple de Harf Chlifa
cliché H. Kahwagi-Janho
- 3 Renan 1864, p. 314. Cette mention de Renan implique que, dans la première moitié du xixe siècle, f (...)
- 4 Krencker et Zschietzschmann 1938, p. 152-155, fig. 217-223 ; pl. 117, 12.
- 5 Deichmann 1939, p. 122.
- 6 Taylor 1986, p. 46-47 ; Nordiguian 2005, p. 74-75 ; Aliquot 2009, p. 280-281.
- 7 Rey-Coquais 1967, p. 186, no 2912 ; Ghadban 1978, p. 235-236.
3Bien que le temple soit relativement bien conservé et visible depuis la plaine de la Békaa qu’il domine, il n’est évoqué que par très peu de voyageurs. Ernest Renan signale ainsi la présence, « au-dessus de Schelifa, [d’]un joli petit temple bien conservé, à peu près du même style que Baalbek, avec fronton, corniche et sculptures assez soignées3 ». Le site est ensuite relevé par D. Krencker et W. Zschietzschmann en 1903, puis en 1933 et publié dans leur Römische Tempel in Syrien en 19384 (fig. 3 et 4). Il est aussi mentionné brièvement par Friedrich W. Deichmann en 1939 dans le cadre de son étude sur les processus de christianisation des sanctuaires païens5. Plus récemment, le sanctuaire a été visité par George Taylor et Levon Nordiguian qui en publient quelques photos commentées ; Julien Aliquot en livre pour sa part une description synthétique6. De leur côté, Jean‑Paul Rey-Coquais et Chaker Ghadban ont repéré et relevé plusieurs inscriptions et marques rupestres situées dans les environs immédiats du temple7.
Figure 3.
Le temple au début du xxe siècle
(Krencker et Zschietzschmann 1938, fig. 217
Figure 4.
Relevés du sanctuaire dans son ensemble (en haut) et du temple et de la chapelle voisine
Krencker et Zschietzschmann 1938, fig. 219 et 220
4Le téménos présente une forme trapézoïdale (fig. 5). Sa longueur est de 65,20 m tandis que sa largeur varie entre 38,70 m à l’ouest et 56,70 m à l’est. Son mur de péribole sud rejoint ses deux côtés est et ouest presque à angles droits (fig. 6 et 7). Son mur nord est orienté à 6° vers le nord. Cette direction s’accentue ensuite de 15° avant de rejoindre l’angle nord-est du téménos. La totalité de la zone de cet angle nord-est a été fortement perturbée par l’utilisation de bulldozer, mais quatre blocs formant l’angle du téménos sont toutefois conservés in situ, permettant ainsi de reconstituer la limite du péribole en cet endroit. L’angle sud-est du mur du péribole est lui aussi marqué par deux blocs in situ.
Figure 5.
Relevé global du sanctuaire
atelier USEK
Figure 6.
Le sanctuaire vu du nord-ouest
cliché P. Hamzo
Figure 7.
Le sanctuaire vu du nord-est
cliché P. Hamzo
- 8 Le temple se trouve à 18 m de la limite sud du téménos mais seulement à 13,5 m de sa limite nord.
5Les murs du péribole de ce téménos, à double parement et d’une épaisseur d’environ 1 m, sont construits avec des blocs appareillés, posés en assises régulières d’une hauteur moyenne de 0,50 m. Leur maçonnerie, tout comme celle du temple, est exécutée dans un calcaire blanc extrait sur place, la carrière étant identifiée à quelques mètres au sud-ouest du sanctuaire. Ces murs sont inégalement conservés. Du côté est, quelques rares portions sont encore in situ, tout particulièrement les deux angles nord-est et sud-est, ainsi que ce qui semble être une interruption dans la maçonnerie du mur marquant une porte, située à 11,15 m de l’angle sud-est. Du côté nord, seule une section du mur, longue de 2,60 m et qui forme l’angle nord-ouest, est conservée. Une autre section de mur du même type (M8), parallèle au précédent, mais décalée de 1,70 m vers le sud, se développe sur environ 16 m supplémentaires. Du côté sud, deux principaux alignements du mur du péribole sont encore conservés, totalisant une longueur totale de 20 m. Le mur ouest est le mieux préservé (fig. 6). D’une longueur originelle de 38,70 m, il est actuellement conservé sur environ 30 m, seuls les derniers huit à neuf mètres de son segment sud ayant disparu ; il n’est toutefois conservé que sur une hauteur ne dépassant souvent pas les deux assises. Cette forme partiellement irrégulière du téménos s’explique sans doute par la topographie et la morphologie du site. Les constructeurs du sanctuaire étant bloqués par la faible largeur de la dorsale du côté ouest du sanctuaire – ce qui explique d’ailleurs le décentrement du temple sur l’axe nord-sud8 –, ils semblent avoir voulu tirer un avantage maximal de son élargissement du côté nord-est, en déviant la section orientale du mur nord du téménos pour englober l’ensemble de la zone plane de ce côté-ci.
6Le temple est doublement décentré : dans le sens nord-sud, sa position est décalée vers le nord. Sa façade principale s’éloigne ainsi de 18 m de la limite sud du téménos, mais seulement de 14 m de sa limite nord. Dans le sens est-ouest, le monument est projeté vers l’arrière du téménos et ne s’éloigne de son mur occidental que de 9,80 m. Si le décalage vers l’ouest est un fait assez logique, permettant aux constructeurs de ménager un espace devant la façade du temple pour y installer l’autel et d’autres aménagements liturgiques et votifs, le décalage vers le nord pourraient être lié à la topographie du site ou à la présence de structures préexistantes qui restent à découvrir.
7Deux citernes sont creusées dans les affleurements rocheux intentionnellement nivelés du téménos et de ses environs immédiats (fig. 5). La première, décalée vers le sud par rapport au centre du téménos, est aménagée à 20 m de la façade principale du temple. Sa margelle de forme ovoïde mesure entre 1,20 m et 1,40 m de diamètre tandis que sa profondeur est supérieure à 3 m (fig. 8). Le plan de surface de sa margelle constitue le niveau + 0,00 m de notre étude, utilisé dans la suite du texte. La deuxième citerne est située à l’extérieur du téménos, à 2 m de son angle sud-est. Largement remblayée, elle a une margelle large de 1,25 m et située au niveau - 2,95 m. Un autre aménagement hydraulique, situé devant le temple, consiste en un petit drainage en degrés taillé dans le rocher et se déversant dans une petite cuvette se trouvant à 11 m à l’est du temple (fig. 9).
Figure 8.
Margelle de la citerne intérieure du téménos
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 9.
L’installation hydraulique devant le temple
cliché H. Kahwagi-Janho
- 9 Les deux assises inférieures sont hautes de 1,00 m, la troisième de 0,84-1,00 m, la quatrième de 0 (...)
- 10 Sur ces blocs, la zone de l’architrave est constituée de deux fasces surmontées d’un couronnement (...)
8Le temple, de plan rectangulaire, est orienté vers l’est (fig. 10). Ses dimensions extérieures sont de 13,90 m côté sud et de 14,03 m côté nord, pour une largeur variant entre 7,33 m à l’est et 7,56 m à l’ouest. L’épaisseur des murs varie entre 0,63 m dans le pronaos et 0,67 m pour la cella. Le bâtiment ne repose sur aucune fondation apparente et est privé de podium. Le lit d’attente de la première assise apparente de ses murs est située au niveau + 2,15 m. Sa maçonnerie est exécutée avec des blocs taillés posés suivant sept assises régulières, entablement exclu, dont la hauteur décroit de bas en haut (fig. 11 à 17)9. Quelques blocs de l’entablement, composé d’architraves et de frises taillées dans des blocs unitaires, encore in situ, couronnent certains murs de la cella. Ces blocs mesurent 0,61 m de haut10. Du côté nord, la modénature de ces blocs d’entablement est taillée sur leurs deux faces, extérieure et intérieure. Du côté intérieur, elle s’arrête au niveau du mur de fond du pronaos. Sur les sept assises qui constituent la hauteur des murs de la cella, les quatre assises supérieures présentent des surfaces extérieures bien dressées, contrairement aux surfaces extérieures des assises inférieures (fig. 12). Ces dernières nous sont parvenues dans un état grossièrement ravalé et leur faces extérieures présentent un débord par rapport à l’aplomb de la surface finie des assises supérieures.
Figure 10.
Relevé de la zone centrale du sanctuaire, autour du temple
atelier USEK
Figure 11.
Coupe transversale sur le site
atelier USEK
Figure 12.
Élévation nord du temple
atelier USEK
Figure 13.
Élévation sud du temple
atelier USEK
Figure 14.
Coupe longitudinale vers le nord
atelier USEK
Figure 15.
Coupe longitudinale vers le sud
atelier USEK
Figure 16.
Angle sud-ouest du temple
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 17.
Façade nord du temple
cliché H. Kahwagi-Janho
- 11 Krencker et Zschietzschmann 1938, p. 153, fig. 220.
9Le temple se divise en deux espaces principaux : le pronaos et la cella. Le pronaos, profond de 3,25 m, présente une largeur interne de 6,08 m (fig. 18). Ses antes se terminent par des pilastres saillants (0,03 m) de section carrée (0,68 m de côté). Le mur de fond du pronaos, épais de 0,63 m, est mal conservé. Du côté nord, sa longueur conservée sur quatre assises atteint 1,50 m. Du côté sud, seuls les arrachements des blocs qui liaient la maçonnerie du mur de fond du pronaos à celle du mur sud sont encore visibles (fig. 19). L’intérieur de la cella fait 9,22 m de long pour 6,23 m de large en moyenne. Les fouilles de 1903 ont révélé la présence, à l’intérieur de la cella, d’une fondation toujours visible du côté nord11 (fig. 20). Elle est distante de 3,30 m de la paroi intérieure du mur du pronaos. Le plan publié en 1938 (fig. 4) semble indiquer la présence de deux marches du côté sud de cette fondation, indiquée par un bloc massif large de 1,06 m, lui-même délimité, du côté nord, par le départ d’un autre emmarchement. Dans la paroi intérieure nord (fig. 14 et 21), une mortaise (0,25 × 0,25 × 0,20 m) surmontant un canal vertical large de 0,29 m et profond de 0,05 m, s’ouvre au centre de la troisième assise (cinquième assise du côté extérieur). Cette mortaise est placée à une hauteur estimée à 2,40 m du niveau du sol d’origine de la cella. Elle est distante de 5,91 m de la paroi interne du mur de fond du pronaos. L’ensemble de ces indices suggère la présence d’une installation à cet endroit, sans doute un adyton.
Figure 18.
Le pronaos du temple et les traces de son mur de fond
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 19.
Traces d’arrachement du côté nord du mur de fond du pronaos
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 20.
Traces de la limite de l’adyton
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 21.
Paroi intérieure du mur nord de la cella, avec les traces de fixation de l’adyton
cliché H. Kahwagi-Janho
10Plusieurs structures ont été construites dans le téménos, tout particulièrement dans sa zone occidentale, c’est-à-dire à proximité immédiate du temple. Aucune installation ne semble avoir occupé la moitié orientale du téménos. La plupart de ces structures remploient des blocs (chapiteau, entablements…) provenant du temple, ce qui signifie que ce dernier était déjà dans un état d’abandon au moment de leur construction.
11Parmi ces ajouts tardifs, le monument le plus significatif semble être une église de plan basilical, apparemment à nef unique. Cette dernière, dont les murs et le tracé de l’abside étaient encore partiellement visibles au début du xxe siècle (cf. fig. 4), est actuellement presque entièrement recouverte par des remblais. Seul son mur sud, long de 5,25 m, est encore identifiable (fig. 22). Le lit d’attente des blocs de cet alignement se situe à + 0,85 m. D’après le plan de D. Krencker et W. Zschietzschmann, l’église avait une largeur intérieure de 4 m pour une longueur intérieure de 12,95 m. Son abside, d’un diamètre intérieur mesurant 3,70 m, avait une profondeur de 2,05 m.
Figure 22.
Mur sud de l’église byzantine
cliché H. Kahwagi-Janho
12À part l’église, plusieurs murs, dont certains remploient des blocs en provenance du temple, ont été ajoutés dans l’espace du téménos, tout autour du temple, en sorte de créer de petites cellules entourant le monument sur ses côtés nord, sud et ouest (fig. 10 et 23). Du côté est, seul un mur de fondation (M12) situé juste devant le pronaos paraît contemporain des autres structures susmentionnées. Ce mur de fondation, ainsi que certains autres du côté nord, renferment des blocs de remploi provenant du temple : le mur M12 est presque totalement constitué de blocs de corniches tandis que le mur M7 renferme quelques blocs de corniches ainsi qu’un chapiteau d’angle d’ordre ionique, le seul de cet ordre identifié sur le site.
Figure 23.
Les ajouts tardifs dans la zone ouest du téménos
cliché H. Kahwagi-Janho
13Une petite carrière, formée de deux niveaux, occupe la zone située au sud-ouest du sanctuaire (fig. 5). Le niveau supérieur couvre une surface d’environ 215 m2. La hauteur de son front taillé ne dépasse pas les 2 m, tandis que la zone d’arrachement des rochers, marquée par la plateforme située entre le front et le banc rocheux d’en contrebas, a une largeur variant entre 4,80 m et 7 m. La plateforme du niveau inférieur est délimitée, au nord, par des rochers qui semblent avoir été peu découpés et forment plutôt un alignement naturel. La plateforme qui les devance, d’une largeur variant entre 8,40 m et 12,50 m, résulte d’un travail de terrassement. Les grands amas d’éboulis formés par des moellons et des débris de blocs, avec très peu de blocs de taille, poussés dans la pente suivant un alignement linéaire, semble être toutefois le résultat du travail de machines modernes. Ces remblais indiquent qu’il s’agit en général des résidus de travaux de taille et d’extraction. Leur volume, qui s’étend sur une longueur de plus de 40 m, est assez conséquent au regard de la surface et de la hauteur de la carrière et de son front.
14Plusieurs centaines de blocs épars jonchent le sol du site. La grande majorité de ces blocs, rectangulaires, équarris et ayant des dimensions similaires, appartiennent aux murs du téménos. De grands lots parmi eux ont été perturbés par les bulldozers et rassemblés aux angles nord-est et sud-ouest du site. Dans les environs directs du temple, quelques dizaines de blocs architectoniques peuvent avoir appartenu au monument lui-même. La plupart sont des blocs d’entablement – architraves, frises et corniches – auxquels s’ajoutent quelques fragments de fûts de colonne et d’autres éléments architecturaux. Je présente ci-dessous ces divers blocs par type.
15Seuls deux fragments de fûts lisses de colonne ont été repérés sur le site. Situés au nord du temple, ils sont tous les deux engagés dans le sol. D’un diamètre de 0,60 m, leur longueur apparente ne dépasse pas le mètre (fig. 24).
Figure 24.
Un des fûts de colonne, au nord du temple
cliché H. Kahwagi-Janho
- 12 Krencker et Zschietzschmann 1938, p. 154, fig. 222b, le qualifient de « doricisant ».
16L’expédition du début du xxe siècle a révélé la présence d’un chapiteau présentant une rangée d’oves12 (fig. 25). Ce chapiteau mesure 0,55 m de haut pour un diamètre à la base de 0,54 m et un abaque large de 0,84 m. Le gorgerin du chapiteau, listel inclus, mesure 0,29 m. Il est surmonté d’une échine haute de 0,095 m et couverte par une série d’oves séparés par des dards en forme de lances. Un tailloir lisse, haut de 0,075 m, surmonté d’un abaque formé d’un talon et d’un listel, termine la composition du chapiteau. Ce bloc, actuellement disparu, fut le seul à être découvert sur les lieux, ce qui porta D. Krencker à considérer qu’il s’agissait de l’ordre principal du temple, donnée que nos travaux permettent de réévaluer.
Figure 25.
Chapiteau dorico-toscan
dessin Krencker, Krencker et Zschietzschmann 1938, fig. 222b
17Un deuxième chapiteau, d’ordre ionique cette fois, a en effet été mis au jour (fig. 26 à 28). Ce chapiteau, remployé dans un mur tardif (M7) de direction nord-sud et aligné avec l’angle nord-ouest du temple, présente des faces presque entièrement cachées. Seul son lit d’attente, assez endommagé, et un trou de louve ouvert dans ce lit permettent de l’identifier. Un nettoyage a permis de constater qu’il s’agissait d’un chapiteau d’angle. En effet, seules deux de ses faces sont taillées, tandis que les deux autres sont laissées dans un état ravalé. Les deux faces taillées présentent des composantes aux surfaces lisses. Leur largeur est d’environ 0,65 m tandis que la hauteur totale du chapiteau, gorgerin compris, est égale à 0,60 m (soit une hauteur égale à l’assise dont il devait faire partie). Les trois volutes angulaires, qui prennent, avec l’angle de l’abaque qui les surmonte, une direction oblique de 45°, sont assez endommagées. Seules leurs parties rattachées au chapiteau sont plus ou moins conservées. Leurs faces, totalement lisses, ont un diamètre estimé à environ 0,20 m. La partie centrale du chapiteau est composée, de bas en haut, d’un listel (0,015 m), d’un astragale remplaçant la corde de perles et de pirouettes (0,03 m), d’une échine lisse haute de 0,10 m et qui déborde de la surface principale du bloc (gorgerin) de 0,10 m, d’un canal haut de 0,055 m, le tout surmonté d’un abaque haut de 0,075 m et composé d’un chanfrein renversé et d’un bandeau. Par ailleurs, le centre d’une des faces du canal surmontant l’échine est traversé par une tige légèrement sinusoïdale qui rejoint, au centre de la face correspondante de l’abaque, un fleuron qui semble largement s’évaser pour couvrir une large surface de ce dernier. Quant au lit d’attente de l’abaque, il est occupé, en son centre, par un trou de louve en position longitudinale. De section trapézoïdale, il présente une longueur supérieure de 0,145 m et inférieure de 0,16 m pour une profondeur de 0,08 m et une largeur de 0,03 m.
Figure 26.
Chapiteau ionique
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 27.
Chapiteau ionique
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 28.
Chapiteau ionique
relevé H. Kahwagi-Janho
- 13 Hadeth : Krencker et Zschietzschmann 1938, p. 141, fig. 204 ; Kasr Nimroud : Krencker et Zschietzs (...)
- 14 Faqra : Krencker et Zschietzschmann 1938, p. 43, fig. 63 ; Majdel Anjar : Freyberger 2010, p. 99, (...)
- 15 Damas : Kader 1996, pl. 52, fig. d. ; Apamée : Balty 1994 – la datation de cette colonnade est inc (...)
18Le premier chapiteau, publié par Krencker et Zschietzschmann, semble appartenir, d’après les indications et le dessin des chercheurs allemands, à un ordre dorico-toscan (fig. 25). L’usage de cet ordre dans les temples libanais est peu courant et, exception faite des temples de Hadeth, Kasr Nimroud et Ain Kenya, il sert rarement comme ordre principal13. C’est sous la forme d’un ordre secondaire qu’il est le plus répandu, comme dans les portiques des téménos du grand temple de Faqra et de Majdel Anjar, ou bien comme ordre mineur décoratif comme dans le temple C de Hosn Sfiré ou la pyramide de Hermel14. Il est aussi assez présent, sous une forme simplifiée, sur maints sites dans l’arrière-pays de Jbeil, où une multitude de chapelles médiévales en font remploi dans leur maçonnerie (Maad, Chikhan, Qassouba, Fghal…). Son usage semble être par ailleurs répandu dans des aménagements urbains tels que les rues à colonnades de plusieurs sites (la voie extra muros de Tyr, Beyrouth, Echmoun…). En revanche, de par son aspect décoratif, ce chapiteau de Harf Chlifa aujourd’hui disparu n’a pas de parallèle connu au Liban, tous les chapiteaux de cet ordre présentant des échines lisses. La bande d’oves qui recouvre l’échine du chapiteau de Harf Chlifa se présente donc comme une exception décorative locale, qui n’est toutefois pas une exception régionale. Deux sites syriens ont en fait livré des chapiteaux similaires : il s’agit de la colonnade du cardo de Damas, dans le secteur de Bab Šarqi, ainsi que celle datée par Jean-Charles Balty de l’époque hellénistique à Apamée15. Les chapiteaux de ces deux voies à colonnades sont quasiment identiques, dans leur ordonnance, à celui de Harf Chlifa.
- 16 Ce fait n’est pas unique au Liban, où les chapiteaux de plusieurs temples faisant usage de l’ordre (...)
- 17 Kahwagi-Janho 2020, p. 145-170 ; Fischer 1990, p. 26 ; Dentzer-Feydy 1990, p. 170 ; Sommer 2003, p (...)
19De son côté, le chapiteau ionique nouvellement identifié était placé sur l’un des deux angles postérieurs du bâtiment, comme en attestent ses deux côtés taillés perpendiculaires. Sa surface est laissée dans un état épannelé16. L’usage de cet ordre au Liban n’est pas cantonné à une région spécifique, bien que les temples de la région du Mont-Hermon en fassent presque exclusivement usage. Cet ordre est présent dans les temples de Hosn Sfiré B, Hardine et Bziza dans le nord du Liban, ainsi que dans les temples de Niha B et Hosn Niha D, où il est utilisé comme ordre principal. On le retrouve aussi dans les temples de Niha A et de Hosn Niha A sous la forme de chapiteaux de demi-colonnes engagées dans les murs intérieurs des cellas. Ces chapiteaux épannelés sont parfois utilisés dans les ordres principaux de ces temples (Hardine, Ain Hirsha), et d’autres fois dans les ordres intérieurs (Niha et Hosn Niha). La présence de cet ordre sous cette forme sur le temple de Chlifa n’est donc pas exceptionnelle. Cet aspect décoratif qui ne doit rien à l’inachèvement involontaire des blocs mais résulte d’une intention artistique, est aussi répandu sur les chapiteaux corinthiens et est connu sur certains sites libanais, dès l’époque hellénistique. Il constituait ce qui était devenu une sorte de modèle à part entière vers la fin du iie siècle, comme cela a été démontré par plusieurs études thématiques sur les chapiteaux corinthiens et ioniques17.
20Les blocs d’entablements retrouvés sur le site sont de deux types : d’une part les blocs incluant, taillées ensemble, une architrave et une frise et, d’autre part, les blocs de corniche. Une trentaine de blocs a été repérée. La typologie des entablements se présente comme suit.
21Concernant les blocs d’architrave/frise, un premier groupe correspond à des architraves composées de deux fasces hautes respectivement de 0,11 m et 0,17 m, surmontées d’un couronnement haut de 0,09 m, formé d’un cavet associé à deux listels. La zone de la frise présente une surface parfaitement verticale et lisse (fig. 29 à 32). Ainsi composés, ces blocs ont une hauteur variant entre 0,61 m et 0,64 m, dont environ 0,38 m pour l’architrave et 0,25 m pour la frise.
Figure 29.
Bloc d’architrave/frise (type 1) découvert dans le pronaos
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 30.
Bloc d’architrave/frise (type 1) découvert dans le pronaos
relevé H. Kahwagi-Janho
Figure 31.
Bloc d’architrave/frise (type 1) découvert au sud-ouest du temple
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 32.
Bloc d’architrave/frise (type 1) découvert au sud-ouest du temple
relevé H. Kahwagi-Janho
22Le deuxième groupe, bien plus rare que le premier, présente des architraves à trois fasces ayant des hauteurs respectives de 0,065 m, 0,085 m, 0,125 m, surmontées d’un couronnement haut de 0,075 m et composé d’un cavet et d’un seul listel (fig. 33 et 34). La zone de la frise présente une face convexe. La hauteur totale de ces blocs est d’environ 0,52 m, dont 0,35 m pour la partie architrave et 0,17 m pour la partie frise. Le bloc le plus particulier de ce deuxième groupe serait celui publié par les chercheurs allemands, qui représente une architrave/frise dont le plan prend la forme d’un L (fig. 35). Ce bloc, dont la largeur du lit de pose varie entre 0,41 m et 0,43 m, a une face longue mesurant 1,45 m et une face courte de 0,55 m en retour d’angle. Les faces extérieures du bloc présentent la composition régulière à trois fasces de la deuxième typologie, tandis que les faces intérieures ne comptent que deux fasces. Par ailleurs, la zone de la frise marque, sur cette même face intérieure, un retrait d’environ 0,10 m par rapport à la surface du bloc. Quant au soffite du long côté du bloc, il est orné d’un canal long de 0,76 m, à fond convexe lisse et aux extrémités arrondies.
Figure 33.
Bloc d’architrave/frise (type 2) découvert au sud du temple
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 34.
Bloc d’architrave/frise (type 2) découvert au sud du temple
relevé H. Kahwagi-Janho
Figure 35.
Bloc angulaire d’architrave/frise, type 2
Krencker et Zschietzschmann 1938, fig. 223
23Les corniches sont également de deux types. Celles du premier type (fig. 36 à 41) sont les plus largement représentées sur le site. Elles ont une hauteur moyenne de 0,60-0,63 m. Ces blocs se composent, de bas en haut, d’un chanfrein renversé, un bandeau, une rangée de denticules relativement peu espacées, un larmier peu profond (0,12 m) placé entre deux quarts de rond droits et enfin une cimaise. Aucun motif décoratif n’orne les surfaces de ces composantes, qui restent totalement lisses et dénudées.
Figure 36.
Bloc de corniche (type 1) découvert au nord du temple
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 37.
Bloc de corniche (type 1) découvert au nord du temple
relevé H. Kahwagi-Janho
Figure 38.
Bloc de corniche (type 1) découvert au nord du temple
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 39.
Bloc de corniche (type 1) découvert au nord du temple
relevé H. Kahwagi-Janho
Figure 40.
Bloc de corniche (type 1) découvert au sud-ouest du temple
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 41.
Bloc de corniche (type 1) découvert au sud-ouest du temple
relevé H. Kahwagi-Janho
- 18 Krencker et Zschietzschmann 1938, p. 154, fig. 222b.
24Le bloc de corniche le plus particulier de cette série est celui de l’angle d’un fronton conservé du côté sud-est du temple (fig. 42 et 43). Remployé dans le mur tardivement construit devant la façade principale du temple, ce bloc a une longueur d’environ 0,85 m. La pente de son rampant présente un angle égal à 23° qui devait correspondre à celle de la toiture du monument. Les caractéristiques décoratives de ce bloc permettent de le rattacher au premier type de corniches. Ce fragment du rampant correspond à l’angle gauche d’un fronton. Les chercheurs allemands ont publié le dessin d’un fragment similaire, actuellement disparu, mais qui pourrait constituer l’angle droit d’un fronton18 (fig. 44).
Figure 42.
Angle du fronton du temple (type 1) découvert au sud-est du temple
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 43.
Bloc d’angle du fronton découvert au sud-est du temple
relevé H. Kahwagi-Janho
Figure 44.
Relevé d’un second bloc d’angle du fronton
Krencker et Zschietzschmann 1938, fig. 222a
25Le deuxième type de corniches (fig. 45 à 50) présente une plus grande richesse décorative. La hauteur des blocs varie entre 0,46 m et 0,50 m. Ils se composent, de bas en haut, d’une rangée de denticules surmontée d’une rangée de modillons avec fleurons intercalés, suivie d’un larmier surmonté d’un quart de rond droit, le tout étant couronné par une cimaise. Les fleurons intercalés entre les modillons prennent parfois la forme de motifs figurés, tels que des masques. Dans cette série, se distingue un bloc aux denticules et modillons obliques qui permettent de l’identifier comme le rampant d’un fronton (fig. 49 et 50).
Figure 45.
Bloc de corniche (type 2), mur nord du temple
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 46.
Bloc de corniche (type 2), mur nord du temple
relevé H. Kahwagi-Janho
Figure 47.
Bloc de corniche (type 2) découvert à l’est du temple
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 48.
Bloc de corniche (type 2) découvert à l’est du temple
relevé H. Kahwagi-Janho
Figure 49.
Bloc de corniche (type 2) découvert au sud du temple
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 50.
Bloc de corniche (type 2) découvert au sud du temple
relevé H. Kahwagi-Janho
26Un deuxième bloc d’angle (fig. 51 à 53), actuellement situé sur un amas de blocs au sud-ouest du temple, ayant un volume quasi-cubique (≈ 0,75 m), est très endommagé sur ses parties supérieures. Sur sa zone inférieure sont identifiés les modillons ainsi que les motifs floraux qui s’intercalaient entre ces derniers. Sur la face supérieure de l’un de ses côtés, sont encore conservés les restes de la section finale d’un canal d’eau large de 0,14 m et profond de 0,04 m (fig. 52). Malgré la similarité décorative de ce bloc avec ceux du deuxième groupe, ces détails – notamment les hauteurs de ses denticules et modillons – sont sensiblement différents de ceux des autres blocs. Ce bloc est donc à isoler des blocs du deuxième groupe.
Figure 51.
Bloc angulaire de corniche (type 3) découvert au sud du temple
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 52.
Bloc angulaire de corniche (type 3) découvert au sud du temple
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 53.
Bloc angulaire de corniche (type 3) découvert au sud du temple
relevé H. Kahwagi-Janho
27L’ensemble de ces données permet de conclure à la présence de deux groupes d’entablements principaux (fig. 54), auxquels s’ajoute le bloc de corniche angulaire. Nous analysons chaque groupe séparément. Le premier associe architraves/frises et corniches de type 1 (dont le bloc d’angle du fronton) pour une hauteur totale reconstituée d’environ 1,20-1,25 m. Le deuxième groupe rassemble les éléments de type 2, comprenant les architraves à trois fasces. La hauteur de cet entablement est de 0,965 m. Ces deux groupes d’entablements présentent des caractéristiques décoratives et proportionnelles bien distinctes l’un de l’autre. Un troisième type d’entablement, apparenté au deuxième groupe, correspondrait au bloc angulaire susmentionné.
Figure 54.
Reconstruction des deux entablements
H. Kahwagi-Janho
28S’agissant des rapports de proportion, les deux groupes d’entablements présentent des proportions relatives différentes. Dans le premier, associé à l’entablement du temple lui-même, la hauteur de l’architrave à deux fasces occupe le tiers (33 %) de la hauteur totale de l’entablement, celle de la frise le cinquième (20 %) et celle de la corniche un peu moins que la moitié (46 %). L’ensemble architrave/frise occupe donc la moitié de la hauteur totale de l’entablement alors que la corniche occupe l’autre moitié. Ces proportions présentent des variations sensibles par rapport à celle du petit entablement (groupe 2), notamment au niveau de l’ensemble architrave/frise, là où l’architrave occupe 37 % de la hauteur totale de l’entablement et la frise 18 %.
29La différence principale entre les entablements est liée au nombre variable de fasces de leurs architraves respectives. Cela explique tout particulièrement la proportion plus élevée de la hauteur qu’occupe l’architrave par rapport à celle de l’ensemble de l’entablement du deuxième groupe (36 % pour les architraves à trois fasces), à comparer avec celle du premier (33 % pour les architraves à deux fasces). Cette différence s’est naturellement répercutée sur les proportions relatives des deux autres composantes des entablements, dont la part dans la hauteur totale s’est proportionnellement amincie. Ainsi, le rapport de hauteur de la frise par rapport à celle de l’architrave est passé des deux tiers (65 %) sur le premier groupe à la moitié (50 %) pour le deuxième groupe, là où l’architrave occupe désormais les 4/5e de la hauteur de la corniche (81 %) contre moins des 71 % sur le premier groupe.
30Si l’on compare les proportions de nos entablements à ceux de quelques temples antiques de la Békaa, les proportions des composantes des deux types d’entablements sont sensiblement différentes de celles de la plupart des temples de la même époque, dont nous présentons certains rapports de proportions (tab. 1, fig. 55).
Tableau 1. Tableau comparatif des proportions des entablements de certains temples de la Békaa
Site |
Harf Chlifa (groupe 1) – temple |
Harf Chlifa (groupe 2) – adyton |
Baalbeck – Temple de Bacchus |
Baalbeck – Temple Jupiter |
Niha – Temple A |
Hosn-Niha – Temple A |
Dakweh – Temple |
Nebi Safa – Temple |
Moyenne |
Hauteur de l’entablement |
1,00 |
1,00 |
1,00 |
1,00 |
1,00 |
1,00 |
1,00 |
1,00 |
1,00 |
Hauteur de l’architrave |
0,33 |
0,37 |
0,36 |
0,30 |
0,35 |
0,35 |
0,40 |
0,40 |
0,36 |
Hauteur de la frise |
0,21 |
0,18 |
0,21 |
0,26 |
0,30 |
0,22 |
0,18 |
0,20 |
0,23 |
Hauteur de la corniche |
0,46 |
0,45 |
0,43 |
0,44 |
0,35 |
0,43 |
0,43 |
0,40 |
0,41 |
Frise/architrave |
0,65 |
0,50 |
0,58 |
0,87 |
0,86 |
0,63 |
0,45 |
0,50 |
0,65 |
Architrave/corniche |
0,71 |
0,81 |
0,84 |
0,67 |
1,00 |
0,81 |
0,94 |
1,00 |
0,88 |
Figure 55.
Comparaison proportionnelle (hors échelle) des entablements de quelques temples de la Békaa
H. Kahwagi-Janho
- 19 À ce propos, seules les architraves du temple de Jupiter à Baalbek présentent une proportion simil (...)
31Les proportions des architraves et frises du premier groupe sont nettement inférieures à la moyenne régionale (entre 15 et 20 %), ce qui se reflète en une corniche aux proportions supérieures à la moyenne régionale19.
32Le deuxième groupe présente lui aussi des composantes dont les proportions de certaines s’écartent de la moyenne des monuments locaux. Ainsi, la proportion de l’architrave se situe exactement dans la moyenne de l’ensemble des temples présentés dans le tableau 1 et est à peu près égale à celle d’un bon nombre d’entre eux (temple de Bacchus à Baalbek, le temple A de Hosn Niha, le temple A de Niha, le temple de Rahlé). Par contre, la hauteur relative de la frise est davantage inférieure à la moyenne globale que celle de la frise du premier groupe, mais reste égale à la valeur la plus petite présentée (temple de Dakweh). De son côté, la proportion de la corniche, bien qu’inférieure à celle des corniches du premier groupe, reste supérieure à la moyenne générale ainsi qu’à celle de tous les autres monuments représentés. De leurs côtés, les rapports frise/architrave et architrave/corniche de ce deuxième groupe sont tous les deux inférieurs à la moyenne globale des monuments représentés ainsi qu’à la grande majorité des rapports individuels de chacun des monuments du tableau.
- 20 Citons à titre d’exemples le temple B de Niha, le temple A de Hosn Niha, le temple-nymphée de Temn (...)
33Les entablements présentent par ailleurs des décors différents. Le premier groupe, de plus grandes dimensions et qui est associé à l’ordre extérieur du temple, est doté de moulures totalement lisses qui répondent à l’aspect épannelé du chapiteau ionique auquel l’entablement est associé. Aucun élément décoratif ne vient donc orner les surfaces linéaires de ses composantes, sauf les denticules des corniches qui forment les seuls éléments verticaux de l’ensemble de la composition. Cet aspect décoratif simplifié et dénudé est banal sur de nombreux monuments d’époque romaine au Liban, notamment les temples ruraux, là où cet aspect inachevé est compris comme un mode stylistique à part entière20.
34Le décor du deuxième groupe d’entablements, de plus petites dimensions, est plus élaboré. Si les architraves, avec leurs trois fasces canoniques, ne présentent aucun ornement supplémentaire, telles que les baguettes qui séparent ces fasces, les frises apparaissent, avec leur allure curviligne, sous un aspect plus plastique que l’on retrouve également dans une grande partie des temples de la Békaa (Hosn Niha, Niha A, Niha B, Dakweh, Hibbariyeh…). Ce sont toutefois les blocs de corniche qui ont le décor le plus élaboré, quoique d’une qualité très moyenne. Ainsi, à part les denticules et les modillons qui se présentent sous leur aspect le plus simple, des fleurons sont intercalés entre les modillons. Ces fleurons sont de types variés (fleurs à pétales, fougères…) et prennent parfois des formes figurées, comme des masques de théâtre. Bizarrement, ces motifs sont plutôt détaillés, fait rare sur la plupart des monuments similaires, là où ces éléments restent le plus souvent schématiques (généralement des disques plats), alors que les modillons, plus faciles à tailler et réguliers, reçoivent plus de soin dans leur élaboration (Bziza, Niha, Qsarnaba…). La pauvreté décorative de ces blocs ne permet pas de s’aventurer plus avant dans une analyse stylistique.
- 21 Kahwagi-Janho 2020, p. 275-280.
35La présence de deux entablements de dimensions différentes, le plus grand étant épannelé, le plus petit présentant un décor plus élaboré, est également attestée sur le temple de Bziza21. Là, l’entablement épannelé surmonte la cella et son portique de façade tandis que le plus petit constitue le couronnement de la porte principale du temple.
36L’analyse des blocs architectoniques conservés sur le site nous permet d’établir une reconstitution de l’ensemble des deux ordres en usage sur le site, à savoir un ordre principal ionique et un autre dorico-toscan.
- 22 Le niveau de circulation du temple est difficilement identifiable. Sur les relevés de D. Krencker (...)
37La hauteur de l’ordre ionique est d’ores et déjà connue grâce à la conservation de la hauteur intégrale des murs du temple. Cette hauteur, qui correspond à celle des six assises du mur entablement exclu (la première, inférieure, semblant jouer le rôle de fondation), est de 4,84 m22. À cette hauteur s’ajoute celle de l’entablement (1,26 m), ce qui donne une hauteur totale de l’ordre du monument égale à 6,10 m, soit une hauteur relativement restreinte, égale par ailleurs à la largeur de la cella (fig. 56).
Figure 56.
Reconstruction comparée de l’ordre ionique du temple
H. Kahwagi-Janho
- 23 Plusieurs temples d’ordre ionique sont identifiés dans les régions proches de Chlifa. Citons le te (...)
38La restitution de l’ensemble de l’ordre ionique, avec ses composantes principales, permet de confronter ses proportions globales à celles d’un ensemble de temples de la Békaa du même ordre (tab. 2). Les quatre temples choisis en comparaison se situent dans la Békaa occidentale, donc dans une zone relativement éloignée. Il s’agit cependant des seuls bâtiments dont les dimensions des principales composantes sont connues (ou estimées avec une faible marge d’erreur)23. À première vue, les proportions globales relatives de l’ordre – la hauteur relative de l’entablement et de la colonne par rapport à celle de l’ordre complet, ainsi que le rapport de la hauteur de la colonne par rapport à son diamètre à la base – correspondent à la moyenne globale des quatre temples comparés (seul le dernier rapport présente un léger écart de 4 %). L’ordre du temple de Harf Chlifa s’aligne donc globalement, par ses proportions, aux modèles locaux. Seul le diamètre de sa colonne semble être légèrement moindre, proportionnellement à sa hauteur totale.
Tableau 2. Dimensions et proportions comparées des ordres des temples ioniques de la Békaa d’après les relevés publiés par la mission allemande (Krencker et Zschietzschmann 1938) et les mesures relevées sur le terrain à Harf Chlifa (sauf pour la base, celle qui semblait avoir été conservée sur le site dans un état fragmentaire lors du passage des Allemands ayant totalement disparu)
|
Temple Harf Chlifa |
Ain Hersha |
Deir el-Ashayer |
Hibbariye |
Nebi Safa |
Moyenne (Harf Chlifa exclu) |
|
Dim. (cm) |
en % H. |
Dim (cm) |
en % H. |
Dim. (cm) |
en % H. |
Dim. (cm) |
en % H. |
Dim. (cm) |
en % H. |
Hauteur ordre |
610 |
|
1193,5 |
|
1356 |
|
830 |
|
1026 |
|
|
Entablement |
126 |
21 % |
264,5 |
22 % |
249 |
18 % |
186 |
22 % |
210 |
20 % |
21 % |
Architrave |
38 |
30,2 % |
75,5 |
28,5 % |
93,5 |
37,6 % |
73 |
39,2 % |
90 |
48,4 % |
38 % |
Frise |
25 |
19,8 % |
69 |
26,1 % |
52 |
20,9 % |
46 |
24,7 % |
49 |
26,3 % |
25 % |
Corniche |
63 |
50,0 % |
120 |
45,4 % |
103,5 |
41,6 % |
67 |
36,0 % |
71 |
38,2 % |
40 % |
Colonne |
484 |
79 % |
929 |
78 % |
1107 |
82 % |
644 |
78 % |
816 |
80 % |
79 % |
Base |
38 |
7,9 % |
79,5 |
8,6 % |
69,5 |
6,3 % |
56 |
8,7 % |
57 |
7 % |
7,6 % |
Fût |
406 |
83,9 % |
773,5 |
83,3 % |
958,5 |
86,6 % |
543 |
84,3 % |
716 |
87,7 % |
85,5 % |
Chapiteau |
40 |
8,3 % |
76 |
8,2 % |
79 |
7,1 % |
45 |
7,0 % |
43 |
5,3 % |
6,5 % |
Diamètre colonne |
60 |
12,4 % |
129 |
13,9 % |
130 |
11,7 % |
91,5 |
14,2 % |
|
|
13,1 % |
Rapport colonne/diamètre |
|
8,07 |
|
7,20 |
|
8,52 |
|
7,04 |
|
|
7,71 |
- 24 À titre de comparaison, les chapiteaux des adytons des grands temples de Niha et de Hosn Niha ont (...)
39Quant à l’ordre dorico-toscan, nous ne disposons que du relevé ancien du chapiteau à oves (fig. 25). Les dimensions de ce chapiteau sont assez similaires à celles des chapiteaux toscans du portique du téménos du grand temple de Faqra (tab. 3 ; fig. 57). Ces similarités permettent d’évaluer la hauteur globale de la colonne à 5,40 m, soit un ratio de 10/1 rapporté au diamètre du chapiteau, qui est celui de Faqra. Cette hauteur se révèle être supérieure à celle des colonnes du temple lui-même (celle-ci étant égale à 4,84 m). La position des colonnes de cet ordre reste inconnue. Ses dimensions, proches de celles de l’ordre principal du monument, ne nous permettent pas de la placer dans l’adyton 24.
Tableau 3. Dimensions et proportions comparées des chapiteaux toscans de Chlifa et de Faqra
|
Chlifa |
Faqra |
Hauteur de la partie moulurée (cm) |
28,0 |
24,5 |
Diamètre (cm) |
54,0 |
52,0 |
Largeur abaque (cm) |
84,0 |
80,0 |
Rapport diam./l. abaque |
0,64 |
0,65 |
Rapport diam./H. |
1,93 |
2,12 |
Figure 57.
Reconstruction comparée de l’ordre dorico-toscan
H. Kahwagi-Janho
40En conclusion, on peut définitivement établir que le temple était d’ordre ionique. Le grand entablement, intégrant les architraves à deux fasces, couronnait la façade in antis, l’ensemble des murs extérieurs et les murs intérieurs du pronaos, comme le montrent les blocs conservés sur l’ante nord. Quant à l’ordre dorico-toscan, qui ne peut être actuellement associé qu’au petit entablement avec architrave à trois fasces, il semble appartenir à un aménagement extérieur au temple (infra).
41Plusieurs autres fragments de blocs ont été identifiés. Le plus singulier d’entre eux a été découvert au sud du bloc d’angle de fronton, dans l’alignement des blocs de remploi placés devant l’entrée du temple (fig. 58 et 59). Ce bloc de plan carré, haut de 0,68 m, présente un lit d’attente large de 0,84 m. Son usage est indéterminé sauf à y voir un socle de statue (bien qu’aucune trace de mortaise n’ait été retrouvée sur son lit d’attente) ou la base d’un cippe ou d’un autel votif.
Figure 58.
Base remployée dans le mur tardif oriental
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 59.
Base remployée dans le mur tardif oriental
relevé H. Kahwagi-Janho
42Un deuxième bloc, découvert au sud du temple, correspond à un fragment de seuil (fig. 60 et 61). Long de 1 m, il a une largeur de 0,48 m pour une épaisseur de 0,37 m dont 0,05 m pour sa feuillure, cette dernière ayant une largeur de 0,18 m. Le négatif de l’un des piédroits en bois de sa porte (0,11 m × 0,05 m) est conservé sur l’un des angles de la feuillure.
Figure 60.
Seuil d’une porte
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 61.
Seuil d’une porte
relevé H. Kahwagi-Janho
43Deux autres blocs présentent un volume quadrangulaire chanfreiné sur l’un des angles (fig. 62 et 63). Ils ont une hauteur de 0,38 m pour une largeur variant entre 0,41 m et 0,48 m. Les angles de leurs chanfreins ne sont pas identiques. Ces deux blocs ont pu constituer des emmarchements ou bien le socle d’un aménagement indéterminé (par exemple de l’adyton).
Figure 62.
Bloc chanfreiné
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 63.
Profils des deux blocs chanfreinés
relevés H. Kahwagi-Janho
- 25 Fani 2016, p. 170, 171, 219.
44Le cinquième et dernier bloc ne fait que 0,16 m de haut pour 0,10 m de large et 0,16 m de longueur. Il s’agit du fragment supérieur d’une colonnette, incluant essentiellement un chapiteau de style dorique (fig. 64 et 65). Ce fragment faisait sans doute partie d’une niche ou bien d’un petit monument votif, des aménagements très courants sur maints sites libanais25.
Figure 64.
Fragment de colonnette, vue de profil
cliché H. Kahwagi-Janho
Figure 65.
Fragment de colonnette
relevé H. Kahwagi-Janho
- 26 Yasmine 2007, p. 221, fig. 241 et 242 ; Kahwagi-Janho 2022.
45Les dimensions extérieures du temple (14,03 m × 7,56 m) évoquent un rapport de proportion qui se rapproche de 1/2, un rapport courant dans de nombreux monuments antiques26. Le rapport exact est égal à 7/13, dont 7/10 pour le volume de la cella. Quant à l’espace intérieur de la cella, il présente une proportion égale à 3/2. La subdivision de la cella, abritant un adyton, suit elle aussi une proportion précise. En effet, la limite de l’adyton, marquée par les traces d’encastrement d’une poutre dans la paroi intérieure du mur nord, est placée à une distance d’environ 6 m de la paroi de son oriental, soit une distance légèrement inférieure à la largeur de la cella (fig. 66).
Figure 66.
Étude modulaire du tracé du plan du temple
H. Kahwagi-Janho
- 27 Yasmine 2007, p. 113.
- 28 La valeur de ce module correspond également à la coudée byzantine (0,37 m) devenue courante à part (...)
- 29 Faqra : Yasmine 2005, p. 310-312 ; Qsarnaba : Yasmine 2007, p. 179 ; Niha B : Yasmine 2005, p. 208 (...)
- 30 Gatier et al. 2002, p. 215.
46Quant au module en usage dans la conception du temple, il semble égal à 0,368 m (tab. 4). Ce module ainsi défini est proche de valeurs retrouvées sur certains monuments d’époque romaine au Liban. Ainsi, la valeur du module du temple de Yanouh est égale à 0,36 m tandis que celle du temple D de Hosn Niha fait 0,3565 m27. Cette valeur modulaire, qui s’éloigne sensiblement de celle du pied romain, représente un sous-multiple égal aux 2/3 de la coudée, dont la valeur de base est égale ici à 0,552 m28. L’usage de la coudée, qu’elle soit égyptienne ou bien babylonienne, est assez courant sur les monuments cultuels datant de l’époque hellénistique ainsi que des débuts de l’époque romaine. Elle cède ensuite la place à l’usage du pied romain. Sur certains des monuments, construits en deux phases, la phase la plus ancienne correspondant au monument d’origine, est le plus souvent basée sur une conception faisant usage de la coudée. Parmi ces temples à deux phases, citons à titre d’exemple ceux de Faqra, de Qsarnaba, Niha B, Sfireh F29. Toutefois, son usage ne semble pas avoir totalement disparu, le temple de Yanouh ayant été construit dans le courant du iie siècle30.
Tableau 4. Valeurs métriques et modulaires des dimensions du temple
Plan |
Métrique (cm) |
Modulaire |
Théorique |
Longueur extérieure |
1391-1403 |
38 |
1398 |
Largeur extérieure |
733-756 |
20-20,5 |
736-754 |
Longueur intérieure (cella) |
922 |
25 |
920 |
Largeur intérieure |
623 |
17 |
626 |
Profondeur pronaos |
325 |
9 |
331 |
Profondeur cella |
591 |
16 |
589 |
Profondeur adyton |
331 |
9 |
331 |
Épaisseur murs |
63-67 |
1 ¾ |
64,5 |
Élévation |
|
|
|
Hauteur murs |
484 |
13 |
479 |
Entablement |
127 |
3,5 |
129 |
47Le temple ionique distyle in antis a clairement été construit en une seule phase (fig. 67 à 69). L’emplacement des deux colonnes de sa façade principale est estimé par D. Krencker d’après un fragment de la base de la colonne sud, qui semblait être encore en place lors de son passage. Cette base était placée à 1,20 m de la paroi intérieure de l’ante sud. En restituant par symétrie la colonne du côté nord, nous obtenons un entrecolonnement central d’environ 2,30-2,40 m, soit le double des entrecolonnements latéraux. La hauteur totale de la façade principale du monument peut être restituée à partir du bloc d’angle du fronton conservé sur les lieux. Ce bloc permet de restituer un fronton ayant une hauteur totale de 1,80 m. La façade aurait donc une hauteur totale de 7,65-7,70 m. Elle devait être précédée par un escalier dont le nombre de marches pourrait être estimé à six, au vu de la différence de niveau entre le sol supposé du pronaos et celui de l’affleurement dans lequel sont creusés le drainage et la cuvette situés devant le temple.
Figure 67.
Restitution des élévations du temple
H. Kahwagi-Janho
Figure 68.
Restitution des coupes du temple
H. Kahwagi-Janho
Figure 69.
Modèle restitué du temple
atelier USEK
- 31 Kahwagi-Janho 2016, p. 121, fig. 30.
- 32 Mesures personnelles.
- 33 Yasmine 2007, pl. H-23.
- 34 Kahwagi-Janho 2020, p. 287-289 ; Ain Hercha : Yasmine 2007, pl. H-23.
- 35 Dans la grande majorité des temples, lorsque le couvrement des portes est conservé, le linteau ou (...)
- 36 Selon les monuments, la porte est surmontée d’une ou de plusieurs assises. Dans d’autres, par cont (...)
48L’espace intérieur original du temple est subdivisé en trois zones : le pronaos, la cella et l’adyton qui s’y intègre. Les limites du pronaos sont bien définies par les antes et le mur de fond, qui le délimite du côté ouest. Ce mur est très endommagé. Son état de conservation ne permet pas de restituer d’éventuelles portes secondaires. L’arrachement du mur côté sud, long de 1,52 m, ne permet en tout cas pas de placer là une porte latérale. Le plan de D. Krencker indique la modénature du chambranle qui devait encadrer la porte principale, détail qui n’est plus visible aujourd’hui. Sur cette base, la porte centrale restituée par symétrie aurait donc une largeur totale d’environ 3 m, soit la moitié de la largeur de la façade du mur. Cette largeur de porte semble être conséquente au vu des dimensions du monument. La proportion qu’occupent les portes des temples par rapport à la largeur des murs de leurs pronaos est généralement égale au tiers (1/3) ; c’est par exemple le cas des portes des temples de Niha A, Hosn Niha A, Faqra31… Mais la porte principale peut occuper une proportion plus large, comme dans le temple de Sfireh B, où sa largeur (3,47 m) est égale à la moitié de celle du mur de fond du pronaos (7,04 m)32. Qu’en est-il de la hauteur de cette porte ? Les proportions les plus courantes sont, encore une fois, comme l’a démontré J. Yasmine33, celles d’un double carré, à l’instar de la porte des temples de Bacchus à Baalbek, de Niha A, de Hosn Niha A… D’autres proportions, moins courantes, ont aussi été identifiées telles que 2/3 à Chhîm et 3/5 à Bziza et à Ain Hercha34. Au vu de la hauteur totale des murs de la cella du temple de Harf Chlifa, aucune de ces proportions ne peut convenir à la porte principale, en prenant de surcroît en compte l’épaisseur supplémentaire de la plate-bande qui devrait la couvrir. La solution la plus adéquate serait de chercher à s’aligner avec l’une des assises du mur35, plus vraisemblablement la quatrième, haute de 3,54 m, ce qui laisserait une hauteur d’1,30 m au-dessus la porte. C’est dans cette hauteur restante que devaient s’insérer l’entablement de la porte (≈ 0,60 m d’après la mesure de l’épaisseur du chambranle encadrant la porte représenté sur le plan de D. Krencker et W. Zschietzschmann, à laquelle devait s’ajouter celle de la console qui surmonte habituellement la zone horizontale du chambranle) et une assise supplémentaire, qui le sépare de l’entablement principal de la cella, donnée attestée sur certains temples comme ceux de Bziza et de Hibbariyé36. L’insertion d’une petite porte latérale du côté nord reste possible. Ses dimensions, en considérant les épaisseurs de son propre chambranle et du piédroit nord de la porte principale, rendraient toutefois sa largeur assez restreinte. L’intérieur de la cella est clairement subdivisé en deux sous-espaces : la cella proprement dite et l’adyton, qui occupe sa zone ouest. Bien que ce dernier ait totalement disparu, plusieurs traces déjà repérées au début du xxe siècle marquent encore sa présence et ses limites.
- 37 À propos de ce type d’adytons, voir Will 1995, p. 371-392.
- 38 Krencker et Zschietzschmann 1938, p. 114, fig. 155.
49La présence de blocs d’un second type d’entablement, avec des architraves à trois fasces, et du chapiteau dorico-toscan disparu évoque l’existence d’une ou plusieurs autres structures aujourd’hui disparues. L’échelle de grandeur du chapiteau dorico-toscan, presqu’égale à celle du chapiteau ionique du temple, ne permet pas de l’associer au deuxième type d’entablement. La reconstitution des blocs de ce dernier permet de proposer comme hypothèse leur appartenance au baldaquin de l’adyton du temple. Celui-ci serait de type héliopolitain37, similaire à celui proposé par D. Krencker pour le temple A de Niha38. Le bloc d’architrave angulaire publié en 1938 (fig. 35) indique la présence d’une colonnade ou bien d’un portique, tandis que le bloc de corniche de type 2 découvert au sud du temple (fig. 49 et 50) indique, avec ses denticules à la direction oblique, la présence d’un fronton. Tous ces indices confortent l’idée du baldaquin reconstitué.
- 39 Krencker et Zschietzschmann 1938, p. 21.
- 40 Collart et Coupel 1977, pl. 57-66.
50Quant au bloc de corniche angulaire présentant des similarités décoratives avec les blocs du type 2, la présence d’un canal d’écoulement des eaux sur son lit d’attente (fig. 51 à 53) évoque un emplacement en plein air du monument auquel il aurait appartenu. La présence d’un autel ou bien d’un monument à colonnettes, à l’image de ceux de Sfireh39 ou bien de Faqra et de Qsarnaba, et érigé dans l’espace du téménos est commune sur plusieurs sites du Liban40. Toutefois, la terminaison d’un canal d’écoulement sur un seul côté du bloc évoque un couvrement à double pente, non pyramidal donc, ou bien en terrasse comme il est d’habitude, ce qui laisse ouverte la question de sa position d’origine au sein d’un tel monument.
- 41 Kalayan 1964. Sur ce monument, les colonnes doriques de la troisième et dernière phase sont partic (...)
51Enfin, le chapiteau dorico-toscan, avec son échelle de grandeur, ne peut pas appartenir à un aménagement de petite dimension tel qu’un monument à colonnettes, sauf si ce dernier était d’une échelle similaire ou même supérieure à celle du monument de Maschnaka41. L’ensemble de ces blocs, joints aux deux blocs chanfreinés (fig. 62 et 63), formant peut-être une sorte de stylobate, pourrait nous mener vers l’hypothèse d’un monument votif ou cultuel de dimensions relativement importantes, placé dans l’espace du téménos, devant le temple.
- 42 Krencker et Zschietzschmann 1938, p. 44, fig. 64.
- 43 Krencker et Zschietzschmann 1938, p. 75, fig. 104 ; pl. 33 et 37.
52L’hypothèse de la présence d’un propylée couvert par une toiture à double pente similaire à ceux du grand temple de Faqra42 et de Hosn Sleiman43, auquel auraient appartenu le chapiteau à oves et le bloc de corniche susmentionné, pourrait être évoquée. Toutefois, aucune trace d’un tel aménagement n’est visible sur les lieux. Dernière éventualité, le chapiteau pourrait aussi avoir appartenu à une colonne honorifique libre située dans l’enceinte du téménos, comme nous en trouvons par exemple dans la grande cour du temple de Jupiter de Baalbek. En l’absence de fouilles sur le site, ces hypothèses restent non vérifiées.
- 44 Renan 1854, p. 313.
- 45 Rey-Coquais 1967, p. 186, n. 2912 ; Ghadban 1978, p. 235-236.
- 46 Mouterde 1951-1952, p. 61.
53Plusieurs inscriptions rupestres ont été identifiées dans les environs immédiats du site. Dès 1854, E. Renan mentionne la présence, à Chlifa, d’un ensemble de lettres éparses gravées sur des rochers44. De son côté, J.-P. Rey-Coquais publie plusieurs lettres isolées ainsi qu’une inscription de trois lettres, MER, sans doute la mention du dieu Mercure, auquel le temple pourrait être dédié45. Cette inscription, située sur une paroi rocheuse et photographiée par le père Maurice Tallon, a été, quelques années plus tôt, publiée par le père René Mouterde sur la base d’une copie qui lui a été fournie par Maurice Chéhab46.
- 47 La plupart de ces temples anciens n’ont jamais fait l’objet d’une étude systématique permettant de (...)
- 48 Faqra : Yasmine 2005, p. 310-312 ; Niha B : Yasmine 2005, p. 308-309 ; Sfireh F : Kahwagi-Janho 20 (...)
54La transformation de sanctuaires païens d’époque romaine en églises est connue sur plusieurs sites du Liban. Ces transformations remontent aussi bien à l’époque romaine qu’à des époques ultérieures. Au cours de l’époque romaine, plusieurs temples de la fin de l’époque hellénistique ou de la fin du ier siècle av. J.-C. - début du ier siècle apr. J.-C. ont été monumentalisés47. Ainsi, certains de ces monuments, dont la typologie d’origine aurait été in antis, ont été agrandis pour être transformés en temples prostyles tétrastyles ou bien hexastyles. C’est le cas du grand temple de Faqra, du temple B de Niha et du temple F de Sfireh, pour ne citer que quelques exemples48. Toutefois, une partie de ces temples ne paraît pas avoir subi de changement structurel ou typologique, à l’instar du temple de Harf Chlifa.
- 49 L’ajout du mur M12 en face du temple pour créer une sorte de plateforme étendant l’espace du prona (...)
55Le temple, ruiné à l’époque byzantine, ne semble pas avoir été concerné d’une façon directe par ces aménagements. L’absence de mortaises ou d’autres traces de réaménagement sur les parois extérieures de ses murs latéraux indique que, en tant que volume bâti, il est resté libre et indépendant des constructions ajoutées tout autour. De même, aucune trace d’une réutilisation de son espace intérieur ou de la transformation de sa toiture n’est identifiable49. En revanche, ses alentours ont connu plusieurs transformations (fig. 70). Ainsi, un bâtiment de plan basilical a été implanté parallèlement au mur sud du monument, à environ 2 m de ce dernier. Aucun élément ne permet de déterminer l’état de conservation du monument au moment de l’implantation de cette église. Toutefois, si la date de l’implantation de l’édifice absidial est la même que celle des autres installations qui occupent la zone ouest du téménos, il est permis de conclure que le temple était alors abandonné voire ruiné, vu la quantité de ses blocs d’entablement remployés dans les murs de ces structures tardives.
Figure 70.
États successifs du site
atelier USEK
- 50 Yasmine 2002, pl. 11.
- 51 Gatier et al. 2002, p. 212, 227.
- 52 L’exemple de l’église de saint Charbilios d’Édesse à Maad est instructif à ce propos. L’église, qu (...)
56La christianisation des sanctuaires païens est un processus qui a pris plusieurs formes et s’est prolongé jusqu’à l’époque médiévale : la transformation du temple en église, l’installation d’une église dans le téménos ou bien le démantèlement du temple pour construire une église avec ses blocs hors du sanctuaire païen. Le temple de Harf Chlifa répond au deuxième cas de figure. Toutefois, le positionnement de l’église est particulier : souvent, les églises sont édifiées face au monument, à l’emplacement de l’autel, de sorte à en éradiquer le souvenir. Les meilleurs exemples en sont les églises de Baalbek, Hosn Niha et Hardine. Dans certains cas, l’église est placée latéralement, comme à Faqra et Yanouh. À Faqra, l’église s’est implantée de sorte qu’elle côtoie le petit temple réaménagé en baptistère et directement accessible à partir de la nef sud50. À Yanouh, c’est le temple lui-même qui est transformé en église par l’ajout d’une abside dans le pronaos, tandis que la basilique byzantine est implantée parallèlement contre son flanc sud51. L’implantation de l’église dans le téménos du temple de Harf Chlifa ne répond à aucun de ces cas de figure ; son implantation qui semble ignorer complètement la présence du temple, paraît toutefois déterminée par la place disponible et la nécessité de placer l’abside à l’est. Cette implantation pourrait s’expliquer par la présence de la grande citerne creusée dans le rocher devant le monument païen. La construction de l’église à cet endroit aurait contraint les constructeurs à condamner la citerne. Cela aurait entraîné la perte d’un point de collecte des eaux pluviales sur le site, d’autant plus importante qu’il n’existe pas de source52. Ce facteur a pu déterminer le choix du lieu de construction de l’église, par ailleurs placée au sud du temple pour profiter de l’ensoleillement qui aurait manqué côté nord.
- 53 Tchalenko 1953, pl. 70.
57Le nom traditionnel du site (Qasr el-Banat) évoque l’éventuelle présence d’un couvent de religieuses en ces lieux. Les structures construites dans la moitié occidentale du téménos et l’édifice absidial pourraient appartenir à une installation monastique, dont le plan pourrait être semblable aux petits couvents ruraux de la montagne libanaise, plus qu’aux couvents à cloître de l’époque byzantine connus par exemple en Syrie du Nord53. La rigueur hivernale sévissant dans la région a pu justifier l’adoption d’un plan ramassé, et l’isolement du lieu et la présence du péribole rendre inutile la création d’un cloître au centre du monastère.
- 54 Citons à titre d’exemple le temple B de Niha, le temple D de Hosn Niha, les deux temples de Faqra, (...)
- 55 À Niha, le petit temple B, construit en deux phases, côtoie un second, plus grand, qui daterait du (...)
58À part un petit sondage de prospection effectué en 1903, visant à vérifier l’emplacement de l’adyton, aucune fouille archéologique n’a été entreprise sur le site. À ce stade de l’étude, la datation et la chronologie du monument se basent donc sur l’analyse typologique et architecturale. Plusieurs indices de datation liés au décor architectural relevés par D. Krencker et W. Zschietzschmann plaidaient en faveur d’une datation haute du sanctuaire. Bien qu’il faille utiliser ces indices avec circonspection, ils peuvent globalement servir de base à une datation. L’absence de podium constitue l’un des éléments les plus caractéristiques des plus anciens temples de la région54. Si la plupart de ces temples ne sont pas datés, ils correspondent néanmoins aux phases d’occupation monumentales les plus anciennes sur leurs sites respectifs, en particulier lorsque leur succède un deuxième temple de plus grande taille que le décor architectural permet de dater des iie et iiie siècles55.
59Comme l’a démontré Jean Yasmine, l’unité métrique livre également un indice de datation. Sur l’ensemble de sites étudiés, en particulier lorsqu’ils ont connu une monumentalisation, il a été démontré que les temples les plus anciens ou les phases les plus anciennes des temples font usage soit de la coudée (≈ 0,52-0,55 m, Niha B et Faqra) soit d’une unité modulaire qui en est dérivée (≈ 0,36 m, Hosn Niha B), laquelle a également été identifiée dans le temple de Harf Chlifa56.
- 57 Krencker et Zschietzschmann 1938, pl. 73, 82 ; Nordiguian 2005, p. 92-93.
- 58 Les deux chercheurs allemands constatent que la plupart des monuments ne présentant pas de pilastr (...)
- 59 Cf. supra, note 14.
60Ces deux indices principaux sont corroborés par d’autres détails décoratifs supplémentaires. Le premier est l’absence de pilastres d’angle : bien que le chapiteau ionique remployé dans le mur M7 appartienne indubitablement à l’un des deux angles arrière du monument, les blocs en place de cet angle ainsi que la surface du bloc ne montrent aucune saillie relative à un possible pilastre. Ce détail se retrouve également à Dakweh et à Qasr Nimroud, où les pilastres d’angle ne sont matérialisés que par leurs chapiteaux57. Les chercheurs allemands constataient que cette absence s’ajoutait aux indices d’ancienneté de leurs monuments respectifs, sans pour autant considérer qu’il s’agissait d’un argument décisif58. Ces données plaident pour une datation haute du monument. Les formes du décor architectural appuient également cette hypothèse. Les proportions du chapiteau ionique, nous l’avons vu, s’alignent avec les modèles datés de la fin du ier siècle ou du début du iie siècle apr. J.-C. Quant au chapiteau dorico-toscan à oves publié en 1938, il n’est attesté dans la région, que sur des monuments et aménagements qui dateraient de la période hellénistique (comme la voie extra muros d’Apamée) ou des débuts de la période romaine (Bab Šarqi à Damas)59. Le monument pourrait par conséquent avoir été conçu et construit vers la fin du ier siècle apr. J.-C. ou le début du iie siècle.
- 60 Al-Wakidi 1997, vol. 1, p. 123.
- 61 Alouf 1908, p. 56.
- 62 La même chronique indique que les habitants des villages voisins s’étaient réfugiés à l’intérieur (...)
- 63 Al-Wakidi 1997, vol. 1, p. 125-126.
61La transformation du site en un monastère dédié, selon la coutume locale orale, à saint Jean, est traditionnellement placée à l’époque byzantine. De leur côté, les sources historiques arabes relatives aux invasions islamiques de la Békaa, et de Baalbek en particulier, relatent un épisode datant de l’an 635 relatif à la prise de la ville60. Dans cet épisode, après être sorties de la ville assiégée par les armées arabes pour les attaquer, les troupes byzantines de Baalbek furent mises en déroute par les armées arabes d’Abi Obaydah et ne purent regagner l’intérieur de la ville. Le chef byzantin, le Batrik Herpis, prit alors la décision de se réfugier avec ses hommes dans un « village fortifié abandonné de ses habitants » ou ce qui serait aussi, dans la chronique de Mikhael Alouf, « d’après certains propos, un monastère », situé sur une colline localisée au nord de Baalbek61. Malheureusement, la chronique arabe ne nomme pas ce village. La tradition assimile ce lieu aux ruines de Harf Chlifa, le seul endroit situé sur une colline au nord-ouest de Baalbek et présentant une sorte de muraille, celle du péribole du téménos. D’après ces sources, le site en question était abandonné au moment des faits. Son abandon serait-il survenu suite à ces invasions62, ou bien à une époque antérieure ? Aucune autre source ne fournit de précisions. Sans doute le site mentionné était-il déjà abandonné depuis une longue période, les troupes byzantines n’ayant même pas trouvé de quoi se nourrir pour une seule nuit63. Par ailleurs, il est évident que le site ne souffrit pas de cet épisode, vu que les réfugiés se sont finalement rendus sans livrer bataille.
62Le sanctuaire de Harf Chlifa constitue, par sa position et son aménagement, un exemple caractéristique des petits temples ruraux d’époque romaine au Liban et dans la Békaa en particulier. Sa position sur une colline dominant la plaine répond au principe du haut-lieu justifiant souvent le choix de l’implantation des sanctuaires libanais. D’un point de vue architectural, le bâtiment présente, par sa taille et son aspect décoratif, de nombreuses similarités avec plusieurs autres petits temples de la région (Dakweh, Bakka, Nebi Safa, Hibbariyeh…). Certains de ces bâtiments se caractérisent, comme celui de Harf Chlifa, par l’absence d’éléments architectoniques caractéristiques de l’architecture des temples libanais (présence du podium, d’orthostates, de pilastres arrière…) à partir du iie siècle. Ces temples ont respecté tout au long de leur histoire le projet initial, marqué par l’absence d’évolution ou de monumentalisation du bâti. Par une approche comparative, l’ensemble de ces données oriente la datation du bâtiment vers la fin du ier siècle ou le début du iie siècle apr. J.-C. Le site a ensuite subi une transformation majeure dans le courant de l’époque byzantine, avec l’installation d’un bâtiment absidial et, peut-être, d’un édifice monastique, dont les fondations sont conservées dans la zone occidentale du téménos.