Jean-Daniel Forest (1948-2011)
Texte intégral
Figure 1

Jean-Daniel Forest (à dr.) et R. Vallet (à g.) à Tell Feres (Syrie) en 2006.
R. Vallet, Mission archéologique de Tell Feres
1Daniel Forest nous a quittés à Paris le 15 décembre 2011, après quelques mois d’une douloureuse maladie. Il était dans sa soixante-troisième année. Cette disparition n’a pas laissé indifférente la communauté scientifique française et étrangère et l’on rappelle ici les grands traits de la carrière féconde d’un ancien pensionnaire de l’Ifapo.
2Jean-Daniel était né à Créteil le 24 décembre 1948, dans une famille dont le père, à sa table d’architecte, sut lui transmettre les rudiments du dessin. Son frère aîné, les anciens s’en souviennent, fut le créateur de Barbarella qui avait fait, à l’époque, quelque bruit dans le petit monde de la bande dessinée.
3Il s’inscrivit, après son baccalauréat littéraire, en histoire de l’art et archéologie entre les murs de la vieille maison de la rue Michelet, en 1967. Je l’y rencontrai en arrivant dans la même institution en 1969. Il fit partie, en 1969-1970, de mes premiers étudiants de licence. Il gravit, dans ce bouillon de culture post-1968, les échelons normaux (maîtrise en 1971, sous la houlette de M.-Th. Barrelet, à qui il conserva estime et amitié, sur le thème de L’ennemi vaincu dans la Mésopotamie du troisième millénaire) puis s’inscrivit en thèse sous la direction de J. Deshayes. Il avait décidé de faire du Proche-Orient ancien son domaine d’intérêt principal. Cependant, à cette époque, on ne se spécialisait pas trop vite et il partit, comme tous ses camarades, sur divers chantiers au hasard des rencontres : à Levroux (époque gallo-romaine, avec O. Buchsenschutz), dans la vallée de l’Aisne (où la bande de J.-P. Demoule s’initiait au néolithique), jusqu’à Biskupin en Pologne (avec Z. Rajewski).
4Les fluctuations politiques avaient entraîné alors B. Soudsky à rejoindre, comme réfugié, son vieil ami J. Deshayes à Paris, où il était en territoire connu ; il y avait fait des études d’épigraphie (avec son autre ami, P. Garelli), mais il revenait, à partir des années 1971, insuffler entre nos murs, un peu trop traditionnels, une attitude scientifique et des préoccupations nouvelles, qui attirèrent les esprits originaux et Jean-Daniel fut de ceux-là. Il n’oublia pas ces années de discussions avec « Vovic » Soudsky, avant la disparition prématurée de ce dernier qui n’avait jamais accepté son exil loin de Prague.
5Au début des années soixante-dix, J. Deshayes réorganisa l’équipe qui l’accompagnait à Tureng Tepe depuis 1960, sur les marges d’une Asie centrale bien éloignée des pays méditerranéens où il avait fait son apprentissage. Jean-Daniel rejoignit en Iran une équipe renouvelée (1971). Il y fouilla (1971-1977) une « terrasse haute » dont malheureusement il ne rendit jamais compte de façon détaillée. La publication n’était pas son fort et, à l’époque, son patron J. Deshayes croyait encore aux petits rapports préliminaires, trop sommaires.
6Il fallait cependant songer à assurer à cet étudiant brillant une carrière stable. à l’époque, on pouvait encore offrir aux bons éléments la possibilité de voir du pays, des gens et des sites. Issu de la même école quelques années auparavant, je réussis à lui faire admettre d’aller faire un petit tour à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, chez les Pères Dominicains (1972-1973), où il fit un séjour fécond « chez les curés ». Les esprits originaux ne manquaient pas, alors, à Saint-Etienne (P. Prignaud). Puis, une bourse du gouvernement iraquien lui permit de faire un premier séjour en Iraq (1974). Il se sauva bien vite de Bagdad et des cours de l’Université locale, pour rejoindre D. Kirkbride à Umm Dabaghiyeh, où il fit connaissance avec le style britannique (il lui fallait « s’habiller » pour dîner).
7à l’automne 1974, je l’ai emmené à Larsa. Nous débarquâmes tous deux (munis d’un appareil de photographie Mamiya pour tout bagage et après trois changements d’avion) dans un pays déserté par les archéologues français depuis quelque temps, où tous les liens étaient à renouer. à l’ambassade de France, ni ambassadeur, ni conseiller culturel. à la Direction des antiquités, point de permis de fouille. Ce fut le début d’une longue aventure commune qui dura (pour sa part) jusqu’en 1987. J. Deshayes le fit nommer pensionnaire à l’Ifapo de Beyrouth, en pleine guerre civile. La situation insurrectionnelle locale l’obligea à aller ailleurs. Ce fut Suse, en Iran, chez J. Perrot, où il rencontra puis épousa Chantal Foucault. Installés à Damas (1976-1977), ils participèrent aux fouilles du centre-ville de Beyrouth à la demande d’E. Will. Ils eurent la chance d’y découvrir un bel ensemble de bijoux byzantins, toujours inédits mais exposés au musée de Beyrouth (Syria LIX, 1982, p. 274-276 et Liban, l’autre rive, Paris 1998, p. 252). Ayant obtenu la création d’une « Délégation Archéologique Française en Iraq » (avec le soutien de l’ambassadeur Morizet), j’y envoyai le ménage Forest (en voiture depuis Paris). à peine arrivés à Bagdad, ils furent détournés à ma demande sur les fouilles de sauvetage du Djebel Hamrin (quatorze mois de terrain, de 1978 à 1980), en ces temps antérieurs à la guerre avec l’Iran, durant lesquels l’Iraq se lançait à son tour dans des fouilles de sauvetage d’envergure (à l’image de la Syrie voisine) avant la construction de barrages hydrauliques, dans des conditions théoriquement avantageuses, mais qui l’étaient moins en réalité. Les fouilles Forest à Kheit Qasim furent publiées, bien que de façon assez sommaire (Paléorient 6, 1980, p. 213-220). Parallèlement, Jean-Daniel participait aux premières missions à Larsa (à partir de 1974) et surtout à Oueili (à partir de 1976) où il s’épanouit rapidement jusqu’en 1987.
8Ce long parcours méritait la reconnaissance des structures scientifiques françaises et Jean-Daniel était enfin recruté par le CNRS en janvier 1980. Assuré désormais d’une position, il pouvait envisager une carrière d’archéologue de terrain, qu’il mena sans faiblir jusqu’en 2009 malgré une longue interruption de 1987 à 2006 qu’il sut mettre à profit pour des travaux « de cabinet » féconds et abondants.
9La suite est plus connue et on ne la rappellera ici qu’en quelques mots. Après plusieurs campagnes à Larsa il se consacra exclusivement au site de Oueili grâce auquel il apporta une contribution remarquable à la préhistoire mésopotamienne. De nombreux numéros bibliographiques témoignent de cette activité d’analyse et de synthèse qui ne fut pas seulement « de terrain ».
10Parallèlement, Jean-Daniel ne négligea pas la vie universitaire (il ne s’intéressait guère, en revanche, au fonctionnement de la lourde machine du CNRS, dont il se tint soigneusement écarté, mais on le lui fit bien sentir. Il n’a été enfin promu DR qu’en juin 2011). Rattaché officiellement à une équipe dont les transformations administratives successives le laissaient de marbre, il soutint en 1981 une thèse de doctorat « de troisième cycle », comme on disait alors. Elle fut très remarquée et publiée rapidement (Les pratiques funéraires en Mésopotamie du Ve millénaire au début du IIIe, Paris, 1983). Il présenta ensuite, en 1994, une HDR dont il sut tirer un grand et beau livre (Mésopotamie, l’apparition de l’État, VIIe-IIIe millénaire, Paris/Milan, 1996). Ainsi armé, il anima à mes côtés l’enseignement de l’archéologie orientale à Paris, par des cours, des participations à des séminaires, des directions de maîtrises et de thèses, qu’il assuma toujours sans rechigner. Il publia ensuite une synthèse de ses réflexions sur l’architecture monumentale mésopotamienne (Les premiers temples de Mésopotamie [IVe et IIIe millénaires], BAR IS, 1999). Elles suscitèrent des réactions diverses, mais jamais l’indifférence. Il se lança enfin dans une entreprise que de nombreux collègues considérèrent avec un certain étonnement (L’Epopée de Gilgamesh et sa postérité – Introduction au langage symbolique, Paris, 2002).
11à côté de ces œuvres majeures, témoins d’une originalité d’esprit qui fut la source d’innombrables discussions au sein de la communauté scientifique, il produisit une longue suite d’articles (plus d’une soixantaine), toujours rattachés à ses principaux centres d’intérêt, l’apparition de l’État en Mésopotamie et le long processus qui, sur plusieurs millénaires, conduisit des sociétés maîtrisant l’agriculture et l’élevage à des transformations progressives dans le sens d’une complexité croissante, puis à la formation de sociétés proprement étatiques à la fin du IIIe millénaire.
12Jean-Daniel Forest fut d’abord un remarquable fouilleur, doté d’un sens du terrain et particulièrement de la brique crue que ses collègues lui enviaient, même s’ils ne le suivaient pas toujours dans certaines interprétations parfois trop audacieuses. Que ce soit sur la haute terrasse de Tureng Tepe, l’E.babbar de Larsa, sur le terrain difficile de Oueili, ce sens fit merveille. Il avait retrouvé avec plaisir, ces derniers mois, les problèmes de fouille et d’interprétation qu’il aimait, à Tell Feres en Syrie. Il avait su former l’œil et la main de collègues plus jeunes, C. Breniquet ou R. Vallet, entre autres. Mais la fouille n’était pour lui qu’un moyen au bénéfice de la réflexion et de l’interprétation des vestiges exhumés.
13à propos des rites funéraires, il avait su hériter du meilleur de la New Archaeology américaine de l’époque. Il fut ainsi, en France, le premier à dépasser les approches traditionnelles des pratiques funéraires en établissant le lien indispensable entre elles et l’organisation sociale. Dès sa thèse de doctorat, à propos de quelques cas anciens (Ur, Gawra) ou nouveaux (Kheit Qasim), il proposa une vision cohérente qui fit date et renouvelait ce secteur de l’archéologie de l’ancienne Mésopotamie.
14Cependant, tout au long de sa carrière, il privilégia, pour conduire sa réflexion, l’architecture. De 1980 à 1987, ses recherches à Oueili et son analyse de l’architecture de l’époque d’Obeid, conjuguées avec l’étude de certains dossiers difficiles (les jetons urukiens, les Bevelled Rim Bowls, les systèmes de mesure, l’iconographie), témoignent d’une réflexion qui n’a laissé personne indifférent. Ses analyses de l’architecture des « temples » ou des grandes résidences mésopotamiennes suscitèrent d’amples discussions. Il sut mettre à profit le chômage forcé auquel le contraignaient les événements internationaux, sans se précipiter à la recherche d’un autre terrain de fouille. Il avait assez à dire. Son ouvrage sur L’apparition de l’État, curieusement consacré à des sociétés non-étatiques mais se transformant progressivement dans le sens d’une complexité plus grande, parcourait le domaine qu’il maîtrisait le mieux, sur plus de cinq millénaires. Il donna enfin avec Nathalie Gallois, sa seconde épouse, une synthèse appréciée sur l’art mésopotamien des origines à la chute de Babylone (G. Curatola [dir.]. L’art en Mésopotamie, Milan-Paris, 2006, p. 13-96).
15Il désirait cependant, à ce stade de sa carrière, revenir au terrain. Ce fut en Syrie, grâce aux liens noués jadis à Paris avec des étudiants syriens de sa génération ou presque, devenus ensuite des autorités locales compétentes et empathiques (M. Al-Maqdissi). Il n’avait pas oublié ses liens anciens avec l’Ifapo et il confiait récemment à Syria un article sur le processus de néolithisation au Proche-Orient (Syria 83, 2006, p. 125-138). à partir de 2006, à Tell Feres, il se lança avec la même fougue (et le même dédain des contingences matérielles) dans les plaisirs du terrain et de l’interprétation, avec l’aide de R. Vallet. Il n’aura pas trop connu les nouveaux drames qui, une fois de plus, entravent durablement la recherche scientifique dans des pays dont on se demande s’ils connaîtront un jour la sérénité.
16On le voit, l’Ifapo ne fut pas étranger à sa carrière. Il en fut pensionnaire et il contribua aux fouilles de Beyrouth. Il retrouvait Damas à la fin. Avec R. Vallet et J. Baldi, il avait envoyé récemment aux AAAS un article de synthèse sur les trois premières campagnes à Tell Feres (2006-2008) qui paraîtra un jour.
17Il laisse dans la peine sa famille, de nombreux amis et ses collaborateurs. Syria se devait de saluer une carrière courageuse et originale, mais trop tôt interrompue.
Table des illustrations
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Titre | Figure 1 |
Légende | Jean-Daniel Forest (à dr.) et R. Vallet (à g.) à Tell Feres (Syrie) en 2006. |
Crédits | R. Vallet, Mission archéologique de Tell Feres |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/syria/docannexe/image/1399/img-1.png |
Fichier | image/png, 1,1M |
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Louis Huot, « Jean-Daniel Forest (1948-2011) », Syria, 89 | 2012, 391-394.
Référence électronique
Jean-Louis Huot, « Jean-Daniel Forest (1948-2011) », Syria [En ligne], 89 | 2012, mis en ligne le 01 juillet 2016, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/syria/1399 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/syria.1399
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