La revue Suds revisite des thématiques et des notions universelles à partir des Suds. Elle succède aux Cahiers d’Outre-Mer, fondés en 1948 par Louis Papy. Les Cahiers d’Outre-Mer s’inscrivent dans l’histoire de la géographie française – voire francophone – comme une revue de géographie tropicale, plus préoccupée d’objectivation que de réflexivité. L’autorité acquise par l’un de ses créateurs, Pierre Gourou, contribue cependant à en faire un haut-lieu de la géographie française. Cette inscription et ses modalités en firent la réputation puis causèrent son affaiblissement relatif, avec l’évolution des rapports de force institutionnels et idéologiques sous-tendant les débats académiques. La géographie du développement, les études postcoloniales, les subaltern studies ont fourni des arguments aux contempteurs d’une approche jugée trop zonale et pointée du doigt pour sa filiation avec la géographie coloniale, son compagnonnage avec le paternalisme post-colonial. L’approche tropicaliste aurait naturalisé la domination. Il faut entendre ces critiques – même parfois anachroniques – pour les dépasser.
Le milieu des années 2010 a marqué un renouvellement du fonctionnement de la revue, avec d’abord la mise en place d’un comité de rédaction et d’une équipe de direction profondément rajeunis. Cette métamorphose a permis de prendre en compte les évolutions épistémologiques disciplinaires et interdisciplinaires contemporaines ainsi que les normes éditoriales plus drastiques : transparentes, rigoureuses et partagées. La revue a alors publié des numéros sur des thèmes plutôt classiques (questions agricoles, rurales, urbaines, environnementales, etc.) mais aussi plus audacieux – du moins au regard de son passé – (industries culturelles, alcool, politiques de l’humanitaire, résistances territoriales, etc.). Tout en restant par ambition géographique, il y a eu une volonté d’ouverture à d’autres disciplines, si tant est qu’elles intègrent une dimension spatiale. Le bilan, quel est-il ? Un lectorat important en ligne (en moyenne 20 000 consultations d’articles par an sur Cairn sur les quatre dernières années), des thèmes en prise avec les enjeux scientifiques et sociétaux, et un espace éditorial reconnu à l’international, notamment dans les mondes francophones, en particulier africains. Pourtant le poids de la marque « Cahiers d’Outre-Mer » est resté une contrainte pour l’attractivité de la revue, contrainte qui entretient des confusions – les Outre-Mer étant parfois considérés par rapport à la métropole française avec une indéniable charge symbolique – et qui donnait prise à la critique confortable, tout à fait située, fondée sur des interprétations parfois faciles, étant donné la charge symbolique des « Outre-Mer ». Néanmoins, la ligne éditoriale aujourd’hui s’inscrit dans la continuité de la ligne éditoriale des Cahiers d’Outre-Mer rédigée en 2016 (no 273) par la nouvelle équipe, dont certaines parties sont reprises dans ces lignes.
L’objet principal de la revue est un champ spatial à l’intersection de plusieurs ensembles, construit chacun à partir d’un critère singulier : l’espace situé entre les latitudes moyennes, l’espace dominé politiquement et parfois culturellement par les Nords – tout aussi flous –, un espace marqué par l’héritage colonial certes de diverses manières, un espace en forte et rapide transformation démographique et économique et, enfin, un espace constitué de territoires en effervescence politique (souvent le monde du ressentiment et de l’espoir pour reprendre Tzvetan Todorov, 2008). L’agencement relatif de ces critères dessine des intersectionnalités variables qui amènent à distinguer des types de situations géographiques multiples. Le défi à relever est donc celui de la cohérence scientifique entre des approches qui se revendiquent, parfois se surjouent, ou qui peuvent être perçues en tension voire en contradiction. De plus, il s’agit pour l’équipe éditoriale de prendre en compte les dynamiques contemporaines de mobilités, de migrations, d’échanges et de circulations. Par conséquent, la revue porte une attention aux modalités d’inscriptions spatiales de ces dynamiques, à différentes échelles, y compris dans les Nords.
Suds, c’est donc le nouveau nom de la revue. Ce terme, s’il ne fait pas dans le raffinement poétique, a au moins le mérite de préciser un objet de connaissance, à partir duquel la revue questionne des thématiques et des notions qui le dépassent, par exemple les mondes urbains ou ruraux, ou encore les processus de résistances. Il est ainsi question d’une mise en perspective du monde à partir des Suds. « Suds », c’est bien une catégorie mais aussi une représentation du monde (Capdepuy, 2009) et c’est en tant que telle qu’il est possible de penser et donc de dépasser sa construction d’un point de vue critique. La revue assume ce qui fait l’unité et la diversité de cette catégorie. L’unité n’est pas synonyme d’homogénéité, ni de simplicité, elle intègre aussi la diversité, la contradiction, la multiplicité des possibles, autrement dit la complexité. Évidemment, l’ensemble, le tout, ne se résume pas à des singularités – jeunesse de la population, position asymétrique au regard de bailleurs internationaux – encore moins à un déterminisme géographique ou un « niveau de développement » (Bouron et al., 2022). Cette catégorie, permet néanmoins d’identifier ses degrés d’inclusion et d’exclusion dans des processus plus globaux, en prenant aussi en compte les antagonismes à plusieurs échelles. Il n’y a pas d’entité unanimiste, que ce soit pour les Suds, le(s) Nord(s) ou pour l’Afrique. Par ailleurs, l’objet « Suds » interroge les contextes de production des problématiques, invite à prendre du recul avec la situation géographique de production de la réflexion. Cet effort rappelle Fabien Eboussi Boulaga (1977) : penser à partir d’un lieu, au-delà du déterminisme, assumer un point de vue situé mais pas étriqué, assumer le fait que la situation nous engage dans la manière de poser les problèmes. La catégorie permet de préciser la perspective pour penser des problématiques globales, de préférence au-delà des postures et autres chapelles.
Difficile d’effacer ou de nier le point de vue encore largement situé, point de vue qu’on cherche à modifier individuellement et collectivement, par exemple en renforçant l’équipe avec des collègues exerçant dans des universités des « Suds », et en restant un espace éditorial très intéressé par des contributions de collègues des « Suds ». Là aussi, réside un enjeu très fort pour la revue, celui de concilier des normes de publications scientifiques établies dans les Nords avec une nécessaire ouverture à des formes de savoirs socialement et scientifiquement pertinents. Les principes de la « justice cognitive », c’est-à-dire un « idéal épistémologique, éthique et politique visant l’éclosion de savoirs socialement pertinents partout sur la planète et non pas seulement dans les pays du Nord, au sein d’une science pratiquant un universalisme inclusif, ouvert à tous les savoirs [valorisant] l’ancrage local des savoirs, y compris de la science »1. Suds est sensible au questionnement de l’institutionnalisation de la production du savoir, avec une réflexion sur les processus de légitimation de cette production, et les inégalités ou asymétries culturelles qui les régissent (Yala Kisukidi 2015). Comment faire pour ne pas reproduire des logiques de domination, celles par exemple de la fameuse « excellence scientifique » irrigant les discours et fonctionnements institutionnels, terme de langage légitimant la compétition au détriment de la collaboration scientifique ? Des normes ancrées dans des représentations valorisant les codes issus de sciences dures, souvent imprégnés de standards « anglo-saxons », s’imposent comme le modèle universel à suivre. Suds privilégie des formes plurielles d’écriture dès lors qu’elles établissent un travail d’élaboration de la question de recherche scientifique, sa traduction dans un cadre théorique et conceptuel, puis son opérationnalisation dans le cadre d’une méthodologie donnant lieu à un travail d’enquête de terrain et une analyse. Notre ambition est de restituer aux catégories d’acteurs leur portée opératoire. Le primat du politique – dans toute l’épaisseur du mot – dans le système explicatif de Suds est clair.
Le projet éditorial vise donc à publier des travaux faisant la part belle au terrain car l’identité de la revue est aussi dessinée par l’importance méthodologique accordée « au terrain » dans son héritage. Nous en assumons l’appel, le plaisir, l’intérêt, l’envie, le désir, la fertilité comme les limites et les apories si souvent dénoncées. Qu’est ce qui se cache derrière ce mot débattu (Volvey, Calberac et Houssay-Holzschuch, 2012) ? Un horizon évidemment, une rencontre, une expérience, des moments partagés, une attente parfois déçue, des chocs et, au-delà, parce que sinon le savoir n’y retrouverait pas son compte, des pratiques routinières et établies qui mettent l’entretien – voire l’enquête – au cœur de la production de données et qui en font des laboratoires de référence producteurs de savoirs et de connaissance. C’est par la mise en écho des recherches réalisées sur des terrains différents mais portant sur des thématiques similaires que nous espérons rendre compte des évolutions du monde contemporain, à partir des Suds. En somme, la pratique est ici considérée comme un fondamental dénominateur commun.
Y a-t-il un public académique pour cette revue ? Nous pensons que oui. Pourquoi ? Parce que la communauté académique, dans ses diversités, exprime un grand intérêt pour les Suds ; certes parfois un intérêt romantique, fantasmé, qu’il convient dès lors de désenchanter sans le ridiculiser mais pour autant sans lui faire perdre sa portée opérationnelle. Nous pensons qu’il y a aujourd’hui une véritable curiosité intellectuelle, un réel appétit, nourri par la force des processus à l’œuvre, pour un ensemble spatial immense, disparate, peuplé, au moment où les interactions, les interdépendances globales n’ont jamais été aussi fortes, qu’elles soient vécues sur le mode de la menace ou de l’opportunité, rarement bien informées. On peut aussi dire parce que cet ailleurs, cette altérité grande – quoique brouillée de plus en plus – réclame un décalage, un décentrement, un effort (souvent linguistique), une remise en question souvent problématique mais aussi fertile. Mais cela est également vrai d’une enquête ethnographique de voisinage, reconnaissons-le.
En repensant cette revue scientifique, nous avons à cœur, d’abord, d’offrir un espace éditorial à des recherches en cours, des recherches de terrain, précises, localisées et ainsi proposer une collection d’études de cas qui peuvent constituer le terreau des constructions intellectuelles d’ampleur, l’opportunité d’une montée en généralité. La revue reste un espace de débat, entre les membres de l’équipe, mais aussi dans le cadre des procédures d’évaluation en double aveugle reposant sur la bonne volonté de la communauté scientifique et l’esprit de collaboration qu’on souhaite faire vivre. C’est ainsi que nous avons la naïveté de croire que la science devrait se faire, par le débat scientifique visant à faire progresser la réflexion.