Herminie Chavannes, C’est bien dans la Babylone moderne que je me rends seule. Journal d’un voyage à Paris en 1827
Herminie Chavannes, C’est bien dans la Babylone moderne que je me rends seule. Journal d’un voyage à Paris en 1827, Transcription, notes et commentaires de Dave Lüthi, avec l’aide de Louis-Philippe L’Hoste, Lausanne, Editions d’en bas, 2023, «Ethno doc», 165 pp.
Testo integrale
1Les archives réservent parfois de belles surprises. C’est le cas avec ce journal inédit du voyage à Paris effectué au printemps 1827 par la lausannoise Herminie Chavannes (1798-1853) présenté aujourd’hui pour la première fois au public dans cette belle transcription, richement annotée et préfacée par Dave Lüthi. Sérendipité du travail d’archives «à l’ancienne», d’abord, car c’est en conduisant des recherches sur l’autrice aux Archives cantonales vaudoises que D. Lüthi est tombé sur le petit carnet oublié contenant ce passionnant récit de voyage. Agréable surprise, ensuite, pour quiconque aura la curiosité de lire ce volume, et de découvrir ainsi le Paris de la Restauration à travers le regard émerveillé et curieux, mais aussi singulièrement critique, informé et pertinent, de la voyageuse vaudoise.
2Malgré la posture humble de «pauvre petite provinciale» – c’est son expression – qu’elle adopte dans son manuscrit et l’oubli rétrospectif dans lequel elle est tombée, Herminie Chavannes est en effet tout sauf une voyageuse ordinaire. Fille de pasteur, elle a reçu une éducation soignée et peu commune pour les femmes de son temps, qui lui permettra plus tard de devenir institutrice de la princesse Augusta de Cambridge, future grande-duchesse de Macklembourg, et, suite au naufrage d’un projet de mariage, de se consacrer entièrement à la carrière des lettres: à partir de 1830, elle collabore à la “Revue suisse”, et publie des mémoires, des biographies et des ouvrages pour les enfants. Les caractéristiques de sa formation non académique et de son milieu culturel d’origine, suisse et protestant, empreint d’un certain nationalisme libéral, confèrent au regard qu’elle porte sur Paris et sur la société française une altérité qui se traduit par la distance critique et par le ton volontiers tranchant, parfois ironique de ses remarques sur plusieurs sujets, qui font tout l’intérêt de son journal.
3Dans sa «Présentation» (pp. 7-54), Dave Lüthi analyse justement les sujets qui retiennent l’attention de l’autrice, en les organisant par thématiques – alors que bien évidemment le journal est organisé selon la succession chronologique des visites – et en les inscrivant dans leur contexte pour en faire ainsi ressortir les éléments d’intérêt et d’originalité. Le voyage lui-même, à travers Pontarlier, Salins, Auxerre, Dijon et Sens, retient relativement peu l’attention de la voyageuse. Les paysages français de campagnes et forêts, «toujours jaugés à l’aune helvétique» (p. 20), l’enthousiasment fort peu, les villes traversées lui paraissent insipides et les auberges fort sales et désordonnées, trait qui fait apparaître «l’idée déjà proverbiale de la propreté comme valeur helvétique» (p. 23). Elle a surtout hâte d’atteindre Paris, vrai but de son voyage, «qu’elle connaît bien par les livres et sur lequel elle a autant d’attentes que de préjugés» (p. 53). En matière d’art, domaine d’expertise principal de Dave Lüthi, le compte rendu des visites d’Herminie, «souvent étendu, est passionnant pour cerner ses goûts, à une époque si importante de l’histoire de l’art en Europe» (p. 24). Si les musées, notamment le Louvre et le Cabinet des antiques de la Bibliothèque Royale, comptent parmi ses destinations privilégiées, et qu’elle se montre sensible aux charmes de la statuaire classique, pour laquelle ses études ont certainement formé son goût, elle a aussi des intérêts plus personnels et modernes, signe d’un changement de sensibilité et d’une remarquable indépendance d’esprit. Ainsi, elle témoigne une véritable passion pour l’architecture gothique, qu’elle décrit avec sensibilité et sens de l’observation, signe d’une «perception plus subjective, romantique, qu’on pourrait dire typique de son temps» (p. 27); mais elle apprécie également la sculpture baroque, choix plus original et personnel, étant donné la connotation politique monarchiste et conservatrice que cette forme d’art revêt pour le public français. Dans le domaine contemporain, elle apprécie des peintres comme Girodet, Gérard et David, sur lesquels elle pose un regard critique, exprimant des avis tranchés, et dont il est intéressant de noter qu’elle dit reconnaître les œuvres, probablement découvertes grâce à des gravures.
4Ce qui l’impressionne le plus du Paris contemporain est sans doute l’architecture et, chose plus rare, l’urbanisme et l’analyse de l’environnement humain et bâti qu’il lui inspire. Elle n’apprécie guère le Palais-Royal, «repaire du vice» (p. 89), condamné sur des principes moraux, ni les fameux passages, qu’elle juge trop ostentatoires, incitant à une sorte d’hystérie du luxe, et dont elle prédit le déclin prochain: «Les entrepreneurs extravagants qui cherchent ainsi à éblouir le public, ne tarderont pas à se repentir d’une exagération poussée à ce degré» (p. 88). Elle est en revanche très admirative face à la Bourse, «cet édifice qui épuise l’admiration, fait battre le cœur et tourner la tête» (p. 87), minutieusement décrit dans son agencement architectural, sa décoration et son activité humaine incessante, et elle est littéralement éblouie par le Diorama, dont l’illusionnisme «d’un effet magique» (p. 104) suscite son émotion. Ses descriptions des deux paysages qu’elle a pu y admirer, le village suisse d’Unterseen et le château et chapelle d’Holyrood à Edimbourg, représentent un témoignage précieux sur cette attraction disparue. Le témoignage du journal est précieux aussi lorsqu’Herminie rend compte des spectacles auxquels elle assiste pendant son séjour: Athalie et Le Jeune Mari de Mazères à la Comédie-Française, Moïse et Pharaon de Rossini à l’Opéra, mais aussi Ethelvina ou l’Exilé à l’Opéra-Comique et Le Hussard de Felsheim au Vaudeville. Dans tous les cas on est frappé par la précision de ses comptes rendus, qui évoquent tous les aspects du spectacle, du jeu des interprètes aux scénographies et éclairages, et par le ton critique et assuré de ses appréciations, qui témoignent d’une très bonne connaissance du théâtre et d’un goût, notamment musical, très assuré. Certaines de ses appréciations sur les chanteurs concordent avec celles qu’on retrouvera dans la Biographie universelle de Fétis, et elle ne se prive pas de critiquer le public parisien, moins «délicat appréciateur de la musique» qu’elle ne se l’était figuré: «il est des morceaux divins qu’on laissait finir en silence mais les roulades enlevaient tous les suffrages» (p. 111).
5L’esprit critique d’Herminie Chavannes s’exerce aussi sur des sujets et des expériences qui ne font pas communément partie des visites d’un touriste: la politique et la religion. Elle assiste en effet à une séance de l’Assemblée Nationale, où elle s’intéresse surtout aux représentants de l’opposition libérale, Casimir Périer et Benjamin Constant, dont elle décrit les gestes, la physionomie et la déclamation aussi bien que les idées, faisant preuve, comme le souligne D. Lüthi, d’une perception de l’histoire «mi-politique, mi-anecdotique, […] typique de son époque», mais aussi informée et passionnée, nourrie de «son vécu de Vaudoise» et de la lecture des journaux libéraux de son temps (p. 46). Le régime monarchique restauré, Charles X, son gouvernement et sa famille font l’objet «d’une véritable détestation de sa part» (p. 43), qui trouve son point d’orgue dans la description de la cérémonie du lavement des pieds du Jeudi Saint aux Tuileries. Une galerie de portraits-charge d’une féroce ironie presque balzacienne défile sous nos yeux, dans un «ridicule appareil» dont, selon Herminie, «on est tenté de rire et de pleurer à la fois» (p. 148). Dans la même veine, elle se moque d’autres usages et coutumes de la bonne société parisienne, comme les courses à Longchamp, ancien pèlerinage devenu un véritable défilé mondain, ou la tyrannie de la mode, qui informe les dérives de la surconsommation et du luxe, ou l’uniformisation sans âme des toilettes des femmes «qui semblent toutes, quelle que soit leur tournure, chercher à se montrer sur un modèle invisible». On le voit, une solide éthique protestante du travail inspire à notre voyageuse ce que D. Lüthi n’hésite pas à appeler «un jugement de décroissance avant l’heure» (p. 51). Pour compléter le tableau, les visites d’Herminie Chavannes incluent la participation à plusieurs offices religieux: deux réformés, un service luthérien à l’église des Billettes et un calviniste à l’Oratoire, une messe et un cours de catéchisme catholiques, dont la peinture satirique reproduit des siècles de préjugés des réformés à l’égard des «papistes», et une cérémonie à la Synagogue, qui renforce son intérêt pour la religion juive et qui l’émeut sincèrement, complice sans doute la belle musique de Fromental Halévy.
6Dans ce petit volume d’une très agréable lecture, on redécouvre ainsi avec plaisir le Paris de 1827 à travers les yeux d’une femme de caractère, à la plume alerte, «avec une part de subjectivité non négligeable, loin du ton neutre des guides imprimés» (p. 15), et dont l’indépendance de ton et d’esprit fait toute la saveur.
Per citare questo articolo
Notizia bibliografica
Valentina Ponzetto, «Herminie Chavannes, C’est bien dans la Babylone moderne que je me rends seule. Journal d’un voyage à Paris en 1827», Studi Francesi, 202 (LXVIII | I) | 2024, 204-205.
Notizia bibliografica digitale
Valentina Ponzetto, «Herminie Chavannes, C’est bien dans la Babylone moderne que je me rends seule. Journal d’un voyage à Paris en 1827», Studi Francesi [Online], 202 (LXVIII | I) | 2024, online dal 01 avril 2024, consultato il 02 décembre 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/studifrancesi/59662; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wkf
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