Michele Tomasi, Écrire l’art en France au temps de Charles V et Charles VI (1360-1420). Le témoignage des chroniqueurs
Michele Tomasi, Écrire l’art en France au temps de Charles V et Charles VI (1360-1420). Le témoignage des chroniqueurs, Turnhout, Brepols, 2022, «Répertoire iconographique de la littérature du Moyen Âge» 12, 199 pp.
Testo integrale
1Issu d’une recherche interdisciplinaire conjuguant les méthodologies de l’histoire de l’art avec celles de l’histoire médiévale et de l’analyse des textes littéraires, le présent volume a pour objet la perception des arts et la manière d’en parler au tournant du xve siècle, et donc avant la naissance d’une littérature artistique spécialisée, à travers le témoignage des chroniqueurs; ce mot est d’ailleurs pris dans un sens large, puisque si les sources principales sont bien les Chroniques de Jean Froissart et la chronique latine du Religieux de Saint Denis sur le règne de Charles VI, attribuée désormais à Michel Pintoin, l’A. recourt souvent au Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V de Christine de Pizan, au Livre des fais de Jean le Maingre dit Boucicaut, mais aussi au Debat des herauts d’armes de France et d’Angleterre, au Journal d’un bourgeois de Paris de 1405 à 1449 et à maints ouvrages littéraires comme le Songe du vieil pelerin, le Livre du cœur d’amour épris, le Chevalier errant ainsi qu’à plusieurs autres œuvres christiniennes et froissartiennes. L’intérêt de ce volume pour les spécialistes de littérature en moyen français réside donc non seulement dans les sources utilisées et dans la rigueur méthodologique exemplaire de l’A., mais aussi dans les objectifs de cette vaste enquête, définis dans l’Introduction: comprendre sur quoi et comment les écrivains, et plus particulièrement les chroniqueurs, ont porté leur attention lorsqu’ils parlent d’art aux milieux aristocratiques français, «sans négliger la manière dont la langue marque leur perception de la réalité», en partant du principe que la maîtrise des professionnels de l’écriture leur a permis «d’adapter la langue aux besoins d’exprimer une expérience esthétique» (p. 12).
2Le choix de la tranche temporelle s’explique par la floraison exceptionnelle des arts dans cette période et par les transformations profondes qui ont affecté le champ artistique; celui-ci s’identifie ici à des objets variés, tant durables qu’éphémères: les édifices, les miniatures, les objets d’orfèvrerie, les textiles, les apparats festifs et solennels ou les spectacles militaires. Plusieurs aspects de la vie culturelle du début du xve siècle sont donc abordés en tenant toujours compte des acquis les plus récents de la critique, ce qui permet d’affiner la compréhension du contexte dans lequel baignent les produits de la créativité de l’homme, y compris la littérature.
3L’ouvrage est organisé en cinq chapitres. Le premier («Le choix des chroniqueurs») est intéressant pour les littéraires parce qu’il aborde la question de la diffusion des deux chroniques auprès des élites, intimement liée à celle de leur fiabilité. En effet, on sait que des jugements sévères ont été parfois émis à propos de l’exactitude historique des Chroniques de Froissart; l’A. montre de façon convaincante que les ouvrages du corpus sont précieux surtout pour la reconstitution des valeurs fondatrices de la culture de leur temps. Le deuxième chapitre («La fonction sociale des œuvres») met l’accent sur la perception de l’art statuaire et de l’architecture, en s’arrêtant en particulier sur les nombreuses implications socio-culturelles qui sous-tendent la description de ces œuvres dans les textes; en plus des remarques sur la prédilection des statues de culte au détriment de la peinture et sur la place que les œuvres tridimensionnelles occupent dans la vie spirituelle et politique au tournant du xve siècle, le parallèle établi entre les monuments funéraires et l’écriture pour transmettre à la postérité l’image des hommes qui ont marqué leur époque ou l’emploi que Christine de Pizan fait des images religieuses pour la mémoire de Charles V sont très stimulantes pour les littéraires, tout comme les observations sur le changement de perspective introduit par les humanistes, qui portent un regard privilégié sur l’art statuaire en annonçant une tendance qui s’affirmera un siècle plus tard. Pareillement, les développements sur les sens techniques possibles de l’adjectif sarrazin (pp. 45-46) pourront peut-être fournir des suggestions utiles pour l’édition et l’exégèse des œuvres littéraires de cette période. Enfin, d’éclairantes remarques concernent l’usage diplomatique ou stratégique des réalisations architecturales montrées à des personnalités politiques, la mise en évidence de la fonction des peintures dans l’affichage du pouvoir ou encore les observations sur la perception différente des grands programmes architecturaux urbains ou résidentiels suivant le milieu social des observateurs. Les enluminures sont utilisées ici comme support pour l’argumentation de ce qui précède; c’est le cas de celle qui orne les Chroniques de Froissart dans le ms Berlin, Staats bibliothek-Preussischer Kulturbesitz, Breslau I, Rhediger 3 (f. 11r) qui représente l’auteur et son guide Espan de Lion devant des remparts, ou celle tirée du ms Genève, BG fr. 165, f. 4r, des Dialogues de Pierre Salmon, où l’auteur est représenté dialoguant avec Charles VI.
4Le troisième chapitre («Au sommet de la hiérarchie des arts: orfèvrerie et textiles») fait état des différences entre les grilles de lecture anciennes des objets d’art et celles du public contemporain pour ce qui est de la hiérarchisation des créations artistiques, en montrant que dans les ouvrages littéraires et historiques les objets orfévrés et les textiles méritent une attention plus grande que la peinture en raison de leur fonction de marqueurs sociaux; symboles de qualités essentielles pour les princes, comme la largesse, ou signes de puissance, les objets d’art orfévrés et les textiles sont décrits avec une terminologie particulièrement précise dans les œuvres du corpus, où les chroniqueurs les évaluent et les qualifient en fonction de leur valeur marchande; dans les illustrations des manuscrits, ces objets artistiques sont utilisés en tant qu’éléments clés de stratégies sociales subtiles. Les pages consacrées aux métaphores textiles appliquées à l’acte créateur de la part des poètes ou au potentiel narratif des tapisseries sont également très intéressantes, ainsi que l’analyse lexicale de certains adjectifs comme soutil et delié (pp. 75-77).
5Le chapitre le plus stimulant pour les historiens de la langue et de la littérature est sans doute le quatrième, consacré à «L’appréciation esthétique des arts»; le vocabulaire servant à l’expression d’émotions esthétiques intenses et complexes est l’objet d’une analyse très fine qui met en évidence les stratégies des professionnels de la langue dans les choix de mots parfois simples et banals à l’apparence, qui se révèlent pourtant très pertinents si l’on observe les co-occurrences, les stratégies argumentatives pour impliquer le lecteur, les montages dramatiques construits pour valoriser certaines formes de spectacle liées à guerre ou les expériences multisensorielles impliquant la musique. Parmi les lexèmes qui sont analysés en détail figurent les adjectifs beau et estrange, les réseaux lexicaux du plaisir (plaire, soulas, deduis) et de la merveille, les verbes se dementer, veoir, regarder, imaginer et les notions de plaisance, d’oubliance et d’entroubli, dont on connaît l’importance pour la poésie du xve siècle. Le constat que l’appréciation esthétique est hiérarchisée, et donc différente suivant le statut de l’observateur, fournit l’occasion pour un parallèle très pertinent entre la notion de «virtuoso circles» élaborée pour le domaine littéraire à partir des recherches de J. Taylor sur les cénacles poétiques et le «sentiment d’identité qui naît de la complicité» unissant les individus compétents pour juger des qualités des œuvres d’art et se distinguant du commun «par l’affichage d’un capital culturel commun» (p. 114).
6La lecture croisée des descriptions fournies par Froissart et Pintoin à propos d’un même épisode où les arts jouent un rôle majeur aboutit, dans le dernier chapitre («Regards croisés et changements de focalisation»), au rappel des fondements méthodologiques qui guident nécessairement toute enquête interdisciplinaire, et particulièrement du principe selon lequel «il ne faut jamais perdre de vue le fait que les remarques isolées font partie d’un organisme complexe, dont il faut avoir à l’esprit la logique si on veut en donner la bonne interprétation» (p. 146), en tenant compte de l’existence de sensibilités communes. Pareillement, dans la Conclusion, l’A. souligne l’importance de ne pas projeter une lecture anachronique des textes à partir des usages lexicaux.
7La riche bibliographie réunie en fin de volume achève de faire de cet ouvrage un instrument précieux pour toute recherche interdisciplinaire sur l’art et la littérature du moyen âge tardif.
Per citare questo articolo
Notizia bibliografica
Paola Cifarelli, «Michele Tomasi, Écrire l’art en France au temps de Charles V et Charles VI (1360-1420). Le témoignage des chroniqueurs», Studi Francesi, 201 (LXVII | III) | 2023, 677-678.
Notizia bibliografica digitale
Paola Cifarelli, «Michele Tomasi, Écrire l’art en France au temps de Charles V et Charles VI (1360-1420). Le témoignage des chroniqueurs», Studi Francesi [Online], 201 (LXVII | III) | 2023, online dal 01 mars 2024, consultato il 14 février 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/studifrancesi/55334; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/studifrancesi.55334
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