À l’aube des littératures francophones: les premiers romans, dossier coordonné par Lise Gauvin
À l’aube des littératures francophones: les premiers romans, dossier coordonné par Lise Gauvin, “Littérature” 205, mars 2022, Malakoff, Armand Colin, 144 pp.
Testo integrale
1La revue “Littérature” a consacré un dossier aux écritures romanesques issues des littératures francophones. Lise Gauvin a réuni les contributions de plusieurs chercheurs afin de proposer un aperçu du traitement réservé au roman «à l’aube des littératures francophones» (p. 9). Il s’agit d’une perspective comparatiste qui vise à enquêter sur la nécessité de nombreux écrivains dans le monde entier d’utiliser la langue française pour aborder un genre importé de l’Europe. Les collaborateurs se proposent finalement le but d’identifier le(s) premier(s) récit(s) ou le(s) texte(s) fondateur(s) d’une tradition littéraire dans l’aire francophone. Il en dérive des considérations sur l’idée de littérature nationale qui a été longtemps discutée dans une perspective d’acceptation ou de contestation. Cependant le besoin de raconter nous permet de constater que le roman reste un genre phare pour les écrivains francophones. Le dossier se propose ainsi de rechercher les traits communs aux romans fondateurs et le dialogue que les ouvrages établissent avec les modèles français. Si quelques auteurs gardent une attitude bénévole de reprise ou d’imitation des textes européens, d’autres écrivains choisissent le genre romanesque pour témoigner leur contestation plus ou moins cachée.
2Le dossier s’ouvre sur un éditorial de Martin Mégevand qui rappelle au lecteur le travail «encyclopédique» de la collection «Autrement Mêmes» et de Roger Little qui a réuni pour L’Harmattan presque deux cents volumes pour faire admettre en France une littérature en langue française qui existait depuis longtemps hors de l’Hexagone. Son travail a permis non seulement de faire connaître au public ces ouvrages parfois introuvables de la période coloniale, mais de donner également des informations sur la spécificité du texte par rapport au contexte de production. Les préfaces de ces volumes offrent un regard sur ces formes d’altérité et sur le point de vue adopté par l’écrivain. Dans son introduction, Lise Gauvin aborde les «modalités de prise en charge du récit dans les littératures de langue française hors de France au moment de leur émergence […] afin de constituer une cartographie des commencements romanesques, rapprochant ainsi les francophonies du nord et du sud» (p. 9). La répartition des articles suit un ordre chronologique et s’étale du xviiie au xxe siècle. La première contribution porte sur le roman épistolaire Lettres neuchâteloises de l’écrivaine suisse Isabelle Charrière (1786). Composé par trente lettres écrites par trois paires de correspondants, l’ouvrage propose une reprise du genre et de la vocation polyphonique du siècle des Lumières. Selon Valérie Cossy, les événements sont abordés à partir de perspectives multiples et chaque personnage révèle sa vision du monde. Il en résulte une représentation de la vie locale de l’époque et une attention particulière aux relations entre les hommes et les femmes. L’article de Kumari Issur nous transporte à l’île Maurice pour réfléchir sur le statut ambigu que le roman Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre détient au sein de la littérature mauricienne. En effet, ce texte a modelé l’imaginaire local en tant que regard du colonisateur sur la colonie, mais aussi comme texte fondateur d’une véritable littérature nationale. Les références implicites et explicites se multiplient dans les premiers romans mauriciens, mais les écrivains gardent des perspectives différentes: d’un côté, ils s’approprient la matière romanesque et l’adaptent au nouveau contexte, de l’autre côté, «ils en réfutent à leur façon le discours idéologique, la structure et les stratégies narratives» (p. 27). Kumari Issur choisit Sphinx de bronze d’Arthur Martial (1935) pour analyser comment le contre-discours s’est organisé au niveau fictionnel et pour mettre en relief que la confrontation entre le monde du colonisateur et du colonisé se base sur une attirance réciproque qui aboutit pourtant à une différence de base irréconciliable. Pour l’aire québécoise, Lise Gauvin choisit comme texte fondateur L’Influence d’un livre (1837) de Philippe Aubert de Gaspé fils. Il s’agit d’un texte polymorphe qui est à la fois un récit des aventures du protagoniste et de sa recherche de l’or et de la pierre philosophale, ainsi que d’une intrigue policière, d’un conte, d’un recueil de citations et d’épigraphes. Cette structure hybride permet à l’écrivain de décrire les mœurs canadiennes tout en gardant un aperçu historique, comme le sous-titre du roman l’indique. Le dialogue entre le narrateur et un lecteur fictif apparente l’ouvrage à Jacques le fataliste de Diderot. La contribution d’Yves Chemla nous projette en Haïti. Le chercheur offre au lecteur une analyse de Stella d’Émeric Bergeaud, roman publié à Paris en 1859, du point de vue de la complexité des formes et des thèmes. L’ouvrage suggère de rompre avec la vision coloniale et propose un sentiment naissant qui concerne la communauté nationale. La fiction romanesque est riche en éléments de la tradition et, grâce à la multiplicité des voix des narrateurs (omniscients et internes) et à la complexité des relations, l’écrivain nous offre une perspective historique sur les événements et les guerres qui ont amené à l’indépendance d’Haïti de 1804. Jean-Marie Klinkenberg identifie comme texte fondateur de la littérature belge un ouvrage de Charles de Coster, dont le titre complet est La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandre et ailleurs (1867). Ce volume se caractérise par sa complexité formelle et par son hétérogénéité car on pourrait le définir comme un ensemble d’épopée, de conte populaire, d’ouvrage historique et de poésie. Les traits carnavalesques s’ajoutent à une attention particulière au langage qui mêle les archaïsmes aux irrégularités langagières, ainsi que le registre soutenu aux formes les plus populaires. Dans son article, Anthony Mangeon consacre une analyse à Batouala de l’écrivain guyanais René Maran, tout en précisant qu’il ne s’agit ni d’un texte fondateur ni d’un roman inaugural. Son succès repose sur un double malentendu car il est dû à sa préface anticoloniale, au prix Goncourt reçu en 1921, mais aussi à son sous-titre («véritable roman nègre»). Son statut particulier est encore plus complexe parce que Maran remanie le texte et en publie une deuxième version en 1938. De plus, l’auteur écrit Djouma, chien de brousses, un autre roman qui se veut une réécriture de Batouala. L’analyse des trois versions permet de considérer l’ouvrage de Maran comme un texte à la croisée de plusieurs traditions et pratiques littéraires et comme point de référence des littératures francophones. Dans l’article qui suit, Pénélope Cormier et Catherine Leclerc analysent deux textes acadiens qui mettent en relief l’idéologie nationaliste à travers un discours historique et ethnographique. Il s’agit d’Elle et lui d’Antoine J. Léger et de Pointe-aux-Coques d’Antonine Maillet. La contribution de Jean-Georges Chali se penche sur deux romans de l’auteur martiniquais Joseph Zobel: La Rue Cases-Nègres et Diab’la. Ces deux textes prennent en charge la représentation du monde rural qui permet une prise de conscience de soi et une émancipation culturelle, économique et humaine. Ces ouvrages mettent au centre une réflexion symbolique et politique qui est centrée sur la relation entre homme et nature dans l’univers de la plantation. Dans son article, Dominique Combe identifie Nedjma de Kateb Yacine comme un mythe fondateur de la modernité algérienne. L’écrivain propose une dénonciation de l’injustice coloniale à travers une structure éclatée, une langue détournée et une écriture poétique qui rapproche le texte de Kateb Yacine de La Lézarde d’Édouard Glissant. Le parcours historique conçu par Lise Gauvin dans ce dossier se termine par la contribution de Titoua Porcher qui choisit L’Île des rêves écrasés de Chantal Spitz comme texte fondateur de la littérature tahitienne. Grâce à une langue habitée par le tahitien et à une écriture riche en composantes diverses et en images de la culture polynésienne, le roman se présente comme un ouvrage anticolonialiste qui offre des représentations originales et refuse tout préjugé. Le volume contient une section supplémentaire, dont le titre est «Variation». Emma Burston enrichit le dossier par une analyse de la thématique de la chute dans les œuvres romanesques de Maupassant.
3Pour revenir au sujet principal, le dossier trace un aperçu des romans fondateurs de quelques littératures francophones. Il s’agit d’une perspective ample, bien que non exhaustive. Cependant, il est possible de retrouver des traits communs comme l’hybridité générique, la coprésence de formes, une structure qui rappelle le collage, une liberté par rapport à l’esthétique réaliste, mais aussi aux tendances exotiques traditionnelles. Un autre élément récurrent est la liberté langagière et le recours au plurilinguisme. Le dossier nous offre donc une perspective comparatiste qui met en évidence des tendances et des résonances communes, tout en gardant une spécificité culturelle. La revue propose des pistes de réflexion intéressantes et des suggestions qui méritent d’être approfondies.
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Notizia bibliografica
Emanuela Cacchioli, «À l’aube des littératures francophones: les premiers romans, dossier coordonné par Lise Gauvin», Studi Francesi, 200 (LXVII | II) | 2023, 491-492.
Notizia bibliografica digitale
Emanuela Cacchioli, «À l’aube des littératures francophones: les premiers romans, dossier coordonné par Lise Gauvin», Studi Francesi [Online], 200 (LXVII | II) | 2023, online dal 01 août 2023, consultato il 27 mars 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/studifrancesi/54624; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/studifrancesi.54624
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